Ce sont quatre jeunes et beaux garçons, Benedikt Loflfer, Harrison Claxton, Christopher Mc Auley, Samuel Rhyner que le chorégraphe flamand Piet Van Dycke a engagés pour nous montrer, une heure durant, la beauté du geste, l’absolue nécessité de la complicité. Comment pourrait-il en être autrement quand les corps s’engagent dans ces acrobaties audacieuses qui pourraient se révéler dangereuses sans le soutien attentif du partenaire.
Mais avant tout c’est une course éperdue, ou une marche à grandes enjambées qu’ils mènent, contournant le grand cube gris planté au milieu du plateau, sorte de petit immeuble dont on ne voit que des portes soigneusement fermées. (Installation Arjan Kruidhof et Arjen Shoneveld). Bientôt ces portes les attirent et le jeu commence entre eux et avec elles. Pratiquant l’adage « une porte doit être ouverte ou fermée, voilà que l’un ouvre une porte pour laisser entrer celui qui se présente, pendant qu’un autre claque la porte au nez de l’intrus, parfois on se bouscule, entrées, sorties se multiplient en une sorte de ballet au rythme de plus en plus précipité soutenu par les accents d’une musique concrète (musique Bastiaan van Vuuren et Bastian Benjamin) et le public s’en amuse.
On ne va pas en rester là, fini les rencontres fortuites, ou inopportunes, les rejets, les exclusions, cet individualisme de mauvais aloi, on change de tee-shirt et on se lance dans des corps à corps pour se mesurer mais aussi s’engager dans des luttes symboliques, on opère des roulades, des portages, on devient danseurs de breakdance, c’est très rapide, virtuose, très beau.
Dans ce spectacle, conçu comme une démonstration de ce que
peuvent être les rapports entre humains (dramaturgie Marie Peteers), on
franchit une nouvelle étape quand nos quatre circassiens découvrent que le
panneau central de l’édifice bascule et place en hauteur la porte devenue
quasiment inaccessible mais qu’ils se donnent comme mission de franchir. Alors
se multiplient essais et ratages pour cette escalade. Là l’entraide reste on ne
peut plus indispensable, on soulève, le partenaire, on le propulse vers le
haut, on le jette jusqu’à ce que chacun à son tour arrive à franchir cette fameuse
porte.
S’ensuivent des disparitions, des retrouvailles surprises
jusqu’à cet ultime moment où la paroi devient bascule et nécessite de la part
des quatre compères de trouver en tâtonnant et en ajustant entre eux leurs déplacements
le juste équilibre soulignant que l’entraide et la complicité sont
indispensables pour atteindre le but qu’on s’est fixé.
Des applaudissements soutenus ont dit toute l’admiration du
public pour ce spectacle intelligent mené avec conviction et grand talent.
Sommes-nous proches ou loin, avec cette nouvelle création de Caroline Guiela NGuyen du « Saïgon » qui lors de sa création nous avait tant bouleversés que chaque occasion de le revoir fut un bonheur. Proches sans aucun doute de cette dimension humaine qui est la marque de ses créations, éloignés, peut-être parce qu’on n’atteint pas dans ce nouvel opus la dimension insurpassable de la tragédie historique qui sous-tendait « Saigon » pour se référer ici à un genre qui flirte avec le conte, entrecroisant des éléments propres à ce genre avec ceux plus prosaïques du reportage.
Alors commençons par la formule adéquate « il était une
fois » et faisons advenir les protagonistes de base dans cette histoire, un
père, une mère et leur fillette, Valentina. D’emblée un obstacle s’érige sur leur
chemin, le cœur malade de la mère qui oblige à une séparation, le père restant
au pays, en l’occurrence la Roumanie, la mère et la fille s’installant à Paris
pour y trouver les soins appropriés. Surgit immédiatement le deuxième obstacle,
celui de la langue française que ni l’une ni l’autre ne parlent et la mise en
place d’un personnage hostile la cardiologue, femme pressée, technicienne du
cœur, dépourvue d’écoute, de sensibilité, d’humanité et qui, par là même,
transforme la petite Valentina en héroïne, priée d’apprendre vite le français
pour devenir traductrice, médiatrice du médecin. En contrepartie, apparaît le
personnage aidant, la directrice de l’école, pleine de bienveillance à l’égard
de cette enfant dont le comportement et les absences l’intriguent, elle est
secondée par le cuisinier roumain qui permet les échanges en assurant la
traduction, elle va donc pour la soutenir lui confier « le gros
nounours » à emporter à la maison ce qui ravit Valentina.
Ainsi se met en place
le déroulement d’un conte réaliste au cours duquel alternent les séquences qui
ont lieu dans le cabinet de la cardiologue et celles qui se passent à l’école,
les premières devenant de plus en plus violentes, le médecin allant jusqu’à
confier à l’enfant la responsabilité de garder jour et nuit le »bip »
qui pourrait annoncer la possibilité d’une implantation cardiaque, seule
possibilité de sauver sa mère, les secondes comportant de plus en plus de mansuétude.
Comme Valentina apprend vite le français, elle prend en
quelque sorte le pouvoir sur les communications et entre dans les dires
opportunistes qui l’arrangent, mentir pour la bonne cause ne lui pose pas de
problème et elle s’enferre dans le mensonge refusant de dévoiler la gravité de
la situation. Au terme de ce périple, mère et fille se retrouvent à demander au
médecin qu’on en finisse avec cette attente épuisante et c’est là que le happy
end se produit, comme par miracle, le cœur de la mère se met à battre
normalement alors que celui de Valentina s’effondre mais qu’elle, en tant
qu’enfant, devenant prioritaire pour la greffe n’en mourra pas.
Cet échange de don de vie confère une dimension christique,
religieuse à cette histoire qui échappe à la pure réalité sociologique par
ailleurs très présente dans les nombreuses séquences du spectacle et souligne la
pertinence d’une scénographie signée Alice Duchange juxtaposant la niche fleurie,
véritable icône qui honore une vierge à l’enfant et un cœur vivant avec
l’intérieur d’un lieu de vie ordinaire comportant table et chaises et celui
d’un simple bureau pour les consultations et les rencontres à l’école.
Ce qui est manifestement séduisant dans ce spectacle c’est la qualité de jeu des comédiens dont deux ne sont pas professionnels, Loredane Iancu qui interprète la mère avec beaucoup de sensibilité et sa fille Angelina Iancu en alternance avec Cara Parvu, des fillettes qui sont remarquables par leur naturel et l’audace dont elles font preuve dans ce rôle complexe, elles sont accompagnées par deux excellents musiciens, violonistes qui tiennent aussi le rôle de personnages, Paul Guta qui fait le père et Marius Stoian, le cuisinier de l’école, traducteur selon les circonstances, et par la comédienne Chloé Catrin qui passe avec aisance du personnage du médecin à celui de directrice d’école, deux personnalités antinomiques. Tous font preuve d’authenticité, de justesse dans leur prestation et réussissent à émouvoir le public qui les a ovationnés.
Au cours de chaque saison musicale, la direction de
l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ouvre sa porte, pour le temps d’une
soirée, à une autre formation symphonique. Ainsi, au fil des ans, a-t-on pu
entendre et apprécier l’Orchestre National de Lorraine, puis ceux de Lyon et de
Lille et l’an passé, l’Orchestre National de France. Cette année, c’était le
tour de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg.
C’est toujours un plaisir que de découvrir un
orchestre que l’on ne connaît pas dans une salle qu’en revanche l’on connaît
bien. Les spécificités de chaque formation n’en ressortent que mieux. On n’est
toutefois pas à l’abri d’une déception tant il arrive parfois que le jeu de
musiciens fraîchement débarqués dans une salle autre que la leur peine parfois
à s’approprier ses caractéristiques acoustiques. Sous la conduite du chef et
violoniste Renaud Capuçon, les musiciens luxembourgeois auront brillamment surmonté
cette difficulté en décidant de venir sur scène plus d’une heure avant le début
du concert, afin de se familiariser avec la salle Erasme et de chauffer leurs
instruments. Dès la petite ouverture de Prométhée de Beethoven,
« historiquement informée » par ses attaques vives et nerveuses mais
jouée sur une soixantaine d’instruments modernes, on est on ne peut plus
agréablement surpris par l’extrême précision et la beauté sonore émanant de la
formation, sans la moindre des approximations qui entachent souvent les débuts
de concert.
Grégory Massat
C’est depuis son violon que Renaud Capuçon dirige
ensuite, avec une aisance sidérante, la formation resserrée à une quarantaine
de musiciens, dans le troisième concerto de Mozart dont il assure la partie
soliste. Au violon comme à l’orchestre, on aura beaucoup apprécié le jeu
vif-argent, la finesse de texture et la justesse de style. On le dit avec
d’autant plus de plaisir qu’on n’a pas toujours aimé dans le passé le violon
parfois sirupeux et compassé de ce musicien qui, l’âge venant, semble trouver
une vitalité nouvelle.
Cela fait déjà quelque temps qu’il se disait que
l’orchestre du Luxembourg avait accompli d’importants progrès mais on
n’imaginait quand même pas qu’il avait atteint un tel niveau d’ensemble. La
virtuosité des cordes, le son étincelant des bois, la beauté des cuivres sans
oublier la musicalité du merveilleux timbalier nous ont valu, sous la direction
autant assurée qu’inspirée de Renaud Capuçon, une symphonie Ecossaise d’une
richesse d’atmosphères que l’on n’entend pas toujours. Cette soirée du mercredi
9 avril nous aura non seulement fait découvrir une formation de haut niveau,
mais aussi un chef dont la carrière, encore débutante, le montre particulièrement
à l’aise dans un répertoire classique et romantique qui aujourd’hui échappe à
un nombre croissant de chefs d’orchestre.
David Amiot
La semaine d’avant, le vendredi 4 avril, l’Orchestre
philharmonique de Strasbourg offrait un programme d’une hauteur de vue peu
banale, associant la Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg au Chant de la terre
de Gustav Mahler dont on garde le souvenir d’une prodigieuse interprétation de
Marko Letonja, au temps où il était directeur de l’OPS. Cette fois-ci, c’est le
chef américain Robert Trevino qui se trouvait invité lors de cet unique
concert. De la version pour orchestre à cordes du chef d’œuvre de Schoenberg,
il nous aura proposé une interprétation assez prenante et particulièrement
puissante. La soixantaine d’archets strasbourgeois a fait preuve d’une belle
cohésion.
Donné en seconde partie, Le Chant de la terre s’est
avéré plus problématique. L’approche du chef se montre d’emblée par trop
immédiate et peu soucieuse des complexités et des ambiguïtés de la musique de
Mahler. Composé, à l’instar des suivants, sur des poèmes chinois du 8è siècle
ultérieurement traduits en allemand, le premier chant de cette symphonie pour
ténor et contralto avec grand orchestre s’intitule « Chant à boire de la
douleur de la terre » (Das Trinklied vom Jammer der Erde).
L’atmosphère s’y trouve dramatiquement contrastée, on y chante à la fois la
gloire du vin, la beauté du monde et la vanité de l’existence :
« sombre est la vie, sombre est la mort ». La sonorité y est d’une
âpreté particulière, tant du côté des vents que des cordes. Le chef Robert
Trevino entame ce lied dans une absence de retenue et avec un éclat sonore
évoquant plus un début d’opéra wagnérien précoce que celui du chef d’oeuvre
tardif de Mahler. Prise dans cette tempête sonore, la voix de l’excellent Simon
O’Neil, qui n’a toutefois plus vingt ans, se bat comme elle peut pour se faire
entendre. Le deuxième lied Der Einsame im Herbst, rapprochant solitude
automnale et automne de la vie, ne s’avère pas meilleur, mais pour d’autres
raisons : si l’orchestre s’est certes calmé, son jeu s’avère bien en-deçà
de la grande poésie du morceau ; quant à la voix de la mezzo Justina
Gringyté, richement dotée dans le registre grave, elle se montre en grande
difficulté dès que sa partie passe dans l’aigu. Forcé de cette manière, ce
chant mélancolique vire en exercice de Sprechgesang (chant parlé),
parfaitement idoine dans le Pierrot lunaire de Schoenberg, mais hors sujet dans
Le Chant de la terre de Mahler.
Aussi étonnant que cela paraisse dans une affaire
aussi mal engagée, tout est allé de mieux en mieux dans les quatre chants
suivants : la voix de Simon O’Neil et le jeu de l’orchestre ont fini par
trouver un équilibre dès le troisième chant ; à partir du quatrième, les
difficultés de Madame Gringyté dans l’aigu se sont bien atténuées ;
certaines parties d’orchestre comme l’arrivée des jeunes et beaux cavaliers
dans le lied Von der Schönheit ont été particulièrement bien rendues.
Quant à l’Abschied final, l’un des plus sublimes morceaux pour
voix et orchestre jamais composé, si on n’en a entendu de plus poétique,
convenons que le dramatisme de la direction d’orchestre et le registre grave de
la mezzo en ont fait un moment très prenant.
Les éditions des Syrtes poursuivent la publication des œuvres de Gueorgui Demidov, l’une des grandes voix du goulag
Moins connu qu’Alexandre Soljenitsyne ou Varlan Chalamov, Gueorgui Demidov (1909-1988) doit être considéré comme l’un des grands témoins du goulag et du système répressif soviétique. Ingénieur à l’institut de physique de Kharkov, Demidov fut déporté à plusieurs reprises et passa près de vingt années dans différents camps notamment ceux, terribles, de la Kolyma qu’il décrivit dans ses ouvrages précédents publiés aux éditions des Syrtes : Doubar et autres récits du goulag (2021) et L’amour derrière les barbelés (2022), les deux premiers tomes d’une vaste entreprise de traduction de l’intégralité de l’œuvre de Demidov. Alors que le manuscrit de Vie et Destin de Vassili Grossman parvenait à l’ouest en 1980, celui de Demidov fut confisqué. Ce n’est qu’après sa mort et la glasnost en 1988 pour que le public put enfin découvrir la puissance évocatrice de son œuvre. Dans la préface de ce troisième tome baptisé Merveilleuse planète et traduit par Nicolas Werth et Luba Jurgenson, Geneviève Piron estime ainsi que dans ses écrits « Demidov atteint à l’universel : il fait sortir du camp la vie qui s’y trouvait reléguée et place le camp au milieu de la vie ».
A la différence d’un Soljenitsyne et d’un Chalamov, Demidov plonge ses récits dans une littérature qui, d’une certaine manière, rend peut-être plus justice à ces personnages incroyables sortis de circonstances extraordinaires et dont les traits de caractère peuvent parfois être victimes d’analyses trop cliniques. Chez Demidov, les truands sont romantiques et les intellos tentent de conserver une logique hors du temps. Mais c’est ainsi qu’ils demeurent humains. Là réside le pouvoir littéraire de Demidov, celui d’ériger l’imagination en bouclier indestructible qui se teint du bronze de l’amour, du fantastique et de la philosophie – les critiques du régime sont à peine voilées – pour opposer à ce même régime l’éclat de sa résistance.
Quant à Nicolas Werth, il ne s’est pas contenté d’écrire sur Chalamov et de traduire Demidov. Il est allé lui-même arpenter la route de la Kolyma pour rencontrer les derniers témoins et s’imprégner de cette atmosphère où le désarroi des hommes des temps passés rivalise avec la beauté d’une nature sauvage qui n’a jamais été domestiquée. Dans un merveilleux petit livre récompensé par le prix Essai France Télévisions en 2013 et publié en poche, il retrace, entre le 13 août et le 3 septembre 2011, le voyage qu’il effectua en Sibérie avec plusieurs compagnons dont Irina Flige, responsable de l’association Memorial à St Petersbourg et autrice du magnifique Sandormokh, le livre noir d’un lieu de mémoire (Les Belles Lettres, 168 p.), nom de ce charnier de la Grande Terreur en Carélie.
Nicolas Werth propose ainsi un passionnant voyage initiatique dans cette région de Sibérie riche en mines d’or devenue la terre du goulag et le tombeau de dizaines de milliers d’êtres humains condamnés à l’enfer parfois juste pour avoir volé un morceau de pain. Cette route de la Kolyma et ses paysages magnifiques célébrés par Chalamov notamment dans le pin nain est avant tout un voyage dans la mémoire, celle de l’enfer blanc qui accueillit plusieurs millions « d’ennemis » du stalinisme en compagnie des grandes voix, à la fois littéraires de Varlam Chalamov et d’Evguenia Guinzbourg, et celles, toujours aussi puissantes des derniers survivants. Son récit, passionnant de bout en bout, alterne entre découvertes des ruines des camps, récits des derniers survivants et de ces hommes et femmes qui tentent d’éviter que tombent dans l’oubli les mots de Demidov. « De même que les vestiges des camps s’étaient fondus dans la nature et le paysage de la Kolyma, l’expérience du camp à laquelle ils avaient eu la force de survivre s’était tout simplement dissoute dans la vie, dans leur vie, une vie faite de dureté, de luttes, de privations, de quelques joies aussi » écrit Nicolas Werth comme s’il parlait de Gueorgui Demidov. A l’heure où plus que jamais, le pouvoir russe tente d’effacer le passé après avoir interdit l’association Memorial et persécute toujours ses membres, la lecture de ces livres devient plus que nécessaire.
Par Laurent Pfaadt
Gueorgui Demidov, Merveilleuse planète, traduit du russe par Luba Jurgenson et Nicolas Werth Aux éditions des Syrtes, 272 p.
Nicolas Werth, La route de la Kolyma Chez Alpha Histoire, 272 p.
Karajan à la tête du Berliner Philharmoniker, on croyait avoir tout entendu tant le chef d’orchestre a fait rayonner son orchestre dans le monde entier et sur les platines vinyles et CD de millions de foyers. Et voilà que nous parviennent ces enregistrements tirés des archives de l’orchestre et publiés par le label de ce dernier.
Enregistrés en live entre 1953 et 1969 alors que Karajan s’apprête à être nommé chef à vie de l’orchestre, ces petits bijoux tirés des bandes originales de la Radio du Secteur Américain (RIAS) et de la Station Libre de Berlin (SFB) ont été numérisées en haute résolution. Ils offrent ainsi, pour la première fois, la vision de ce chef appelé à faire corps avec son orchestre et permettent de comparer son travail de Karajan avec ses enregistrements légendaires chez Deutsche Grammophon.
Ces vingt-trois concerts abordent bien entendu les grandes pages orchestrales qui ont fait la légende du chef et de sa phalange avec un Beethoven en majesté – la version de la 9e avec la grande Christa Ludwig, le 1er janvier 1968 s’écoute sans fin – mais également les Quatrième et Huitième symphonies de Bruckner, cœur de son répertoire ou celles de Brahms, de Sibelius, sans oublier la cinquième de Tchaïkovski.
Quelques rencontres au sommet viennent ponctuer ce coffret d’anthologie comme celle avec Glenn Gould le 25 mai 1957 dans le troisième concerto de Beethoven ou le Don Quixote de Richard Strauss avec un Pierre Fournier bouleversant. Si le Magnificat de Bach mérite de s’y attarder, il est en revanche impossible de passer à côté des passages d’un Tristan et Isolde enregistré en février 1955, cet opéra qui, en 1938, lui valut le surnom de « Miracle Karajan ».
Ces enregistrements accompagnés d’un magnifique livret retraçant cette période historique de l’après-guerre raviront à coup sûr les fans du chef qu’ils retrouveront au piano avec Christoph Eschenbach et Jörg Demus pour un concerto pour trois pianos de Mozart assez succulent mais également tout mélomane soucieux d’écouter ce qui se rapprocha indéniablement de la perfection.
Par Laurent Pfaadt
The Berliner Philharmoniker and Herbert von Karajan : 1953-1969 live in Berlin Berliner Philharmoniker recordings, Hybrid 24 CD/SACD
Dans le cadre de « Corps politiques » initié par Le Maillon et en coopération avec le Conseil de l’Europe dans le cadre du mois Opre Roma et Onassis Stegi, cette prestation loin de se vouloir spectaculaire s’inscrit comme documentaire mettant en avant le témoignage de ces belles personnes venues de Grèce nous parler de la condition des Roms qui, là-bas comme ici, comme partout, subissent une discrimination liée à leur mode de vie impliquant une liberté souvent mal vue et mal comprise par la population majoritairement sédentaire des pays où nous vivons.
@ Andreas Simopoulos for Onassis Stegi
Sans nous prendre à partie, les metteurs en scène Anestis
Azas et Podromos Tsinikoris nous amènent avec ironie à prendre conscience de
nos préjugés concernant les gens du voyage. D’entrée de jeu, par exemple, le présentateur
Avraam Goutzeloudis vient décrire la scénographie, (Décor et costumes Dido
Gkogkou) faisant remarquer avec humour qu’elle ne comporte que les éléments
typiques de leurs campements et montre la cabane en bois, la chaise en plastique,
le panneau de pub déglingué et bien sûr, la guitare, sans oublier les touffes
d’herbe et les rochers puisque les installations se font dehors.
C’est dans ce cadre attendu que les comédiens Angeliki Evangelopoulou, Theodosia Georgopoulou, Melpo Saini, Giorgos Vilanakis viennent raconter des événements qui ont marqué leur vie, tous soulignant les nombreuses difficultés auxquelles ils se sont heurtés qu’il s’agisse du travail, ou des lieux de résidence, des confrontations avec les autorités. Avec beaucoup de simplicité et de naturel ils viennent vers nous, des images sont projetées sur l’écran, (vidéo Oliwia Twardowskal) le guitariste George Dousos (musique et son Panagiotis Manouilidis) accompagne de ses accords certaines interventions auxquelles se mêlent parfois chant et danse mais sans que jamais on ne tombe dans le folklore facile ou le misérabilisme, l’authenticité étant de mise dans ce spectacle qui conduit de façon fort nécessaire à l’éveil ou au réveil des consciences.
C’est un spectacle qui donne beaucoup à voir et à entendre, qui s’offre comme un défilé de personnages magnifiquement costumés, maquillés, l’auteur n’en est-il pas Marvin M’toumo, créateur de mode, déjà célèbre en raison de son précédent spectacle » Concours de larmes » monté en 2022 avec sa Cie Hibiscus culturist. C’est lui qui signe la mise en scène, la scénographie et bien sûr, les costumes.
Sur le tapis vert agrémenté de quelques bouquets de plantes
un catwalk s’illumine (création lumière Alessandra Domingues) pour le passage
des personnages annoncés par la voix off d’un enfant qui semble lire un conte. Comme il se doit dans ce genre littéraire
apparaissent d’abord des animaux, le coq, le chat, le chien tous représentés
par des comédiennes vêtues de justaucorps académiques imitant leur pelage
marchant à quatre pattes et portant sur leur fessier les masques de ces animaux,
imitation burlesque, carnavalesque, hommage aux carnavals caribéens, rappelons
que l’auteur Marvin est né à La Guadeloupe. Quant aux oiseaux, ils sont merveilleusement
incarnés par des comédiennes en talons hauts, portant jupettes en plumes blanches
et brandissant sur leurs seins des becs longs et pointus. Tous poussent les
cris propres à leur espèce, y glissant une sorte de provocation quand ils
grimacent vers le public.
Puis c’est le défilé des femmes toutes si belles, élégantes
dans leurs robes bustiers amples ou serrées aux couleurs chatoyants qu’elles
captivent le regard. Elles viennent porteuses des récits évoquant les tourments
et sévices subis par leurs ancêtres dans ces terres coloniales où ils étaient
les esclaves de maîtres dominateurs, exigeants et sans pitié. Elles parcourent
le plateau en grandes enjambées, le regard fixé sur les spectateurs directement
interpellés par ce réquisitoire plein de ressentiment pour ces histoires vécues
dont elles portent parfois avec grandiloquence la mémoire. La musique (Vica
Pacheco et Baptiste Le Chapelain) toujours très forte rythme ces prestations
qui s’accompagnent aussi de danses. Après la rencontre avec la mère tenant dans
ses bras le bébé cacao (un baigneur en celluloïd) dont l « l’urine »
-chocolat est distribuée dans de petites tasses offertes à quelques
spectateurs, nous entendrons les cris de peur de la jeune femme qui s’est
enfuie de la plantation et que les chiens poursuivent puis le chagrin et
l’humiliation de la jeune femme amoureuse de son maître qui l’a repoussée.
Mais d’autres femmes défileront sur le plateau plus
agressives et revendicatives, dont l’une tout en dansant pointe une épée vers
le public et mime les vengeances souhaitées et elles ne sont pas tendres,
torrents de boue, déluge, oiseaux déchirant de leurs becs ceux qui occupent ses
rêves, ses oppresseurs.
Vient enfin « le cocotier », un long poème pamphlétaire déclamé par la jeune femme portant bustier en jute et jupette en paille garnie de larges feuilles « je suis le cocotier » clame-t-elle et fusent dans chaque strophe les imprécations contre les tenants de cette civilisation où règnent » vos dirigeants brutaux, vos méchants fachos, affreux jojos », ajoutant entre autres textes virulents « Je suis le cocotier, et mon chien chien chowchow, vous montre les crocs, vous mord les os, vous qui avez tué les peuples locaux pour l’or des banco, pour du choco, pour du tabasco », une diatribe accusatrice et satirique déversé sur ce public placé en quadri frontal qui se voit la recevoir sans ménagement et peut en mesurer les effets sur les visages de ceux placés en vis-à-vis.
Si l’engagement des interprètes et leur virtuosité ne font
aucun doute avec Davide-Christelle Sanvee, Elie Autin, Grace Seri, Amy Mbengue,
Djamila Imani Mavuela, Marvin M’ toumo et que tout spectacle se revendiquant de
l’anticolonialisme ne peut qu’obtenir notre adhésion, il n’en reste pas moins
vrai que nous sommes restés à distance, ne pouvant nous défaire du sentiment que le trop plein d’esthétisme dont nous
étions témoins ne faisait qu’atténuer la pertinence du propos.
Le succès mérité de la série Shogun a remis en lumière l’œuvre de l’écrivain et scénariste James Clavell (1921-1994), quelque peu oublié depuis les années 1990. Tandis que se prépare la deuxième saison de la série, les éditions Callidor re-publient le roman qu’il écrivit avant Shogun, Taï-Pan et tiré de sa saga asiatique.
Nous sommes à Hong Kong en 1841 au lendemain de ce qu’on appela la première guerre de l’opium. Les Britanniques désireux d’en faire un comptoir commercial l’arrache à la Chine attirant un certain nombre d’aventuriers notamment le héros du livre, Dirk Struan, qui dirige la Noble Maison, une compagnie marchande qui voit dans cette partie du monde, une terre pleine de promesses et de profits notamment avec le commerce de l’opium dont il devient l’un des contrebandiers les plus retors. Il est le Taï-Pan, un homme d’affaires sans morale mais également ce serpent venimeux expert en manipulations et désireux de bâtir un empire.
Les éditions Callidor qui redonnent vie et une nouvelle beauté tant physique que littéraire aux grands maîtres du roman fantastique et d’aventures comme Abraham Merritt ou Robert W. Chambers ne se sont pas contentés d’une simple publication. Cette nouvelle version intégralement révisée est complétée par de nombreux paragraphes manquants soit près de 150 pages inédites qui raviront à coup sûr les fans de James Clavell qui n’auront d’ailleurs que moins d’un mois à patienter pour lire le tome 2, prévu le 25 avril. En attendant la série puisqu’il se murmure déjà que les créateurs de Shogun songent très sérieusement à adapter Taï-Pan. Les vapeurs de cet Orient mystérieux, entre opium et contrebande, n’auront décidément plus aucun secret pour vous.
Par Laurent Pfaadt
James Clavell, Taï-Pan, tome 1, traduit par France-Marie Watkins, Ivan Berton et Thierry Fraysse, 512 p. Aux éditions Callidor
Le TJP CDN invitait le public à découvrir un poème scénique du grand écrivain norvégien Jon Fosse traduit par Marianne Segol -Samoy et mis en scène par un spécialiste de son œuvre Gabriel Dufay de la Cie Incandescence.
C’est une pièce qui intrigue par sa double appartenance,
celle d’une banale histoire de jalousie dans un couple traditionnel et celle du
mystère qui habite l’âme humaine aux prises avec la mémoire et le temps. Autant
dire deux registres pratiquement antagonistes et que seul l’art peut réunir et
ici il y réussit fort bien grâce entre autres à la danse et à la musique.
Le début de la pièce nous met en présence d’un homme qui ne cesse de regarder par la fenêtre en se demandant s’il s’agit de cette même fenêtre qu’il connaissait ou d’une autre forcément ailleurs et d’emblée on se dit que cet homme semble atteint d’amnésie ou d’un trouble mental, d’autant que bientôt il essaie de se situer par rapport à l’appartement dans lequel il revient après une assez longue absence, qu’il doit y retrouver celle qu’il aime mais là encore il a du mal à reconnaître l’endroit et en concluant que sa femme a déménagé pendant son absence, le voilà déstabilisé, se mettant à s’interroger sur le sens des mots comme « clin d’œil » ou « ici ».
Toute cette errance intellectuelle
va se transformer en surprise et colère quand un jeune homme surgira dans
l’appart et embrassera sa femme sous ses yeux médusés. Il ne comprend pas et s’insurge.
Est-il la proie d’un cauchemar ou la réalité est-elle bel et bien celle qui se
déroule sous ses yeux ?
Un malaise s’installe en lui comme en nous, la réalité devient fiction. Ne s’agit-il pas d’un dédoublement de la personnalité ? Le jeune homme semble comme l’homme s’être absenté durant un certain temps et à son retour être accueilli à bras ouverts par la femme, n’est-ce pas ce que l’homme espérait pour lui ?
La relation entre « sa femme » et l’intrus se
concrétise, se manifestant par des étreintes amoureuses spectaculairement
représentées par des danses expressives (chorégrahie Kaori Ito) où leur
complicité et leur bonheur ne font aucun doute tandis que l’homme proteste et
revendique une sorte de droit de propriété sur la femme au prétexte qu’ils sont
mariés. Il ne cesse de le répéter comme d’en faire un argument imparable ce qui
n’ébranlent ni le jeune homme ni la femme, toujours manifestement déterminés à
vivre leurs retrouvailles.
Un autre épisode survient où il va être question de départ «
Qui est légitime ici et qui doit partir ? Selon l’homme, c’est le jeune, il
le lui répète à maintes reprises mais cherche en vain l’appui de sa femme qui
semble ne pas suivre cette querelle jusqu’au moment où c’est elle qui incitera
l’homme au départ malgré le fait que le jeune propose une cohabitation à trois
et chose inouïe la possibilité de partager la femme. On frise alors le sordide,
ce qu’aucun n’accepte. Il faut une échappatoire et c’est le vent qui ouvre la
fenêtre de ce quatorzième étage et malgré les mises en garde de la femme et du
jeune homme il s’approche et, happé par le vide, disparaît.
Cette pièce qui marque le retour de Jon Fosse à l’écriture scénique après plus de dix ans consacrés au roman demeure pour nous énigmatique mais semble nous dire que l’amour parti, l’amour déçu construit un scénario qui ne peut que tendre à montrer l’effondrement et sa concrétisation par une chute, une disparition irrémédiable.
Une scénographie très dépouillée avec pour tout décor cette
grande image de la ville au loin (Margaux Nessi) et ce jeu d’acteurs quasiment
expressionniste avec Thomas Landbo, l’homme qui a perdu ses repères, Léonore
Zurfluh, la femme, l’amoureuse, l’oublieuse et Yury Zavalnyouk, le jeune homme
décomplexé, nous ont conduits à mesurer et apprécier l’étrangeté de la condition humaine et sa nécessité de la
représenter.
Evoquer la judéité, l’homosexualité sont des sujets toujours délicats auxquels s’attaque le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczo sur un texte écrit par Kata Wéber auquel ont été intégrés les improvisations des comédiens de la Cie Proton theatre fondé à Budapest par le metteur en scène, il y a 15 ans, avec Dora Burki.
Le titre de la pièce est un terme scientifique, qui signifie, changer de position pour une observation et voir ce qu’il en est.
Nous allons dans le cas présent naviguer en sociologue, à la rencontre de trois générations la grand-mère, Eva, sa fille Lena et le petit-fils Jonas que nous verrons évoluer dans le cadre d’une même pièce, une cuisine-séjour bien équipée mais plutôt banale (scénographie Monika Pormale) et qui ne sera visible qu’une fois tiré le rideau translucide qui la dissimule au début et derrière lequel se déroule la première scène filmée par deux cameramen qu’on entr’aperçoit( Mkàly Teleki et Aron Farkas) et dont les images sont projetées sur deux grands écrans placés de part et d’autres du plateau donnant à voir en gros plan les visages, celui d’Eva, une femme âgée et celui de Lena, sa fille, une femme d’âge moyen. Très vite leur rencontre qui a lieu à Budapest dans l’appartement d’Eva se précise, rideau tiré on les voit, toutes deux prises dans un dialogue-dispute au sujet d’un document, acte de naissance de la mère prouvant sa judéité que lui réclame sa fille, émigrée à Berlin pour faciliter l’inscription de son fils Jonas dans une école confessionnelle. Eva refuse de se séparer de ce document par peur qu’on l’égare. C’est l’occasion pour elle de se lancer dans le récit incroyable de sa naissance dans le camp d’Auschwitz où sa mère était incarcérée, où on ne laissait pas une femme accoucher et encore moins vivre son bébé. C’est dire qu’elle est un cas exceptionnel. Ce récit entendu maintes fois agace sa fille venue pour l’emmener à une remise de prix où elle refuse de se rendre, elle en fait même pipi dans sa culotte !
Toute cette rencontre est mise en scène avec un total
réalisme, les actrices, Lili Monori et Emoke Kiss-Végh se prêtant au jeu avec
beaucoup de naturel.
Sans changement de décor, l’acte suivant s’opère dans une atmosphère de bruit et de fureur accompagné d’une musique d’apocalypse, de fumée envahissant l’espace sur lequel tombe une énorme chute d’eau qui inonde tout l’appartement, on en reste sidéré et l’on nous annonce ce qui a lieu 15 ans après et là, c’est Jonas (Erik Major) qui en est la vedette, venu pour l’enterrement de sa grand-mère, il s’est installé dans son appartement et reçoit la visite de ses anciens copains, (Roland Ràba, Tibor Fekete, Csaba Molnàr, Soma Boronkay) une bande d’homosexuels patentés qui vont nous offrir une véritable partouze, pendant laquelle ils se montrent tous à poils, prennent de la drogue et se livrent sans vergogne à des ébats des plus suggestifs . Scène étonnante et décomplexée, on a manifestement changer d’époque et quand les visiteurs, une fois repartis, la mère de Jonas entre dans l’appartement en désordre et trouve son fils endormi recouvert d’une des robes de sa grand-mère, elle ne peut qu’être sidérée et ne trouve qu’une question à lui poser « as-tu pensé à apporter ta kippa pour la cérémonie ? »
Si l’on revient sur la perception de la judéité telle
qu’elle est présentée à travers ces personnages, on s’aperçoit que pour la
grand-mère, elle est existentielle, pour sa fille, administrative et pour le
petit- fils, un simple article vestimentaire, trois points de vue qui suivent
le passage du temps, celui des générations et justifient ainsi le titre de la
pièce.