Sous la direction de Benjamin Deruelle, professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal, les éditions Passés composés ont entrepris de publier une vaste Histoire de l’Europe en quatre volumes. Une entreprise qui se veut à la fois politique, militaire, économique et culturelle. Une œuvre appelée assurément à faire date. A l’occasion de la sortie du premier volume qui va de la Préhistoire au Ve siècle, Hebdoscope a interrogé Benjamin Deruelle.
Comment est née cette histoire de l’Europe ?
Depuis le début du xxie siècle,
l’Europe a traversé une série de crises politiques, économiques, épidémiques et
désormais militaires. Ces crises ont eu le double effet de mettre le projet
européen à rude épreuve tout en replaçant l’histoire du continent européen au
cœur du débat public. L’« héritage » européen et les « valeurs
communes » de l’Europe ont été convoqués, et continuent de l’être,
constamment par les politiques que ce soit pour critiquer ou défendre, au
contraire, l’Union européenne. Or, lorsque ces idées sont invoquées, c’est
souvent dans une version essentialisée de ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles
donnent alors le sentiment que l’Europe actuelle est le fruit d’une lente
construction linéaire et inéluctable. C’est de ces constats qu’est né ce projet
avec la volonté de sensibiliser le public à la manière dont les questionnements
présents s’immiscent dans la perception de l’histoire de l’Europe et de
l’inviter à faire la part des choses entre ce qui tient de l’héritage et ce qui
tient de la réappropriation. Pour cela, il a pour ambition de proposer une
nouvelle lecture de l’histoire de l’Europe : une lecture qui redonne de la
profondeur à l’idée d’Europe et interroge la manière dont l’entité
géographique, politique et culturelle que nous connaissons s’est
construite ; une lecture actualisée de l’histoire de l’Europe intégrant
les tendances et les avancées récentes de l’historiographie ; une lecture
qui donne des clefs de compréhension tout en soulignant les doutes et les
incertitudes pour amener le lecteur à réfléchir sur ces propres représentations
de l’Europe.
Vous faites commencer votre histoire de l’Europe à la préhistoire. Pourquoi ?
Contrairement à la plupart des histoires de l’Europe qui
commence leur récit à l’époque médiévale avec la chute de l’Empire romain, le
sacre de Charlemagne ou le schisme de 1054 entre Rome et Byzance, nous avons
fait le choix d’intégrer la préhistoire et l’Antiquité à la nôtre. Ce choix
nous a semblé pertinent pour rompre avec les approches traditionnelles qui
orientent la lecture de l’histoire de ce continent en soulignant le lien entre
Europe, Empire et chrétienté. Or, si ce lien n’est pas faux, et s’il structure
l’histoire de l’Europe au Moyen Âge, il favorise une perception monolithique et
déterminée par le politique et le religieux de ce continent. Cette approche
minimise par ailleurs la part des héritages de l’Antiquité, alors même que la
construction carolingienne est vécue par ses acteurs et ses commentateurs comme
une restauration de l’Empire romain plutôt que comme une rupture, et qu’un
autre empire romain survit à l’extrémité orientale de l’Europe, l’Empire
byzantin. Enfin, ce choix a semblé pertinent au regard de notre projet, dès
lors que l’on considère que le sentiment européen s’ancre aujourd’hui dans un
passé fantasmé remontant non seulement à l’Antiquité gréco-romaine (médecine,
philosophie, droit, mode de vie), mais encore aux peintures rupestres, aux
mégalithes de Stonehenge ou à la culture celte. Nous sommes bien conscients que
ce choix n’est pas moins neutre qu’un autre. Il permet toutefois de faire un
pas de côté et de mettre en lumière d’autres aspects et d’autres espaces de
l’histoire de l’Europe.
Dans votre préface, vous appelez à revenir sur la perception monolithique de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?
L’histoire de l’Europe est encore souvent présentée
aujourd’hui comme celle d’un bloc unitaire dont les contours coulent de source.
Or, le terme même d’Europe interroge. De quoi fait-on l’histoire ? Sans
évoquer la princesse phénicienne que Zeus, transformé en taureau, aurait
enlevée, parlons-nous d’un continent, d’un territoire ou d’une idée ? S’il
s’agit du continent, il faut considérer que ces limites ont été définies par
les savants du xviiie siècle
de manière conventionnelle et qu’elles font toujours présentement l’objet de
question. Où s’arrête l’Europe ? Aux rives du Don comme le supposaient les
géographes de l’Antiquité ou à celles de l’Ob, qui s’écoule à travers la
Sibérie occidentale, comme le laisse entendre le chevalier de Jaucourt dans son
article « Europe » de l’Encyclopédie au milieu du xviiie siècle ?
D’autre part, les histoires de l’Europe, et c’est paradoxal,
se présentent la plupart du temps sous la forme d’une juxtaposition d’histoires
nationales ne s’entrecoupant le plus souvent qu’à l’occasion des nombreuses
guerres qui jalonnent l’histoire du continent européen. Au contraire, notre
projet cherche à favoriser les croisements et la comparaison entre les espaces,
les changements d’échelle, ainsi que la dimension problématique du récit, afin
d’éviter les grandes narrations uniformes et l’émiettement de la réflexion.
C’est ce questionnement qui permet de rendre à l’histoire de l’Europe sa
profondeur et son épaisseur. Il exige en effet non seulement de refuser les
généralités toutes faites et d’interroger les idées reçues, mais encore
d’insister sur la diversité des territoires et des expériences, ainsi que sur
les dynamiques propres à chacun d’entre eux et à chaque domaine de l’activité
humaine. Ainsi, par exemple, la vie en « cité » et l’organisation en
État sont envisagées dans le chapitre 5 de ce premier volume au-delà de la
Grèce antique ou du bassin méditerranéen, au travers des espaces occidentaux et
septentrionaux du continent.
Pour cela, votre parti pris est d’aller voir au-delà des frontières de l’Europe, pourquoi ?
L’Europe n’est pas la première échelle qui vient à l’esprit
lorsque l’on parle de l’Antiquité. Cette période est en effet associée d’abord
au bassin méditerranéen. L’on y intègre parfois le Proche-Orient et les rives
méridionales de la Méditerranée, lorsque l’on s’intéresse aux empires antiques,
qu’il s’agisse de la thalassocratie athénienne ou des empires macédonien et
romain. Or, comme nous venons de l’évoquer, définir les contours géographiques
de l’Europe est chose d’autant moins aisé que la perspective adoptée est celle
du long terme. Il est évident que l’Europe n’existe ni dans la préhistoire ni
au début de l’Antiquité. Si les géographes comme Strabon, au début de l’ère
chrétienne, utilisent ce terme pour désigner l’espace qui s’étend des colonnes
d’Hercule au Don et de la Méditerranée à un septentrion mal délimité, ce
dernier qualifie d’abord une petite région du Péloponnèse puis, à la fin du iiie siècle de notre
ère, une province administrative de l’Empire romain. La difficulté de
circonscrire une fois pour toutes les limites de l’Europe tient également à la
succession des périodes de dilatation et de rétraction des territoires occupés
et contrôlés par les peuples qui ont habité l’Europe dans sa définition
actuelle. Il suffit de penser à l’expansion de l’empire d’Alexandre, aux deux
siècles de l’existence des États latins d’Orient (xie-xiiie siècle),
et aux empires coloniaux ou au contraire, à la présence des États musulmans
d’Al Andalus entre le viiie
et le xve siècle
ou encore des Ottomans dans l’Europe balkanique et centrale du xve au xixe siècle.
Ces constats nous ont convaincus d’adopter une définition
flexible de l’espace considéré et à mettre l’accent sur les circulations et les
échanges afin de proposer une histoire de l’Europe connectée au reste du monde.
Pour ce premier volume consacré à la préhistoire et à l’Antiquité, cela permet
de rééquilibrer la place de l’Antiquité gréco-romaine dans l’histoire au profit
d’autres espaces aujourd’hui perçus comme européens – notamment l’Europe
septentrionale et orientale – et de mettre en lumière les liens importants qui
unissent l’Europe à l’Afrique et à l’Asie. Ces liens apparaissent dès lors que
l’on s’intéresse à la circulation des hommes, des objets et des idées, qui
éclairent des phénomènes d’appropriation, et parfois de métissage, des savoirs
et des pratiques médicales, économiques et même religieuses. Ainsi la médecine
galénique, considérée comme la mère de la médecine européenne a-t-elle essaimé
jusqu’en Asie. À l’inverse, une représentation d’Isis donnant le sein à Horus
découverte dans une maison du Fayoum permet de faire prendre conscience des
emprunts que le christianisme ne s’interdisait pas à ses débuts.
L’idée d’Europe apparaît dès lors comme une succession de constructions et de reconstruction. Se trouve-t-elle menacée aujourd’hui ?
Il faut en effet tout d’abord considérer que l’idée d’Europe ne coule pas de source. À l’origine, cela a été évoqué, elle n’existe tout simplement pas. Les périodes de menace, notamment extérieures, sont toutefois propices à sa cristallisation à partir d’éléments anciens, mais également du contexte immédiat. C’est à ce titre que nous parlons de construction et de reconstruction, d’appropriation et de réappropriation ou d’héritages. Quand le terme d’Europe apparaît dans la documentation grecque, il a d’abord une acception géographique. Il ne désigne jamais une communauté politique ou culturelle, comme il peut le faire aujourd’hui, à l’exception de certains auteurs, tels que Hérodote et Eschyle, qui lui attribuent une dimension géopolitique par opposition à l’Asie, dans le contexte des guerres médiques du début du ve siècle av. notre ère. Cinq siècles plus tard, Cicéron consacrera cette opposition pour faire de Rome l’héritière d’une histoire commune, celle de la lutte pour la liberté des peuples face aux pouvoirs despotiques. Au Moyen Âge, l’idée d’Europe sera associée à la chrétienté et à l’Empire pour soutenir leur rêve d’unité et d’unicité, alors que jamais les frontières géographiques, politiques, culturelles et religieuses de l’Europe n’ont coïncidé. Lorsque les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, l’humaniste Enea Silvio Piccolomini appelle à prendre la défense de cette Europe qu’il définit non plus seulement par ses limites spatiales ou son appartenance à la chrétienté, mais encore par le partage d’une culture gréco-romaine. Les discussions actuelles sur l’« identité européenne », les « origines antiques » ou les « racines chrétiennes de l’Europe » révèlent les tensions internes et les pressions que subit l’Union européenne depuis l’extérieur. Peut-être que le meilleur moyen de la protéger est d’abandonner l’idée d’une Europe uniforme dont les peuples communieraient dans une culture monocorde. L’image de cette « grande république partagée en plusieurs États » qu’en donnait Voltaire au milieu du xviiie siècle offre peut-être une clef pour construire l’idée d’Europe de demain : celle d’une Europe unie dans la diversité, indivisible dans la dispersion, unique dans la comparaison.
Par Laurent Pfaadt