Un rebelle perdu au 20e siècle

Redécouverte de
l’œuvre
philosophique
d’Ernst Jünger

Mondialement
connu pour son
témoignage sur la
Première guerre
mondiale, Orages
d’acier
, encensé par
bon nombre
d’écrivains et de
philosophes dont Jorge Luis Borges et Martin Heidegger, héros
célébré et protégé par Hitler puis symbole de la réconciliation
franco-allemande dans les années 1980, Ernst Jünger est moins
connu pour ses nombreux essais. C’est tout l’intérêt de ce volume
qui contient une sélection d’œuvres emblématiques regroupées et
commentées par le plus grand spécialiste de l’écrivain allemand,
Julien Hervier.

Une lecture approfondie de ces essais permet ainsi de dissiper
cette image d’ambiguïté souvent accolée à l’écrivain allemand.
Ainsi, essai après essai, de La Lettre de Sicile au bonhomme de la lune
(1928) aux Ciseaux (1990), soit pendant plus de soixante ans, se
dégage une véritable pensée construite autour de la question de «
la modernité triomphante, technologique et rationaliste »
et à partir
de laquelle il est possible de tracer quelques grandes idées fortes
susceptibles de nourrir nos réflexions contemporaines.

En héritier revendiqué de Nietzsche, Jünger met en garde contre
un Etat technocratique, nouvel avatar d’un totalitarisme avec
lequel il composa en souhaitant un Etat fort anti-démocratique
tout en prônant dans le même temps une résistance, une rébellion
formalisée dans son Traité du rebelle. Figure centrale du recueil, le
Travailleur
(1932), essai dont il refusa la traduction française
jusqu’en 1994 et qui connut quatorze éditions, définit ainsi
l’archétype de cet homme nouveau censé asservir le monde
moderne via la technique. Profondément anti-libéral car conscient
que ce libéralisme favorisa l’émergence du règne de la technique,
Jünger s’appuie sur son expérience de la guerre où il a, comme
dans un mythe antique, « dialogué » avec la mort, pour élaborer sa
propre conception d’une liberté forgée dans ce monde invisible
caché des hommes et appelé à être révélé par de nouveaux
prophètes. Dans ce bouleversement du monde, la science a ainsi
remplacé l’homme en substituant le Travailleur à Dieu. Face à ce
danger, Jünger avance une solution : un retour à la terre en
passant d’une société patriarcale à une société matriarcale,
passage favorisé par la mort de Dieu comme il l’explicite dans Le
Mur du temps
.

Finalement, chacun trouvera dans ces lignes quelques pistes de
réflexion étonnamment actuelles et d’une pertinence parfois
effrayante. Tout en rêvant, en compagnie de celui qui a connu la
guerre et son horreur, d’un monde meilleur car, nous rappelle
Jünger, « l’espérance mène plus loin que la crainte ».

Par Laurent Pfaadt

Ernst Jünger, Essais, Pochothèque,
Le Livre de Poche, 1160 p.