Archives de catégorie : Lecture

La Nef d’Ishtar

Le débat agite toujours tant les fans que les spécialistes. Quel est le meilleur roman d’Abraham Merritt ? Les moins de cinquante ans se souviennent encore avec émotion de la couverture des éditions J’ai Lu de ces romans signée Casa et qui nous plongeait immédiatement dans l’univers à la fois fantasmagorique et troublant d’Abraham Merritt.


Aujourd’hui injustement oublié et rejeté dans l’ombre d’un Howard Lovecraft, Abraham Merritt, son aîné de quatre années, fut en réalité complémentaire du « reclus de Providence ». Célébrant en cela le centenaire de la publication de la Nef d’Ishtar, son troisième roman qui pour tout vous dire est notre préféré, en novembre-décembre 1924, les éditions Callidor redonnent vie dans leur très belle collection « l’âge d’or de la fantasy » à ce qu’il faut bien considérer comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature fantastique.

Celui-ci relate l’histoire d’un jeune archéologue, John Kenton, qui découvre dans une stèle la maquette d’un navire, une nef aux pouvoirs magiques sur laquelle il embarque bientôt après avoir été projeté dans des temps immémoriaux. Il devient alors le témoin d’une guerre que se livrent deux divinités sumériennes, Nergal, le dieu des enfers et l’ensorcelante déesse de l’amour et de la guerre, Ishtar avec comme décor la fameuse nef d’Ishtar où il croise la route de la belle Sharane, prêtresse d’Ishtar, elle-même en lutte contre son homologue maléfique, Klaneth. Ici, à la différence d’un Lovecraft qui créa son propre monde, Merritt situe l’action de son roman dans des civilisations lointaines.

Dans cette magnifique édition, le lecteur, en plus de s’imprégner de l’intrigue de Merritt, pourra savourer les merveilleuses illustrations à la fois de Roger B. Morrison, premier à avoir mis en images le roman de Merritt ainsi que celle de Virgil Finlay qu’embaucha Abraham Merritt à The American Weekly, le supplément du dimanche publié pendant 70 ans notamment dans le New York Journal. Un Virgil Finlay à qui nos Casa, Siudmak ou Graffet doivent beaucoup.

Mondes anciens et parallèles, divinités maléfiques, manichéisme, tous les ingrédients de cette fantasy des années 20-30 se trouvent réunis dans ce roman devenu culte pour bon nombre d’écrivains qui ont suivi cette génération, à commencer par Tim Powers, auteur, entre autres, des Voies d’Anubis en 1983, vainqueur du prix Philip K-Dick, où l’on retrouve les thèmes du voyage dans le temps et la lutte du bien contre le mal. Dans la préface d’un livre qu’il considère comme « intemporel », Tim Powers estime ainsi qu’« il se pourrait bien qu’il ne soit plus possible d’écrire un livre comme celui-ci de nos jours ».

Avec cette édition du centenaire en forme de petit diamant littéraire, tout semble réunit pour découvrir cet auteur oublié ou pour simplement posséder un livre renfermant un trésor, comme un grimoire que l’on ouvre et qui vous plonge dans l’inconnu.

Par Laurent Pfaadt

Abraham Merritt, La Nef d’Ishtar, coll. L’âge d’or de la fantasy, traduit de l’anglais (américain) par Luc Lavayssière, en collaboration avec Pauline Contant et Thierry Fraysse
Aux éditions Callidor, 408 p.

A lire également les autres romans d’Abraham Merritt publié aux éditions Callidor, Le visage dans l’abîme et Les habitants du mirage à retrouver sur www.editions-callidor.com/age-dor

Panzer Faust

Jean Lopez signe la première biographie française d’Heinz Guderian, le père de l’arme blindée allemande

Il fut un adepte de la guerre éclair, la fameuse blitzkrieg et pourtant il remporta sa plus belle victoire en pratiquant une guerre d’usure. Mais celle-ci ne fut pas militaire plus plutôt historique et hagiographique. Théoricien de l’arme blindée allemande durant la seconde guerre mondiale, le général Heinz Guderian fut l’un des artisans de la victoire éclair sur la France en 1940 avant d’être disgracié par Hitler comme nombre de ses pairs lors de la guerre à l’Est. Manifestant une certaine réserve quant à l’opération Barbarossa que détaille parfaitement Jean Lopez, grand spécialiste et auteur d’un ouvrage de référence sur la question, Heinz Guderian participa pourtant au plan d’invasion en fidèle soldat qu’il fut. Après l’échec devant Moscou en décembre 1941 puis l’enlisement sur le front russe, celui que ses hommes appelaient Schneller Heinz (Heinz le rapide) fut remplacé par Erich von Manstein et nommé inspecteur général des blindés.

Pendant longtemps, profitant de la mort des autres généraux du Troisième Reich et d’une certaine mansuétude des Alliés, il se construisit une légende pour se dépeindre comme un nazi contraint, presque une victime de l’hubris d’un Führer se considérant comme un génie militaire et la réincarnation de Frédéric II de Prusse. L’excellente biographie de Jean Lopez balaie tout cela. Sans omettre le génie militaire de Guderian qui fut réel mais dont les considérations sur l’arme blindée étaient également partagées par d’autres militaires et notamment le colonel de Gaulle, Jean Lopez montre qu’Heinz Guderian fut un fidèle serviteur de son Führer et un nazi convaincu sinon pourquoi accepta-t-il de purger l’armée après l’attentat du 20 juillet 1944 et de devenir le chef d’état-major de l’armée de terre d’un Reich au bord de l’abîme si ce n’est mué par une admiration mystique envers son Führer ? Car comme le rappelle Jean Lopez « sur sa fin de carrière à la tête de l’Etat-Major général de l’armée de terre, soyons clair : ce qu’il a fait dix autres auraient pu le faire. »

En réalité, Heinz Guderian fut le Faust du Troisième Reich, vendant son âme au diable en échange de l’application de ses idées militaires et ses rêves de grandeur et de gloires militaires. Un Faust mis à nu magistralement par Jean Lopez et désormais condamné à errer dans le purgatoire de l’Histoire avec le poids de sa compromission.

Par Laurent Pfaadt

Jean Lopez, Heinz Guderain, le maître des panzers
Chez Perrin, 560 p.

Deux jeunesses en enfer

Plusieurs récits viennent nous rappeler l’horreur concentrationnaire

Alors que l’on célèbre la libération des derniers camps de concentration situés sur le territoire du Reich, plusieurs témoignages publiés depuis janvier viennent ainsi rappeler les tragédies que subirent les différentes victimes du nazisme. C’est ce que montre le très beau et très émouvant livre d’Alter Fajnzylberg. Tiré de son journal retrouvé dans une boîte à chaussures par son fils Roger et traduit à la fois en polonais et en français grâce au travail de l’historien Alban Perrin, il s’en dégage une double émotion à la fois visuelle (la version originale est reproduite) et littéraire. Le lecteur a ainsi l’impression de suivre la captivité de son auteur presque au jour le jour.


Alter Fajnzylberg est arrivé à Auschwitz en mars 1942 avant d’être affecté comme Shlomo Venezia aux fameux sonderkommandos, ces kommandos chargés de vider les cadavres des chambres à gaz et de les incinérer dans les fours crématoires. Des sonderkommandos dont la durée de vie demeura limitée pour avoir vu l’aboutissement du processus de destruction des juifs d’Europe. De 400 membres, l’effectif des sonderkommandos passa en 1944 à près de 950 pour faire face à l’arrivée et à l’extermination des juifs hongrois. A ce titre, le récit d’Alter Fajnzylberg constitue un apport historique fondamental en détaillant l’organisation des crematoriums et en évoquant la fameuse révolte des sonderkommandos en octobre 1944.« Il me suffira de tremper mon petit doigt dans le sang d’un SS, a-t-il ajouté, et je pourrai mourir. Je veux mourir en héros » lui dit alors l’un de ses compagnons. Alter Fajnzylberg aborde également le camp E, celui où furent enfermés les tziganes, exterminés en août 1943. Le récit d’Alter Fajnzylberg frappe immédiatement par son ton. Il est presque toujours clinique, froid et de ce fait, plus terrible encore.

Si les génocides des juifs et des tziganes représentèrent la partie la plus importante des victimes non militaires du nazisme, d’autres groupes de personnes et nationalités firent l’expérience de l’enfer concentrationnaire, notamment les républicains espagnols. C’est ce que raconte Joaquim Amat-Piniella (1913-1974) dans ce récit écrit en 1946-1947 et publié pour la première fois en français. Cet étudiant  catalan n’a que 23 ans lorsqu’éclate la guerre civile espagnole. Il rejoint alors les rangs de l’armée républicaine comme lieutenant et combat en Andalousie et en Aragon. Peut-être croisa-t-il Alter Fajnzylberg qui se battait au même moment au sein des brigades internationales. Après le début de la seconde guerre mondiale, Amat-Piniella est fait prisonnier par les Allemands en juin 1940 puis est déporté, en 1941, à Mauthausen comme bon nom de républicains espagnols dont son ami José Cabrero Arnal qui allait créer après la guerre le personnage de Pif le chien.

Déjà Iakovos Kambanellis (1922-2011) avait relaté dans son récit bouleversant, le quotidien des Espagnols à Mauthausen. Celui d’Amat-Piniella, K.L. Reich (pour Konzatrationslager Reich) est lui plus « romancé » c’est-à-dire inséré dans des scènes du quotidien qui composent une sorte de fresque romanesque. Sa prose le rapproche indubitablement d’un Jorge Semprun mais également d’un Varlan Chalamov ou un Gueorgui Demidov lorsqu’ils font du camp, une sorte de théâtre d’ombres avec leurs héros du quotidien mais également ces traîtres de l’absurde qui gravitent dans cette fameuse « zone grise ». A travers le personnage d’Emili, sorte de double littéraire de l’auteur, le lecteur arpente ce camp, de sa terrible carrière de pierres qui tua de nombreux déportés aux expériences médicales qui assassinèrent notamment son ami Francesc, en passant par l’extermination des juifs hongrois et des prisonniers soviétiques qui servirent à « tester » les chambres à gaz au début de l’année 1942. Le lecteur le suit avec fascination y compris dans son subconscient comme lorsque la nuit « un monde de spectres s’agitait sous ses yeux clos, au milieu d’un silence plus saisissant que les hurlements de terreur du moment précédent » écrit ainsi l’auteur.

Joaquim Amat-Piniella raconte ainsi le quotidien du camp, l’évasion des détenus du bloc 20, la religion qui permet à de nombreux détenus de tenir ou les tortures des SS. Il est là lorsque le 5 mai 1945, le troupes de la 3e armée américaine du général Bradley à qui est dédié K.L. Reich libèrent enfin le camp. Passée la guerre vint alors le temps de raconter. Celui-ci mit quelques années pour Amat-Piniella ou plusieurs décennies pour Alter Fajnzylberg et emprunta diverses formes d’expression. Mais grâce au précieux travail conjoint d’historiens et d’éditeurs, ils nous sont parvenus.

Par Laurent Pfaadt

Alter Fajnzylberg, Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter, présenté par Roger Fajnzylberg préface de Serge Klarsfeld
Aux éditions du Seuil, 384 p.

Joaquim Amat-Piniella, K.L.Reich, traduit du catalan par
Dominique Blanc
Chez Verdier 288 p.

A lire également :

Shlomo Venezia, Sonderkommando, dans l’enfer des chambres à gaz, préface de Simone Veil
Le Livre de poche, 264 p.

Iakovos Kambanellis, Mauthausen, traduit du grec par
Solange Festal-Livanis
Aux éditions Albin Michel, 384 p.

Cahiers de retour au pays maudit

Les éditions des Syrtes poursuivent la publication des œuvres de Gueorgui Demidov, l’une des grandes voix du goulag

Moins connu qu’Alexandre Soljenitsyne ou Varlan Chalamov, Gueorgui Demidov (1909-1988) doit être considéré comme l’un des grands témoins du goulag et du système répressif soviétique. Ingénieur à l’institut de physique de Kharkov, Demidov fut déporté à plusieurs reprises et passa près de vingt années dans différents camps notamment ceux, terribles, de la Kolyma qu’il décrivit dans ses ouvrages précédents publiés aux éditions des Syrtes : Doubar et autres récits du goulag (2021) et L’amour derrière les barbelés (2022), les deux premiers tomes d’une vaste entreprise de traduction de l’intégralité de l’œuvre de Demidov. Alors que le manuscrit de Vie et Destin de Vassili Grossman parvenait à l’ouest en 1980, celui de Demidov fut confisqué. Ce n’est qu’après sa mort et la glasnost en 1988 pour que le public put enfin découvrir la puissance évocatrice de son œuvre. Dans la préface de ce troisième tome baptisé Merveilleuse planète et traduit par Nicolas Werth et Luba Jurgenson, Geneviève Piron estime ainsi que dans ses écrits « Demidov atteint à l’universel : il fait sortir du camp la vie qui s’y trouvait reléguée et place le camp au milieu de la vie ».  

A la différence d’un Soljenitsyne et d’un Chalamov, Demidov plonge ses récits dans une littérature qui, d’une certaine manière, rend peut-être plus justice à ces personnages incroyables sortis de circonstances extraordinaires et dont les traits de caractère peuvent parfois être victimes d’analyses trop cliniques. Chez Demidov, les truands sont romantiques et les intellos tentent de conserver une logique hors du temps. Mais c’est ainsi qu’ils demeurent humains. Là réside le pouvoir littéraire de Demidov, celui d’ériger l’imagination en bouclier indestructible qui se teint du bronze de l’amour, du fantastique et de la philosophie – les critiques du régime sont à peine voilées – pour opposer à ce même régime l’éclat de sa résistance.

Quant à Nicolas Werth, il ne s’est pas contenté d’écrire sur Chalamov et de traduire Demidov. Il est allé lui-même arpenter la route de la Kolyma pour rencontrer les derniers témoins et s’imprégner de cette atmosphère où le désarroi des hommes des temps passés rivalise avec la beauté d’une nature sauvage qui n’a jamais été domestiquée. Dans un merveilleux petit livre récompensé par le prix Essai France Télévisions en 2013 et publié en poche, il retrace, entre le 13 août et le 3 septembre 2011, le voyage qu’il effectua en Sibérie avec plusieurs compagnons dont Irina Flige, responsable de l’association Memorial à St Petersbourg et autrice du magnifique Sandormokh, le livre noir d’un lieu de mémoire (Les Belles Lettres, 168 p.), nom de ce charnier de la Grande Terreur en Carélie.

Nicolas Werth propose ainsi un passionnant voyage initiatique dans cette région de Sibérie riche en mines d’or devenue la terre du goulag et le tombeau de dizaines de milliers d’êtres humains condamnés à l’enfer parfois juste pour avoir volé un morceau de pain. Cette route de la Kolyma et ses paysages magnifiques célébrés par Chalamov notamment dans le pin nain est avant tout un voyage dans la mémoire, celle de l’enfer blanc qui accueillit plusieurs millions « d’ennemis » du stalinisme en compagnie des grandes voix, à la fois littéraires de Varlam Chalamov et d’Evguenia Guinzbourg, et celles, toujours aussi puissantes des derniers survivants. Son récit, passionnant de bout en bout, alterne entre découvertes des ruines des camps, récits des derniers survivants et de ces hommes et femmes qui tentent d’éviter que tombent dans l’oubli les mots de Demidov. « De même que les vestiges des camps s’étaient fondus dans la nature et le paysage de la Kolyma, l’expérience du camp à laquelle ils avaient eu la force de survivre s’était tout simplement dissoute dans la vie, dans leur vie, une vie faite de dureté, de luttes, de privations, de quelques joies aussi » écrit Nicolas Werth comme s’il parlait de Gueorgui Demidov. A l’heure où plus que jamais, le pouvoir russe tente d’effacer le passé après avoir interdit l’association Memorial et persécute toujours ses membres, la lecture de ces livres devient plus que nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Demidov, Merveilleuse planète, traduit du russe par Luba Jurgenson et Nicolas Werth
Aux éditions des Syrtes, 272 p.

Nicolas Werth, La route de la Kolyma
Chez Alpha Histoire, 272 p.

Taï-Pan

Le succès mérité de la série Shogun a remis en lumière l’œuvre de l’écrivain et scénariste James Clavell (1921-1994), quelque peu oublié depuis les années 1990. Tandis que se prépare la deuxième saison de la série, les éditions Callidor re-publient le roman qu’il écrivit avant Shogun, Taï-Pan et tiré de sa saga asiatique.


Nous sommes à Hong Kong en 1841 au lendemain de ce qu’on appela la première guerre de l’opium. Les Britanniques désireux d’en faire un comptoir commercial l’arrache à la Chine attirant un certain nombre d’aventuriers notamment le héros du livre, Dirk Struan, qui dirige la Noble Maison, une compagnie marchande qui voit dans cette partie du monde, une terre pleine de promesses et de profits notamment avec le commerce de l’opium dont il devient l’un des contrebandiers les plus retors. Il est le Taï-Pan, un homme d’affaires sans morale mais également ce serpent venimeux expert en manipulations et désireux de bâtir un empire.

Les éditions Callidor qui redonnent vie et une nouvelle beauté tant physique que littéraire aux grands maîtres du roman fantastique et d’aventures comme Abraham Merritt ou Robert W. Chambers ne se sont pas contentés d’une simple publication. Cette nouvelle version intégralement révisée est complétée par de nombreux paragraphes manquants soit près de 150 pages inédites qui raviront à coup sûr les fans de James Clavell qui n’auront d’ailleurs que moins d’un mois à patienter pour lire le tome 2, prévu le 25 avril. En attendant la série puisqu’il se murmure déjà que les créateurs de Shogun songent très sérieusement à adapter Taï-Pan. Les vapeurs de cet Orient mystérieux, entre opium et contrebande, n’auront décidément plus aucun secret pour vous.

Par Laurent Pfaadt

James Clavell, Taï-Pan, tome 1, traduit par France-Marie Watkins, Ivan Berton et Thierry Fraysse, 512 p.
Aux éditions Callidor

Dernières nouvelles du ghetto

Deux livres reviennent sur le soulèvement du ghetto de Varsovie

Nous sommes en juillet 1942. Voilà près de deux années que les Allemands ont enfermé près de 350 000 juifs de Varsovie dans un ghetto. La mort y est quotidienne et les déportations vers le camp d’extermination de Treblinka s’enchaînent depuis la sinistre Umschlagplatz. Ceux qui survivent dans cet enfer à ciel ouvert tentent de consigner leurs expériences en espérant qu’un jour quelqu’un viendra à découvrir ce qu’il advint. C’est le cas de l’organisation Oneg Shabbat menée par Emanuel Ringelblum qui récolte le moindre témoignage, le moindre objet pouvant témoigner des terribles conditions de vie qui règnent ici. D’autres initiatives personnelles s’écrivent en secret, notamment ces journaux qui racontent l’indicible comme celui d’Hillel Seidman, ancien secrétaire du groupe parlementaire juif à la diète polonaise avant la guerre, journaliste et jeune archiviste de la communauté. Cela deviendra, après guerre, Du fond de l’abîme, récit poignant qui est republié alors qu’ont été célébré, ces dernières années, les 80 ans de la révolte du ghetto puis celle de Varsovie et enfin, il y a quelques semaines, ceux de la libération d’Auschwitz.


Le récit de Seidman témoigne avec émotion de la vie quotidienne au sein du ghetto, du danger permanent marqué par les exactions des Allemands mais également ces moments de grâce, ces lumières tirées de l’abîme comme cette musique interprétée par ces juifs venus de Vienne et de Berlin. De nombreux annexes fort pertinentes viennent contextualiser et offrir quelques éclairages sur des personnages quelques peu oubliés aujourd’hui comme Szmul Zygielbojm qui se suicida en mai 1943 devant l’indifférence des Alliés face à ce qui passait dans le ghetto mais également Adam Czerniakow, le président controversé du conseil juif du ghetto ou le pédagogue Janusz Korczak qui accompagna les enfants de son institut jusque dans la chambre à gaz de Treblinka.

En janvier 1943, alors que les Allemands se mettent à déporter massivement les juifs du ghetto, Hillel Seidman évoque l’idée d’une prochaine révolte. « Aujourd’hui des bruits circulent à nouveau au sujet d’une action prochaine qui serait projetée pour le 15 janvier (…) C’est prématuré. Ils ne sont pas encore prêts » écrit-il le 11 janvier. Arrêté à son tour, Hillel Seidman ne doit la vie sauve qu’à un passeport paraguayen lui permettant d’être envoyé dans un camp à Vittel en France où il échappe une nouvelle fois à une déportation vers Drancy puis Auschwitz. Alors qu’il a déjà quitté le ghetto, celui-ci se révolte finalement le 19 avril 1943, sous la direction de Mordechai Anielewicz et Marek Edelman notamment.

Les meneurs de cette révolte établissent leur quartier général secret au 18 de la rue Mila (prononcez Biwa) à Varsovie. Grâce à la plume de Léon Uris, romancier américain mondialement connu pour son Exodus porté à l’écran par Hollywood, le lecteur suit, jour après jour, cet épisode grandiose et devenu mythique de la Shoah. Publié en 1961, le roman glorifie ainsi la révolte de ces quelques 300 hommes et femmes luttant contre le Troisième Reich et bien décidés de tomber les armes à la main. Construit en quatre parties historiques et raconté du point de vue d’un journaliste italo-américain, Christopher de Monti, qui a couvert la guerre d’Espagne et a survécu à la liquidation du ghetto, le lecteur pénètre un petit groupe d’insurgés, de la mise en place du ghetto jusqu’à sa destruction.

Si les divers protagonistes du livre sont fictifs, ils rappellent cependant ces hommes que décrivaient si bien Hillel Seidman. Ainsi comment ne pas voir en Paul Bronski, Adam Czerniakow ou dans l’historien Alexandre Brandel, Emanuel Ringelblum ? Cela ne nuit nullement au récit et le roman parvient, grâce à son rythme, à emporter son lecteur dans les rues d’une Varsovie prête à plonger dans les ténèbres. Et en soulignant par quelques touches subtiles, l’inimitié de certains Polonais à l’égard des juifs, Léon Uris ne fait qu’entrebâiller une porte littéraire que des historiens mettront plusieurs décennies à ouvrir. Son livre ainsi que celui d’Hillel Seidman demeurent ainsi de précieux témoignages de la terrible tragédie qui s’abattit sur le ghetto de Varsovie.

Par Laurent Pfaad

Hillel Seidman, Du fond de l’abîme, Journal du ghetto de Varsovie, traduit de l’hébreu et du yiddish par Nathan Weinstock avec la collaboration de Micheline Weisntock, postface de Georges Bensoussan
coll. Le Goût de l’Histoire, Les Belles Lettres, 718 p.

Léon Uris, Mila 18, traduit de l’américain par Jean Nioux
coll. Domaine étranger, Les Belles Lettres, 672 p.

Noces d’étain pour le festival Italissimo

Il y a dix ans se tenait la première édition du festival Italissimo célébrant à Paris, la littérature et la culture italiennes.

Dix ans plus tard, plus de trois cents invités italiens et français et deux-cent-soixante rencontres, lectures, spectacles et projections dans vingt lieux différents ont célébré une décennie de dialogue faite de rencontres, de découvertes et surtout d’amour qui a valu au festival le prix de l’initiative européenne en 2024.


Pour célébrer cet anniversaire, cette dixième édition conviera les grands noms de la littérature transalpine : Silvia Avallone, Dacia Maraini, Emanuele Trevi, Erri De Luca, Gianrico Carofiglio, Donatella Di Pietrantonio, Viola Ardone, Paolo Cognetti, Milena Agus, Carlo Lucarelli, ainsi que plusieurs nouvelles plumes comme Francesca Giannone, Giancinta Cavagna di Gualdana, Monica Acito, Matteo Bianchi ou Greta Olivo. Des auteurs français, Laurent Gaudé, Daniel Pennac, Sylvain Prudhomme, viendront transmettre au public leur amour de la littérature italienne.

Cette édition sera également l’occasion de rendre hommage à Umberto Eco, disparu en 2016, à la Bibliothèque Nationale de France et au maître du roman policier italien, le génial inventeur du commissaire Montalbano, Andrea Camilleri, dont on fêtera le centenaire de la naissance.

Et comme toujours, une programmation cinéma, une exposition à la galerie Tornabuoni Art, des rencontres scolaires, des ateliers d’écriture et de traduction, des apéritifs littéraires et une rencontre professionnelle sur l’édition et la traduction entre France et Italie à l’Institut Culturel italien viendra couronner cet anniversaire qui s’annonce une nouvelle fois riche en émotions.

Par Laurent Pfaadt

ITALISSIMO, Festival de Littérature et de Culture italiennes, 10e édition
1-6 avril 2025.

Programmation à retrouver sur www.italissimofestival.com

Roberto Saviano Giovanni Falcone

Le 23 mai 1992, 600 kilos d’explosifs pulvérisaient la voiture du juge antiterroriste Giovanni Falcone, non loin de l’aéroport de Palerme. Cet assassinat allait marquer durablement une mémoire  non seulement italienne mais également européenne, faisant du juge, le martyr de la pieuvre.


Vingt-trois ans plus tard, voilà qu’un autre juge, littéraire celui-là, Roberto Saviano, auteur du mondialement célèbre Gomorra, dresse à Falcone, un mausolée de papier remarquable. Retraçant les dix dernières années du juge, depuis l’assassinat du préfet de Palerme, le général dalla Chiesa jusqu’à la mort de Falcone l’auteur nous fait entrer dans les arcanes du pool anti-mafia qui lutta sans relâche contre les sbires du parrain de la mafia, Toto Rina qui fut arrêté quelques mois après l’assassinat de Falcone.

Dans ce récit absolument palpitant, le lecteur suit Falcone dans sa lutte contre les banques liées à la mafia ou face aux repentis mais également dans sa vie quotidienne auprès notamment de sa femme, elle-même juge, qui fut également tuée le 23 mai 1992. Mais le grand talent de Saviano qui n’hésite pas, pour les besoins du récit, à combler les interstices biographiques de son génie littéraire, est de traverser le miroir et de faire pénétrer son lecteur dans les rangs de la mafia comme il a si bien su le faire dans ses ouvrages qui l’ont rendu célèbres. Un miroir qui culmine avec le maxi-procès de Palerme contre plusieurs centaines d’accusés entre février 1986 et décembre 1987.

Dans cette Italie où le Vatican entretint des relations incestueuses avec la pieuvre, Giovanni Falcone a, qu’on le veuille ou non, un côté christique avec sa dimension sacrificielle pour le bien de l’humanité. Devenu le Joseph d’Arimathie du juge, Roberto Saviano signe là son plus beau livre, réussissant parfaitement l’alchimie entre l’enquête et la littérature afin de permettre, à ce livre en forme de croix, de permettre à son sujet d’accéder à l’immortalité.

Par Laurent Pfaadt

Roberto Saviano, Giovanni Falcone, traduit de l’italien par Laura Brignon
Chez Gallimard, « Du monde entier », 608 p.

Notre guerre quotidienne

Depuis l’invasion russe en février 2022, Andrei Kourkov est devenu la grande voix littéraire de la résistance ukrainienne. Récompensé par de nombreux prix dont le Médicis étranger pour les Abeilles grises en 2022, l’écrivain s’est exilé en Allemagne où d’interviews en festivals – nous l’avions rencontré au festival America de Vincennes pour un dialogue avec l’Irlandais du Nord Michael Magee sur ces guerres qui corrodent le cœur des hommes – il ne cesse de dénoncer l’occupation russe sous toutes ses formes et d’affirmer la singularité de l’identité ukrainienne.


Après son Journal d’une invasion (Noir sur Blanc, 2023), Kourkov poursuit dans cette suite, l’exploration de cette guerre racontée de l’intérieur et qui affecte tout un peuple. Passé le choc et la sidération, la guerre s’est installée dans les foyers, sur le front. A la fois drôle et tragique, Notre guerre quotidienne, couvrant une période allant d’août 2022 à février 2024 et récompensée par le prix Transfuge du livre européen en 2024 nous emmène dans cette guerre vécue au quotidien, à Kiev, Izioum ou Kherson qui glorifie ces actes singuliers de résistance, parfois minimes mais ô combien symboliques. Une guerre qui comme le rappelle Andrei Kourkov, a fait prendre conscience à ses compatriotes qu’il existait bel et bien une mémoire collective et que celle-ci avait été piétinée, sciemment falsifiée par une Russie qui a fait d’ailleurs de même avec sa propre mémoire.

Notre guerre quotidienne laisse pourtant un goût amer dans la bouche du lecteur au regard des derniers développements du conflit notamment depuis l’élection de Donald Trump et l’humiliation du président Zelensky dans le bureau ovale. « Pour de nombreux Américains, la guerre en Ukraine est presque devenue « leur » guerre » écrit ainsi Kourkov le 15 janvier 2023. Des mots qui paraissent aujourd’hui bien lointains.

Par Laurent Pfaadt

Andrei Kourkov, Notre guerre quotidienne, traduit de l’anglais par Johann Bihr et Odile Demange
Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.

La disparue du cinéma

Un roman de Laurence Mouillet

L’affaire a tenu en haleine les Strasbourgeois pendant cinq ans. C’était en 1995 et aujourd’hui encore des interrogations subsistent sur la personnalité et le mobile du meurtrier. Laurence Mouillet l’a connu ainsi que sa victime. Comment vit-on quand on côtoie un homme, un collègue de travail que l’on soupçonne fortement d’un crime ? La disparue du cinéma n’est pas un roman policier. C’est l’histoire d’une jeune femme rêveuse qui se fait son cinéma.


Carole Prin, ouvreuse dans un cinéma de Strasbourg, a été tuée à bout portant par le projectionniste, son compagnon, alors qu’elle allait accoucher. Quand Laurence Mouillet a eu connaissance des résultats de l’enquête, elle s’est vue confirmer ses soupçons et la peur que lui inspirait ce projectionniste, rebaptisé Lionel dans son roman. Elle s’est intéressée précisément à cette peur. Rétrospectivement, elle se souvient de son comportement étrange, de la manière dont il a essayé de rallier ses collègues à sa cause de victime, victime de la disparition de sa compagne, la mère de son enfant. Puis ce fut la gradation dans l’horreur de ce qu’a révélé l’enquête : un féminicide doublé d’un infanticide. Aussi, le roman est-il tendu jusqu’au procès où Laurence a été citée comme témoin. Et c’est encore de son point de vue que l’écriture se poursuit, n’ayant pas été présente lors de l’audition des autres témoins comme le veut la procédure. 30 ans après les faits, comment approcher la vérité ? Comment faire sentir la menace qui a pesé ?

L’auteure était soucieuse de parler de sa collègue et de dire qu’elle a été vivante et si heureuse à la perspective de devenir mère avant d’être assassinée à une époque où le mot féminicide n’existait pas encore. Il le sera dans le domaine du droit en 2014 et sera le mot de l’année dans le Petit Robert en 2019. Mais ce n’est pas de Carole que l’auteure a voulu parler mais d’elle-même avec le personnage de Claire, ses sensations et les émotions d’une femme à l’aube de sa vie d’adulte en ces années 90. Elle a puisé dans ses souvenirs de très jeune femme, caissière au cinéma pour payer ses études, le travail idéal pour une étudiante qui n’a que les soirs et les week-end de libres et qui vit donc à côté de la vie. Son univers, ce sont les livres, les films, la musique et son amoureux … mais qui ne sera que de passage. Comment se construire quand on est une jeune femme qui se cherche ? Comment se construire quand on a été témoin d’un tel événement et avoir l’hyper conscience de la noirceur de la nature humaine ? Claire trouve une échappatoire dans le sommeil, comme un remède à la dépression. Mais son sommeil est hanté par Carole (Sandra dans le roman) et par son enfant, par des rêves dont elle sort exténuée, autant de cauchemars qui traduisent son mal être.

La littérature permet d’approcher les événements, de leur donner un sens. L’auteure puise dans l’univers des contes avec l’image de l’ogre, gardien d’une chambre secrète, du rêve si réel pourtant d’un cavalier sorti d’un autre temps, accompagné d’un ange blond bien vulnérable. Et il y a cette escapade inattendue en Grèce comme la promesse d’une autre histoire qui ne s’écrira pas, solaire, par contraste avec la noirceur du reste du roman.  En ne disant pas « Je » mais « Claire », l’auteure s’est sentie plus libre d’évoquer de quelle manière elle a subi cette histoire et de la revisiter à travers le filtre du temps. Elle a pris son temps, il fallait que du temps passe. Et comment raconter cette histoire si horrible en échappant à la reconstitution morbide des faits ? Comment être respectueuse de la mémoire de Carole ? Il ne s’agissait pas de mener à son tour une enquête pour traiter ce fait divers, réinterroger les témoins de l’époque, Laurence Mouillet a choisi d’être son propre sujet et d’approcher la vérité par la fiction. Qui veut lire un polar lira un autre livre.

Par Elsa Nagel

Laurence Mouillet, La disparue du cinéma, Mediapop Editions, parution le 21 février 2025.