Archives de catégorie : Lecture

Charles Pasqua, Dans l’ombre de la République

Personnage unique dans l’histoire de la Cinquième République, Charles Pasqua fut un savant mélange de Pagnol et de Machiavel. Adepte de coups tordus, stratège politique hors pair, ce personnage truculent toujours prêt au combat, ayant débuté sa carrière chez Ricard avant de connaître tous les secrets du pouvoir a fasciné autant qu’il a suscité des haines.


Près de dix ans après sa disparition, le temps de l’histoire est venu. Ayant eu accès aux archives privées de Charles Pasqua, Pierre Manenti, historien spécialiste reconnu du gaullisme avec sa biographie d’Albin Chalandon (Perrin, 2023) ou ses barons du gaullisme (Passés composés, 2024) et haut fonctionnaire, dessine avec brio le portrait composite et éminemment complexe de Charles Pasqua.

Avec sa gouaille incomparable assise sur une curiosité insatiable, cet adepte de bons mots était aimé de ses amis et craint de ses ennemis. Deux fois ministre de l’intérieur sous les cohabitations d’un François Mitterrand avec qui il entretint des rapports cordiaux – la bonne personne à la bonne place diraient certains – Charles Pasqua alterna échecs – la mort de Malek Oussekine en 1986 – et succès notamment lors de la prise d’otages sur le tarmac de l’aéroport de Marignane en décembre 1994.

Mais Charles Pasqua fut également l’homme des ruptures au nom d’un gaullisme originel et d’un général de Gaulle qu’il vénéra. « Flingueur des centristes et des gaullistes dissidents » écrit ainsi Pierre Manenti. La première fois en 1992 à l’occasion du référendum sur le traité de Maastricht où il choisit le camp du non, rompant avec sa famille politique qui le conduisit à fonder un parti souverainiste, le RPF (Rassemblement pour la France) avec Philippe de Villiers. Puis en 1994 lorsqu’il choisit, à l’instar d’un Nicolas Sarkozy qui lui chipa son fief de Neuilly-sur-Scène, Édouard Balladur plutôt que Jacques Chirac.

Pierre Manenti n’omet bien évidemment pas ces zones d’ombres que mania à merveille Charles Pasqua pour parvenir à ses fins. Une ombre dans laquelle il cacha également ses secrets, ses douleurs comme celle de la disparition de son fils unique. Des ombres qui composent ce livre en forme de portrait tout en clair-obscur, celui de ce joueur conservant toujours dans sa manche un atout pour gagner quitte à connaître à l’avance le jeu de son adversaire.

Par Laurent Pfaadt

Pierre Manenti, Charles Pasqua, Dans l’ombre de la République
Passés composés, 430 p.

les amants d’Auschwitz

Quatre-vingt ans après la libération du camp d’Auschwitz, des histoires incroyables semblent toujours traverser, intactes, le temps et parviennent encore à nous émouvoir et à revivifier une mémoire qui disparaît avec la mort des derniers témoins. Telle fut l’histoire de Zippi et de David, les amants d’Auschwitz.


Zippi fut une juive slovaque. David, un juif polonais. Tous les deux furent déportés à Auschwitz en 1942. Le camp est alors en construction, on doit y ajouter l’annexe de Birkenau pour pouvoir tuer en masse. Les Slovaques ont été parmi les premiers juifs à y être déportés. Là-bas Zippi intègre l’administration du camp et grâce à la protection de la terrible Maria Mandl, cette gardienne réputée pour sa férocité, elle aide un certain nombre de juifs, parvenant parfois à les sauver d’une mort certaine. Bientôt, son regard croise celui de David. Dans le reflet des crématoires s’allume alors, dans son coeur, au milieu des ténèbres, la flamme de l’amour. « Il était très jeune ; elle avait quelques années de plus. Il manquait d’expérience ; elle était avisée et sûre d’elle. Leurs regards se croisèrent ; elle le choisit. Alors que la mort et la destruction rôdaient autour d’eux, ils se hissèrent dans une alcôve improvisée et ouvrirent une fenêtre. L’un près de l’autre, ils n’étaient plus des numéros ; ensemble, ils n’étaient plus seuls » écrit ainsi Keren Blankfeld, journaliste qui excelle dans les récits de non-fiction et peint avec des mots d’une douceur inouïe cet amour prenant vie dans ce lieu de mort.

A Auschwitz tomber amoureux peut être une stratégie de survie. Elle peut aussi vous conduire à prendre des risques inconsidérés jusqu’au tombeau. Le lecteur, accroché à l’histoire de Zippi et de David, avale les pages pour savoir si nos deux amants vont s’en sortir car à chaque fois, le destin semble sourire aux amoureux. L’auteure entremêle ainsi à merveille les destins de nos deux amants et de ces personnages secondaires qui composent le roman. Zippi et David ont promis se retrouver à Varsovie sitôt la fin de la guerre. Ils ne se reverront que soixante-dix ans plus tard pour connaître les raisons de leur survie. Et nous lecteurs, nous étions là grâce à ce livre merveilleux et tendre.

Par Laurent Pfaadt

Keren Blankfeld, les amants d’Auschwitz, traduit de l’anglais par Karine Guerre
Aux éditions Albin Michel, 496 p.

Interview Alexandre Bande

« Ce lieu fut le plus meurtrier des centres de mises à mort »

Alexandre Bande est professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires au Lycée Janson de Sailly à Paris, intervenant à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, au Mémorial de la Shoah et à l’INSPE de Paris. Il a coordonné plusieurs ouvrages notamment la Nouvelle histoire de la Shoah (Passés composés, 2021) ou l’Histoire politique de l’antisémitisme en France (Robert Laffont, 2023). Pour Hebdoscope, il revient sur son dernier ouvrage, Auschwitz 1945 (Passés composés).


Quelle est la situation que découvre les Soviétiques en entrant dans le camp d’Auschwitz, le 21 janvier 1945 ?

Après de rudes combats, les soldats soviétiques prennent possession dans l’après-midi du 21 janvier 1945 d’un imposant complexe concentrationnaire composé de plusieurs camps et sous-camps et découvrent ce qu’il reste des chambres à gaz, des crématoires et des nombreux effets personnels volés aux déportés dès leur arrivée. Les soldats soviétiques qui entrent dans Auschwitz sont des combattants, ils ne sont pas préparés à affronter ce qu’ils découvrent. L’urgence est alors de nourrir, de soigner et de tenter de sauver les milliers de déportés dont plusieurs dizaines d’enfants encore vivants à leur arrivée. Ils vont mettre des jours, peut être des semaines, à saisir l’ampleur du crime et du drame qui se sont déroulés en ce lieu dont la « lecture » est particulièrement difficile en raison de son immensité, du froid, de la neige et des destructions. Il leur est logiquement impossible de percevoir immédiatement le nombre de victimes, la manière dont le complexe fonctionnait économiquement ainsi que les rouages du système de mise à mort. 

A la lecture de votre ouvrage, on découvre qu’Auschwitz fut plus qu’un simple camp, un complexe voire même un projet urbain

En effet, lorsque les autorités nazies décident d’implanter dans la ville d’Oswiecim (Auschwitz en allemand) un camp de concentration au début de l’année 1940, ils envisagent également de faire de cette ville un « avant-poste » de la colonisation allemande à l’Est. Rattachée au Reich, comme toute la partie occidentale de la Pologne, cette ville est vidée de la plupart de ses habitants (dont 60% étaient juifs avant la guerre) et un vaste projet d’aménagement urbain, de mise en valeur des terres agricoles et des richesses naturelles est mis en œuvre par la SS. Enchevêtrement d’usines, d’entrepôts, de fermes modèles et de structures concentrationnaires, le complexe d’Auschwitz s’étendait sur plusieurs dizaines de km². De grandes entreprises allemandes (IG Farben, Siemens) ont profité d’une main d’œuvre servile et « corvéable à merci » pendant plusieurs années, les SS ont même tenté de développer du caoutchouc synthétique. Si le nom d’Auschwitz est encore aussi fortement ancré dans les mémoires, 80 ans après, c’est que ce lieu ne fut pas seulement le plus peuplé des camps de concentration du Reich – plus de 100 000 déportés à l’été 1944 – mais aussi le plus meurtrier des centres de mises à mort puisqu’un million cent mille personnes dont près d’un million de Juifs y ont été assassinés. 

La libération du camp ne signifia pas pour autant la liberté pour de nombreux déportés

Lors de leur entrée dans les différentes parties du camp, les Soviétiques découvrent environ 7000 survivants abandonnés par les SS le 18 janvier précédent lors de l’évacuation de près de 60000 déportés valides. Ces déportés, très majoritairement juifs, étaient dans un état de santé fort précaire. Décharnés, épuisés, souvent malades ou gravement blessés (c’est pour cela qu’ils n’avaient pas été forcés à se déplacer à partir du 18 janvier 1945), ils sont pris en charge de toute urgence par les services de santé soviétiques et la Croix Rouge polonaise. Initialement, les malades sont soignés dans les trois parties du complexe du camp d’Auschwitz, à savoir l’ancien camp principal, Birkenau et Monowitz. Mais les conditions dans les hôpitaux n’étant pas bonnes, surtout dans les deux derniers camps, le manque de médecins et de personnels infirmiers, malgré l’investissement de plusieurs dizaines de déportés valides, rendent difficiles les déplacements entre hôpitaux. Rapidement, comme le relate Primo Levi, les malades des différents camps furent rapatriés dans l’hôpital principal situé au cœur d’Auschwitz I administré par les Soviétiques. Les plus faibles périssent, parfois plusieurs semaines après le 27 janvier, les autres se rétablissent, sont soignés et quittent progressivement les lieux. 

L’historiographie insiste rarement sur ces semaines, ces mois qui ont suivi la libération du camp, pourquoi ? 

En effet, les ouvrages existant sur l’histoire d’Auschwitz évoquent rapidement l’épisode du 27 janvier 1945 et le basculement vers le lieu de mémoire que devient une partie du camp dans les années qui suivent. Mais à l’exception de quelques historiens polonais, rares étaient ceux qui s’étaient penchés sur ces questions. L’ampleur du crime de masse qui s’est déroulé à Auschwitz, l’importance de la parole des survivants, la symbolique associée à ce lieu de mémoire si spécifique ont contribué à focaliser l’attention des historiens sur l’histoire du site, son fonctionnement, sur les spécificités du système concentrationnaire et exterminatoire sans équivalent dans le processus de la « Solution Finale ». 

Laurent Pfaadt

Plumes de guerre

De nouvelles traductions d’Ernest Hemingway et de Norman Mailer permettent de se replonger dans ces monuments de la littérature

Aujourd’hui, L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway et Les Nus et les Morts de Norman Mailer sont considérés comme des chefs d’œuvre de la littérature non seulement de guerre mais du patrimoine littéraire de ce 20e siècle sanglant.


Celui-ci commença bien évidemment lors de la Première guerre mondiale. Sur le front italien, en juillet 1918, un jeune ambulancier américain de dix-neuf ans s’apprête à faire son entrée en littérature. Grièvement blessé, il passe près de trois mois dans un hôpital de Milan. Cette expérience lui servira de matériel pour son livreL’Adieu aux armes. Soixante-dix ans après son prix Nobel obtenu en 1954, cette nouvelle traduction permet ainsi de redécouvrir la puissance de ce grand roman de guerre et d’amour avec ces personnages devenus immortels au premier rang desquels le duo que composent Frederic Henry, ambulancier blessé lors de la bataille de Caporetto et son infirmière Catherine Barkley qu’incarneront plus tard Rock Hudson et Jennifer Jones dans le film de Charles Vidor et John Huston.

Norman Mailer n’a que six ans lorsque L’Adieu aux armes est publié en 1929. Près de vingt ans plus tard et une nouvelle guerre mondiale, l’autre sale gosse des lettres américaines, le gamin de Brooklyn qui a lu avec avidité les chefs d’œuvre d’Hemingway, égalera son modèle en publiant Les Nus et les Morts (1948) dont paraît ces jours-ci une nouvelle traduction admirable signée Clément Baude, également traducteur du formidable Sympathisant de Viet Thanh Nguyen (Belfond)

Si l’Europe a été le terrain de jeu d’Hemingway, celui de Mailer, comme des milliers de G.I. fut le Pacifique. A peine sorti d’Harvard, il s’engagea comme simple soldat dans le 112e régiment de blindés du général MacArthur et servit dans les Philippines. Il y campera l’action de son roman qui raconte ces hommes envoyés en mission derrière les lignes japonaises pour conquérir une petite île.

Bien évidemment il y a du Hemingway chez Mailer. Les deux écrivains ont cette fascination commune pour la lutte sempiternelle entre la vie et la mort, la guerre et la paix, l’amour et la douleur. Même si sa prose n’est pas aussi flamboyante que celle de son aîné, Mailer se livre, à travers ses différents personnages, a une analyse sans concession de la société américaine. Tous les deux, et ces deux nouvelles traductions le montrent à merveille, se sont réappropriés les narrations du 19e siècle pour créer quelque chose de neuf. En fidèle héritier de la génération perdue, Mailer emprunte ainsi parfaitement le feu du récit de guerre à Hemingway en l’articulant à la manière d’un John Dos Passos et d’un Tolstoï. On raconte qu’avant d’écrire, Norman Mailer lisait, chaque matin, des pages d’Anna Karenine pour s’imprégner du style de l’auteur de Guerre et Paix. Le résultat est un chef d’œuvre absolu qui valut aux Nus et les Morts tout comme L’Adieu aux armes de figurer parmi 100 plus grands romans du 20e siècle. Deux romans à redécouvrir absolument dans leurs nouveaux habits.

Par Laurent Pfaadt

Ernest Hemingway, L’Adieu aux armes, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Jaworski
Chez Gallimard, 416 p.

Norman Mailer, Les Nus et les Morts, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude
Chez Albin Michel, 784 p.

L’Empire du dragon d’or

Les trésors de la dynastie Ming sont à l’honneur au musée Guimet

En évoquant la dynastie Ming (1368-1644), de nombreux visiteurs ne connaissent que sa céramique et elurs fameux vases bleus et blancs quand d’autres se souviennent peut-être que les Ming édifièrent la portion de la grande muraille de Chine figurant sur les cartes postales. Personne en revanche ne sait que la dynastie Ming représenta l’âge d’or de l’orfèvrerie impériale chinoise. D’où l’intérêt de l’exposition du musée Guimet.


Organisée en partenariat avec le musée des beaux-arts de Quijang à Xi’an, l’ancienne Chang’an, capitale de la Chine sous plusieurs dynasties notamment celle des Tang qui fait également l’objet d’une fantastique exposition au musée Guimet, dans une province où fut découverte il y a un demi-siècle, l’armée de terre cuite, l’exposition l’Or des Ming a des allures de chasse aux trésors en même temps qu’elle se veut une formidable histoire économique mondiale des matières premières. Si l’argent servit très vite de moyen de paiement à une dynastie ouverte sur un commerce international symbolisé par les voyages de Zheng He, le Colomb chinois, l’or fut quant à lui « restreint aux désirs de somptuosité » selon Arnaud Bertrand, l’un des deux commissaires de l’exposition, conservateur en charge des collections coréennes et de Chine ancienne au musée Guimet dans le très beau catalogue qui accompagne cette exposition. Les artisans de la dynastie Ming développèrent ainsi une gamme de techniques parfaitement détaillées en ouverture de l’exposition pour créer des bijoux et des vases d’une beauté stupéfiante.

Epingle à cheveux

Exposant des pièces sorties exceptionnellement de Chine comme on dévoile un trésor offert pour célébrer le 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la France du général de Gaulle, le musée Guimet rayonne ainsi de l’éclat de ces merveilleuses parures et de ces vases ouvragés qui traduisent un raffinement et un sens du détail éblouissants avec par exemple cette aiguière à décor de dragon et de lion jouant avec une balle ou ces boucles d’oreilles serties d’ambre. Le point d’orgue est atteint avec une magnifique collection d’épingles à cheveux en or serti de jade, de rubis ou d’émeraudes et figurant des animaux fantastiques ou des symboles qui servent, à travers ces coiffes et autres ornements, à installer socialement celles qui les portent.

Car dans cette cité interdite que vient d’achever Yongle (1402-1424) l’un des empereurs Ming, il faut voir et être vu. Et l’épingle insérée dans un chignon dont il existe mille et un modèles pose chaque personnage à la cour. « Il s’agissait avant tout d’objets d’apparat, dont l’une des fonctions essentielles consistait à révéler le statut, la richesse et le goût de leur propriétaire » complète Hélène Gascuel, l’autre commissaire, par ailleurs conservatrice en charge des collections textiles et du mobilier chinois au musée Guimet dans un chapitre fascinant du catalogue consacré aux codes et à la symbolique des bijoux. Ainsi, le dragon et le phénix étaient réservés aux membres de la famille impériale et de leurs proches parents.

Un tel luxe nécessitait bien évidemment des matières premières en abondance notamment cet or et cet argent venu du Nouveau Monde. On estimait ainsi que la Chine, au début du 17e siècle importait un tiers de l’argent en provenance du Mexique et du Pérou. Face à cette inflation, le roi d’Espagne Philippe IV fit alors adopter des lois restreignant le commerce de l’argent avec la Chine. Les jours de la dynastie Ming étaient comptés. Renversés en 1644, les Ming furent remplacés par les Qing. Mais à l’image de cet or qui ne s’oxyde jamais, l’éclat de leur civilisation ne s’est jamais terni comme en témoigne cette merveilleuse exposition.

Par Laurent Pfaadt

L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles), Musée des arts asiatiques-  Guimet,
jusqu’au 13 janvier 2025

A lire le catalogue :

L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles) sous la direction d’Hélène Gascuel , Coédition Musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris / In Fine éditions d’art, 216 p.

Nos années Apostrophes

La France entière connaît sans le savoir Rachmaninov. Pendant quinze ans, le vendredi soir, le compositeur russe lui a susurré les premières notes de son premier concerto. Certes on y a parlé de musique mais assez peu, plutôt de littérature avec ses compatriotes Nabokov et Soljenitsyne qui lui ont vite volé la vedette.


Picture taken on April 11, 1975 in Paris of Russian writer and former Soviet dissident Alexander Solzhenitsyn (©) attending French TV literary talk show « Apostrophes », presented by Bernard Pivot (2ndR). AFP PHOTO/ MICHELE BANCILHON CULTURE-LITERATURE-SOLJENITSYNE

Car de vedettes il y en a eut à Apostrophes, ce rendez vous littéraire devenu culte présenté par Bernard Pivot, le fameux « Roi Lire » disparu en mai dernier. Une petite musique revenue comme une Madeleine de Proust à nos oreilles avec la parution de ce livre magnifique nourri de photos inédites qui célèbrent le cinquantième anniversaire de la première émission. En feuilletant les pages, on a parfois l’impression d’entendre les voix d’Alberto Moravia affirmant dans son français teinté d’italien que « je ne suis jamais allé à l’école parce que j’étais malade, ce qui m’a permis d’écrire un roman à l’âge de dix-sept ans. Autrement, j’aurais dû attendre d’avoir trente ans » lors de l’émission du 30 mars 1979 ou celles d’Umberto Eco, d’Elie Wiesel, de François Mitterrand venu présenter L’abeille et l’architecte ou encore d’Arthur Miller.

Sur le plateau d’Apostrophes se côtoyaient toutes les esthétiques, la littérature bien entendu mais également le cinéma, la politique, la photographie avec Robert Doisneau et Helmut Newton et même l’entreprise. Bernard Pivot, dont la culture générale dépassait toutes les frontières et pouvaient se nicher dans le tanin du vin ou dans un geste technique sur la pelouse du stade Geoffroy Guichard, faisaient dialoguer des gens différents, non sans humour. Ainsi lors d’une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai-68 », le 23 mai 1986, en compagnie de Guy Hocquenghem, Laurent Dispot, Pascal Bruckner et Bernard Tapie, Bernard Pivot introduisait ses invités avec ces mots : « «Sont réunis ce soir, sur le plateau d’Apostrophes, trois intellectuels et un chef d’entreprise. En mai 1968, ils avaient vingt ans. En mai 1986, ce sont des quadragénaires ou en passe de l’être. Où en sont-ils ? Que disent-ils ? Qu’écrivent-ils ? En épigraphe de cette émission je souhaiterais vous citer une publicité que vous avez certainement vue dans les quotidiens : « Mai 68, on a refait le monde. Mai 86, on refait la cuisine ».

Au fil des pages, les épigraphes se succèdent donc au fronton de ce temple cathodique de la littérature où une émission littéraire placée en deuxième partie de soirée réunissait plusieurs millions de téléspectateurs, ce qui stupéfait encore aujourd’hui nos voisins outre-atlantiques. Des épigraphes qui se voulaient tantôt jouissives avec l’ébriété démonstrative d’un Bukowski ou discrète d’un Nabokov ou sanglantes notamment lorsque Denise Bombardier s’en prit à Gabriel Matzneff dans l’une des dernières émissions, le 2 mars 1990, en affirmant qu’« un livre ne peut pas servir d’alibi » pour justifier les abus de pouvoir sur de jeunes filles que dénoncera trente ans plus tard Vanessa Springora.

Ce soir-là une émission littéraire se mua en une véritable apostrophe, cette figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout à coup une personne ou une chose personnifiée. Une apostrophe parmi d’autres qui composent ce livre merveilleux qui raconte non seulement une histoire de la télévision mais également notre monde à travers le prisme de ses intellectuels.

Par Laurent Pfaadt

Nos années Apostrophes, avant-propos de Laurent Valet, préface d’Augustin Trapenard
Chez Flammarion/INA, 224 p.

Redonner de la profondeur à l’idée d’Europe

Sous la direction de Benjamin Deruelle, professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal, les éditions Passés composés ont entrepris de publier une vaste Histoire de l’Europe en quatre volumes. Une entreprise qui se veut à la fois politique, militaire, économique et culturelle. Une œuvre appelée assurément à faire date. A l’occasion de la sortie du premier volume qui va de la Préhistoire au Ve siècle, Hebdoscope a interrogé Benjamin Deruelle.


Comment est née cette histoire de l’Europe ?

Depuis le début du xxie siècle, l’Europe a traversé une série de crises politiques, économiques, épidémiques et désormais militaires. Ces crises ont eu le double effet de mettre le projet européen à rude épreuve tout en replaçant l’histoire du continent européen au cœur du débat public. L’« héritage » européen et les « valeurs communes » de l’Europe ont été convoqués, et continuent de l’être, constamment par les politiques que ce soit pour critiquer ou défendre, au contraire, l’Union européenne. Or, lorsque ces idées sont invoquées, c’est souvent dans une version essentialisée de ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles donnent alors le sentiment que l’Europe actuelle est le fruit d’une lente construction linéaire et inéluctable. C’est de ces constats qu’est né ce projet avec la volonté de sensibiliser le public à la manière dont les questionnements présents s’immiscent dans la perception de l’histoire de l’Europe et de l’inviter à faire la part des choses entre ce qui tient de l’héritage et ce qui tient de la réappropriation. Pour cela, il a pour ambition de proposer une nouvelle lecture de l’histoire de l’Europe : une lecture qui redonne de la profondeur à l’idée d’Europe et interroge la manière dont l’entité géographique, politique et culturelle que nous connaissons s’est construite ; une lecture actualisée de l’histoire de l’Europe intégrant les tendances et les avancées récentes de l’historiographie ; une lecture qui donne des clefs de compréhension tout en soulignant les doutes et les incertitudes pour amener le lecteur à réfléchir sur ces propres représentations de l’Europe.

Vous faites commencer votre histoire de l’Europe à la préhistoire. Pourquoi ?

Contrairement à la plupart des histoires de l’Europe qui commence leur récit à l’époque médiévale avec la chute de l’Empire romain, le sacre de Charlemagne ou le schisme de 1054 entre Rome et Byzance, nous avons fait le choix d’intégrer la préhistoire et l’Antiquité à la nôtre. Ce choix nous a semblé pertinent pour rompre avec les approches traditionnelles qui orientent la lecture de l’histoire de ce continent en soulignant le lien entre Europe, Empire et chrétienté. Or, si ce lien n’est pas faux, et s’il structure l’histoire de l’Europe au Moyen Âge, il favorise une perception monolithique et déterminée par le politique et le religieux de ce continent. Cette approche minimise par ailleurs la part des héritages de l’Antiquité, alors même que la construction carolingienne est vécue par ses acteurs et ses commentateurs comme une restauration de l’Empire romain plutôt que comme une rupture, et qu’un autre empire romain survit à l’extrémité orientale de l’Europe, l’Empire byzantin. Enfin, ce choix a semblé pertinent au regard de notre projet, dès lors que l’on considère que le sentiment européen s’ancre aujourd’hui dans un passé fantasmé remontant non seulement à l’Antiquité gréco-romaine (médecine, philosophie, droit, mode de vie), mais encore aux peintures rupestres, aux mégalithes de Stonehenge ou à la culture celte. Nous sommes bien conscients que ce choix n’est pas moins neutre qu’un autre. Il permet toutefois de faire un pas de côté et de mettre en lumière d’autres aspects et d’autres espaces de l’histoire de l’Europe.

Dans votre préface, vous appelez à revenir sur la perception monolithique de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?

L’histoire de l’Europe est encore souvent présentée aujourd’hui comme celle d’un bloc unitaire dont les contours coulent de source. Or, le terme même d’Europe interroge. De quoi fait-on l’histoire ? Sans évoquer la princesse phénicienne que Zeus, transformé en taureau, aurait enlevée, parlons-nous d’un continent, d’un territoire ou d’une idée ? S’il s’agit du continent, il faut considérer que ces limites ont été définies par les savants du xviiie siècle de manière conventionnelle et qu’elles font toujours présentement l’objet de question. Où s’arrête l’Europe ? Aux rives du Don comme le supposaient les géographes de l’Antiquité ou à celles de l’Ob, qui s’écoule à travers la Sibérie occidentale, comme le laisse entendre le chevalier de Jaucourt dans son article « Europe » de l’Encyclopédie au milieu du xviiie siècle ?

D’autre part, les histoires de l’Europe, et c’est paradoxal, se présentent la plupart du temps sous la forme d’une juxtaposition d’histoires nationales ne s’entrecoupant le plus souvent qu’à l’occasion des nombreuses guerres qui jalonnent l’histoire du continent européen. Au contraire, notre projet cherche à favoriser les croisements et la comparaison entre les espaces, les changements d’échelle, ainsi que la dimension problématique du récit, afin d’éviter les grandes narrations uniformes et l’émiettement de la réflexion. C’est ce questionnement qui permet de rendre à l’histoire de l’Europe sa profondeur et son épaisseur. Il exige en effet non seulement de refuser les généralités toutes faites et d’interroger les idées reçues, mais encore d’insister sur la diversité des territoires et des expériences, ainsi que sur les dynamiques propres à chacun d’entre eux et à chaque domaine de l’activité humaine. Ainsi, par exemple, la vie en « cité » et l’organisation en État sont envisagées dans le chapitre 5 de ce premier volume au-delà de la Grèce antique ou du bassin méditerranéen, au travers des espaces occidentaux et septentrionaux du continent.

Pour cela, votre parti pris est d’aller voir au-delà des frontières de l’Europe, pourquoi ?

L’Europe n’est pas la première échelle qui vient à l’esprit lorsque l’on parle de l’Antiquité. Cette période est en effet associée d’abord au bassin méditerranéen. L’on y intègre parfois le Proche-Orient et les rives méridionales de la Méditerranée, lorsque l’on s’intéresse aux empires antiques, qu’il s’agisse de la thalassocratie athénienne ou des empires macédonien et romain. Or, comme nous venons de l’évoquer, définir les contours géographiques de l’Europe est chose d’autant moins aisé que la perspective adoptée est celle du long terme. Il est évident que l’Europe n’existe ni dans la préhistoire ni au début de l’Antiquité. Si les géographes comme Strabon, au début de l’ère chrétienne, utilisent ce terme pour désigner l’espace qui s’étend des colonnes d’Hercule au Don et de la Méditerranée à un septentrion mal délimité, ce dernier qualifie d’abord une petite région du Péloponnèse puis, à la fin du iiie siècle de notre ère, une province administrative de l’Empire romain. La difficulté de circonscrire une fois pour toutes les limites de l’Europe tient également à la succession des périodes de dilatation et de rétraction des territoires occupés et contrôlés par les peuples qui ont habité l’Europe dans sa définition actuelle. Il suffit de penser à l’expansion de l’empire d’Alexandre, aux deux siècles de l’existence des États latins d’Orient (xie-xiiie siècle), et aux empires coloniaux ou au contraire, à la présence des États musulmans d’Al Andalus entre le viiie et le xve siècle ou encore des Ottomans dans l’Europe balkanique et centrale du xve au xixe siècle.

Ces constats nous ont convaincus d’adopter une définition flexible de l’espace considéré et à mettre l’accent sur les circulations et les échanges afin de proposer une histoire de l’Europe connectée au reste du monde. Pour ce premier volume consacré à la préhistoire et à l’Antiquité, cela permet de rééquilibrer la place de l’Antiquité gréco-romaine dans l’histoire au profit d’autres espaces aujourd’hui perçus comme européens – notamment l’Europe septentrionale et orientale – et de mettre en lumière les liens importants qui unissent l’Europe à l’Afrique et à l’Asie. Ces liens apparaissent dès lors que l’on s’intéresse à la circulation des hommes, des objets et des idées, qui éclairent des phénomènes d’appropriation, et parfois de métissage, des savoirs et des pratiques médicales, économiques et même religieuses. Ainsi la médecine galénique, considérée comme la mère de la médecine européenne a-t-elle essaimé jusqu’en Asie. À l’inverse, une représentation d’Isis donnant le sein à Horus découverte dans une maison du Fayoum permet de faire prendre conscience des emprunts que le christianisme ne s’interdisait pas à ses débuts.

L’idée d’Europe apparaît dès lors comme une succession de constructions et de reconstruction. Se trouve-t-elle menacée aujourd’hui ?

Il faut en effet tout d’abord considérer que l’idée d’Europe ne coule pas de source. À l’origine, cela a été évoqué, elle n’existe tout simplement pas. Les périodes de menace, notamment extérieures, sont toutefois propices à sa cristallisation à partir d’éléments anciens, mais également du contexte immédiat. C’est à ce titre que nous parlons de construction et de reconstruction, d’appropriation et de réappropriation ou d’héritages. Quand le terme d’Europe apparaît dans la documentation grecque, il a d’abord une acception géographique. Il ne désigne jamais une communauté politique ou culturelle, comme il peut le faire aujourd’hui, à l’exception de certains auteurs, tels que Hérodote et Eschyle, qui lui attribuent une dimension géopolitique par opposition à l’Asie, dans le contexte des guerres médiques du début du ve siècle av. notre ère. Cinq siècles plus tard, Cicéron consacrera cette opposition pour faire de Rome l’héritière d’une histoire commune, celle de la lutte pour la liberté des peuples face aux pouvoirs despotiques. Au Moyen Âge, l’idée d’Europe sera associée à la chrétienté et à l’Empire pour soutenir leur rêve d’unité et d’unicité, alors que jamais les frontières géographiques, politiques, culturelles et religieuses de l’Europe n’ont coïncidé. Lorsque les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, l’humaniste Enea Silvio Piccolomini appelle à prendre la défense de cette Europe qu’il définit non plus seulement par ses limites spatiales ou son appartenance à la chrétienté, mais encore par le partage d’une culture gréco-romaine. Les discussions actuelles sur l’« identité européenne », les « origines antiques » ou les « racines chrétiennes de l’Europe » révèlent les tensions internes et les pressions que subit l’Union européenne depuis l’extérieur. Peut-être que le meilleur moyen de la protéger est d’abandonner l’idée d’une Europe uniforme dont les peuples communieraient dans une culture monocorde. L’image de cette « grande république partagée en plusieurs États » qu’en donnait Voltaire au milieu du xviiie siècle offre peut-être une clef pour construire l’idée d’Europe de demain : celle d’une Europe unie dans la diversité, indivisible dans la dispersion, unique dans la comparaison.

Par Laurent Pfaadt

Le crématorium froid

La littérature réserve bien des surprises. Des livres inconnus, injustement oubliés, ressurgissent parfois des cendres de l’Histoire pour s’imposer à nous. Celles du Crematorium froid, le récit concentrationnaire de Jozsef Debreczeni, Jozsef Bruner de son vrai nom (1905-1978), étaient, malgré son titre, encore tièdes depuis la rédaction au lendemain de la seconde guerre mondiale de son livre publié à Belgrade en 1950 et réapparu à la foire de Francfort en 2023.


Jozsef Debreczeni fut comme près de 400 000 juifs hongrois, déporté à Auschwitz en compagnie de ses parents et de sa femme qui y furent assassinés. Arrivé en avril 1944, il fut ensuite envoyé dans une annexe de Birkenau puis dans un sous-camp de Gross-Rosen, le camp-hôpital de Dörnhau, aujourd’hui Kolce, en Basse-Silésie polonaise près de la frontière avec la Tchécoslovaquie où l’on assassinait les détenus par le travail. Ici donc pas de chambres à gaz et de fours crématoires mais une mort lente qui arrive par le froid, le typhus et surtout la faim et vous attend dans le crématorium froid, cette morgue où l’on jette des mourants qui ne sont plus ou si peu nourris sous le regard de médecins et d’infirmiers sadiques.

Le livre est glaçant tant dans les descriptions qu’il livre bien évidemment mais surtout dans cette solitude qui semble entourer l’auteur. La survie est aussi bien physique et l’on se demande comment le corps parvient à se maintenir en vie alors que toute volonté est annihilée. Elle est aussi mentale et, dans une langue emprunte d’une beauté littéraire indéniable, le texte sublime cette quête d’une survie que l’on cherche partout. Ici, la déshumanisation semble totale. Les SS ne dirigent pas, n’encadrent pas et cette absence de lois, même iniques et cruelles, semble presque pire tant elle laisse l’espèce humaine face à ses instincts les plus vils.

Témoignage important de la Shoah enfin redécouvert, Le crematorium froid est assurément à ranger aux côtés de Si c’est un homme de Primo Levi, d’Être sans destin d’Imre Kertész, et Mauthausen de Iakovos Kambanellis, ces autres grands textes de la littérature concentrationnaire.

Par Laurent Pfaadt

Jozsef Debreczeni, Le crématorium froid, traduit du hongrois par Clara Royer, La cosmopolitaine
Chez Stock, 336 p.

Stanley Kubrick

En 1968, Stanley Kubrick, réalisateur mondialement célèbre après Les Sentiers de la gloire et 2001, l’Odyssée de l’espace, se lance dans un projet démesuré : raconter son Napoléon. Son film rejoignit pourtant ces projets titanesques, tel le Leningrad de Sergio Leone, qui ne virent jamais le jour. Le réalisateur américain se rabat alors sur l’adaptation cinématographique d’un livre de William Makepeace Thackeray (1811-1863), The Memoirs of Barry Lyndon. Il en fera un film « sur l’échec, l’impuissance à fracturer un monde travaillé par les passions tristes » comme le rappelle Sébastien Allard, directeur du département des peintures du musée du Louvre dans la préface du livre. Un film grandiose devenu très vite culte.


The Los Angeles County Museum of Art (LACMA) and the Academy of Motion Picture Arts and Sciences (The Academy) are pleased to co-present the first U.S. retrospective of filmmaker Stanley Kubrick, developed in collaboration with the Kubrick Estate and the Deutsches Filmmuseum, Frankfurt. Pictured: Stanley Kubrick with Hardt Krüger and Ryan O’ Neal on the set of BARRY LYNDON.

Près d’un demi-siècle après sa sortie au cinéma, Barry Lyndon a quelque peu disparu du patrimoine cinématographique. Et pourtant, plus qu’aucun autre, ce film est un patrimoine à lui seul, à la fois matériel et immatériel. Il devenait donc nécessaire de se replonger dans cet univers à nul autre pareil parfaitement restitué par ce livre nourri d’archives jusqu’alors inédites conçu sous la supervision de Jan Harlan, beau-frère de Kubrick et producteur des cinq derniers films du cinéaste.

Les auteurs de ce livre fantastique, parfois au sens premier du terme comme dans ces scènes d’intérieur où se côtoient personnages mystérieux et redoutables, nous emmènent littéralement à l’intérieur du film en compagnie des acteurs – Ryan O’Neal, le héros de Love Story dont le choix surprit plus d’un et l’envoûtante Marisa Berenson qui tint là le rôle de sa vie – des techniciens et bien évidemment du génie que fut Stanley Kubrick. Leurs  témoignages éclairent ainsi les coulisses du chef d’œuvre et se doublent d’images d’une beauté stupéfiante comme celles de Lady Lyndon avec sa beauté fardée ensorcelante. Analysant ainsi le film comme un alchimiste reprenant les ingrédients qui lui firent transformer le plomb du pistolet de Barry Lyndon lors de ses duels en or dispensé par cet éclairage à la bougie, le lecteur reste stupéfait. Stupéfait car il se promène dans une sorte d’exposition filmée et littéraire, croisant tantôt les tableaux d’Hogarth ou de Chardin, tantôt les story-boards, œuvres d’art à part entière, tantôt enfin avec ces costumes signés Milena Canonero et Ulla-Britt Söderlund et qui valurent à ces dernières l’un des quatre oscars du film en 1976.

Et puis bien évidemment la Sarabande d’Haendel adaptée par Leonard Rosenman, une œuvre intemporelle gravée dans nos mémoires comme le tocsin d’un destin. Un destin, celui de Barry Lyndon qui résonne de son message sans savoir s’il faut y voir dans cet anti-héros un opportuniste sans foi ni loi ou bien un « personnage né dans la pauvreté qui est détruit par un système de classe impitoyable » selon Michel Ciment, critique de cinéma et l’un des contributeurs du livre. Un film qui n’a donc rien perdu de sa modernité tant dans son esthétique que dans le miroir qu’il nous renvoie.

En cette période de fêtes à venir, ce livre magnifique devrait assurément comblé les amoureux non seulement de Stanley Kubrick et les passionnés du cinéma. Un livre à ranger entre Michel-Ange et Haendel.

Par Laurent Pfaadt

Jan Harlan, François Betz, Barry Lyndon : Stanley Kubrick
Aux éditions Simeio, 172 p.

Blake et Mortimer

Le duo du Testament de William S et du bâton de Plutarque reprend du service une dernière fois dans ce trentième opus de la célèbre série créée par Edgar P. Jacobs. Signé Olrik a cependant un goût particulier car il fait office de testament d’André Juillard, l’un des chefs de file belge de la « ligne claire », Grand Prix d’Angoulême en 1996 disparu le 31 juillet dernier et à qui Yves Sente rend un hommage émouvant en ouverture de cet album en rappelant leurs innombrables discussions, un whisky à la main, à la manière de leurs héros favoris.


Le nouveau sujet de discussion de ces derniers n’est autre que la pose par la couronne britannique de la première pierre d’une caserne dans la petite ville de Sainte Corineus en Cornouailles. Tout devrait se passer pour le mieux, d’autant plus que le cerveau si fécond du professeur Mortimer a imaginé une nouvelle machine, « La Taupe », capable d’excaver tout type de terrain. Sauf que des membres du Free Cornwall Group, un mouvement indépendantiste de Cornouailles ne l’entendent pas de cette oreille. Menés par un mystérieux Grand Druide, ils veulent préserver leur territoire où se trouve l’antique Avalon, de toute corruption étrangère, grâce à la découverte d’Excalibur, la mythique épée, enfouie quelque part sous leurs pieds.

Un complot, une arme de destruction massive permettant de régner sur le monde et capable de détruire la couronne britannique et d’apporter richesse à son possesseur, il n’en fallait pas moins pour séduire le colonel Olrik qui se rapproche alors de nos apprentis terroristes. Imprévisible à souhait, Olrik va en réalité se révéler d’une aide précieuse pour Francis Blake et Philip Mortimer, contraints de devoir le relâcher pour préserver la sécurité de cette Grande-Bretagne qu’il honnit. Mais Olrik ne serait pas Olrik s’il n’avait pas une petite idée derrière la tête…

Avec son lot d’aventures matinées d’une touche de fantastique et de retournements imprévus, ce dernier album d’André Juillard a assurément un goût particulier et mettant à l’honneur l’un des méchants les plus célèbre de l’histoire de la BD.

Par Laurent Pfaadt

Yves Sente et André Juillard, Signé Olrik, Blake et Mortimer
tome 30, 64 p.