En à peine plus d’une semaine, les concerts de l’OPS ont affiché deux beaux programmes, associant grandes œuvres du répertoire et solistes de renom : le pianiste Alexandre Kantorow et la violoniste Simone Lamsma. Invitée pour la première fois à Strasbourg, Oksana Lyniv dirigeait l’un des deux concerts.
A moins de trente ans, Alexandre Kantorow est un jeune pianiste bardé de premiers prix de concours, de diapasons d’or et d’autres récompenses discographiques, notamment pour ses poignantes interprétations de l’oeuvre pianistique du jeune Brahms. Jouant dans les grandes salles du monde entier, tant comme soliste que comme concertiste, il a aussi fondé le festival des Rencontres musicales de Nîmes avec le violoncelliste Aurélien Pascal et la violoniste Liya Petrova, particulièrement appréciée lors de son récent passage à Strasbourg. On était donc très curieux d’entendre Kantorow dans un répertoire différant quelque peu de celui dans lequel il s’est, jusqu’à maintenant, fait connaître.
Datant de 1806, le quatrième concerto pour piano et orchestre de Beethoven fait partie, avec la quatrième symphonie, de ses œuvres les plus solaires et les plus enjouées, avec un premier mouvement d’une très grande fluidité mélodique. Dès l’entrée du thème principal au piano, on est quelque peu surpris de l’ambiance statique et sombre que notre soliste suscite d’emblée, quand on y entend habituellement celle d’un éveil lumineux. L’orchestre lui répond immédiatement sur un rythme un peu martial, avec des timbres à la verdeur accentuée par un recul assez audible du registre grave. Histoire de se rassurer, on se dit que le retour du piano va corriger cette impression première, mais il n’en sera rien. Contre toute attente, l’ensemble de ce premier allegro, jusque dans la cadence du soliste, demeurera dans une atmosphère d’introversion intimiste et pour le moins rigide. L’étonnant second mouvement, où piano et orchestre évoluent chacun de leur côté avant de finir par se rejoindre, sera joué sans mystère ni engagement, avec des coups d’archets peu expressifs et un jeu pianistique assez indifférent. Quant à l’exubérance du rondo final, elle a surtout fait entendre des accents guerriers quelque peu agressifs.
Deux bis, l’un consacré à Brahms, l’autre à Stravinski nous ont fait retrouver le Kantorow que l’on aime. Dans le magnifique intermezzo de l’opus 117, on admire la beauté du toucher et le naturel de l’inspiration. Avec le mélange de poésie et de virtuosité déployées dans le finale de l’Oiseau de feu (dans sa réduction au piano), il semble insurpassable. Kantorow au meilleur de lui-même !
En deuxième partie de ce concert ayant débuté par Shadows of Stillness, une courte pièce, picturale et assez joliment colorée, de la jeune compositrice slovène Nina Senk, figurait la quatrième symphonie de Johannes Brahms, son avant-dernière grande oeuvre pour orchestre créée en 1885, avant le double concerto pour violon et violoncelle deux ans plus tard, les dernières années n’étant plus consacrées qu’à la musique de chambre et à quelques pièces vocales. Là encore, on était curieux d’entendre Aziz Shokhakimov dans un répertoire où, à l’exception d’un Requiem allemand la saison dernière, on ne l’a guère entendu depuis sa prise de fonction à Strasbourg. Bien mieux que lors du requiem, on eût une interprétation assez originale et une bien belle exécution orchestrale (supérieure, semble-il, ce soir du 27 février à celle du concert de la veille). Certes, les mélomanes accoutumés aux voluptés sonores de l’orchestre philharmonique de Berlin, que ce soit avec Karajan, Abbado ou Rattle auront pu être surpris de cette approche fondée sur des attaques assez vives, des notes assez courtes, des phrasés anguleux et une certaine verdeur de timbres. L’aspect élégiaque et automnale de cette symphonie recule quelque peu au profit d’une dimension plus conflictuelle et tourmentée, particulièrement audible dans le mouvement lent et la passacaille finale. Cette grande œuvre tolère, à vrai dire, bon nombre d’approche et d’autres grands chefs, comme Carlos Kleiber ou David Zinmann, ont eux aussi déployé dans Brahms cette esthétique sonore que l’on peut appeler toscaninienne. On est par ailleurs reconnaissant à Shokhakimov d’avoir opté pour le grand orchestre car, à la différence de Beethoven, Schubert, Schumann ou Mendelssohn, tous les essais ‘’historiquement informés’’ d’effectifs orchestraux resserrés ne se sont pas montrés très concluants dans la musique de Brahms.
Il a bien fallu quelques minutes, environ le temps de l’exposition, pour que le jeu un peu ‘’brut de décoffrage’’ de l’orchestre cède la place à une cohérente énergie, formant un solide rempart contre le penchant mélancolique de l’oeuvre. Après le second mouvement andante, plus tourmenté que contemplatif, l’allegro giocoso emporte tout sur son passage, enchaînant sur une prodigieuse passacaille, mise en valeur par tous les vents solistes et soulevée par un orchestre chauffé à blanc, d’une cohésion hors du commun. Cette manière tempétueuse sied particulièrement à cette extraordinaire succession de trente cinq variations où Brahms, dans la lignée de Bach et de Beethoven, confirme ses qualités de grand maître du genre.
S’il est donc des œuvres, comme cette quatrième de Brahms, qui acceptent parfaitement une grande pluralité d’approches, il s’en trouve en revanche dont le sens demeure plus univoque et doit être fixé par l’interprétation. C’est le cas de cette seconde symphonie de Schumann qui figurait en seconde partie de concert le soir du vendredi 7 mars, sous la conduite d’Oksana Lyniv. A rebours des quelques grands interprètes de cette symphonie que sont Georges Szell, Léonard Bernstein, Herbert von Karajan, Wolfgang Sawallisch, Nikolaus Harnoncourt, Yannick Nézzet-Seguin, il s’en trouve beaucoup d’autres n’ayant apparemment pas saisi son irréductible fébrilité intérieure, sa combativité, sa puissante atmosphère maniaco-dépressive. La jouer dans l’optique d’un juste milieu aimable et nourri de bonnes dispositions lui enlève à peu près tout ce qu’elle a d’essentiel. Artisan d’une belle intégrale Schumann sur instruments d’époque, un chef comme John Eliott Gardiner ne nous propose pas moins une seconde symphonie, certes d’une grande beauté sonore mais dépourvue de tout engagement vital. C’est une approche similaire qui se faisait entendre sous la baguette, au demeurant méticuleuse et attentionnée, d’Oksana Lyniv.
Dans ce violent combat entre mélancolie plombante et effort vital pour la surmonter qui traverse tout le premier mouvement, jamais la mayonnaise ne prend du fait d’une douceur générale, celle des attaques, des accents, des forte. Les quelques beaux cantabile qui, ci ou là, se font entendre sont, dans pareil contexte, tout à fait anecdotiques. Le très regretté Giuseppe Sinopoli, médecin-psychiatre en même temps que compositeur et chef d’orchestre, savait quant à lui faire entendre le coeur battant de cette musique ! En dépit d’un tempo soutenu, le scherzo, moment maniaque s’il en est, se contente de phrasés confortables, proches d’un menuet et prévient tout espèce d’incendie dans la coda. Faire du splendide mouvement lent le motif d’une simple déploration revient à colmater les abîmes de cette musique ! Quand au dernier mouvement allegro vivace, joué avec rondeur, souplesse et une puissance des plus retenues, il ne restitue pas le caractère artificiel de cette joie excessive, retrouvée mais fragile, suscitée par aucun mobile extérieur, n’étant que le retour inopiné d’une santé intérieure momentanément recouvrée.

Photo Grégory Massat
Ce concert, donné en unique soirée, avait commencé par une fort belle exécution du Prélude de l’acte 1 de Parsifal, témoignant des talents wagnériens d’Oksana Lyniv, première femme invitée à diriger à Bayreuth. Le quatuor à cordes de l’orchestre et la trompette solo de Jean-Christophe Mentzer campent un début splendide, d’une atmosphère très prenante, qui se maintient jusqu’à la dernière mesure. Le mitan de cette ouverture donne, encore une fois, l’occasion de se réjouir de la très haute qualité des pupitres de cuivre dont nous disposons à Strasbourg. Venue il y deux ans pour le premier concerto de Shostakovitch, la violoniste Simone Lamsma, encore jeune mais reconnue sur la scène internationale, est ce soir-là soliste d’une autre grande œuvre du 20e siècle, le concerto du finlandais Jean Sibelius, composé en 1903-1904 et dont la version définitive date de 1905. Avec les moyens violonistiques qui sont les siens, notre soliste invitée soulève l’enthousiasme d’une salle qui, du coup, l’applaudit entre chaque mouvement. Reste toutefois à savoir si un jeu aussi démonstratif et extraverti exprime vraiment l’austérité sombre et minérale de ce concerto. Conduit par Oksana Lyniv, l’orchestre ne se contente pas d’accompagner et joue sa partition dans un esprit bien plus proche de l’oeuvre.
Michel Le Gris