Un maréchal allé trop loin

Daniel Feldmann débarrasse le maréchal allemand Walter Model de ses oripeaux romantiques

Longtemps, l’image véhiculée notamment par les Etats-Unis et son cinéma sur Walter Model fut celle d’un féroce aigle allemand sans tâches défait par des Britanniques, une image insérée dans un discours historiographique bien rôdé et incarné par Dirk Bogarde et Sean Connery dans un Pont trop loin (1977) de Richard Attenborough, ce film racontant l’opération Market Garden, vaste opération aéroportée menée par les Alliés en septembre 1944.


Model et Hitler
Crédits : National Digital Archives, Poland

Daniel Feldmann rétablit la vérité historique sur le personnage. En retraçant le parcours de ce fils de la bourgeoisie allemande défait par une France de la Première guerre mondiale qu’il vainquit en 1940 et qui s’illustra sur les fronts de l’Est et de Normandie, l’auteur dépeint le militaire et le criminel qu’il fut réellement. Séide fanatique d’un régime qu’il servit jusqu’à son suicide, Model se rendit ainsi coupable de crimes de guerre à l’Est notamment lors de l’invasion de la Pologne en septembre 1939 lorsqu’il ferma les yeux sur le massacre de civils à Czestochowa. Non seulement, Model ne fut pas sanctionné mais pire, il fut promu à la tête de la 16e armée. « Il a été en réalité, le général qui a devancé ou amplifié la mise en œuvre d’exactions contre les populations russes jugées racialement inférieures dans l’idéologie nazie. L’adhésion de Model au nazisme n’a rien eu de passif ou d’intellectuel : elle s’exprimait chaque jour dans des actes concrets » écrit Daniel Feldmann. Ces autres « actes concrets » comme la réquisition d’une main d’œuvre civile dans le saillant de Rjev en 1942 lui auraient certainement valu de comparaître devant un tribunal à la fin du conflit.

Personnage détesté, Model fut à bien des égards, l’anti-Rommel. Pur produit du soldat national-socialiste, il demeura jusque dans la mort le suppôt d’un Führer qu’il ne manquait d’ailleurs pas de contester. Sa fameuse remarque, « mon Führer, est-ce vous qui commandait la 9e armée ou moi ? » en 1942 sur le front russe, avant d’infliger à Joukov l’une de ses pires défaites, est restée dans toutes les mémoires.

Envoyé sur le front ouest après le débarquement allié en 1944, « le nouveau commandant passait pour maîtriser les situations désespérées » écrit ainsi Jean-Luc Leleu dans son livre brillant sur une Wehrmacht radicalisée en cette année 1944. Après le désastre d’Avranches à l’été, Model remplaça Von Kluge mais ne fit que retarder sans les stopper la progression des troupes américaines. L’auteur revient ainsi sur son rôle dans l’opération Market Garden qui constitua son chant du cygne. Ainsi durant la bataille d’Arnhem que décrivit également avec brio Antony Beevor, Model risqua gros, le 20 septembre 1944. Finalement, estime l’auteur « Model a eu de la chance d’être au point critique dès la première heure de l’attaque, mais il a su exploiter cette chance pour frustrer l’ennemi. Market-Garden a été un de ses beaux succès défensifs ». Refusant la défaite, il signa alors en avril 1945 sa plus belle victoire : son suicide.

Daniel Feldmann produit ainsi un livre salutaire qui complète notre vision de la seconde guerre mondiale, de cette guerre d’anéantissement menée par une Wehrmacht prise entre deux fronts et coupable de crimes de guerre. Cet ouvrage s’inscrit également dans cette nouvelle galerie bibliographique voulue par les éditions Perrin qui renouvelle nos connaissances du conflit en se s’attardant sur les grands généraux d’Hitler analysés cette fois-ci dans leur singularité. Mais surtout Daniel Feldmann signe un livre nécessaire pour déconstruire ces mythes romantiques encore attachés à certains militaires en présentant les preuves d’une incontestable vérité de papier. Pour que des hommes tels que Model ou d’autres ne disparaissent pas de l’histoire en toute impunité. Car si Model a échappé à la justice des hommes avec son suicide, celle de l’histoire, en revanche, est imprescriptible. Le livre de Daniel Feldmann en est la preuve la plus incontestable.

Par Laurent Pfaadt

Daniel Feldmann, Model, le « pompier » de Hitler
Aux éditions Perrin, 416 p.

A lire également :

Jean-Luc Leleu, Combattre en dictature, 1944, la Wehrmacht face au débarquement
Perrin, 784 p.

Antony Beevor, Arnhem, la dernière victoire allemande
Calmann-Levy, 608 p, 2018