Un pont entre deux rives

Publication du premier livre autobiographique de Jeanine Cummins, l’auteur d’American Dirt. Attention chef d’œuvre

Une déchirure dans le ciel sont les paroles de « Til Tuesday », cette chanson que fredonnaient Julie et Tom, ces cousins inséparables. Ainsi dès les premiers mots du livre Jeanine Cummins, le lecteur, bouleversé, entre dans une histoire qu’il n’est pas près d’oublier.

Dans ce récit autobiographique qui prend, dès les premières pages, le lecteur aux tripes, Jeanine Cummins, alias Tink, cette jeune fille de 16 ans que le hasard de la mort épargna et décida de son destin d’écrivain, revient sur ce pont de St Louis, durant cette nuit du 4 au 5 avril 1991, lorsque son frère et ses cousines Robin et Julie furent les victimes d’une barbarie ordinaire. Une nuit où tout bascula. Une nuit gravée à jamais dans la mémoire de Tom, témoin du viol et de la mort de ses cousines.

Avec son exceptionnel talent littéraire, Jeanine remonte ainsi le temps pour revenir dans cette maison familiale que le drame a ravagée. Les petits bonheurs quotidiens, l’amour que se vouait les membres de cette famille qui n’aspirait qu’à demeurer dans l’anonymat furent ainsi écrasés sous la botte du destin, comme ce pied broyant la nuque d’un Tom obligé d’assister aux viols de ses cousines. Dans ces pages, il arrive souvent que l’on pleure de douleur mais également de rage devant tant d’injustices. Ces enfants deviennent nos enfants. Nous sommes leurs parents. Leur douleur est la nôtre.

Le caractère ordinaire de leurs vies, de leurs joies nous brise le cœur devant ce destin s’acharnant sur eux, sur ces deux filles pleines de bonté et assassinées, puis sur leurs proches. Et surtout Tom, ce survivant condamné à une perpétuité psychologique après avoir échoué à sauver Julie des griffes de ses ravisseurs et des flots tumultueux du Mississippi. Perpétuité alimentée par des accusations infondées. Perpétuité d’une reconstruction impossible, entouré des spectres des disparues et dont aucun traitement même celui de l’écriture de cet ouvrage avec sa sœur, ne parvint pas à atténuer la charge.

La puissance du récit de Jeanine Cummins qui rappelle celle de l’Empreinte d’Alexandria Marzano-Lesnevitch tient à la fois à cet étrange phénomène d’appropriation d’une histoire devenue notre histoire, mais également à cette fragilité de la vie qui peut basculer en un instant dans le chaos. Ce récit constitue également une violente charge contre l’emballement médiatique prompt à fabriquer un coupable idéal à une époque où heureusement la virulence des réseaux sociaux n’existait pas. Tom aurait-il survécu de nos jours à un tel déchaînement de violence ? On peut aisément en douter.

Construire le bonheur prend plusieurs années nous dit Jeanine Cummins. La détruire est l’affaire d’un instant. C’est certainement dans cette extrême fragilité, cette fugacité que réside la beauté tragique de ce livre.

Je ne traverse plus pour te rejoindre / Je reste debout sur les rives boueuses à te faire signe / Mais sans te voir clairement écrivit Julie peu de temps avant sa mort. Une déchirure dans le ciel prouve ainsi de la plus belle des manières que la littérature doit avant tout donner une voix à ceux qui n’en n’ont pas ou qui n’en n’ont plus. Grâce à Jeanine Cummins, celles de Julie et de Robin résonneront longtemps en nous.

Par Laurent Pfaadt

Jeanine Cummins, Une déchirure dans le ciel, traduit de l’américain par Christine Auché, Philippe Rey, 368 p.

A noter la publication d’American Dirt de Jeanine Cummins aux éditions 10/18.