vent de liberté

Deux concerts de l’OPS durant le mois de mai nous ont fait découvrir un chef invité, particulièrement apprécié du public comme de l’orchestre et une jeune violoniste de talent, tous deux se produisant pour la première fois à Strasbourg.

Le jeudi 12 mai au soir, dès les premières mesures du Don Juan de Richard Strauss, on est saisi par la puissance, la clarté, la beauté du son de l’orchestre. D’origine finlandaise, Hannu Lintu déploie une battue de large envergure, assortie d’une main gauche donnant des indications très efficaces. Toutes les voix de l’orchestre sont magistralement travaillées, du quatuor à cordes souple et virtuose aux pupitres de cuivre rutilants, sans oublier une petite harmonie particulièrement soignée et volontairement mise en avant. L’interprétation du chef souligne le côté grandiose, mais sans exagération ni grandiloquence. On retrouve cette même musicalité éloquente et brillante dans Mort et transfiguration, le chef d’œuvre de jeunesse de Richard Straussjoué en fin de concert. Dans l’immense crescendo qui conclut ce poème symphonique, la noblesse de timbre et l’opulence du son émises ce soir-là par les musiciens du philar sont vraiment prodigieuses. Directeur de l’Orchestre de la radio finlandaise, invité de grands orchestres comme le London Philharmonic, le National de Russie ou le Symphonique de Chicago, Hannu Lintu, peu connu en France, va prochainement diriger Der fliegende Holländer à l’Opéra de Paris. On aimerait bien réentendre ce chef dans d’autres répertoires.

Encadrées par ces deux poèmes symphoniques de Strauss, deux œuvres de musique contemporaine figuraient à l’affiche du concert. Ciel d’hiver de la finlandaise Kaija Saariaho est un fort agréable morceau contemplatif, enveloppant l’auditeur dans un kaléidoscope de timbres très colorés. Créé à Londres en 1970 par Mstislav Rostropovitch, le commanditaire de l’œuvre, le concerto pour violoncelle de Witold Lutoslawski est une œuvre assez énigmatique mais plutôt prenante, où le  soliste semble vouloir faire souffler un vent de liberté cherchant à entraîner les autres instruments d’un orchestre dont les cuivres opposent une autre attitude, aux allures autoritaires et tranchantes. Le soir du 12 mai 2022, ce concerto bénéficie du soutien de la grande violoncelliste Sol Gabetta, tout juste auréolée de son titre de ‘’soliste instrumentale de l’année’’ aux Victoires de la musique classique 2022.

Une semaine plus tard, le jeudi 19, la violoniste néerlandaise Simone Lamsma remplaçait sa consoeur souffrante, Patricia Kopatchinskaja, dans ce chef d’œuvre de la littérature concertante qu’est le premier concerto pour violon de Dimitri Chostakovitch. D’une extrême difficulté technique, cette partition est loin de lui être inconnue puisqu’elle l’a enregistrée, il y a déjà quelques années. Avec une virtuosité confondante, elle opte, de la première à la dernière note,  pour une vision  d’une grande noirceur, partagée par un orchestre dirigé par son jeune directeur, Aziz Shokhakimov. On garde aussi le souvenir d’une autre belle prestation d’il y a une quinzaine d’années, celle de Christian Tetzlaff et de l’orchestre alors dirigé par Marc Albrecht, jouant quant à eux la carte d’un dernier mouvement lumineux et libérateur.

Le reste du programme était entièrement consacré à Prokofiev, avec une symphonie classique ouvrant la soirée et les deux suites tirées du ballet Roméo et Juliette qui la concluaient. D’un style d’ensemble excellent, faisant bien la part du côté pastiche et de la modernité de cette étonnante composition, la symphonie classique pâtissait cependant d’un jeu d’orchestre un peu imprécis et manquant de flamme, dans le premier mouvement notamment. Il est vrai que débuter un concert avec cette œuvre si périlleuse est toujours un pari risqué. Le programme Prokofiev faisant l’objet d’un enregistrement pour Warner, les musiciens et les techniciens du son auront eu tout le samedi suivant pour parfaire le travail.

Entendues dans le cadre d’un concert, les deux suites de Roméo et Juliette furent un très beau moment. Dans la perspective d’une publication discographique, compte tenu du nombre de grandes interprétations existantes (soit sous forme du ballet complet, soit sous forme des suites n°1 et 2 ou, comme souvent, d’un assemblage personnel du chef d’orchestre), on se dit que certains moments seraient sûrement à reprendre, voire peut-être à approfondir. Si Shokhakimov obtient des musiciens un jeu vraiment remarquable dans ces grands moments d’action que sont la scène du bal ou encore la Mort de Tybalt, dont la marche funèbre énoncée par l’excellent pupitre des cors vous cloue dans le fauteuil, en revanche d’autres épisodes emportent moins l’adhésion : d’une froide perfection, le tableau conclusif de Roméo sur la tombe de Juliette pourrait néanmoins gagner en puissance dramatique et émotionnelle. Dans les épisodes lyriques comme la scène du balcon ou celle de la séparation entre les deux amants, Shokhakimov tourne heureusement le dos à toute espèce de mièvrerie. Reste cependant que le sentiment n’y est  nullement absent. Dans son génie, Prokofiev a conçu une forme d’expression sentimentale dénuée de tout romantisme ; il importe de parvenir à la restituer. C’est l’un des enjeux de l’interprétation de cette partition extraordinaire. Dans un passé discographique déjà lointain, deux chefs, au demeurant bien différents – le tchèque Karel Ancerl et le Suisse Ernest Ansermet — étaient parvenus, chacun à leur manière, à faire entendre ce lyrisme épuré. Aziz Shokhakimov retrouvera vers la fin de l’été l’ensemble de ses musiciens pour parfaire ce travail bien commencé. Le CD devrait paraître au printemps 2023.

Michel Le Gris