Un bouclier contre la barbarie

Plusieurs ouvrages
reviennent sur le
pouvoir de la
musique comme
arme de résistance
dans les camps nazis.

Le camp  de
concentration de Theresienstadt ou
Terezin en Tchécoslovaquie regroupa de nombreux artistes juifs et
notamment des musiciens comme le célèbre chef d’orchestre Karel
Ancerl ou le compositeur Viktor Ullman, élève de Schönberg. Il fut
présenté par la propagande nazie comme un camp modèle mais la
réalité fut toute autre. Parmi les nombreux musiciens enfermés là-
bas, un autre chef d’orchestre, Raphaël Schächter, eut l’idée
d’interpréter le requiem de Verdi. Plus qu’une simple interprétation,
ce dernier souhaitait « prouver l’imposture, l’aberration des notions de
sang pur ou impur, de race supérieure ou inférieure, démontrer cela
précisément dans un camp juif par le moyen de la musique, cet art qui
mieux peut-être que tout autre lui semblait pouvoir révéler la valeur
authentique de l’homme »
écrivit ainsi Josef Bor dans son ouvrage
paru en 1963 et qui retrace cette fantastique aventure.

L’idée folle de Schächter se mua vite en quête. Le recrutement des
chanteurs, la collecte des instruments s’apparentèrent à des actions
de résistance. Et les déportations successives qui obligèrent
Schächter à recomposer les rangs jusqu’à la dernière minute
n’empêchèrent jamais ces hommes et ces femmes de clamer, à
travers leurs chants et leurs instruments, leur volonté de vivre, de
résister. Dans cet Hosanna lancé à la face de la barbarie et dont
l’écho parvint certainement jusqu’à Auschwitz, il n’y avait plus ni
juifs, ni chrétiens mais juste une humanité transfigurée par la
musique.

Le 16 octobre 1944, Schächter arrivait à Auschwitz pour y être
assassiné. Six mois plus tôt, une autre grande musicienne, Alma Rosé
mourait dans le même camp. Grâce à l’extraordinaire biographie que
lui ont consacrée Richard Newman et Karen Kirtley et nourrie de
plus de cent entretiens, le lecteur français peut enfin découvrir ce
personnage extraordinaire et pourtant quasi inconnu de la musique
classique au 20e siècle. Prodige du violon et fille d’Arnold Rosé,
premier violon de l’orchestre philharmonique de Vienne et grand
ami de Gustav Mahler, Alma Rosé s’activa pour défendre la place des
femmes dans la musique. Arrêtée en France et déportée vers
Auschwitz, elle poursuivit là-bas ce combat avec d’autres femmes
dont la pianiste Fania Fenelon et la violoncelliste Anita Lasker-
Wallfisch, en créant l’orchestre des femmes d’Auschwitz. Au sein de
ce dernier, Alma Rosé fit preuve d’une exigence qui ne lui valut pas
que des amis et devint très vite une personnalité du camp. Sans
doute était-elle convaincue que ces femmes produisaient quelque
chose qui allait bien au-delà de la musique.

Là-bas comme à Terezin, la musique constitua une arme de
résistance à la barbarie nazie qui décimait leurs rangs. Alma Rosé
permit ainsi à de nombreuses femmes, en les intégrant à son
orchestre, de leur éviter une mort certaine. « Le monde extérieur ne
pourrait jamais comprendre ce qu’avaient vécu les femmes de l’orchestre
– la profondeur de leur détresse, la singulière étendue malgré tout de leur
étrange chance. Grâce à Alma, elles étaient restées du côté des vivants »

écrivent ainsi les auteurs. Mais pas elle. Newman et Kirtley
reviennent d’ailleurs sur le décès de cette dernière, le 4 avril 1944,
qui a longtemps suscité une controverse avant que des analyses ne
concluent au botulisme.

Raphaël Schächter et Alma Rosé ont été tués non seulement parce
qu’ils étaient juifs mais également parce qu’avec leur musique, cette
chose inconcevable dans ces lieux de mort, ils redonnaient espoir
aux condamnés. Leurs orchestres étaient décimés par les convois et
les assassinats dans les chambres à gaz, mais à chaque fois, ils
reconstituaient leurs armées musicales. Et très vite, il devint évident
que ces armées sans cesse renouvelées ne pourraient être vaincues.

Les SS, nourris de Bach et de Beethoven, ne comprirent jamais
l’extraordinaire force de cette musique qui allait les balayer. « Ces
Juifs allaient bientôt devoir chanter le Requiem pour eux-mêmes, comme
un glas de leur propre mort. C’était sans doute ce que Eichmann trouvait
si divertissant 
» écrivit Josef Bor en évoquant le cynisme de
l’architecte de la solution finale venu écouter Raphaël Schächter et
Alma Rosé. Vingt-sept ans plus tard, Eichmann ne riait plus dans sa
cage en verre. Et son requiem était alors d’une pathétique banalité.

Par Laurent Pfaadt

Josef Bor, le Requiem de Terezin,
les éditions du Sonneur, 128 p.

Richard Newman & Karen Kirtley, Alma Rosé, de Vienne à Auschwitz,
Notes de nuit, 500 p.