un écrivain dans son temps

A l’occasion du bicentenaire de sa naissance, force est de constater
que Fiodor Dostoïevski ne suscite malheureusement pas
l’engouement relatif à l’importance qu’il a eu sur la littérature
mondiale. Car, il faut bien le reconnaître, aujourd’hui Les Frères
Karamazov, Crime et châtiment ou l’Idiot font partie du patrimoine
littéraire de l’humanité. Ses personnages comme Razkolnikov ou
Fiodor Karamazov incarnent même à eux seuls certains
comportements humains.

On ne compte plus les écrivains qui ont été inspirés par le génial
russe : de Faulkner à Murakami en passant par Garcia Marquez,
Orhan Pamuk ou James Joyce qui a dit de lui qu’il « est l’homme qui,
plus que tout autre, a créé la prose moderne, et l’a portée jusqu’à son
intensité actuelle ».

Raison de plus pour se plonger dans sa vie et son œuvre dans ce qui
constitue certainement la biographie la plus aboutie de l’auteur des
Possédés. Signée de Joseph Frank (1918-2013), professeur à
Princeton, elle explore toutes les dimensions de l’homme et de
l’écrivain : son évolution idéologique, sa « conversion » au bagne, son
rapport à Dieu ou au milieu littéraire russe – sa relation avec Ivan
Tourgueniev est absolument fascinante – permettant ainsi de
comprendre sa psychologie et de facto, celle de ses personnages.

Dans cette version abrégée d’une édition en cinq volumes parue
initialement dans les années 1970, Joseph Frank estime, dans une
préface inédite de 2010, que « le génie de Dostoïevski réside dans sa
capacité à inventer des situations dans lesquelles les idées dominent le comportement de ses personnages sans que celui-ci devienne
allégorique ». Cette biographie nous permet donc de découvrir
l’auteur derrière ses livres et de le suivre presque quotidiennement.
On comprend ainsi à la lecture de ce livre pourquoi Dostoïevski a
tant fasciné par exemple Ernest Hemingway car tous deux avaient
comme sources d’inspiration ces expériences qui ébranlent la
condition humaine : la guerre pour Hemingway, le bagne sibérien
pour Dostoïevski dont il en tira le sublime Souvenirs de la maison des
morts en 1862 et préfigure, d’une certaine manière, l’œuvre de
Soljenitsyne. Un siècle sépare Une journée d’Ivan Denissovitch de
Souvenirs de la maison des morts mais tous deux ont forgé leurs
œuvres dans les tréfonds de l’âme humaine qu’ils ont découvert, disséqué et immortalisé dans des livres qui parlent de l’être au sens
ontologique. Tous deux se rejoignent également dans la vision qu’ils
eurent de l’évolution de leur pays.

Joseph Frank replace également Dostoïevski dans les débats
politiques de son temps pour expliquer les matrices littéraires de ses
œuvres. Le lecteur saute ainsi de livre en livre avec, il le faut le dire,
une fascination à chaque fois renouvelée. Ainsi de Crime et châtiment
lorsque l’auteur nous explique comment Dostoïevski passa de la
première à la troisième personne, permettant ainsi à l’œuvre de
gagner cette intemporalité. La densité de l’ouvrage – cinq volumes
compressés – ne nuit pas à la lecture ni à la compréhension, bien au
contraire. Et à la manière d’un prisme lumineux, il fait converger
toutes les dimensions, personnelles et littéraires de cet écrivain de
génie pour offrir un monument littéraire qui va bien au-delà de la
simple biographie.

Par Laurent Pfaadt

Joseph Frank, Dostoïevski, un écrivain dans son temps,
traduction de l’anglais par Jean-Pierre Ricard
Aux Edition des Syrtes, 984 p.