Archives de catégorie : Scène

Reclaim

Spectacle d’une rare intensité qui nous emmène loin de notre quotidien vers des pratiques hors normes autant sur le plan du récit qui a des rapports avec le chamanisme que sur le plan des performances physiques auxquelles des voltigeurs, des porteurs éblouissants, d’une parfaite technicité se livrent devant nous, au plus près de nous assis en rangs serrés autour de la piste et il faut le dire vite médusés, conquis.


© Christophe Raynaud de Lage

Est-ce le rituel de l’enfant mort ou du ressuscité ?

Il arrive tenu par une femme, c’est une marionnette (création Polina Borissova) aux grands yeux tristes, sur lesquels on pose un bandeau noir avant de l’envelopper dans une peau de mouton et de le poser au pied du totem érigé en fond de piste, où sont accrochés des crânes de loup. (scénographie Oria Puppo).

C’est bien un rituel qui commence là et qui se précise quand l’obscurité se fait et que d’elle surgissent des individus qui entreprennent une lourde marche, sorte de danse répétitive, martelant le sol avec vigueur, tout en poussant de puissants hurlements.(travail chorégraphique Dominique Duszynski)

On les voir réapparaître avec des masques de loup (Isis Hauben) et s’adonner à une lutte acharnée qui nous glace d’effroi. Ce sont les combats d’une extrême violence d’une meute déchainée où, se jeter à corps perdu sur l’autre, semble être d’une absolue nécessité.

Viennent ensuite ces extraordinaires voltiges et portés auxquels s’adonnent la voltigeuse Chloé Chevalier souvent envoyée dans les airs et comme rattrapée de justesse par ses deux acolytes César Mispelon et Franco Pelizzari Del Valle qui, eux-mêmes, se lancent dans de superbes figures, soutenus par les porteurs Lucas Elias et Paul Krügener. Nous suivons leurs évolutions d’une grande virtuosité, le souffle coupé et admirons la chanteuse lyrique Camille Brault qui les accompagne sur des airs entre autres de Purcell, Bach, magnifiquement interprétés bien que souvent les porteurs la hissent dans les hauteurs sans qu’elle se départisse de sa sérénité et de l’attention qu’elle prête à son chant. Deux violoncellistes, Ambre Tamagna et Claire Goldfarb,en partenaires musicales offrent un accompagnement soutenu à ces diverses prestations.

A la fin on redécouvre l’enfant-marionnette entre les mains porteuses et bienveillantes des femmes. Une renaissance en quelque sorte, un apaisement, comme un espoir que nous transmettent l’écriture et la mise en scène de Patrick Masset fondateur et directeur du Théâtre d’Un Jour, compagnie contrat-programmée par la Fédération Wallonie- Bruxelles.

Ce spectacle qui a été ici chaudement applaudi a reçu le Prix Maeterlinck de la Critique comme meilleur spectacle de cirque 2O22-2023.

Nous avons hautement apprécié cette alliance intelligente du théâtre, du cirque et de la musique.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 14 décembre au Maillon

La Symphonie tombée du ciel

Dernière pièce avant les fêtes de fin d’année au TNS. Vrai bonheur d’écoute, vrai plaisir de voirjouer ces musiciens pour une symphonie d’une grande inventivité, d’une incontestable richesse de sons, un travail exemplaire et lumineux qui donne à voir et à entendre une œuvre qui semble  se fabriquer sous nos yeux, rien que pour nous, comme un cadeau que l’on reçoit collectivement avec un plaisir manifeste.


Joseph Banderet

Dix-sept musiciens qui évoluent avec une sorte de liberté qui leur permet de s’organiser en diverses formations et regroupements, ici les cordes, là les vents mais parfois cordes et vents ensemble, batterie en fond de scène qu’on déménage et ramène devant selon la nécessité des effets recherchés. Instrumentistes qui donnent de la voix et nous offrent leur souffle en même temps que leur jeu démontrant que les deux expressions s’enrichissent mutuellement.

C’est beau, prenant, parfois bluffant. On sourit de ces histoires à la fois tristes et drôles où l’on nous conte l’espoir d’un miracle attendu et jamais réalisé (traduit de l’italien sur écran), « que mon père ne devienne pas un fantôme » implore celui qui a entrepris un pèlerinage vers un site de « La Madonna » censée exaucer les vœux mais le miracle n’aura pas lieu et tout compte fait la relation père-fils semble meilleure depuis que le père n’est plu. Belle ironie du sort !

La musique et l’histoire deviennent une seule et même expression de l’espoir comme de l’échec et de sa conclusion, elle va et vient à travers les déplacements, les arrangements opérés par les musiciens, maîtres du jeu et nous suivons les méandres, les nuances qu’ils nous proposent, envoûtés par une écoute sensible qui nous conduit vers un autre récit qui évoque celui-là une marche dans la montagne enneigée et nous fait penser à l’écrivain italien De Luca, autre aventurier de la montagne.  Un échappé du groupe vient sur le devant du plateau nous expliquer doctement ce qu’est « une plaque à vent », expression qui peut paraître aussi peu adaptée à ce que son nom indique que l’expression »pot aux roses » nous fait-il remarquer, tout cela pour  nous dire  que ce phénomène constitue un vrai danger, la neige n’ayant alors pas d’assise peut se dérober sous les skis et entraîner la mort, cas que malheureusement j’ai connu car cela est arrivé à un jeune voisin randonnant dans  les Pyrénées. Dans le déroulé du spectacle, l’homme enfoui sous la neige arrivera à se dégager et ô Miracle à rester en vie !

Un original spectacle-concert signé avec les musiciens très engagés de l’orchestre « La Sourde » sous la direction artistique de Samuel Achache, qui a assuré la mise en scène et de Florent Hubert, Eve Risser et Antonin Tri Hoang signant la composition.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 13 décembre au TNS

Spectacle en français et en italien surtitré.

One Song

Le bruit et la fureur, c’est le stade dans toute sa banalité ? oh que non, ce serait peut-être comme une parodie de celui-ci car tout y va encore plus loin que les excès dont il est coutumier, une démonstration en quelque sorte de jusqu’où on peut aller trop loin et pour ce faire, ne pas hésiter à faire appel  aux meilleurs comédiens, musiciens qui se révèlent athlètes de haut niveau car leurs performances ne requièrent pas que du souffle et du muscle mais aussi une sacrée résistance pour tenir sans discontinuer une heure durant ces prestations  pour ainsi dire hors norme.


© Andreas Simopoulos

Nous voici donc face au vaste plateau occupé, côté cour, par une équipe de sportifs en plein échauffement tandis que, en fond de scène sur des gradins commencent à s’agiter une bande de supporters reconnaissables à leurs longues écharpes et que, tout en haut, une speakerine en tenue rouge annonce dans un micro les noms et spécialités des athlètes, son propos difficile à comprendre se mue soudain en un irrépressible fou rire.

Un métronome en avant-scène est déclenché et tout démarre. Athlètes – musiciens, chacun va vers son poste, curieusement le violoncelliste se couche sous son instrument, le percussionniste commence son déplacement, courant d’une caisse-claire  à l’autre avant de taper frénétiquement dessus pendant que la violoniste grimpe sur la poutre avec l’aide de l’escalateur d’espalier  et commence à jouer, le regard fixé sur le public, tendant une jambe après l’autre mais maintenant son fragile équilibre, le cinquième se transforme en coureur de fond sur le tapis roulant. Activité incessante, accompagnement musical à saturation, public abasourdi qui découvre bientôt comme un contrepoint tranquille et décalé un pom-pom boy  vêtu de blanc, esquissant avec grâce ses pas de danse  en agitant ses plumes , traversant   le plateau avec sérénité. Drôle et surprenant.

Au vu de toutes ces performances, la bande de supporters se déchaine, ne cesse d’agiter bras et jambes pour encourager  ceux qui se démènent sous leurs yeux, ils crient et hurlent leur enthousiasme  dans une belle unanimité et ce second groupe est en totale réponse au premier et déploie la même énergie. Mais on n’est pas au bout de nos surprises puisqu’une avalanche de balles de ping pong rebondissent bientôt sur le plateau  avant une autre chute intempestive, celle de la pluie qui mouille tout et que  les comédiens s’efforcent d’éponger avec leurs tee-shirts.

Un spectacle ludique, intelligent, où l’humour, la fantaisie et la musique s’entremêlent joyeusement pour le très grand plaisir du public.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du16 novembre au Maillon

On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie

Un titre comme une assertion qui interroge mais laisse présumer d’une époque et peut-être d’une entrée dans un stand up.


Eric Feldman

Très vite nous en avons la confirmation car le comédien, Éric Feldman qui nous attend avant de commencer son one-man show semble plein de patience comme s’il se délectait simplement d’être là près de nous. Assis sur un petit fauteuil, entre ses documents d’un côté, sa carafe et son verre d’eau de l’autre, on le sent prêt à nous adresser la parole.
Avec modestie, il se présente à nous en coach qui attire notre attention sur la respiration qui peut très simplement être un moyen d’atteindre une certaine sagesse, il suffit d’inspirer le positif et d’expirer le négatif, le tour est joué, il nous demande de pratiquer avec lui, illico cet exercice. Tout cela dans le but de célébrer la vie sans oublier la mort. Nous obtempérons et ainsi se crée, une proximité qui lui permet de se confier à nous dans une sorte de conversation à bâtons rompus où, il nous conduit dans ses souvenirs, ses pensées mêmes , en procédant  par association d’idées, méthode revendiquée par la psychanalyse thérapie dont il nous dit faire partie de son parcours, découverte et utilisée pour se faire réformer, prétextant son côté obsessionnel et le démontrant, nous raconte-t-il, en  se mettant à ranger le bureau de l’officier chargé d’écouter ses doléances.

La psychanalyse dont il pense que si Hitler l’avait pratiquée, ses fatales interventions n’auraient sans doute pas eu lieu. Parmi les digressions dont sont tissées ses propos il fait surgir le personnage d’Hitler d’une manière, là encore inopinée, quand, se souvient-t-il, après avoir fait l’amour, une jeune femme lui avait demandé « à quoi penses-tu ? » et qu’il lui avait répondu « à Hitler ». Ce genre d’effets décalés et plutôt jouissifs lui permet, en fait d’introduire un devoir de mémoire concernant La Shoah, car nécessité fait œuvre face à une génération, pour qui, selon lui, les âges des événements et leur importance se confondent et qu’on ne situe plus très bien, par exemple, la guerre de cent ans !

Alors, quid de La Shoah, comment l’aborder, par quels détours y arriver car il faut y arriver même s’il faut emprunter des chemins tortueux, ce qu’il met en pratique dans ce one man show dans lequel il fait surgir des membres de sa famille, comme tonton Lucien et Tata Sarah, les rendant vivants par des anecdotes parfois drôles à leur sujet. Ainsi apparaissent, les différentes générations, la sienne, celle de ses parents, enfants traumatisés rescapés de la Shoah et les grands-parents qui en furent victimes .

Dans ces digressions il cite le grand écrivain d’origine juive polonaise Isaac Bashevis Singer, ne résistant à faire un clin d’œil aux machines à coudre de la marque Singer !

Que de sujets en enfilade, où il semble passer du coq à l’âne, évoquant par exemple la prononciation souvent erronée du nom « Auschwitz », les commandements de Dieu dont le sixième est » Tu ne tueras pas », le meurtre d’Abel par son frère Caïn et sa réflexion « Suis-je le gardien de mon frère ? », le suicide…

En fait c’est l’art de sortir du sujet sans changer de sujet et nous y retrouvons l’art de l’humour qu’Éric Feldman pratique ici avec dextérité dans cette mise en scène d’Olivier Veillon.

Il nous parlera même de la création du Club Med qu’il voit comme une espèce de « contre camps  » après  ceux meurtriers de la guerre et terminera sur un chant et une danse en yiddish, la langue  des Juifs d’Europe centrale.

Rappelons qu’au fil de ses pensées, bien plus cohérentes qu’il n’y paraît, il fait entendre cette phrase d’André Malraux « La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ».

Si comme il le dit, il voulait « dans cette autofiction dépasser son histoire personnelle, toucher le cœur des gens et célébrer la joie d’être vivant » sa prestation est une parfaite réussite.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du12 novembre au TNS, en salle jusqu’au 22  novembre

Velvet

Créé au Maillon, ce spectacle été conçu, mis en scène et scénographié par Nathalie Béasse qui dit avoir été très inspirée par un tableau du peintre américain de la fin du XIXe siècle, Whistler, elle qui a été formée  entre autres à l’Ecole des Beaux-Arts d’Angers et manifeste un goût certain  pour les arts visuels.


Il ne se raconte pas, il faut le voir. Il n’est pas une suite de scènes mais de tableaux, tous plus surprenants, déroutants les uns que les autres, plongeant les spectateurs dans l’expectative, comme l’ont bien perçu les comédiens qui, lors du salut, sentant une légère réticence dans les applaudissements, nous regardaient avec un petit air entendu.

Il ne s’agit pas dans ce spectacle de suivre le fil mais d’apprécier le tissu, en l’occurrence ce velours que le titre évoque et qui est la matière de l’immense rideau de scène d’un rose passé que nous sommes en quelque sorte sommés de contempler pendant que résonnent des sons qui font penser à une pluie devenant de plus en plus torrentielle. Un rideau, donc, derrière lequel se cachent les comédiens qui, en le poussant, l’écartant, opèrent de brusques apparitions et font advenir des situations plus ou moins loufoques, dont ils sont souvent très brièvement les protagonistes. 

C’est ainsi qu’après l’avoir vu frémir, entre ses pans serrés, une tête de jeune fille émerge et s’élève mystérieusement. Puis un homme fait son entrée en le repoussant, avance d’un pas décidé, ouvre sa valise qui ne contenait que trois bûches et les laisse rouler sur le sol sans en être autrement ému. Il en sera de même lorsqu’un deuxième personnage, tout aussi énigmatique que le précédent fera choir sur le sol d’énormes cailloux et disparaitra sans s’en préoccuper.

Il faut se laisser conduire sans vouloir dégager un sens précis à ce qui est proposé, à chacun d’en faire une histoire, alors, quid de la jeune fille qui avance délibérément vers cet ours bibendum qui la serre dans ses bras avant qu’elle ne se fasse avaler et joue avec lui à l’intérieur de son corps.

Ainsi allons-nous de surprises en étonnements, par exemple en écoutant l’homme en costume blanc nous faire un cours en italien sur le quattrocento sans voir l’araignée qui grimpe sur son costume ou lorsqu’une jeune fille en robe blanche vient à passer, serrant contre elle une plante verte et que soudain on la voit faire des mouvements de bouche et se mettre à cracher…des fleurs !

Quand le grand rideau est affalé l’espace scénique nous est révélé, encombré d’objets et d’autres rideaux, plus ou moins suspendus ou tirés. Il est aussi le théâtre d’un jeu dont l’élément essentiel est une sorte de grand lit pouvant servir d’estrade ou de podium selon que les comédiens s’y propulsent ou qu’ils le transforment en lieu d’exposition pour y montrer des animaux empaillés dont un chien pour lequel mille recommandations sont faites sans qu’on en comprenne la raison et qu’on n’y perçoive autre chose que les obsessions de l’installateur. Il y a aussi un canard, une biche, une tête de sanglier encore emballée qui servira de cale quand on essaiera de   placer debout un soldat en uniforme austro-hongrois, genre soldat de plomb mais grandeur nature. Drôle de le voir s’animer tout à coup avant d’aller s’asseoir sur le rebord de l’estrade. Non, il n’était pas en cire !

Les propositions se multiplient, on fait tourner l’estrade de plus en plus vite, les grosses pierres placées dessus sont propulsées dur le sol. Rythme, animation semblent les maitres mots ce cet acte ludique. Puis on retire l’estrade pour laisser  la comédienne apparue entortillée dans de nombreuses étoffes nous offrir une séance de  strip tease à sa manière, à l’arrache, jetant violemment une couche de tissu après l’autre avant d’aller positionner une armure sur sa poitrine, et la frapper avec un bâton, s’écrouler en martyre  pour devenir une sorte de Jeanne d’Arc, encore une allusion surprenante, ubuesque sur un fond de musique baroque.

Si le rire ou le sourire ont lié les spectateurs, ceux-ci ont frémi de concert à l’idée de se faire envelopper par l’immense rideau rouge déployé sur la scène et volant vers nous mais bientôt retiré sur l’air des Pêcheurs de perles de Bizet.

Les interprètes, Etienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich sont d’autant plus inénarrables qu’ils gardent la plupart d temps l’air impassible devant ces situations burlesques qu’ils contribuent à produire ou  à subir.

Un spectacle pour célébrer l’inventivité, faire travailler l’imaginaire .

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 novembre au Maillon

Inconditionnelles

Tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette pièce le témoignage bouleversant qu’il veut être et pourtant nous avons ressenti comme une difficulté à y adhérer et n’avons pu partager totalement l’enthousiasme du public qui l’a chaleureusement applaudie.


©Christophe Raynaud de Lage

Cependant nous devons retenir nombre de points positifs pour ce spectacle de près de deux heures qui nous conduit entre les murs d’une prison où se sont rencontrées deux femmes Chess (Grace Seri) et Serena (Bwanga Pilipili) purgeant leur peine. Leur cohabitation a construit une amitié amoureuse e qui va être sérieusement mise à l’épreuve par la séparation qui s’annonce, Serena venant d’obtenir sa libération conditionnelle.

Le texte de la pièce écrit en 2015 sous le titre anglais de « Hopelessly Devoted » par la non-binaire Kae Tempest connu(e) pour sa poésie, son théâtre, sa musique a suscité chez la chorégraphe, chanteuse et actrice d’origine britannico-rwandaise, Dorothée Munyaneza le désir de le mettre en scène après en avoir assuré la traduction.

Nous assistons à sa création, ce jour au TNS.

Pour représenter l’espace carcéral, la scénographe Camille Duchemin met en place sur le sol un grand damier dont les lignes sont comme les barreaux de la prison, toutefois lorsqu’à certains moments on le soulève apparaissent de nombreuses lignes d’écriture évoquant les textes que Chess écrit pour les chansons qu’elle chante parfois qui agacent ceux qui lui reprochent de faire du bruit mais constituent son échappatoire.

En fond de scène d’épaisses tentures ferment le lieu laissant deviner la présence constante des surveillantes dont l’une d’elle (Davide-Christelle Sanvee ) vient régulièrement pour emmener Chess auprès d’une intervenante Silver(Sondos Belhassen) qui, malgré les résistances de Chess, veut la conduire à produire ses chansons. Munie de sa boite à rythmes elle finira par obtenir gain de cause. Les rencontres ont lieu à « l’atelier » qui n’est autre que la deuxième moitié de l’espace scénique, sa mise en lumière le matérialisant pendant que l’autre, la « cellule » reste dans l’ombre.

Quand les deux codétenues se retrouvent c’est pour évoquer les angoisses de Serena qui se demande comment sera sa vie après la prison, les encouragements de Chess, leur douleur d’être séparées de leurs enfants, l’espoir pour Chess que Serena une fois dehors pourra retrouver sa fille Kayla pour laquelle elle a composé une chanson. Dans cette mise en scène, on nous les montre souvent serrées l’une contre l’autre pour se soutenir, se réconforter ou se lançant parfois dans des danses qui expriment leur désir de liberté. Peut-être cela nous a-t-il paru assez convenu…

La mise en scène attache une grande importance à l’allure physique de ces femmes très belles que l’incarcération ne semble pas avoir gâchée. Il faut dire que leurs uniformes de détenues restent très esthétiques, des salopettes vertes plutôt seyantes, quant à l’intervenante elle se présente toujours dans des tenues qui soulignent son élégance de jolie femme blonde(costumes Lila John) peut-être ce décalage avec le contexte , nous a-t-il interrogés…

Un des atouts de ce spectacle c’est l’implication des comédiennes qui s’adonnent de tout leur corps à cette quête de leur autonomie, de leur amour et de la liberté, cela passe aussi en grande partie par la musique, les chansons de Kae Tempest et Dan Carey revisitées par le musicien Ben LaMar Gay et qui émaillent  l’ensemble de cette production.

Une pièce qui nous permet d’aborder le monde carcéral qui ne cesse de poser bien évidemment le problème de la liberté.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 5 novembre au TNS, en salle jusqu’au15 novembre

Le texte est publié par l’Arche-éditeur

Bells and Spells

Dans cette grande famille d’artistes où brille en majesté le nom de Charlie Chaplin, nous demandons pour ce spectacle, Victoria sa fille et Aurélia sa petite-fille.


Présenté par le TJP CDN Strasbourg-Grand Est et le Maillon le spectacle nous invite à travers une série de séquences à nous laisser emporter par la magie au sens propre du terme, celle qui se pratique dans les cabarets ou les cirques pour surprendre, émerveiller son public.

© Richard Haughton

Présentement il y avait de quoi. « Objets inanimés avez-vous donc une âme… » On a envie de parodier la citation ou plutôt d’y répondre par l’affirmative car, dans ce décor qui peut évoquer, la salle d’attente du médecin ou un salon bourgeois ou tout autre lieu, les tables ou les chaises se meuvent sans crier gare, les cloisons sont mobiles, des vêtements surgissent des corps, des paravents en cachent ou en font surgir d’autres dont les tenues peuvent en un instant radicalement changer de coupes ou de couleurs. (Scénographie et costumes Victoria Thierrée Chaplin)

On en reste sur nos interrogations et sur notre admiration quant à l’habileté de la conception qui a présidé à cette réalisation et quant à la virtuosité que cela implique pour la faire advenir.

Apparition, dissimulation, disparition, la scène est comme un immense terrain de jeu qui ne cesse de capter notre attention. Y demeure, en bonne place, le personnage principal, une jeune, jolie et charmante jeune femme atteinte de cleptomanie, ce dérèglement comportemental qui la pousse à dérober toutes sortes d’objets, fournit le prétexte à des situations ubuesques, comme emporter un tableau, vider le contenu d’une étagère, s’affubler d’une coiffe scintillante, devoir ensuite s’accommoder de leurs exigences.

En toute élégance la voilà dans les bras d’un bel homme (Jaime Martinez) avec qui elle s’engage dans un fougueux tango imaginé et chorégraphié par Armando Santin et Victoria Thierrée Chaplin. (Conception sonore Dom Bouffard)

On suit ses voltiges, ses envolées vêtues de superbes robes qui accentuent sa grâce et nous la montrent dans des situations surréalistes comme lors de cette chevauchée fantastique où on la voit caracoler sur un échafaudage de porte-manteaux agencés en une étrange monture.

 Fidèle à l’ancêtre, le spectacle est muet et joue comme il se doit sur l’expressivité des corps, et l’intensité des regards pour nous entraîner irrésistiblement dans  le monde  de la magie, de l’émerveillement  et de la poésie.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 17 octobre au Maillon

Sauvez vos projets (et peut-être le monde) avec la méthode itérative

Ce créateur de spectacle, Antoine Defoort, de plus excellent interprète, mériterait, selon nous, le Nobel de l’humour s’il existait, tant il nous ravit par ses prestations aussi intelligentes que drôles. Son retour au Maillon pour trois soirées fut un vrai bonheur pour tous ceux qui ont eu déjà l’occasion de suivre et apprécier ses spectacles dont le fameux « Un faible degré d’originalité » en 2022, ici même, qui portait sur la propriété intellectuelle dans le domaine artistique.


© Antoine Defoort & Kévin Matagne & Un Robot

Toujours sous forme de causerie ou conférence, car c’est sur ce mode qu’il intervient, il va jouer à nous initier à ce qu’il appelle « la méthode itérative ».

Drôle, la façon très naturelle dans laquelle il se place et nous place, nous devenons des potaches, au mieux des étudiants, des auditeurs auxquels de manière très « pédagogique » il a des révélations à faire. Il arrive très décontracté et se présente, son tee-shirt porte le logo « Prototype » et sa casquette la mention « Je n’ai pas tous les éléments » précisant qu’elle permet grâce à un petit bouton de lancer les vidéos nécessaires à ses démonstrations.

Tout d’abord attirer notre attention sur une notion le « design », profitant de ce terme très en vogue, généralement attribué aux meubles ou objets tout juste inventés, il en fait l’étymologie et donc nous révèle qu’il vient du mot « dessin » (qui s’écrit « dessein » au 17ème siècle) et que simplement il signifie « désigner » et peut vouloir dire qu’une idée devienne forme et qu’à ce titre on peut l’attribuer à la fabrication de notre tartine du petit déjeuner. Il se plait alors à nous en détailler les étapes et c’est assez jouissif pour que cet exemple trivial, nous fasse entrer avec curiosité et amusement dans sa grande démonstration sur la méthode qu’il se propose de nous indiquer afin que nous évitions tout échec dans nos processus de création.

Usant d’un moyen qu’il prétend pertinent et dont il aime à se servir, à savoir, «  la métaphore »  il nous explique à grand renfort de schémas  projetés sur l’écran comment nous pouvons faire passer une idée d’une personne à une autre sachant qu’entre nos cerveaux existerait un espace intercérébral, comparable à l’espace intersidéral et qui nécessiterait  l’intervention de « vaisseaux» pour transporter les idées, ,les phrases, bien  sûr mais que de malentendus à prévoir, d’incompréhensions, de tensions qui obligent à analyser puis à reformuler, un chemin plein de pièges, entre conception et fabrication. Notre « conférencier » nous prend à témoin de tous ces aléas avec toujours cette rigueur dans l’exposé des problèmes et cette fantaisie qui transparaît dans leurs éventuelles solutions. Un paradoxe séduisant, captivant.

Un spectacle ludique, une ode à l’intelligence comme sait si bien le réussir le collectif L’Amicale.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 10 octobre au Maillon

De nos voix viendra la lumière

La 11e édition de la Fiesta des Suds réunissait notamment MC Solaar, Fatoumata Diawara et Angélique Kidjo

Face à la mer se dresse le Mucem, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Comme un bateau transportant hommes et cultures depuis la nuit des temps sur cette mer qui lui sert de berceau. Des bateaux culturels poussés par les alizés sonores des artistes invités à la 11e édition de la Fiesta des Suds, cet important festival des musiques du monde accueillant ce sud lointain et finalement si proche.


Des alizés portés par les vents furieux de la guerre que nos artistes ont tenté de calmer par des paroles apaisantes comme celles d’Ayo, la chanteuse nigériane bien connue du public français qui a ouvert cette 11e édition ou le Ya Sidi d’Orange Blossom, ce magnifique cri déchirant le crépuscule marseillais et arrachant au public plaintes et ovations. Le groupe nantais, alternant moments d’émotion et exaltations électro-rocks avait à cœur de présenter sa nouvelle chanteuse, Maria Hassan, réfugiée syrienne qui, de sa voix de pythie tirée des flots de la mer et enveloppée dans son charme vespéral, a très vite ensorcelé le public.

Car il était dit que même le mistral ne pourrait s’opposer à ces alizés musicaux et qui sèmerait le vent récolterait, selon le capitaine MC Solaar, tête d’affiche de cette onzième édition, le tempo bien évidemment. Dans son navire, l’amiral du rap français avait convoqué anciennes et nouvelles générations dans un même élan en dispensant titres de son dernier album et tubes d’antan comme autant d’exploits racontés par ce marin d’exception qui n’a rien perdu de sa verve.

Fatoumata Diawara
© Laurent Pfaadt

Le meilleur était à venir avec l’arrivée d’un cyclone déferlant depuis le Mali. Le concert de Fatoumata Diawara constitua réellement le point d’orgue du festival. Et il était dit qu’une princesse masquée viendrait, telle une magicienne, enchanter la cité phocéenne. L’artiste malienne a ainsi revêtu tour à tour les masques musicaux de l’afro-beat puis du blues malien usant de sa guitare comme d’un sceptre et effectuant danses et transes qui ont fait de ce concert un moment d’anthologie où résonnèrent notamment les titres de son dernier album, London KO, sorti en mai dernier. Artiste engagée en faveur des migrants ou contre l’excision avec des titres comme Nferini et Sowa et appelant son public à « oublier les frontières car nous sommes tous des êtres humains et avons tous les mêmes droits », Fatoumata Diawara a également rendu hommage à ses anciens partenaires musicaux, Damon Albarn et surtout M.

Angelique Kidjo
© Laurent Pfaadt

Restait à Angélique Kidjo, la reine des reines musicales africaines, à conclure cette édition. Entre hommages à Celia Cruz tirés de son album Celia (2019) et à Miriam Makeba, celle qui est ambassadrice internationale de l’UNICEF a délivré un message humaniste en faveur de la liberté et de l’éducation chantant notamment Agolo avec les enfants de la cité des Minots, programme d’éducation artistique et culturelle mené chaque année avec 750 écoliers au sein d’écoles élémentaires REP – REP+. Toujours aussi généreuse avec son public, elle lui a offert son dernier single, Joy – joie en anglais – qui demeure avant tout pour elle « un état d’esprit » qu’elle a propagé telle une brise.

Portée par cette dernière, un papillon s’est alors mis à voler sur scène. « De nos mains viendra la lumière » écrivit Homère sur les murs du Mucem comme pour attraper, dans cet effet papillon provoqué par le festival, celles de ces minots qui construiront, à n’en point douter, les bateaux culturels de demain.

Par Laurent Pfaadt

Beretta 68

Un court avertissement avant le début du spectacle nous met en garde contre une violence qui pourrait s’exprimer au cours de cette prestation, occasionner un malaise nous poussant à quitter la salle, les sorties nous étant indiquées ! Oh ! là là ! il va falloir être attentifs !


© Jean-Louis Fernandez

Et d’un coup, elles déboulent comme des furies, se précipitant, se bousculant, elles, ce sont les huit comédiennes, anciennes élèves du groupe 47 de l’Ecole du TNS, toutes formations confondues, Loïs Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier, Manon Xardel qui ont formé le Collectif FASP, (filles à son papa) et qui ont co-écrit et mis en scène ce spectacle, issu d’une carte blanche que l’école leur avait proposé en 3 ème année. Les voilà, aujourd’hui bien décidées à nous en remontrer quant à la condition masculine qu’elles ont manifestement placée dans leur collimateur. Il va s’agir à l’évidence d’un spectacle féministe car « ras -le -bol » de la suprématie des hommes et du patriarcat qui écrase les femmes depuis toujours et partout. Alors, leur tirer dessus, pourquoi pas ? Le titre de la pièce devient à ce propos fort suggestif et pertinent (le Beretta étant un célèbre pistolet semi-automatique). Légitimer la violence des femmes, une hypothèse qui pourrait faire consensus.

Mais voyons la manière de nous en convaincre.

Jouer un groupe de femmes qui se réunissent dans une laverie désaffectée pour élaborer, discuter de comment agir contre la prééminence des hommes. Toutes ne seront pas du même avis concernant l’usage de la violence mais d’abord pour nourrir leurs réflexions, pourquoi pas choisir au préalable une référence incontournable, le SCUM Manifesto, manifeste  de l’américaine Valérie Solanas , écrit en 1967,avant son coup d’éclat, en 1968, tirer sur le célèbre artiste Andy Warhol, ce qui lui valut de gros ennuis avec la justice.

Le spectacle nous embarque dans cette rétrospective pour faire vivre cette femme, icône des féministes les plus radicales en confiant ce rôle à la comédienne Jade Emmanuel qui clame haut et fort les extraits du Manifesto et avec une conviction inébranlable porte ce personnage, nous la montrant toujours en action, mettant les autres en demeure de reconnaitre sa valeur d’écrivaine et la justesse de ses engagements, sa capacité à se passer d’avocat et à vouloir se défendre elle-même quitte à passer pour folle.

On retrouve le groupe des activistes dans leur laverie où se manifeste leur désir d’agir sans parvenir à l’unanimité, l’une raconte tout en préparant des sandwiches comment sa mère lui a inculqué les principes à respecter pour devenir une femme parfaite, d’autres préparent  des cocktails Molotov en remplissant des petites canettes de bière avec de l’alcool à brûler, on les voit enfiler de grands manteaux sombres  ou accrocher une reproduction du tableau  d’Artemisia Gentileschi montrant Judith décapitant Holopherne, autant de petites actions qui soulignent leurs intentions d’affirmer qu’elles sont prêtes à se manifester sans exclure violence et désobéissance civile.

La violence légitime est aussi évoquée par le rappel de l’acte de Jacqueline Sauvage qui a tué son mari qui la persécutait, « a-t-elle eu tort ? » posent-elles comme question, pour d’autres, qui ont agi ainsi, même leitmotiv : « a-t-elle eu tort ? »

Porté avec conviction par de jeunes comédiennes pleines d’énergie et très habiles dans leurs prestations, ce spectacle interpelle d’autant que le sujet est des plus actuels, vu le procès en cours des violeurs en série, sans oublier bien d’autres forfaits commis par la gent masculine.

Un « Scum » bien vu, bien pensé, bien mené.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 octobre  au TNS  salle Gignoux  jusqu’au 18 octobre