Un crime dans la tête

molinaLe grand écrivain
espagnol, Antonio
Munoz Molina, signe
un nouveau chef
d’oeuvre

Il y a des rencontres
qui vous marquent à
jamais et vous
hantent. Celle du fantôme de James Earl Ray, l’assassin de Martin
Luther King, poursuivit pendant près de trente années, l’écrivain
espagnol Antonio Munoz Molina. Et c’est dans la capitale portugaise
que les destins de ces deux hommes se croisèrent. Le meurtrier du
pasteur américain, après avoir abattu le prix Nobel de la paix 1964 à
la terrasse du motel Lorraine de Memphis, le 4 avril 1968, s’enfuit en
Europe. Il est à Londres puis à Lisbonne. Il s’y consume dans une
fuite qu’il sait sans retour, fréquentant les endroits mal famés, bordels et bars. Revenant à Londres, il y est finalement arrêté. Près
de vingt ans plus tard, Antonio Munoz Molina, alors jeune auteur en
vue, se trouve à Lisbonne pour écrire son roman l’Hiver à Lisbonne
qui mêle jazz, histoire d’amour et roman noir.

Trente ans plus tard, l’écrivain de Pleine lune et de Dans la grande nuit
des temps
, célébré dans le monde entier (Prix des Asturies 2013)
revient sur les traces de Ray, sur les traces de cette ombre qui passe
dans Lisbonne. Il suit les pas de l’assassin, recrée son univers mental,
redonne corps à cette fuite et dans le même temps, revient sur les
traces de son apprentissage d’auteur. Dans un subtil parallèle,
Molina décrit la lente destruction de Ray et en même temps sa
construction d’auteur. James Earl Ray, criminel échappé d’un
pénitencier devenu l’Oswald des Noirs d’Amérique, donna la mort
quand Molina créa la vie dans ses romans.

Molina s’est plongé avec une minutie qui fait la richesse de ses
romans dans le cerveau de Ray. Il a tout décortiqué, des archives du
FBI en passant par les travaux de la commission du Congrès des
Etats-Unis ou HSCA chargée de faire la lumière sur les assassinats
de JFK et Luther King et qui donna lieu à un rapport en 1979 ou des
objets ayant appartenu à l’assasin. Il en a extrait une construction
psychologique qui rappelle un peu celui de l’écrivain. Par exemple,
qui est ce Raoul dont parla Ray et qui aurait guidé sa main ? Peut-
être ne fut-il dans l’esprit de Ray qu’un prête-nom, celui du destin
dont il fut l’objet, le même qui conduisit Santiago Biralbo, le héros de
l’Hiver à Lisbonne, sur les chemins tortueux de sa passion dévorante
pour Lucrecia.

Le roman car il s’agit avant tout d’un roman, met à nu le travail de
l’écrivain. En ce sens, il est passionnant car parfois Molina pose sa
caméra sur une table et laisse tourner. On y voit l’écrivain au travail,
à sa table ou déambulant dans les rues avec son carnet de notes en
redonnant corps à James Earl Ray tout en le suivant et en lui
ordonnant d’accomplir telle ou telle chose. La toute-puissance de
l’écrivain se révèle alors dans ses rues sinueuses de Lisbonne ou à
Memphis en ce 4 avril 1968. Disposant d’un pouvoir de vie et de
mort, l’écrivain entre dans la tête de ses héros, leur ordonnant de
mourir ou de donner la mort. Il contrôle les esprits, revient dans le
passé pour le changer ou le contempler. On se rend compte à cet
instant précis qu’à travers le roman, l’écrivain est devenu l’égal de
Dieu. D’ailleurs, James Earl Ray écrivit lui aussi en prison. Se prenait-
il pour Dieu ? C’est pour cela peut-être qu’il abattit son pasteur…

Laurent Pfaadt

Antonio Munoz Molina,
Comme l’ombre qui s’en va,
Seuil, 2016