Archives de catégorie : Musique

Une prodigieuse passacaille

En à peine plus d’une semaine, les concerts de l’OPS ont affiché deux beaux programmes, associant grandes œuvres du répertoire et solistes de renom : le pianiste Alexandre Kantorow et la violoniste Simone Lamsma. Invitée pour la première fois à Strasbourg, Oksana Lyniv dirigeait l’un des deux concerts.


A moins de trente ans, Alexandre Kantorow est un jeune pianiste bardé de premiers prix de concours, de diapasons d’or et d’autres récompenses discographiques, notamment pour ses poignantes interprétations de l’oeuvre pianistique du jeune Brahms. Jouant dans les grandes salles du monde entier, tant comme soliste que comme concertiste, il a aussi fondé le festival des Rencontres musicales de Nîmes avec le violoncelliste Aurélien Pascal et la violoniste Liya Petrova, particulièrement appréciée lors de son récent passage à Strasbourg. On était donc très curieux d’entendre Kantorow dans un répertoire différant quelque peu de celui dans lequel il s’est, jusqu’à maintenant, fait connaître.

Datant de 1806, le quatrième concerto pour piano et orchestre de Beethoven fait partie, avec la quatrième symphonie, de ses œuvres les plus solaires et les plus enjouées, avec un premier mouvement d’une très grande fluidité mélodique. Dès l’entrée du thème principal au piano, on est quelque peu surpris de l’ambiance statique et sombre que notre soliste suscite d’emblée, quand on y entend habituellement celle d’un éveil lumineux. L’orchestre lui répond immédiatement sur un rythme un peu martial, avec des timbres à la verdeur accentuée par un recul assez audible du registre grave. Histoire de se rassurer, on se dit que le retour du piano va corriger cette impression première, mais il n’en sera rien. Contre toute attente, l’ensemble de ce premier allegro, jusque dans la cadence du soliste, demeurera dans une atmosphère d’introversion intimiste et pour le moins rigide. L’étonnant second mouvement, où piano et orchestre évoluent chacun de leur côté avant de finir par se rejoindre, sera joué sans mystère ni engagement, avec des coups d’archets peu expressifs et un jeu pianistique assez indifférent. Quant à l’exubérance du rondo final, elle a surtout fait entendre des accents guerriers quelque peu agressifs.

Deux bis, l’un consacré à Brahms, l’autre à Stravinski nous ont fait retrouver le Kantorow que l’on aime. Dans le magnifique intermezzo de l’opus 117, on admire la beauté du toucher et le naturel de l’inspiration. Avec le mélange de poésie et de virtuosité déployées dans le finale de l’Oiseau de feu (dans sa réduction au piano), il semble insurpassable. Kantorow au meilleur de lui-même !

En deuxième partie de ce concert ayant débuté par Shadows of Stillness, une courte pièce, picturale et assez joliment colorée, de la jeune compositrice slovène Nina Senk, figurait la quatrième symphonie de Johannes Brahms, son avant-dernière grande oeuvre pour orchestre créée en 1885, avant le double concerto pour violon et violoncelle deux ans plus tard, les dernières années n’étant plus consacrées qu’à la musique de chambre et à quelques pièces vocales. Là encore, on était curieux d’entendre Aziz Shokhakimov dans un répertoire où, à l’exception d’un Requiem allemand la saison dernière, on ne l’a guère entendu depuis sa prise de fonction à Strasbourg. Bien mieux que lors du requiem, on eût une interprétation assez originale et une bien belle exécution orchestrale (supérieure, semble-il, ce soir du 27 février à celle du concert de la veille). Certes, les mélomanes accoutumés aux voluptés sonores de l’orchestre philharmonique de Berlin, que ce soit avec Karajan, Abbado ou Rattle auront pu être surpris de cette approche fondée sur des attaques assez vives, des notes assez courtes, des phrasés anguleux et une certaine verdeur de timbres. L’aspect élégiaque et automnale de cette symphonie recule quelque peu au profit d’une dimension plus conflictuelle et tourmentée, particulièrement audible dans le mouvement lent et la passacaille finale. Cette grande œuvre tolère, à vrai dire, bon nombre d’approche et d’autres grands chefs, comme Carlos Kleiber ou David Zinmann, ont eux aussi déployé dans Brahms cette esthétique sonore que l’on peut appeler toscaninienne. On est par ailleurs reconnaissant à Shokhakimov d’avoir opté pour le grand orchestre car, à la différence de Beethoven, Schubert, Schumann ou Mendelssohn, tous les essais ‘’historiquement informés’’ d’effectifs orchestraux resserrés ne se sont pas montrés très concluants dans la musique de Brahms.

Il a bien fallu quelques minutes, environ le temps de l’exposition, pour que le jeu un peu ‘’brut de décoffrage’’ de l’orchestre cède la place à une cohérente énergie, formant un solide rempart contre le penchant mélancolique de l’oeuvre. Après le second mouvement andante, plus tourmenté que contemplatif, l’allegro giocoso emporte tout sur son passage, enchaînant sur une prodigieuse passacaille, mise en valeur par tous les vents solistes et soulevée par un orchestre chauffé à blanc, d’une cohésion hors du commun. Cette manière tempétueuse sied particulièrement à cette extraordinaire succession de trente cinq variations où Brahms, dans la lignée de Bach et de Beethoven, confirme ses qualités de grand maître du genre.

S’il est donc des œuvres, comme cette quatrième de Brahms, qui acceptent parfaitement une grande pluralité d’approches, il s’en trouve en revanche dont le sens demeure plus univoque et doit être fixé par l’interprétation. C’est le cas de cette seconde symphonie de Schumann qui figurait en seconde partie de concert le soir du vendredi 7 mars, sous la conduite d’Oksana Lyniv. A rebours des quelques grands interprètes de cette symphonie que sont Georges Szell, Léonard Bernstein, Herbert von Karajan, Wolfgang Sawallisch, Nikolaus Harnoncourt, Yannick Nézzet-Seguin, il s’en trouve beaucoup d’autres n’ayant apparemment pas saisi son irréductible fébrilité intérieure, sa combativité, sa puissante atmosphère maniaco-dépressive. La jouer dans l’optique d’un juste milieu aimable et nourri de bonnes dispositions lui enlève à peu près tout ce qu’elle a d’essentiel. Artisan d’une belle intégrale Schumann sur instruments d’époque, un chef comme John Eliott Gardiner ne nous propose pas moins une seconde symphonie, certes d’une grande beauté sonore mais dépourvue de tout engagement vital. C’est une approche similaire qui se faisait entendre sous la baguette, au demeurant méticuleuse et attentionnée, d’Oksana Lyniv.

Dans ce violent combat entre mélancolie plombante et effort vital pour la surmonter qui traverse tout le premier mouvement, jamais la mayonnaise ne prend du fait d’une douceur générale, celle des attaques, des accents, des forte. Les quelques beaux cantabile qui, ci ou là, se font entendre sont, dans pareil contexte, tout à fait anecdotiques. Le très regretté Giuseppe Sinopoli, médecin-psychiatre en même temps que compositeur et chef d’orchestre, savait quant à lui faire entendre le coeur battant de cette musique ! En dépit d’un tempo soutenu, le scherzo, moment maniaque s’il en est, se contente de phrasés confortables, proches d’un menuet et prévient tout espèce d’incendie dans la coda. Faire du splendide mouvement lent le motif d’une simple déploration revient à colmater les abîmes de cette musique ! Quand au dernier mouvement allegro vivace, joué avec rondeur, souplesse et une puissance des plus retenues, il ne restitue pas le caractère artificiel de cette joie excessive, retrouvée mais fragile, suscitée par aucun mobile extérieur, n’étant que le retour inopiné d’une santé intérieure momentanément recouvrée.

Concert du 7 mars avec la cheffe Oksana Lyniv et la violoniste Simone Lamsma
Photo Grégory Massat

Ce concert, donné en unique soirée, avait commencé par une fort belle exécution du Prélude de l’acte 1 de Parsifal, témoignant des talents wagnériens d’Oksana Lyniv, première femme invitée à diriger à Bayreuth. Le quatuor à cordes de l’orchestre et la trompette solo de Jean-Christophe Mentzer campent un début splendide, d’une atmosphère très prenante, qui se maintient jusqu’à la dernière mesure. Le mitan de cette ouverture donne, encore une fois, l’occasion de se réjouir de la très haute qualité des pupitres de cuivre dont nous disposons à Strasbourg. Venue il y deux ans pour le premier concerto de Shostakovitch, la violoniste Simone Lamsma, encore jeune mais reconnue sur la scène internationale, est ce soir-là soliste d’une autre grande œuvre du 20e siècle, le concerto du finlandais Jean Sibelius, composé en 1903-1904 et dont la version définitive date de 1905. Avec les moyens violonistiques qui sont les siens, notre soliste invitée soulève l’enthousiasme d’une salle qui, du coup, l’applaudit entre chaque mouvement. Reste toutefois à savoir si un jeu aussi démonstratif et extraverti exprime vraiment l’austérité sombre et minérale de ce concerto. Conduit par Oksana Lyniv, l’orchestre ne se contente pas d’accompagner et joue sa partition dans un esprit bien plus proche de l’oeuvre.

Michel Le Gris

Musique en Alsace

Il est des concerts où, dès les premières notes, on se dit qu’une grande soirée musicale commence. Cette impression première s’est trouvée plus que confirmée lors du dernier concert de l’OPS avec la jeune violoniste Liya Petrova et le chef invité Michael Sanderling.


Photo : Gregory Massat

Quelle beauté de jeu, quel lyrisme à la fois retenu et fervent, quelle pureté d’inspiration dans le concerto pour violon de Mendelssohn, rarement bien joué ! Dès l’entrée du violon exposant le thème principal, Liya Petrova trouve le ton juste là où tant d’autres s’égarent dans une sentimentalité un peu niaise, ou bien s’en préservent en campant sur une rigueur hors de propos. Avec la première réplique de l’orchestre, on se réjouit aussi de l’élégance de jeu qu’en obtient Michael Sanderling, avec notamment des cordes douces et sensuelles dans un équilibre instrumental d’une clarté exemplaire. Tant du côté de la soliste que de l’orchestre, cette qualité du dialogue ne faiblira à aucun moment. L’andante central fut un sommet de poésie, rapprochant le violon de Mendelssohn du piano de Schumann, celui de la rêverie des Scènes d’enfants. Virtuose comme il se doit, l’allegro molto vivace final ne se départit à aucun moment de cette grande ligne poétique et musicale. Et quel soutien orchestral !

Liya Petrova joue souvent avec d’autres amis musiciens, comme les talentueux pianistes Adam Laloum, Alexandre Kantorow ou Eric Le Sage. C’est avec deux des musiciens de l’orchestre – le violoncelle solo Alexander Somov et Charlotte Juillard, le violon super-soliste – qu’elle a donné, en bis, deux petites pièces virtuoses de Bela Bartok.

Michael Sanderling est le cadet des fils de Kurt Sanderling, grand chef d’orchestre allemand du 20è siècle qui fut, entre autres, associé au légendaire Philharmonique de Leningrad et à son directeur Evgeny Mravinski. Ses frères aînés, Thomas et Stefan Sanderling, sont eux-mêmes chefs d’orchestre. Michael aura d’abord fait une carrière de violoncelliste, notamment comme violoncelle solo au Gewandhaus de Leipzig, avant d’opter pour la direction d’orchestre. Il a été, dix ans durant, chef de la Philharmonie de Dresde. Depuis quelques années, il est directeur musical de l’Orchestre symphonique de Lucerne, le plus vieil orchestre suisse fort d’une bonne centaine de musiciens et doté d’une des meilleures salles qui soient, où se déroule chaque année le Festival international de musique. Des enregistrements, semble-t-il peu distribués en France – intégrales Beethoven, Brahms et Shostakovitch – ont été effectués à Dresde et à Lucerne.

Se souvient-il que cette quatrième symphonie de Bruckner qu’il dirige ce soir du 6 février 2025 — dans l’édition Novak, la plus austère –, son père aussi l’avait donnée dans cette même salle, il y a une bonne trentaine d’années ? Quoi qu’il en soit, s’il était encore là, celui-ci n’aurait pas à rougir de la performance de son fils car elle se situe au plus haut niveau de ce que l’on a entendu à Strasbourg. Conduit de cette manière, avec tant de précision et d’ardeur, l’OPS soutient toutes les comparaisons et peut tourner avec ce concert dans les plus grandes salles d’Europe. Abordant cette musique de Bruckner de façon très architecturale, Michael Sanderling retient tout ce qu’elle peut receler d’anecdotique et de figuratif. Moyennant un équilibre sonore des plus expressionnistes, il y installe une ambiance à la fois dramatique et abstraite, à la manière de certains grands chefs du passé comme Otto Klemperer et Evgeny Mravinski, qu’il a sûrement du connaître dans sa jeunesse auprès de son père. La concentration qui règne alors sur scène diffuse dans la salle, d’un silence et d’une attention remarqués, en dépit de tous les maux de gorge saisonniers. Michael Sanderling, un chef que l’on espère retrouver lors de prochaines saisons.

Non loin de Strasbourg, le village viticole de Wolxheim a été ces dernières semaines le lieu de deux belles soirées musicales données au Domaine Lissner tenu par Bruno et Théo Schloegel, vignerons hors normes élaborant des vins à l’avenant. Début décembre, un premier concert était donné par le Trio Zénon formé de Charlotte Juillard et de ses amis, la violoncelliste Lydia Shelley et le pianiste Emmanuel Christien, jouant avec ferveur et justesse de style les premiers trios de Beethoven et de Mendelssohn. Quelque temps plus tard, le 26 janvier, ce fut le tour du pianiste Adam Laloum venu de Paris « roder » un concert prévu prochainement au Théâtre des Champs-Elysées. Nous eûmes ainsi le plaisir d’entendre les « petites » sonates de Schubert D566 et D557, son interprétation à la fois vigoureuse et éloquente de la troisième sonate de Brahms (qu’il a enregistré il y a quelques années) et des Kreisleriana de Schumann excellant à concilier énergie rythmique et fluidité du chant, notamment dans un début des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre. Des soirées musicales et vineuses de cet acabit, on en redemande.

Michel Le Gris

Oratorio de Noël

Rarement joué, l’Oratorio de Noël du compositeur français Camille Saint-Saëns fut plutôt à l’honneur en cette fin d’année 2024. Il se trouva à l’affiche du Philharmonique pour son concert de la mi-décembre à la salle Erasme après avoir été, quelques semaines plus tôt, donné par la Chorale strasbourgeoise au Palais des Fêtes.


© David Amiot

Pianiste et organiste virtuose, figure musicale du romantisme français, Camille Saint-Saëns, né à Paris dans les premiers temps de la Monarchie de Juillet (1835), aura vu sa longue carrière se dérouler d’abord durant le Second Empire, puis sous la Troisième République avant de s’éteindre à Alger en 1921. De son œuvre importante, on ne joue le plus souvent que ses concertos pianos n°2 et 4, son premier concerto pour violon et son troisième concerto pour violoncelle, sa symphonie n°3 « pour orgue », son Carnaval des animaux, sa Danse macabre et son opéra Samson et Dalila (parmi les treize qu’il a composés!). Avec son contemporain d’outre-Rhin Johannes Brahms, il a en commun, sinon le génie créateur, une connaissance encyclopédique de la musique et une très grande habileté d’écriture.

Créé à Paris en 1857, dans l’église de la Madeleine dont Saint-Saëns était devenu l’organiste titulaire, son Oratorio de Noël est donc l’oeuvre d’un compositeur de 23 ans. Ecrite pour un quintette de chanteurs solistes, un choeur mixte, un orgue et un orchestre à cordes, la partition comporte dix morceaux sur des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, dans un style musical assez composite, mêlant références baroques et mélodies d’époque. Elle s’achève dans un Alléluia triomphal, selon une posture caractéristique de la plupart des œuvres ultérieures du compositeur : à la différence de celles du romantisme allemand, les conclusions victorieuses ne sont jamais chez Saint-Saëns l’issue de quelque combat intérieur ou déchirure subjective, mais plutôt l’emblème d’un optimisme d’époque, dont témoignent les Expositions universelles, les réalisations architecturales comme la Tour Eiffel ou l’église du Sacré Coeur, les conquêtes d’une France coloniale. Sous cet angle, et quelles que soient les grandes qualités d’écriture de ses trois premiers mouvements, la conclusion de la symphonie avec orgue, donnée l’an passée à Strasbourg, va vraiment très loin dans cette esthétique triomphaliste.

© David Amiot

Pour cet Oratorio de Noël, Aziz Shokhakimov, le directeur de l’OPS, disposait de l’excellent choeur de l’Opéra du Rhin et d’un quintette de bons solistes. Il a choisi de le jouer avec un vaste tapis de cordes, quasiment tout le quatuor à cordes du philharmonique (plus de soixante musiciens). L’oeuvre évolua ainsi dans un climat de grande volupté sonore, la puissance instrumentale et vocale déployée mettant particulièrement en avant sa dimension opératique.

Ce concert, dédoublé en deux soirées – celles du 18 et
19 décembre –, s’achevait avec la Shéhérazade de Rimski-Korsakov, suite symphonique en quatre mouvements pour violon solo et grand orchestre dont le motif littéraire est l’évocation d’histoires contées par une jeune odalisque à un sultan misogyne et paranoïaque, afin de retarder la mise à mort à laquelle finalement elle échappera. L’OPS a toujours été très à l’aise dans cette œuvre techniquement exigeante, que ce soit sous la direction de Marko Letonja ou de celle, plus ancienne, de Kiril Karabitz ; mais, avec son jeune directeur Shokhakimov, il s’est cette fois littéralement surpassé. D’emblée, dans La mer et le vaisseau de Sinbad, le contraste entre la sévérité des accords cuivrés – évoquant la figure du terrible sultan – et la douceur mélodieuse du violon solo de Charlotte Juillard – incarnant la jeune Shéhérazade — s’avère magnifique, avant que l’atmosphère marine et le tumulte des flots ne prennent le dessus. Dans le second épisode, Le récit du prince Kalender, le violon solo et les solistes de l’orchestre rivalisent de phrasés poétiques et de beautés sonores. Le mouvement suivant — noté andantino quasi allegretto et intitulé Le jeune prince et la jeune princesse – m’a toujours paru le plus beau. Peut-être l’est-il aussi pour Shokhakimov qui y déploya des trésors d’éloquence amoureuse.L’ultime tableau, Fête à Bagdad et naufrage du bateau, grand moment de virtuosité orchestrale, requiert à la fois un très bon orchestre et beaucoup de rigueur et de doigté afin de ne pas sombrer dans les effets sonores gratuits. Du début à la fin, chef et orchestre y déployèrent une musicalité de haut-vol, avec notamment une bonne intégration des trombones dans l’épisode final du naufrage.

Ce très beau concert est entièrement disponible sur la boutique d’Arte. Il faut d’autant plus s’en réjouir que, si les enregistrements de Shéhérazade sont innombrables, assez peu rendent vraiment justice à l’oeuvre et même de grands musiciens s’y sont littéralement cassés les dents : Herbert von Karajan y a, si l’on peut dire, réussi son plus beau ratage entraînant ses Berliner dans le naufrage ; Jos van Immerseel, ambitionnant de « restaurer » l’oeuvre sur instruments d’époque, n’aura lui aussi fait qu’échouer, aux deux sens du mot. Pour les autres, si tout le monde s’accorde sur l’excellence du disque de Kiril Kondrachine avec le Concertgebouw d’Amsterdam, on peut aussi recommander les prestations d’Eugène Ormandy, de Léonard Bernstein, d’Igor Markevitch, de Ferenc Fricsay voire de Sergiu Celibidache si on aime les liqueurs particulièrement toxiques et envoûtantes.

Le dimanche 24 novembre 2024, la Chorale Strasbourgeoise donnait son concert bi-annuel dans la salle du Palais des fêtes. Elle se trouvait, pour l’occasion, associée au Collegium Cantorum de Strasbourg constituant ainsi une masse vocale d’une centaine de chanteurs. Avant l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns qui figurait en seconde partie de programme, on eût le plaisir d’entendre la sixième et dernière des odes que le grand compositeur anglais Henry Purcell composa en 1694 pour l’anniversaire de la Reine Marie. Les petites approximations de la trompette au début du premier épisode, purement instrumental, n’ont rien enlevé au caractère particulièrement jovial et festif de l’exécution au cours des huit mouvements vocaux et chorals suivants. C’est Gaspard Gaget, le jeune chef de la Chorale Strasbourgeoise qui, ce dimanche-là, dirigeait l’ensemble ; son collègue, Nicolas Jean, chef du Collegium Cantorum, officiant pour sa part la veille au soir à l’Église protestante de Brumath. Pour la partie Purcell, Gaspard Gaget avait disposé l’ensemble du choeur non sur la scène mais de chaque côté du parterre de la salle du Palais des fêtes, favorisant ainsi une ambiance sonore particulièrement enveloppante.

L’Oratorio de Saint-Saëns, donné en seconde partie, fut restitué dans des conditions sonores assez particulières, une quinzaine d’instrumentistes à cordes (assurant, au demeurant, très bien leur partie) et une centaine de choristes, faisant preuve, compte tenu de leur masse vocale et des exigences de l’oeuvre, d’une cohésion et d’une musicalité admirables. En regard de la prestation du Philharmonique et du choeur de l’opéra, la dimension oratorio l’emporta ici sur le côté flamboyant et opératique. Un passage témoigne à lui tout seul du niveau de ce concert, c’est le choeur n°6 Quare fremuerunt gentes ? de loin le plus beau de cet oratorio : l’intensité et la précision obtenues dans ce mouvement si bien écrit ne passèrent pas inaperçues.

L’ensemble de ce concert bénéficia du concours d’un quatuor vocal (augmenté d’une alto dans Saint-Saëns), d’une puissance certes modérée, mais d’une très belle musicalité.

Michel Le Gris

Festival de musique de Bischwiller

Pour sa troisième édition, le festival de musique de Bischwiller offrait sept concerts avec des artistes de renom, dont le Trio Wanderer ou le pianiste Laurent Cabasso. Le jeudi 17 octobre, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg était placé sous la direction de son premier violon solo, Charlotte Juillard, dans un programme associant Bach, Haydn et Mendelssohn.


Charlotte Juillard

Le concert débute avec une grande œuvre de Jean-Sébastien Bach, le concerto pour violon et hautbois en ut mineur BWV1060. L’orchestre accueille, pour l’occasion, l’enfant du pays Marc Lachat, aujourd’hui hautbois solo au Los Angeles Philharmonic, et qui tient ici la partie soliste du concerto en compagnie de Charlotte Juillard au violon. L’orchestre aborde l’oeuvre de façon assez retenue, dans un tempo prudent car l’acoustique très mate de la salle ne pardonne rien. Le dialogue entre violon et hautbois témoigne d’une bonne entente entre les deux solistes pendant que le jeu de l’orchestre, différent des exécutions philologiques sur instruments d’époque telles qu’on les connaît aujourd’hui, penche du côté des interprétations classiques du siècle dernier, défendues alors par des chefs comme Karl Richter ou Karl Münchinger.

Grand changement d’atmosphère avec l’oeuvre suivante, le second concerto pour piano de Felix Mendelssohn écrit dans la tonalité assez sombre de ré mineur. L’orchestre s’étoffe d’une cinquantaine de musiciens avec un parterre de cordes approchant la quarantaine, ce qui épaissit peut-être un peu trop le son dans une acoustique assez rapidement saturée. L’oeuvre n’est surement pas la plus grande que Mendelssohn ait composée, mais elle n’en est pas moins parcourue d’une belle fièvre romantique, très audible sous les doigts de la pianiste Inga Kazantzeva, bien connue à Strasbourg depuis son intégrale des sonates de Beethoven en 2012. En bis avant l’entracte, la pianiste est rejointe par le hautboïste Marc Lachat et le violon de Charlotte Juillard, pour jouer en trio une transcription du lied de Mendelssohn, Im Herbst. Très beau moment de musique de chambre, sonnant particulièrement bien dans la salle.

Mendelssohn a écrit treize symphonies pour cordes entre 1821 et 1823, alors même qu’il n’avait qu’entre douze et quatorze ans ! Jolies petites œuvres de jeunesse, ce sont des exercices de style contrapuntique, dans le sillage de Carl Philipp Emmanuel Bach et même de Jean-Sébastien. Ne prétendant en rien à l’invention formelle et ignorant complètement l’extension beethovénienne de la forme symphonique, elles n’en sont pas moins fort plaisantes à l’écoute, à l’instar de la quatrième en do mineur, jouée avec une grande pureté de style lors de cette soirée du 17 octobre. Les cordes du philharmonique, réunies en petite formation, sont particulièrement belles.

La symphonie n°94 de Haydn en sol majeur est la deuxième de la série de ses douze londoniennes. Son sous-titre de ‘’Surprise’’ vient du soudain coup de timbales qui interrompt brusquement le deuxième exposé du thème principal, dans le mouvement lent andante. Avec entretempsl’évolution de l’écriture musicale et l’effet de surprise s’en trouvant quelque peu émoussé, certains interprètes parfois le revigorent, en faisant par exemple émettre un cri par tous les musiciens de l’orchestre. Charlotte Juillard a, pour sa part, ponctué la fin de ce mouvement lent d’une amusante petite improvisation au violon. On se souvient encore de l’inoubliable interprétation de la 101ème symphonie qu’elle avait obtenue de ses collègues musiciens, il y a deux ans, lors d’un concert au Palais Universitaire de Strasbourg. Cette fois encore, tout est admirable dans son approche de la 94ème : outre la pertinence des tempi, on est saisi par l’éloquence et l’évidence des phrasés, en même temps qu’emporté par une irrésistible vitalité. Les auditeurs qui ne connaissent pas l’oeuvre l’ont donc découverte dans des conditions idéales ; les mélomanes à qui elle est familière auront, comme moi-même, mesuré en quoi l’interprétation de ce soir soutient la comparaison avec les meilleures de la discographie. On espère que le premier violon du philharmonique aura l’occasion de continuer à explorer l’univers symphonique de Joseph Haydn auquel, de toute évidence, elle est si sensible.

Michel Le Gris

De nos voix viendra la lumière

La 11e édition de la Fiesta des Suds réunissait notamment MC Solaar, Fatoumata Diawara et Angélique Kidjo

Face à la mer se dresse le Mucem, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Comme un bateau transportant hommes et cultures depuis la nuit des temps sur cette mer qui lui sert de berceau. Des bateaux culturels poussés par les alizés sonores des artistes invités à la 11e édition de la Fiesta des Suds, cet important festival des musiques du monde accueillant ce sud lointain et finalement si proche.


Des alizés portés par les vents furieux de la guerre que nos artistes ont tenté de calmer par des paroles apaisantes comme celles d’Ayo, la chanteuse nigériane bien connue du public français qui a ouvert cette 11e édition ou le Ya Sidi d’Orange Blossom, ce magnifique cri déchirant le crépuscule marseillais et arrachant au public plaintes et ovations. Le groupe nantais, alternant moments d’émotion et exaltations électro-rocks avait à cœur de présenter sa nouvelle chanteuse, Maria Hassan, réfugiée syrienne qui, de sa voix de pythie tirée des flots de la mer et enveloppée dans son charme vespéral, a très vite ensorcelé le public.

Car il était dit que même le mistral ne pourrait s’opposer à ces alizés musicaux et qui sèmerait le vent récolterait, selon le capitaine MC Solaar, tête d’affiche de cette onzième édition, le tempo bien évidemment. Dans son navire, l’amiral du rap français avait convoqué anciennes et nouvelles générations dans un même élan en dispensant titres de son dernier album et tubes d’antan comme autant d’exploits racontés par ce marin d’exception qui n’a rien perdu de sa verve.

Fatoumata Diawara
© Laurent Pfaadt

Le meilleur était à venir avec l’arrivée d’un cyclone déferlant depuis le Mali. Le concert de Fatoumata Diawara constitua réellement le point d’orgue du festival. Et il était dit qu’une princesse masquée viendrait, telle une magicienne, enchanter la cité phocéenne. L’artiste malienne a ainsi revêtu tour à tour les masques musicaux de l’afro-beat puis du blues malien usant de sa guitare comme d’un sceptre et effectuant danses et transes qui ont fait de ce concert un moment d’anthologie où résonnèrent notamment les titres de son dernier album, London KO, sorti en mai dernier. Artiste engagée en faveur des migrants ou contre l’excision avec des titres comme Nferini et Sowa et appelant son public à « oublier les frontières car nous sommes tous des êtres humains et avons tous les mêmes droits », Fatoumata Diawara a également rendu hommage à ses anciens partenaires musicaux, Damon Albarn et surtout M.

Angelique Kidjo
© Laurent Pfaadt

Restait à Angélique Kidjo, la reine des reines musicales africaines, à conclure cette édition. Entre hommages à Celia Cruz tirés de son album Celia (2019) et à Miriam Makeba, celle qui est ambassadrice internationale de l’UNICEF a délivré un message humaniste en faveur de la liberté et de l’éducation chantant notamment Agolo avec les enfants de la cité des Minots, programme d’éducation artistique et culturelle mené chaque année avec 750 écoliers au sein d’écoles élémentaires REP – REP+. Toujours aussi généreuse avec son public, elle lui a offert son dernier single, Joy – joie en anglais – qui demeure avant tout pour elle « un état d’esprit » qu’elle a propagé telle une brise.

Portée par cette dernière, un papillon s’est alors mis à voler sur scène. « De nos mains viendra la lumière » écrivit Homère sur les murs du Mucem comme pour attraper, dans cet effet papillon provoqué par le festival, celles de ces minots qui construiront, à n’en point douter, les bateaux culturels de demain.

Par Laurent Pfaadt

à l’écoute

Le second concert de la saison de l’OPS associait les noms de Maurice Ravel et de Sergueï Prokofiev dans de grandes œuvres de la première moitié du 20ème siècle. Placé sous la direction de son chef Aziz Shokhakimov, l’orchestre accueillait le pianiste français très réputé, Bertrand Chamayou.


Bertrand Chamayou
©Marco Borggreve

A l’écoute de ce concert, et après celle d’un bon Daphnis et Chloé de Ravel et d’une prodigieuse Fantastique de Berlioz durant la saison dernière, on finit par se demander si Shokhakimov, le jeune directeur de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, n’est pas plus à l’aise dans la musique française qu’avec les compositions russes dans lesquelles il a pourtant du baigner très tôt durant sa formation. Toujours est-il que, si la seconde partie du concert dévolue à Ravel s’est révélée fort bonne, la première consacrée à cette grande partition qu’est la cinquième symphonie de Prokofiev s’avéra plutôt décevante. Dans le magnifique andante initial, s’ouvrant de façon poétique telle une promesse de l’aube conduisant vers une conclusion glorieuse et prométhéenne, l’orchestre peine à décoller, la texture sonore systématiquement épaisse et les phrasés d’une raideur constante empêchent la grande ligne de se faire entendre. Le souffle épique qui soulève la fin de ce premier mouvement passe presque inaperçu, enseveli sous des percussions d’une lourdeur inappropriée. Dans le prodigieux allegro marcato qui lui succède, on eût aimé que le côté à la fois vif, cinglant, rauque et moderne de l’écriture soit bien mieux souligné ; et que la nostalgie grave et lyrique qui traverse ensuite le troisième mouvement adagio soit davantage présente. Seul l’allegro giocoso conclusif semblait enfin approcher la vitalité de cette œuvre.

Pour le concerto en sol de Ravel, chef d’oeuvre pianistique de la musique française, on avait donc invité Bertrand Chamayou, pianiste particulièrement renommé dans ce répertoire. C’est l’occasion de rappeler que l’une des plus grandes versions discographiques de ce concerto fut enregistrée ici même à Strasbourg dans les années 1970 par la pianiste Anne Queffelec, dans un style très poétique et expressionniste, magnifiquement soutenu par l’orchestre d’Alain Lombard. C’est une toute autre approche que nous a fait entendre, le soir du 4 octobre, Bertrand Chamayou. Dès les premiers accords et jusqu’aux notes conclusives, il aura fait valoir une conception rapide et concentrée, toute en dentelles, assez minimaliste au plan sonore et fort retenue sentimentalement parlant. Elle n’en fit pas moins entendre de très grandes beautés musicales, tout à fait présentes pour les auditeurs du bas mais dont il n’est pas sûr qu’elles se soient propagées jusqu’aux rangées les plus hautes de la salle. Quoi qu’il en soit, on fut également heureux d’entendre l’orchestre de Shokhakimov déployer une palette sonore subtile et raffinée, en accord parfait avec le jeu pianistique. En guise de bis, Chamayou nous offrit une Pavane pour une infante défunte dans une approche sobre et dépouillée, similaire à celle du concerto.

Depuis bientôt un siècle qu’on le joue, l’archi-célèbre boléro aura suscité toutes les approches possibles imaginables, des plus effervescents et entraînants jusqu’aux dramatiques et quasi-tragiques en passant par les séducteurs, captieux et envoutants mais aussi d’autres se cantonnant dans une expression sobre et mystérieuse, à l’instar du témoignage laissé par Ravel lui-même dans son enregistrement. C’est à ce modèle-là qu’il faut rattacher la très bonne et très belle exécution proposée, le soir du vendredi 4, par Shokhakimov et l’orchestre, témoignant du niveau de ses instrumentistes. Des premiers jusqu’aux ultimes accords, on aura particulièrement apprécié un phrasé des plus subtils et un alliage de timbres d’une qualité exceptionnelle.

Michel Le Gris

Repères discographiques :
Prokofiev, 5ème symphonie
– Orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan (DG)
– Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet (Decca)
– Orchestre National de France, Jean Martinon (Testament)

Ravel, Concerto piano en sol
– Anne Queffelec,
– Orchestre philharmonique de Strasbourg, Alain Lombard (Erato)
– Samson François, Société des Concerts, André Cluytens (Warner)
– Orchestre National de France, Léonard Bernstein direction et piano (Warner)

Boléro
– Orchestre symphonique de Boston, Charles Münch (RCA)
– Orchestre philharmonique de New York, Pierre Boulez (Sony)
– Orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan (DG)
– Orchestre philharmonique de Munich, Sergiu Celibidache (Warner)
– Société des Concerts, Constantin Silvestri (Warner)
– Orchestre National de France, André Cluytens (Warner)

Rencontre au sommet

Le pianiste russe Mikhaïl Pletnev donnait à Paris l’intégrale des concertos pour piano de Serge Rachmaninov

Il est des concerts qui restent. Et au vu de la standing ovation que reçut Mikhaïl Pletnev après avoir achevé dans l’auditorium de Radio France son intégrale des concertos pour piano de son lointain prédécesseur, Serge Rachmaninov, il est certain que ceux-ci en feront partie.


Mikhaïl Pletnev 
©Edouard Brane

Mais pour que cela fut possible, il fallait au compositeur un interprète qui soit à la hauteur de son génie et il faut bien reconnaître, avec Mikhaïl Pletnev, Rachmaninov ne s’est pas trompé. Pianiste génial, fondateur et chef de l’Orchestre National de Russie, Mikhaïl Pletnev connaît bien la France qui le chérit à chacun de ses passages et surtout Rachmaninov qu’il a, à de nombreuses reprises, interprété et enregistré au disque, notamment dans une magnifique version avec son compatriote Mstislav Rostropovitch (DG, 2003) qui a vanté « sa technique phénoménale (qui) lui permet d’articuler les différentes notes avec une vitesse fantastique comme dans le final du troisième concerto ».

Après une première soirée consacrée aux deux premiers concertos, Mikhaïl Pletnev se retrouvait ainsi au pied de cet Everest pianistique, le Rach 3, qui constitue autant de passes obligées pour tout pianiste et qu’il a, à maintes reprises, gravés et gravis. Pour y parvenir, il a d’abord fallu parer l’orchestre philharmonique de Radio France de son manteau russe, ce qu’a parfaitement réussi le chef finlandais Dima Slobodeniouk afin de devenir ce magnifique sherpa montant avec le pianiste, sans précipitation et avec des équilibres sonores respectés et de merveilleuses pages orchestrales surtout dans un second mouvement très réussi. Restait alors à notre soliste à s’élancer à l’assaut du sommet. Avec une facilité déconcertante et cette virtuosité qui lui est coutumière, Mikhaïl Pletnev a progressivement escaladé la lente pente de ce troisième mouvement escarpé avant de livrer un final éblouissant sans effets superflus tout en gardant suffisamment de souffle jusqu’à la dernière note pour éviter de s’égarer dans ces tempêtes musicales qui tournoient tout en haut et menacent souvent d’emporter l’interprète. Rachmaninov l’y attendait assurément.

Il faut dire que notre homme s’était doté de l’équipement nécessaire à son succès. Sa technique sublimée par son traditionnel Kawaï a ainsi permis de gagner en intensité libérant parfaitement des émotions souvent bridées voire annihilées par des Steinway trop métalliques. Cette sensation fut surtout patente dans un quatrième concerto en forme de descente où il a fallu résister aux orages initiaux dans un premier mouvement tonitruant et piégeux. Avec assurance, la formidable complicité entre le soliste et l’orchestre a ainsi libéré des pages musicales cinématographiques où notre pianiste, contemplant cette chaîne musicale façonnée par Rachmaninov, est arrivé sans encombres dans le cirque du second mouvement. Là-bas régnait une quiétude seulement perturbée par de petits flocons de neige en noir et blanc et quelques éclaircies musicales irisées qui sont venues conclure une soirée où il y avait, dans les notes du pianiste russe et dans l’air, quelque chose de l’ordre du mystère, quelque chose d’assurément russe.

Par Laurent Pfaadt

Pour retrouver toute la programmation de l’Orchestre Philharmonique de Radio France :

https://www.radiofrance.com/les-concerts-de-radio-france

Festival Musica 2024

C’est le rendez-vous incontournable de la rentrée culturelle à Strasbourg et dans la région avec à son programme des œuvres inattendues et la découverte de nouveaux compositeurs et de remarquables interprètes à leur service.


C’est au Maillon qu’ont eu lieu les premiers rendez-vous dans un patio où se croisaient les « Anciens et fidèles de ce festival qui en est à sa 42ème édition et de plus jeunes ou nouveaux  spectateurs, les premiers plutôt décontenancés par le fait que le public quelque peu livré à lui-même  ne devait que se référer au plan distribué dans le programme de la soirée pour effectuer une déambulation qui le  conduisait à aller écouter un groupe de chanteurs, à être interpellés par de brusques éclats sonores et à détecter les messages inscrits sur différents panneaux,  propositions de treize artistes, prélude  et hommage  au compositeur néerlandais Louis Andriessen, dont l’œuvre « DE STAAT» fait l’objet  de la première partie du concert donné dans la grande salle vers laquelle les musiciens ont introduit le public. Cette œuvre peu interprétée a été composée en 1976 par Louis Andriessen, pour mettre en question les rapports de la musique et du politique, s’appuyant pour étayer cette thèse sur les écrits de Platon soutenant dans la « République » que des liens existaient entre les modes musicaux et l’état de la société et que pour ne pas le bouleverser  il fallait se garder de toute innovation ce qu’Andriessen réfute.

Ce sont les ensembles Asko Schönberg et Ensemble Klang sous la direction de Clark Rundell qui interprètent avec brio et conviction  cet « Etat de musique », les musiciens  se répondant parfois en parfaite symétrie et par blocs constitués par les deux pianistes, les deux harpes, les cors avec leur forte résonance, les trompettes et les trombones renforçant l’énergie que déploie une partition aux riches et multiples propositions que soulignent les groupes des haubois, des altos et des deux guitares, la basse et l’électrique, les textes étant chantés par les sopranos Els Mondelaers et Bauwien van der Meer et les mezzo-soprano Michaela Riener et Anna Trombetta Cette remarquable interprétation était suivie en deuxième partie d’une oeuvre  d’Oscar Bettison, un élève  d’Andriessen « The slow weather of dreams » composée en 2024.

Ce sont les mêmes ensembles que nous retrouvons pour le concert intitulé « LA PERSEVERANCE » traduction de « De Volharding » nom donné à une formation fondée en 1971 par Louis Andriessen et Willem Breuker, pour jouer dans les rues et sur le terrain des luttes sociales et se situant au croisement de la fanfare et de la musique contemporaine.

Quatre œuvres au programme

« Dance works » de Steve Martland, nous offre une musique très rythmée comme le soulignent les balancements du chef d’orchestre, de la pianiste et du guitariste, tous très impliqués.

Julia Wolfe dans “Arsenal of democracy” présente une partition où se succèdent sons aigus, bégaiements, accélérations et fortes montées en puissance.

Dans « Nautilus » d’Anna Meredith, on voit le chef Joey Marijs quitter son pupitre pour s’installer près de la batterie et de la grosse caisse et s’adonner à mettre en valeur cette partition marquée par la répétition.

Dans la dernière partie nous découvrons avec « Mis for Man, Music, Mozart ce qu’a produit la collaboration d’Andriessen avec le réalisateur Peter Greenaway, une sorte de ciné-concert où s’entrecroisent des images de corps nus qui dansent avec des images de chair sanguinole, pour évoquer d’une certaine façon une
« création » de l’homme, homme de chair, de paille, épouvantail le tout accompagné de cette musique répétitive, soulignant l’expressivité et l’étrangeté des images.

Deux grands moments ce dimanche 22 septembre, le matin avec le récital de piano de Ralph van Raat interprétant « THE PEOPLE  UNITED WILL NEVER BE  DEFEATED » Une œuvre signée Frederic  Rzewski  écrite en 1975, à partir d’un chant révolutionnaire chilien  dont les paroles furent écrites par les Quilapayùn et la musique par Sergio Ortega en  soutien à Salvador Allende, un chant qui nous tient particulièrement à cœur car nous en connaissons l’histoire et avons eu bien des occasions de le chanter lors de manifestations au cours desquelles il a galvanisé nos espoirs, d’autant  que  le compositeur y a adjoint  deux succès populaires le chant révolutionnaire italien
« Bandiera Rossa » et l’hymne antifasciste « Solidaritaslied ».

L’interprétation des trente-six variations qui en sont ici proposées souligne le côté engagé, la détermination des adeptes de la liberté. Le pianiste fait varier les rythmes pour mettre en évidence les moments de lutte, la joie d’être unis pour triompher et ne se départit pas d’un jeu ininterrompu et très expressif qui remporte l’enthousiasme du public à qui il accorde deux rappels.

Ce même jour, l’après-midi nous avions l’occasion avec le concert intitulé « CAVACAR » de retrouver une formation toujours très appréciée à Musica, l’Ensemble L’Imaginaire pour l’interprétation de trois morceaux écrits par le compositeur brésilien Sergio Rodrigo. Les trois musiciens, la flûtiste Keiko Murakami, le saxophoniste Olivier Duverger et la pianiste Carolina Santiago Martinez se révèlent d’une grande virtuosité pour mettre en valeur ce travail élaboré à partir de la transposition des sonorités et des rythmes qui caractérisent au Brésil l’usage d’une petite guitare, le cavaquinho.

Après le jeu subtil de la pianiste dans « Cobra arco-iris » pour piano seul nous sommes, comme toujours émerveillés par le talent de Keiko Murakami que nous connaissons bien. Dans ce morceau intitulé « Cosmogrammes pour flûte basse seule » elle développe un jeu très retenu, une tension faite de souffles mesurés, variés, étonnants qui nous tiennent en haleine .

Dans le troisième morceau « Cavacar » les trois interprètes se retrouvent autour du piano, jouant à frapper les cordes faisant alterner temps forts et accalmies, attentif, chacun à ce que proposent ses partenaires.

Le concert « RESONANZ» nous donne à entendre un ensemble de dix-huit cordes. Il est placé ce jour sous la direction de Peter Rundel pour, en première partie, une pièce de François Sarhan, en création mondiale, entre délicatesse et frénésie, monte en puissance, puis s’apaise d’un coup, offrant des battements répétitifs, des claquements de mains, une écriture qui s’enjolive, emplit l’espace, pratique le flux et le reflux à l’image des vagues. Création mondiale également pour « Residue » composée par Joanna Bailie qui demande à l’orchestre à cordes d’interpréter une partition qui nous plonge dans la rêverie et la méditation.

Enno Poppe avec « Wald » construit une musique bavarde, remplie d’échanges vifs, marqués par des coups d’archets, des éclats, des sons du quotidien, soulignant un empressement parfois frétillant, plein d’allégresse.

La soirée du 27 septembre est une de celles qui nous aura sans doute le plus touchés puisque nous avions la possibilité d’assister à deux représentations dans le cadre de la programmation du Maillon. D’abord « LA SOURCE» qui nous confrontait à des révélations faites par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning concernant les guerres menées  par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan.

Un dispositif vidéo quadri frontal fait que nous ne cessons d’être entourés de visages de femmes, d’hommes de tous âges, de toutes origines, visages immobiles au regard fixe, visages projetés parfois en très gros plan. Derrière le rideau semi opaque se tient l’orchestre qui, sous la direction de Nathan Koci interprète la musique de Ted Hearne dans la mise en scène de Daniel Fish. C’est une œuvre complexe qui ne ménage ni nos yeux ni nos oreilles pour nous mettre au fait des exactions commises pendant ces guerres, alternance de voix graves, cris, martèlements, explosions, images de combats, de tueries, photos projetées de plans, de rapports. Nous sommes cernés, submergés, agressés, fascinés par cette mise en demeure de ne pouvoir échapper à ce qu’il faut bien appeler « les horreurs de la guerre ».

Certains dans le public disaient qu’ils auraient préféré s’en passer.

Quant à nous il nous parait utile et nécessaire que de telles œuvres puissent être créées et diffusées. Leur inventivité ne fait que rendre plus prégnant la force du témoignage qui les habite.

Avec « ALL RIGHT. GOOD NIGHT » une autre confrontation nous attendait, celle avec la disparition, une disparition qui se joue sur deux tableaux celui d’un avion, celui d’une mémoire.

Un spectacle conçu par Helgard Haug, membre fondatrice du collectif Rimini Protokoll pour ce qui est du texte et de la mise en scène auquel s’adjoint la composition musicale de Barbara Morgenstern interprétée par l’orchestre Zafraan Ensemble. C’est en entremêlant  deux histoires terribles et émouvantes que cette œuvre est conçue, celle de la disparition  de l’avion de la Malaysia Airlines le 8 mars 2014 et  les débuts de la démence dont son père est atteint. Les musiciens  tiendront les rôles des passagers prêts à l’envol et de différents personnages au gré d’un récit qui suit le déroulement du temps qui s’écoule entre la catastrophe, encore aujourd’hui inexpliquée et l’annonce officielle 6 ans après de sa disparition, émaillé d’annonces de recherche, de trouvailles de débris, de témoignages, de refus de la  cruelle réalité chez certaines familles, des fantasmes que cela suscite chez d’autres, le presque impossible deuil à faire pour ceux qui ont perdu un proche dans cet accident. Et en totale concomitance  l’irréversible diminution de la conscience du père, qu’on se refuse à voir, contre laquelle se mettent en place des stratégies pour la masquer, sauver les apparences mais  qui  ne peuvent, à la fin  aboutir qu’à l’irrémédiable. La contribution d’une scénographie, parfois à contretemps des drames en cours, signée Evi Bauer, comme cette plage où se prélassent des vacanciers au bord d’une mer houleuse qui rapporte quand même quelques débris supposés appartenir à l’avion disparu et surtout l’apport de la musique où vibraphone, batterie, contrebasse soulignent avec intensité une dramaturgie qui va du côté du réalisme, interpellant fortement nos capacités à  réaliser l’irréalisable, à accepter l’inacceptable, à refuser de se soumettre aux évidences quand elles sont pour nous mortifères.

Un spectacle très émouvant dans lequel les musiciens se sont révélés excellents comédiens.

Deux grands noms de la musique contemporaine sont à l’honneur dans ce Festival, Stockhausen avec »Sirius » et Schönberg auquel un film et un concert  sont dédiés.

Ce soir-là dans un Palais des Fêtes dont le plafond a été étoilé pour la circonstance nous sommes plongés dans une œuvre majestueuse, «  SIRIUS » de Karlheinz Stockhausen écrite en1975-1977, créée  à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis et qui nous  propose une sorte de voyage dans le cosmos. Un dispositif particulier place musiciens et chanteurs aux quatre points cardinaux, le public lui-même placé suivant ces orientations. Sur les podiums s’installent au Nord la basse, Damien Pass, en face, au Sud, la soprano, Sophia Körber , à l’Est, la trompette, Paul Hübner et à l’Ouest, la clarinette basse, Johanna Stephens-Janning , visages maquillés, les  hommes en toges, les femmes en robes  de cérémonie à la romaine .

Une bande-son fait retentir des bruits d’avion qui décolle, des borborygmes puis s’élève la voix puissante extraordinairement basse du chanteur,  que l’on le voit s’appliquer à des regards perçants,  tournés vers le ciel ou dirigés vers la femme, à des gestes larges, comme ceux d’un prédicateur, doigt tendu en signe d’avertissement, à l’auditoire ou à la femme en face  à qui il s’adresse parfois avec véhémence, (on aurait aimé  avoir le livret pour comprendre leurs échanges) et qui lui répond sans retenue, apprêtant sa voix à d’étonnants registres. La bande-son continue à déverser des bruits de vent, de pluie diluvienne tandis que la trompette entame un magnifique solo avant de laisser la clarinette basse s’engager à son tour dans l’interprétation d’une mélodie nuancée et audacieuse.

Quand les sons de décollage reviennent envahir l’espace, nous savons que le temps est venu de quitter, non sans mal, le monde utopique dans lequel ce spectacle d’une très grande qualité artistique nous a plongés.

L’autre grand compositeur de la musique contemporaine, Arnold Schönberg était à l’honneur ce dimanche après-midi à la Cité de la musique et de la danse puisque le film d’Andreas Morell, produit par Arte  lui était consacré et nous permettait de découvrir comment ce pionnier de la musique contemporaine avait mené sa vie et son œuvre.

Un peu plus tard, au cours du concert donné par le Quatuor Diotima, c’est son « Quatuor à cordes n° 2 de 1907-1908 qui sera interprété . Ouvrant d’abord de larges horizons, la partition revient sur des tourments intérieurs sur lesquels elle semble méditer avant d’entamer un mouvement plus vif, plus sautillant et qu’ intervienne la  soprano Axelle Fanyo, à la voix puissante et nuancée  pour chanter un poème de Stefan George écrit en 1907.

Deux œuvres précédaient celle-ci, le Quatuor no 1 « Bobok » de François Sarhan de2002, au rythme syncopé, tout en contrastes où  se développe le jeu  tout en finesse et virtuose des interprètes, (violon, Yun-Peng Zhao et Léo Marillier,  alto, Franck Chevalier, violoncelle, Alexis Descharmes )

Le Quatuor à cordes no3 d’Helmut Lachenmann « Grido » de 2001 qui offre une musique très particulière avec frottements des cordes, cordes pincées, des sonorités parfois à peine audibles, tout en subtilité et en finesse.

De remarquables interprétations et un après-midi riche en émotions artistiques.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Varsovie célèbre la musique africaine

Le continent africain était à l’honneur de la 20e édition du
Cross-Culture Warsaw Festival

Depuis vingt ans, le Cross-Culture Warsaw Festival pilotée par la Stoleczena Estrada est devenu le rendez-vous incontournable de la world music dans la capitale polonaise. Des plus connus comme Youssou N’Dour, Boubacar Traoré ou Femi Kuti aux plus confidentiels, tous les artistes louent la qualité de ce festival ainsi que l’attention portée aux artistes. Avec comme moteur la tolérance et l’ouverture d’esprit, ce festival a ainsi fidélisé un public qui répond, chaque année, présent, toujours aussi friand de ce choc des esthétiques tant attendu.


Copyright Radek Zawadski

A l’occasion de son vingtième anniversaire, le festival n’a pas failli à sa réputation et a donné rendez-vous aux spectateurs pour un voyage fortement teinté de couleurs musicales africaines. Il a cependant échu à Duk-soo Kim et à l’ensemble Sinawi d’ouvrir cet arc-en-ciel musical avec leurs rythmes chamaniques et la voix de pythie de sa chanteuse comme pour annoncer l’écho de cet océan rythmique prêt à déferler dans ce palais de la culture transformé en navire musical. Et avant d’atteindre les gradins du théâtre, les alizés du festival ont traversé les îles d’un Cap Vert habitué à faire escale dans ce port musical, cette fois-ci en compagnie d’Elida Almeida qui, en digne héritière de la grande Cesaria Evora, séduisit des spectateurs qui n’en demandaient pas tant. Drapée dans une magnifique robe orange, elle a ainsi délivré sur des rythmes chaloupés entretenus par une basse et une batterie très en verve, les titres de ses divers albums que le public a repris avec joie.

Elida Almeida et Radek Zawadski Bonga
Copyright Radek Zawadski

Il était dit que nos marins seraient napolitains, jouant de la mandoline sur le pont d’un navire dénommé le Suonno d’Ajere, et revisitant la chanson traditionnelle et populaire de Naples. Et il était également dit que la figure de proue de ce navire serait une sirène dénommée Irène Scarpato enveloppée dans sa robe de lumière et battue par des flots de guitare et de mandoline. Avec sa voix plongeant dans les graves, mélancolique à souhait et capable de chanter tant la tragédie que la comédie, elle a émerveillé une Varsovie qui, pourtant, s’y connaît en matière de sirène. « Nous sommes en même temps si comiques et si dramatiques » s’est-elle plu à rappeler. Tantôt Nausicaa receuillant son Ulysse, tantôt mégère invectivant le passant depuis son balcon de la cité parthénopéenne, le Suonno d’Ajere fut un rêve musical éveillé.

Il fallut pourtant reprendre ses esprits, sortir de notre rêve car au loin, dans le crépuscule du samedi, une tempête était sur le point d’éclater. Une tempête bienveillante qui secoua les passagers de notre navire. Une tempête venue d’Angola et nommée…Bonga. Mondialement connu notamment pour sa chanson Mona Ki Ngi Xica, Bonga, celui qui a récemment fêté ses 82 ans et demeure une légende dans son pays – l’ambassadeur d’Angola en Pologne avait fait pour l’occasion le déplacement –  est alors monté sur scène, accompagné de son dikanza, ce bambou strié frotté par une baguette et a distillé un semba dont il demeure assurément le maître et qu’il a magnifié sur Homen do Saco ou Recordando Pio. Il n’a fallu que quelques titres endiablés teintés de rumba congolaise ou de zouk antillais pour embarquer une salle qui, très vite s’est mise à se mutiner dans des travées transformées en un pont où régna une joyeuse anarchie. Les révoltés du Bounty ont ainsi laissé la place aux possédés du Bonga qui, aux cris de Capo Lobo, ont sonné la charge et n’ont quitté leur navire qu’à regret après avoir épuisé le capitaine.

Ainsi dévasté par tant d’émotions, il ne restait plus qu’au groupe algérien Lemma et à Cheikh Lo qui suppléa brillamment Oumou Sangaré, de clore cette vingtième édition qui, comme les précédentes, restera longtemps dans toutes les mémoires.

Par Laurent Pfaadt

Favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit

Anna Wojtkowiak est la directrice adjointe de Stołeczna Estrada, l’institution culturelle qui organise et gère le Cross-Culture Festival de Varsovie. Pour Hebdoscope, elle revient sur l’histoire de ce festival devenu un rendez-vous incontournable de la world music en Pologne.


Anna Wojtkowiak
© Stołeczna Estrada

Quel est le but principal de ce festival ?

Vous savez, Varsovie a beaucoup changé et le festival a, lui aussi, beaucoup évolué. Mais nous ne nous sommes jamais éloignés de notre but premier qui est de favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit. Les débuts en 2005 n’ont pas été faciles mais le festival s’est aujourd’hui imposé et dispose d’un public fidèle et important. En vingt ans, c’est 280 artistes venus de 77 pays et six continents qui se sont produits durant ce festival.

Un festival qui ne se résume pas uniquement qu’à la musique…

Oui, vous avez raison. Des tables rondes sont également organisées pour évoquer les grandes tendances qui traversent le monde. C’est important pour la ville et ses habitants d’être associés, via ce festival, à la marche du monde. C’est pourquoi nous organisons des échanges entre des artistes polonais et étrangers. Notre festival a contribué à sa façon, je pense, à faire de Varsovie une ville multiculturelle. Nous avons été, en quelque sorte, l’étincelle.

Un monde dans lequel Varsovie a toute sa place

Exactement. Il aide à déconstruire un certain nombre de stéréotypes en mettant l’accent sur la différence, l’altérité et surtout sur le fait que les autres, par-delà les continents, vivent et ressentent les mêmes choses que nous. Nous sommes certes différents mais nous nous rejoignons sur un certain nombre de choses, voilà le message que nous véhiculons à travers nos actions. Et quelques fois, le festival peut changer des vies.

Comment cela ?

Nous avons vécu une expérience incroyable avec un groupe d’enfants venu du Burkina Faso, en 2009. C’était leur premier déplacement hors du pays. Il sont venus ici, au festival et en rentrant, ils ont fondé un groupe de jeunes musiciens. Six ans plus tard, ils se sont produits lors d’un concert jeune public organisé par le festival. C’est ici que leur carrière internationale est née et cela nous rend très fiers.

Durant ces vingt années d’existence, si vous ne devez conserver qu’un seul souvenir, lequel choisiriez-vous ?

Quelle question difficile ! Mais je dirais tout de même cet artiste venu de Pakistan. Il s’est dégagé quelque chose, ce soir-là, qui est allé au-delà de la simple musique. Ce fut un moment de grâce absolue. Ce fut si incroyable, si mystique que j’en ai pleuré. Et je n’étais pas la seule ! Voilà ce que je garderai avec moi même s’il y a, chaque année, des moments, des émotions incroyables !

Interview Anna Wojtkowiak par Laurent Pfaadt