Tout sur mon arrière-grand-mère

A travers le récit d’une famille
algérienne, Hajar Bali nous
offre une magnifique réflexion
sur la construction d’une
nation et sur la place des
femmes.

Baya, quatre-vingt-quinze ans
raconte sa vie et celle de sa
famille. Autour d’elle, Nour, son
arrière-petit-fils, étudiant en
mathématiques, écoute, ainsi
que sa mère et sa grand-mère.
Lentement dans un va-et-vient
narratif, le jeune homme est plongé dans l’histoire de « ses trois
mères », ces femmes qui ont régi et régissent encore sa vie.

Très vite, l’histoire de la famille de Baya se confond avec celle de
l’Algérie, de la période coloniale aux ravages de l’islamisme en
passant par les évènements de Sétif et l’indépendance. Mais
Ecorces est d’abord une histoire de femmes. La prose d’Hajar Bali
célèbre leur lucidité, leur courage et ce pragmatisme mis au seul
service de leur amour indéfectible pour leur sang quand les
hommes ne se soucient que de l’image qu’ils peuvent offrir d’eux-
mêmes au monde. Les passages de la quête de Baya pour son fils
Haroun sont certainement parmi les plus beaux du livre. Mais en
même temps, nous dit l’écrivain, ne pas partager cette obsession
revient à s’exclure de la communauté. Une nouvelle fois, durant un
bref instant les frontières publiques et privées du récit se
brouillent avant de revenir dans le giron de Baya et de se teindre
de cette affection propre à la culture maghrébine qui place
l’enfance au-dessus de tout. « Tout est permis à l’enfant chéri » écrit
ainsi Hajar Bali. Comprendre cela c’est comprendre les femmes,
c’est comprendre le Maghreb, c’est comprendre le combat de
Baya.

Car Baya, vieille reine qui porte en elle la mémoire du monde,
reste sur ses gardes. Elle n’a été qu’un ventre, qu’une esclave,
qu’une moins que rien. Mais avec ses nattes rousses, telle une
amazone, elle a fait face à ses tyrans : belle-famille, colons
esclavagistes et fanatiques en tout genre. Elle a revêtu diverses
armures pour mieux gagner sa liberté et protéger ceux qu’elle
aime. Mais elle n’a pas vu venir Mounia, cette autre fille, ce double
déboulant dans la vie de Nour et qui réclame vengeance. Derrière
le rideau familial se découvre tous ces enfants venus demander
des comptes à leur pays, à leurs mères, pour leurs erreurs passées,
pour leurs errements, pour ces compromissions nécessaires à leur
liberté et à la construction d’un avenir fragile. La plume d’Hajar
Bali perce à merveille les fragilités des êtres et leurs contorsions
pour se conformer aux codes sociaux de cette société figée dont
ils voudraient s’extirper ainsi que cette l’intimité des corps et des
sentiments.

La littérature demeurera toujours le plus puissant juge de paix.
Imprescriptible, souvent impitoyable, elle libère êtres et nations
de leurs oripeaux, qu’ils soient sociaux ou idéologiques et les met
à nu devant l’histoire et les hommes. Avec l’histoire de Baya et des
siens, Hajar Bali redonne vie à ceux qui ont certes commis des
erreurs mais ont tenté de faire triompher la liberté et l’amour.
Puisant dans les larmes d’une nation, sa plume révèle de la plus
belle des manières les véritables héros d’un pays tourmenté.

Par Laurent Pfaadt

Hajar Bali, Ecorces,
Chez Belfond, collection Pointillés, 304 p.