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Le Concert Spirituel

Tout le monde connaît le Médée de Luigi Cherubini, encensé par Brahms et qu’immortalisa Maria Callas sur la scène de la Scala en compagnie de Leonard Bernstein en 1953 puis au cinéma dans le film de Pasolini. Mais avant Cherubini, il fut une autre Médée, celle de Marc-Antoine Charpentier qu’Hervé Niquet et son ensemble, Le Concert Spirituel, tirent des ténèbres musicaux. Composée en 1693 sur un livret de Thomas Corneille, le frère de Pierre, puis créée en décembre 1693 à l’Académie royale de musique devant plusieurs membres de la cour notamment le Dauphin et Monsieur, cette Médée était tombée dans l’oubli, comme punie par les dieux de la musique et surtout par les mânes de Lully et ses gardiens qui ont ouverts les enfers musicaux sur Charpentier car selon Hervé Niquet, « l’oeuvre représentait une caricature féroce de la société de l’époque ». Il fallut ainsi attendre presque trois siècles pour la voir renaître, en 1984 plus précisément, lorsque Michel Corboz en donna, à l’Opéra national de Lyon, une première production. Puis, de nouvelles recherches menées par Hervé Niquet et le centre de musique baroque de Versailles ont permis de restituer les conditions originelles d’interprétation de l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier.

« L’ouvrage est absolument formidable » rappelle Hervé Niquet qui, en compagnie de son ensemble, le Concert Spirituel s’est emparé du mythe pour lui offrir cette nouvelle jeunesse. Et pour incarner cette nouvelle Médée, il a choisi l’une de nos plus belles sopranos, Véronique Gens, pythie vocale de longue date du Concert Spirituel et d’Hervé Niquet. Elle campe une Médée à la fois sombre et bouleversante que se hisse à la hauteur de l’émouvante interprétation de Lorraine Hunt-Lieberson dans la version des Arts florissants (Erato, 1994) notamment dans cet « enfer obéit à ta voix » (Acte III scène 6) d’anthologie. Avec ses graves caressés du souffle putride de la mort, elle personnifie à merveille une Médée machiavélique qui alla jusqu’à tuer ses propres enfants. Véronique Gens règne ainsi sur une pléiade de voix féminines au sein de laquelle se détache celle de Jehanne Amzal qui interprète plusieurs rôles notamment le premier fantôme. Installée sur le trône d’un royaume musical bâti à merveille par un Hervé Niquet à la fois chef et coryphée, cette Médée ensorcelle.

Par Laurent Pfaadt

Marc-Antoine Charpentier, Médée, Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet, Alpha, Outhere Music

Médée de Marc-Antoine Charpentier est également à l’affiche de l’opéra de Paris (Palais Garnier) sous la direction de William Christie et les Arts florissants, du 10 avril au 11 mai 2024

Je me sens obligé de faire la promotion de la musique française

A l’occasion du 35e anniversaire du Concert Spirituel, la formation musicale qu’il créa en 1987 et de la sortie du Médée de Marc-Antoine Charpentier, le chef d’orchestre Hervé Niquet revient cette incroyable aventure musicale


Hervé Niquet (copyright Henri Buffetau)

Comment êtes-vous venus à la musique ?

D’abord via le piano que j’ai étudié à Amiens avec Marie-Cécile Morin qui fut l’élève de Marguerite Long et connut Maurice Ravel qui annotait ses souhaits sur sa partition. J’ai ainsi appris le piano avec les notes de Ravel. C’est ce qui m’a donné le goût des sources, de ce contact direct avec le papier original, de cette parole transmise directement du compositeur à l’interprète.

Comment êtes-vous passés de cette musique française du début du 20e siècle au baroque ?

Vous savez, c’est la même musique. A partir de Jean-Baptiste Lully qui a fixé les canons, seuls l’instrumentarium, la sociologie, la politique ont changé car il faut savoir que la musique n’est une variable d’ajustement et un outil de pouvoir. De Lully à Poulenc, c’est quasiment la même chose, il n’y a pas de rupture.

Vous avez été profondément marqués par William Christie et Nikolaus Harnoncourt, notamment dans leur volonté de revenir aux sources

Oui, ces deux personnages ne se contentaient pas de s’entendre dire « c’est comme cela qu’il faut faire ». Ils ont juste posé une question : « pourquoi ? » et moult personnes ont été incapables de leur répondre. Ils ont donc cherché leur « pourquoi » ainsi que les réponses. C’est comme cela qu’à démarrer ce mouvement dit baroque, de recherche de musique ancienne. Les écrits de Nikolaus Harnoncourt restent aujourd’hui encore pour moi des livres de référence que j’emmène en vacances. Ils ont été fondateurs pour moi. Et puis j’ai vu nombre de ses répétitions et concerts. Quant à William Christie, c’est cet Américain incroyable qui a sauvé la musique baroque française en mêlant notre vision patinée des antiquités françaises avec quelque chose de neuf, de clinquant, de vrai, de direct et de contemporain. A ce titre, il faudrait décerner une médaille à William Christie. Ces rencontres ont déclenché quelque chose chez moi et chez d’autres. Aujourd’hui, je me sens obligé de faire la promotion de la musique française.

Vous allez alors créer votre ensemble, le Concert Spirituel. Comment est-il né ?

Le hasard des rencontres a fait que j’ai créé mon ensemble. Et lorsque j’ai cherché un nom, il s’avérait que le Concert Spirituel était un ensemble historique créé à Paris en 1725. Il existe encore de nombreux documents du Concert Spirituel : le répertoire, les programmes des 1200 concerts, les fiches de paie des musiciens, les effectifs, etc.

Vous avez ainsi ressuscité nombre de partitions oubliées. Comment se passent vos recherches ?

Cela varie. Durant les vingt premières années, j’ai quasiment tout fait tout seul. J’allais à la Bibliothèque Nationale chercher ce que je voulais pour faire des programmes. Et parfois, arrivé à la lettre B en cherchant Boismortier, un peu plus loin je trouvait Bouteiller ou un peu avant Blanchard. C’est un temps de recherches que j’appelle le temps mou qui n’est pas quantifiable car il ne se passe rien d’autre que de la gourmandise.

Après vingt ans et la multiplication des concerts, j’ai eu moins de temps pour aller dans les bibliothèques. J’ai pu alors m’appuyer sur le centre de musique baroque de Versailles et le Palazzetto Bru Zane de Venise qui œuvrent énormément dans la recherche du patrimoine musical.

Vous avez fêté l’an passé, le trente-cinquième anniversaire du Concert Spirituel, que retenez-vous ?

D’abord que cela n’est pas terminé ! Ensuite que c’est toujours aussi dur qu’au premier jour et enfin qu’on a rien changé à notre façon de travailler qui mêle recherche et application. Et entre les deux, trouver de l’argent pour faire ces projets absolument fous. D’aucun nous ont dit que ça ne durerait pas et que cela n’intéresserait personne. Au final, on remplit des salles dans le monde entier.

Et quelques grands concerts…

On a fait d’énormes choses. Music for the Fireworks & Watermusic de Haendel au château de Versailles et au Parc Retiro à Madrid devant 40 000 personnes. Pour moi, c’est la vraie bonne pédagogie : une chose d’extrême qualité, très pointue dont les gens n’ont pas tout à fait le discernement mais ressentent l’appréhension d’un bonheur. Et dans le même temps, des concerts dans des petites salles comme récemment dans la Sainte Chapelle devant 300 personnes. C’était aussi important, difficile, dangereux mais tout aussi agréable qu’avec Water Music.

S’il y avait un souvenir, une découverte que vous retiendrez de ces trente-cinq années ?

Le motet de Joseph Bodin de Boismortier, Exaudiat Te, un motet qu’il avait proposé au Concert Spirituel vers 1750 et qui a été refusé par le bibliothécaire. Boismortier n’avait même pas ouvert l’enveloppe contenant le motet qui était revenue chez lui car il savait ce qu’il contenait. Et c’est moi qui l’ai ouvert. Et il est splendide !

Interview par Laurent Pfaadt

Une petite sélection du Concert Spirituel  :

Médée de Marc-Antoine Charpentier, avec Véronique Gens, Alpha, Outhere Music

Requiem en do mineur d’Antonio Salieri mis en miroir avec celui de Mozart, château de Versailles spectacles

Joseph Bodin de Boismortier, Motets avec symphonies avec Véronique Gens, accord baroque, Decca Records France, 1991

Pour assister à un concert du Concert Spirituel, rendez-vous sur leur site : http:// https://www.concertspirituel.com/agenda

Des oiseaux de nuit comme échappés d’un rêve

Plusieurs enregistrements redonnent vie à la musique de Ravel

La musique de Ravel est venue, ces derniers mois, se rappeler à nous. Tandis que les héritiers du compositeur ont intenté un nouveau procès pour protester contre le basculement dans le domaine public du Boléro, un film est revenu sur la genèse de cette œuvre. Une actualité constituant un merveilleux prétexte pour se replonger dans la musique si unique de Maurice Ravel et notamment son œuvre au piano. Et qui dit musique unique, dit interprète unique avec Keigo Mukawa, pianiste japonais qui nous gratifie, en successeur averti de Martha Argerich et d’Arturo Benedetti Michelangeli d’une intégrale des œuvres pour piano seul du génie de Ciboure. Dans ce double CD, il a réussi non seulement à comprendre et à restituer le phrasé ravelien mais est également entré en empathie avec le compositeur. Cela donne une interprétation proprement exquise notamment un magnifique Gaspard de la nuit ou une Pavane pour une infante défunte de toute beauté. Il rêvait depuis des années d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour piano du maître. Et il faut bien dire qu’il a réussi à nous emmener à l’intérieur de celui-ci.


Peut-être que dans ces Miroirs aériens, translucides, Keigo Mukawa a-t-il vu le reflet d’un Arturo Benedetti Michelangeli lors de son enregistrement légendaire du concerto pour piano en sol majeur au Royal Festival Hall de Londres (1982) accompagné du London Symphony Orchestra sous la direction du chef d’orchestre roumain Sergio Celibidache. L’enregistrement était connu mais il n’existait qu’une captation vidéo du concert. Grâce au label The Lost Recordings, expert en renaissance de pépites musicales (classiques et jazz), celui-ci est aujourd’hui accessible et permet d’entrer, le temps d’une pause, dans cette rêverie ouverte dans la marche du temps. La rencontre solaire entre les deux interprètes de génie est absolument géniale. Car Celibidache n’aimait pas les enregistrements et Michelangeli ne libérait son instrument que s’il était certain de l’emmener au firmament. Cette restauration prodigieuse permet de s’absorber pleinement, de s’abandonner totalement à la magie de l’oeuvre, en particulier dans ce très bel adagio qui semble porter en lui l’Histoire avec un grand H après que les deux hommes aient dressé, ensemble, un arc-en-ciel sonore dans l’Allegramente. Dix ans plus tard, Celibidache et Michelangeli allaient reprendre à Munich leur dialogue ravélien sans pour autant retrouver la magie londonienne.

Si ces oiseaux de nuit nous ont quitté, Michelangeli en 1995, Celibidache un an plus tard, leurs colombes musicales sont, en revanche, restées dans l’âme de ces pianos que déploient les pianistes de la nouvelle génération. Et notamment Sofya Melikyan merveilleuse musicienne française d’origine arménienne, qui rend un très bel hommage aux oiseaux tristes de ces mêmes Miroirs dans un album doux comme un rêve enfantin. Avec cette interprétation féerique et pleine de grâce, la virtuose passe allègrement de Déodat de Severac à Frederico Mompou et à ses merveilleuses Scènes d’enfants comme pour nous rappeler l’influence d’un Maurice Ravel demeuré éternel et qui continue, tel un phénix, à enchanter nos nuits.

Par Laurent Pfaadt

Keigo Mukawa, Maurice Ravel, Complete works for piano solo, 2CDs, Etcetera, SOCADISC

Ravel, Piano Concerto in G major, Arturo Benedetti Michelangeli, London Symphony Orchestra, dir. Sergiu Celibidache, The Lost recordings,Sofya Melikyan, Présence lointaine, Rubicon

Beethoven, complete symphonies

Le directeur musical du National Symphony Orchestra de Washington que dirigea en son temps Mstislav Rostropovitch, et chef invité du London Symphony Orchestra, Gianandrea Noseda, nous propose une intégrale des symphonies de Beethoven enregistrées en public entre janvier 2022 et juin 2023. Au regard de ses interprétations remarquées et très bien construites de celles de Chostakovitch, cette intégrale de l’œuvre symphonique du génie de Bonn a évidemment piqué notre curiosité.


Et il faut dire que le résultat est à la hauteur des attentes. Car il est difficile de tirer son épingle du jeu de la multitude d’interprétations qui conjuguent merveilles et fiascos. Ici, Noseda s’en tire très bien en proposant une approche singulière de chaque symphonie qui correspond d’ailleurs à la réalité d’un compositeur à l’humeur changeante et à celle d’époques radicalement différentes. Pas d’idéologie donc. On ne joue ainsi pas l’héroïque comme la pastorale, on ne traite pas les symphonies dites « féminines » comme les « masculines ». Les féminines sont d’ailleurs approchées avec beaucoup d’égards, presque de « courtoisie musicale » où le chef déploie des trésors de romantisme pour séduire sa partition. Eh oui, on n’est pas italien pour rien ! Dans la 8e symphonie, Noseda a d’ailleurs choisi de rester classique, de la concevoir comme un hommage à Haydn.

Les 7e et 5e symphonies sont plus viriles, le chef veut, à raison d’ailleurs, en faire des héroïnes avec leurs énergies respectives qu’il libère sans verser toutefois dans l’anarchie. Il les transforme en Spartiates aux Thermopyles luttant contre la fatalité avec ses effets sonores parfaitement maîtrisés et des entrées solides et réussies. Noseda délivre alors son Molon labe, son  « Viens les prendre » pour citer Leonidas face aux Perses qui lui demandaient de déposer les armes dans le finale de la cinquième, accompagné de percussions d’airain et de cuivres transformés en bardes.

L’apothéose est atteinte avec la 9e symphonie, majestueuse comme enveloppée dans son hermine harmonique. On se croirait dans une cathédrale en plein couronnement avec un prodigieux Washington Chorus. Haendel était quelque part dans l’assistance. Il a versé quelques larmes. Il peut, le nouveau roi d’Italie vient d’entrer.

Par Laurent Pfaadt

Beethoven, complete symphonies, National Symphony Orchestra, The Kennedy Center, dir. Gianandrea Noseda
Coffret 5 Cds, NSO Media label

Bibliothèque arménienne épisode 2

« Dans toute la noirceur de cette guerre, cela restera gravé dans nos mémoires comme le comble de la noirceur. Il n’existe rien d’équivalent à cette destruction planifiée et silencieuse d’une race. […] La race arménienne en Asie Mineure a été de fait anéantie » écrivait Henry Morgenthau, alors ambassadeur des Etats-Unis à Istanbul et futur secrétaire au trésor du Président Franklin Delano Roosevelt.


© ARIS MESSINIS / AFP

Ces mots résonnent aujourd’hui avec une froide pertinence depuis l’invasion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, les 19 et 20 septembre 2023. Si le conflit a aujourd’hui disparu de nos écrans de télévisions au profit de l’Ukraine et de Gaza, la situation reste là-bas très fragile et la crainte d’une invasion du sud de l’Arménie a poussé cette dernière à intensifier son activité diplomatique notamment vis-à-vis de la France ainsi que son réarmement.

Dans ces conditions, toutes les inquiétudes relatives aux dangers encourus par le patrimoine de l’Artsakh se justifient car le conflit se double bien évidemment d’une guerre mémorielle qui atteindra, à n’en point douter, les bibliothèques et la culture de ce pays. D’où l’importance de sensibiliser les lecteurs français à l’histoire et à la culture arménienne pour qu’ils n’oublient pas que cette dernière a traversé les âges, des civilisations de l’antiquité à l’Union soviétique en passant par les premiers temps du christianisme et bien évidemment l’empire ottoman dont la résurgence impérialiste et nationaliste de la Turquie d’Erdogan laisse craindre le pire. De la relation forte entre la France et l’Arménie illustrée par le roman de Franz Werfel et les combats de Missak Manouchian et des FTP-MOI à la duplicité de la Russie en passant par ce devoir de mémoire qui nous oblige tous vis-à-vis du premier génocide du 20e siècle, il est temps de pousser les portes de ce deuxième épisode de bibliothèque arménienne.

Franz Werfel, Les 40 jours du Musa Dagh, Albin Michel

Publié il y a tout juste 90 ans, alors que les nazis arrivaient au pouvoir et condamnèrent le livre au bûcher, Les 40 jours du Musa Dagh demeure encore aujourd’hui l’un des grands témoignages littéraires du génocide arménien. Ecrit par Franz Werfel (1890-1945) qui fut l’ami de Franz Kafka, le roman raconte l’incroyable sauvetage de plusieurs milliers d’Arméniens réfugiés sur le fameux Musa Dagh (Mont Moïse) par la marine française. Le lecteur suit ainsi avec passion cette communauté arménienne emmenée par Gabriel Bagradian et ses amis combattants.

« Chassé de sa terre, persécuté pour sa fidélité à sa croyance religieuse, le peuple arménien, paril au peuple juif, a su s’adapter aux incertitudes du présent en demeurant enraciné dans la mémoire immuable, mémoire collective où la mort elle-même est vaincue, car le souvenir de la mort y est reçu comme un signe, comme un clin d’œil de l’éternité » écrit ainsi dans la préface du livre, Elie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986.

Certaines scènes vous marqueront à jamais notamment celle de la rencontre entre le pasteur Johannes Lepsius, bien décidé à sauver les Arméniens, et Enver Pacha, l’un des instigateurs du génocide. Les 40 jours du Musa Dagh ont ainsi contribué à édifier le mythe du courage et du martyre arménien. Assurément un classique pour comprendre l’âme arménienne.

Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? Anatomie des guerres post-soviétiques 1991-2023, Passés composés, 368 p.

On aurait tort d’oublier le Haut-Karabakh, ce territoire grand comme la Haute-Savoie coincé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui se disputent son contrôle depuis près de trente ans. Car, à bien des égards, nous dit Gaïdz Minassian, plume bien connue du journal Le Monde, le Haut Karabakh est un volcan.

Un volcan né à la chute de l’URSS et dont il est devenu l’un des symboles en matière de conflit frontalier post-soviétique et de rivalités géopolitiques entre Russie, Turquie et Iran. Un volcan que l’on a peut-être cru gelé mais qui ne fut jamais éteint. Un volcan qui s’est formé souterrainement depuis 1919 entre massacres, guerres mémorielles, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et principe d’intégrité territoriale. Un volcan enfin sur lequel dansent des dictateurs ayant lu leur Mackinder, l’un des pères de la géopolitique moderne, et qui voient dans cette zone allant de l’Ukraine à l’Asie Mineure, une partie du cœur du monde à contrôler afin d’assurer leur sécurité. Un livre d’histoire mais surtout un avertissement.

Susanna Harutyunyan, Le village secret, traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopian Thierry, Les Argonautes, 224 p.

Voilà assurément un roman qui vous marquera pour longtemps. Susanna Harutyunyan, figure majeure de la littérature arménienne nous fait entrer dans ce village secret niché sur les bords paradisiaques du lac Sevan situé à quelques 1900 m d’altitude. Ici « dans le noir profond se jouait un combat entre les sons de la nature et le silence de l’univers » écrit ainsi Susanna Harutyunyan. Personne ne connaît l’existence de ce village. Seul un homme, Harout, est chargé de sortir et de revenir de ce lieu qui accueille tous ceux qui fuient les convulsions de l’Arménie du début du 20e siècle. Il ramène avec lui des hommes et des femmes qui, cachés, ignorent tout de la position géographique de l’endroit que seuls les serpents peuplaient auparavant. Et gare à ceux qui trahissent le secret, ils sont bannis comme ceux du paradis retournant en enfer.

Une femme magnifique, « d’une beauté éblouissante » va bouleverser cet équilibre : Nakhchoun. Venant de Deir ez-Zor, elle est enceinte, victime d’un viol turc. La loi et l’équilibre du village exigent que l’enfant soit tué. Mais ils sont deux, deux jumelles à voir le jour. Le village hésite, se divise. L’équilibre est rompu.

Dans ce petit bijou littéraire traduit magnifiquement en français qui enchevêtrent parfaitement contes merveilleux, époques successives et portraits inoubliables, Susanna Harutyunyan construit une sorte d’arche de Noé de pierre taillée dans les flancs de ces montagnes devenues des personnages à part entière. Un très grand livre sur l’altérité mais surtout sur la puissance de la vie.

Jean-David Morvan, Thomas Tcherkézian, Missak, Mélinée et le groupe Manouchian, les fusillés de l’affiche rouge, Dupuis, 160 p.

Les entrées de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon sont venues consacrer l’engagement de ces étrangers qui défendirent la France, notamment ceux venus d’Arménie, renforçant par la même occasion nos liens infectibles avec l’Arménie.

Cette très belle bande-dessinée rappelle avec force cette histoire. Elle est signée Jean-David Morvan, scénariste prolifique qui depuis quelques années s’est spécialisé dans les sujets historiques qu’il s’agisse de la Première guerre mondiale ou de la déportation. Il s’est associé pour l’occasion à un jeune dessinateur bourré de talent qui fera certainement parler de lui à l’avenir,Thomas Tcherkézian. Tous les deux délivrent un album plein de rythme et de force qui a des airs de comic book. Cela tombe bien, Missak Manouchian demeurera à jamais l’un de nos super héros.

Raymond Kevorkian, Parachever un génocide. Mustafa Kemal et l’élimination des rescapés arméniens et grecs (1918-1922), Odile Jacob, 412 p.

Il ne fallait laisser aucun survivant. Non content d’avoir exterminé près d’un 1,1 million d’Arméniens, le pouvoir ottoman puis turc fut bien décidé à traquer et à tuer tous ceux qui avaient échappé à la mort et aux massacres. C’est l’objet du livre passionnant de Raymond Kevorkian, l’un des grands spécialistes du génocide arménien. Dans cette enquête historique, dernière brique d’une oeuvre de plusieurs décennies de recherches et d’ouvrages, Raymond Kevorkian évoque ainsi cette question assez peu connue. Car tout ne s’est pas arrêté en 1915, loin de là.

La fabrication de l’Etat-nation turc a nécessité le sang de ces minorités arméniennes surtout mais également grecques et syriaques qui constituaient des obstacles à l’homogénéisation de ce qui allait devenir la Turquie moderne. A l’aide d’archives inédites, Raymond Kevorkian montre ainsi la continuité de cette politique qui traversa les différents régimes qui se succédèrent entre 1918 et 1923. Un ouvrage percutant qui permet également de comprendre la Turquie d’aujourd’hui.

Archavir Chiragian, La dette de sang, un Arménien traque les responsables du génocide, éditions Complexe, 332 p.

Imaginez le film Munich de Steven Spielberg qui relate la traque et l’élimination des terroristes responsables du massacre des athlètes israéliens aux JO de Munich en 1972 et déplacez le un demi-siècle plus tôt toujours en Allemagne et vous aurez La dette de sang.

Nous sommes en 1921-1922, le génocide des Arméniens a eu lieu quelques années plus tôt ordonnés par les dirigeants d’un empire ottoman qui n’existe plus. Ces derniers ont trouvé refuge en Allemagne, en Géorgie ou à Rome. Dans les rues de Berlin des hommes rôdent, prêts à se venger. Ils ont organisé l’opération Némésis, du nom de la déesse grecque de la vengeance. Archavir Chiragian fut l’un des hommes de cette opération. Il nous relate cette dernière que l’on suit pas à pas sur les traces de Fatali Khan Khyski, président du conseil des ministres de la république d’Azerbaïdjan et de Talaat Pacha. Un livre qui se lit comme un thriller.

Hans-Lukas Kieser, Talaat Pacha, l’autre fondateur de la Turquie moderne, architecte du génocide des Arméniens, traduit de l’allemand par Ulubeyan Gari, CNRS éditions, 616 p.

De Talaat Pacha, il en est justement question dans cette biographie passionnante. L’historien allemand Hans-Lukas Kieser dresse le portrait de celui qui fut, en tant que Grand Vizir, l’un des maîtres de l’empire ottoman finissant mais également en tant que ministre de l’intérieur, l’architecte du génocide arménien.

Le livre récompensé par les trophées littéraires des Nouvelles d’Arménie 2024 avance en clair-obscur. Côté lumière, il montre un homme défendant une conception de la nation qui le place clairement comme un précurseur de Mustapha Kemal. Côté ténèbres, Hans-Lukas Kieser s’attarde sur l’élaboration du génocide des arméniens au nom d’un nationalisme meurtrier qui, lui-aussi, allait s’avérer précurseur, en annonçant ces génocides à venir quelques vingt ans plus tard. Un nationalisme qui déjà bénéficia de complicités actives et passives de certains voisins de l’empire ottoman.

The Gurdjieff Ensemble, Levon Eskenian, Zartir, ECM label

Georges Gurdjieff (1872-1949) fut un mystique, philosophe et compositeur arménien qui développa une méthode développement de soi visant à atteindre un état de pleine conscience baptisé la Quatrième voie, que l’on peut rapprocher du soufisme etpeut trouver des formes musicales.

Le titre du troisième album de Levon Eskenian et son ensemble Gurdjieff, Zartir tire son nom d’une chanson populaire arménienne, Zartir lao qui appelle à la lutte contre les Turcs. S’il s’inspire moins de la philosophie Gurdjieff, ces nouvelles compositions qui donnent la part belle aux danses sacrées relèvent plutôt des bardes traditionnels arméniens qui sillonnèrent le pays. La musique de Levon Eskenian avec sa dimension ésotérique qui semble venir du fond des âges attrape immédiatement son auditoire. Elle puise, avec ces magnifiques duduk, dans quelque chose d’ancestral qui touchera l’âme de chacun. Quelque chose de féerique qui semble sortir d’un conte, d’une histoire mille fois racontée et comme échappée d’une bibliothèque où se mêle savoir, croyances et cette langue unique. 

Par Laurent Pfaadt

Sélection Beaux Livres

A l’occasion des fêtes de fin d’année, Hebdoscope vous propose comme chaque année une sélection d’ouvrages qui feront, à coups sûrs, des heureux

Ian Nathan, Clint Eastwood, la filmographie intégrale du réalisateur iconique, Gallimard, 176 p.

Tous les passionnés de cinéma américain vont adorer ce livre. Des westerns spaghettis à Cry Macho en passant par Bronco Billy ou Magnum force, le journaliste britannique Ian Nathan nous emmène sur les traces de Clint Eastwood, l’une des grandes « gueules » et icônes vivantes du cinéma américain.

A travers un récit thématique qui permet de couvrir l’intégralité d’une filmographie abondante et merveilleusement illustrée et passe avec brio du western à la comédie, du film d’action à la biographie musicale, le lecteur est immédiatement embarqué dans l’aventure de cet acteur devenu l’un des réalisateurs les plus transgressifs de ces soixante dernières années. Ces dernières dessinent la figure d’un anti-héros aux mues successives brisant les codes jusque-là établis et allant souvent à contre-courant des modes. Qualifié de « macho idéal », disséquant les mythes et la violence d’une nation qu’il incarna ou exposa malgré un conservatisme assumé, Clint Eastwood demeure le reflet d’une histoire américaine tourmentée qui inspira, avec ses œuvres, la civilisation occidentale.

De Josey Wales, hors-la-loi (1976) qualifié par l’auteur de « meilleur film de Clint Eastwood à ce jour » à Doux, dur et dingue avec cet orang-outan volant la vedette à l’acteur en passant par les chefs d’œuvre que furent Impitoyable et Mystic River, ce livre parle également à notre propre histoire personnelle que Clint Eastwood accompagna.

« Tout comme Impitoyable était bien plus qu’un western, ce film était bien plus qu’un polar : la question morale du bien et du mal y est abordée dans toute sa complexité » écrit ainsi Ian Nathan à propos de Mystic River qui marqua également la première collaboration musicale de Clint Eastwood avec son fils Kyle apparut dans Honkytonk Man et qui allait ensuite signer les bandes originales de plusieurs films de son père notamment Gran Torino, L’échange et Invictus. En complément du livre sort ainsi le très beau Eastwood Symphonic regroupant les musiques des films de Clint composées par Kyle, musicien accompli et partageant avec lui cette passion du jazz si brillamment démontrée dans Bird.

A écouter : Eastwood Symphonic, label Discograph

Jean-Louis Moncet, Alain Pernot, Johnny Rives, Le grand livre de la F1, préface d’Alain Prost, Marabout, 288 p.

« Pour conquérir ces avancées, il y a les hommes, les ingénieurs, les inventeurs, les techniciens et les pilotes dans une confrontation perpétuelle » écrit Alain Prost, quadruple champion du monde,  dans la préface de ce très beau livre. Ecrit par quelques-uns des plus grands connaisseurs de la Formule 1 notamment Jean-Louis Moncet, ancien journaliste bien connu des amateurs de F1, ce livre nous fait revivre les grands moments de ce sport à travers des portraits, des courses, des circuits ou des moteurs.

Les grands moments, à travers une très belle infographie comparable à celle des autres volumes sportifs de Marabout (MMA, Boxe), sont parfaitement expliqués notamment ces illustres grands prix d’Australie (1996) qui vit la victoire d’Alain Prost ou du Brésil (2008), terrain de l’affrontement titanesque entre Felipe Massa et Lewis Hamilton qui valut à ce dernier le titre mondial pour un point. Au sport, le livre ajoute une dimension technique et technologique avec l’évolution des moteurs, de la sécurité et une rubrique fort pertinente intitulée « Qu’est-ce qu’une F1 dans les années… ? ».

Un livre à parcourir sans ceinture de sécurité.

Bertrand Alary, Jean-Pierre Sabouret, Metal, 40 ans de musique puissante, Gründ, 352 p.

Il y a quarante ans, au début des années 80, quand ce nouveau genre musical baptisé Metal ou Heavy Metal fit son apparition sur quelques scènes confidentielles en Angleterre et aux Etats-Unis, les spectateurs étaient rares et regardés comme déviants. Seuls les passionnés se souviennent encore de Whitesnake ou de Mercyful Fate, ce groupe de métal danois. Aujourd’hui, ces mêmes groupes ont traversé ces décennies. Ils s’appelent Metallica, Iron Maiden et remplissent avec leurs héritiers des stades de plusieurs dizaines de milliers de spectateurs venus en famille pour admirer leurs idoles. Leurs souvenirs présents dans ce livre se transmettent lors de soirées et de concerts où fans de la première heure croisent convertis de la dernière.

Dans une nouvelle édition augmentée de 32 pages avec sa couverture désormais rouge, Bertrand Alary, photographe pour les principaux magazines de métal et Jean-Pierre Sabouret, ancien rédacteur en chef de Hard Rock Magazine s’associent à nouveau pour emmener leurs lecteurs dans un nouveau voyage musical infernal, de Black Sabbath et Led Zeppelin, les pères fondateurs aux derniers nés en passant par les incontournables (Megadeth, Def Leppard, Alice Cooper) et les plus confidentiels (Uli Roth, Cannibal Corpse, Lofofora). Le mélange des genres y est permanent et les riffs assurément monstrueux…

Paris 2024, Cent ans de Jeux Olympiques, Solar/L’Equipe

Paris et la France célébreront en 2024 le retour des Jeux Olympiques (26 juillet-11 août) et Paralympiques (28 août-8 septembre) dans la capitale, cent ans après un premier rendez-vous. Pour célébrer ce siècle de Jeux olympiques qui a vu ces derniers se répandre sur tous les continents, accueillir de nouveaux sports et refléter l’évolution géopolitique du monde, le journal l’Equipe en collaboration avec les éditions Solar publient le manuel nécessaire pour se préparer à cette grande fête.

Les grands exploits, les grands champions mais également les grands rebondissements se succèdent au fil des pages. Accompagnés de ces immortelles photos que nous connaissons tous et des mots des grandes plûmes du quotidien sportif, le livre offre à tout passionné de sport une plongée dans ses propres souvenirs mais également dans l’histoire parfois tourmentée des JO. De Jessie Owens en 1936 à Usain Bolt en 2008 en passant par l’épisode Ben Johnson en 1988 et Bob Hayes à Tokyo en 1964, d’Emil Zatopek à Michael Phelps, de Michael Johnson à Tony Riner, les champions reprennent vie dans ce livre fantastique. Des Jeux de Berlin (1936) à la prise d’otages des athlètes israéliens en 1972 à Munich en passant par les poings levés de Smith et Carlos à Mexico en 1968 ou la victoire arc-en-ciel de Cathy Freeman à Sydney en 2000, ce livre est véritablement un condensé d’émotions et pas que sportives.

L’entraînement parfait donc avant d’autres émotions à venir pour faire de Paris, selon les mots d’Hemingway, « une fête ».

Par Laurent Pfaadt

Chostakovitch à la conquête de Berlin et de Londres

Deux enregistrements des orchestres philharmonique et symphonique de Berlin et de Londres célèbrent les symphonies de Dimitri Chostakovitch

Et si on vous disait que les Russes ont à nouveau conquis Berlin avec à sa tête un général russe, vous n’en croirez pas vos oreilles. Et bien c’est bel et bien à cela que l’on assiste avec le très beau coffret de l’orchestre philharmonique de Berlin dirigé par son chef Kirill Petrenko consacré aux 8e , 9e  et 10e symphonies de Dimitri Chostakovitch, ces trois œuvres témoignant, chacune, d’un monde propre tout en se rejoignant autour d’un même désir de liberté.


Fascinant en effet de voir ce chef russe et cet orchestre allemand interpréter cette 8e symphonie composée pour célébrer la victoire de Stalingrad. On se souvient encore des gestes d’autorité et de distance d’un Mravinski assis sur son siège. Rien de tel dans le passionné Kirilenko et sa magnifique conduite d’un orchestre mettant sa puissance au service de la partition pour façonner cet incroyable drame psychologique. L’angoisse inhérente à ces trois symphonies en ressort proprement transfiguré en particulier dans cette marche du dernier mouvement de la 9e symphonie. Il faut absolument voir les captations vidéos de cette neuvième qui accompagnent ce coffret où fureur et joie cohabitent magnifiquement.

Dans la dixième, le chef, juché sur son cheval symphonique, se mue en Koutousov chargeant à la Moskova avec deux corps d’armée – bois et cuivres – et marchant sous un rythme d’une précision chirurgicale. La dixième demeure incontestablement la plus grande, la plus impressionnante des symphonies du maître soviétique car elle recèle en elle la quintessence de la force créatrice d’un Chostakovitch poussé au bord de l’abîme Et à l’intérieur de cette symphonie, le deuxième mouvement, indépassable, dit tout de la symphonie et consacre tant l’échec que la réussite de son interprétation. Ici, cet allegro est ici une pure merveille. La 10e est une bataille, contre Staline, contre le régime, contre sa propre peur.

« Chostakovitch a toujours eu foi dans le peuple. Dans sa musique, il a toujours montré le bon côté du peuple mais aussi comment celui-ci peut être détruit par le pouvoir » rappelle Kirill Petrenko dans une interview fort intéressante de vingt-deux minutes qui accompagne ces interprétations. Le chef d’orchestre explique ainsi que « jouer ces trois symphonies durant une période de quasi total isolement m’a amené à un nouveau niveau de compréhension de cette musique » Comme si finalement, il avait pu percevoir l’isolement dont fut victime à cette époque un Chostakovitch qui se sentait, à juste titre, menacé. Même la comparaison avec Jansons, pourtant grand interprète de Chostakovitch ne tient plus. Le Covid et l’imminence de la mort ont transcendé Petrenko.

Il semblerait également que la Russie s’est une fois de plus immiscée dans les affaires du Royaume-Uni. Non pas pour traquer des espions félons mais pour y faire rayonner en majesté la musique du célèbre compositeur soviétique. A défaut d’espion, les mânes de Chostakovitch ont choisi un héraut devenu un héros un peu plus affirmé de cette musique en la personne de Giovandrea Noseda. Poursuivant son intégrale des symphonies, le chef italien s’affirme avec ses 6e et 15e comme l’un des grands interprètes de Chostakovitch, rejoignant les Jansons et Haitink et approchant par moment la perfection d’un Mravinski notamment dans cette sixième symphonie qu’il créa en 1939. Ici Noseda parvient merveilleusement à retranscrire les changements d’humeur entre paix et fureur qui traverse l’œuvre. Cela lui donne une dimension mahlérienne extrêmement appréciable fort différente cependant de l’approche berlinoise.

Pour autant la magie opère. Traversant le spectre et la vie du compositeur, Noseda nous transporte merveilleusement dans l’atmosphère de la 15e et dernière symphonie créée par le fils du compositeur Maxime Chostakovitch. Ici point de doute sur les intentions du chef qui a choisi les ténèbres pour y inscrire la monumentalité épique de son approche. Celle-ci teintée de noirceur force le respect tant la fidélité y est manifeste. Noseda s’y pose en disciple.

Et de Berlin à Londres, cela n’est plus à une conquête auquel nous assistons mais bel et bien à un triomphe.

Par Laurent Pfaadt

A écouter :

Shostakovich, Symphonies 6 & 15, London Symphony Orchestra,
dir. Gianandrea Noseda, LSO live

Shostakovich, Symphonies 8, 9, 10, Berliner Philharmoniker,
dir. Kirill Petrenko, Berliner Philharmoniker Recordings

Five Sinfonias

Il y a cinq ans disparaissait George Theophilus Walker (1922-2018), premier compositeur afro-américain à avoir remporté le prix Pulizer de la musique (1996) pour son œuvre Lilacs tirée du poème de Walt Whitman, When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d. Il succédait notamment à Aaron Copland, Elliott Carter et Charles Ives.


Assez peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique et rarement au programme de concerts malgré une production qui avoisina les 90 œuvres avec de nombreuses pièces de musique de chambre, ce disque regroupant les cinq symphonies de Walker devrait remédier à cet oubli. Enregistrées à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur en janvier 2022 puis en mai et juin 2023, elles sont ainsi regroupées pour la première fois dans cet intégrale complétée d’ailleurs par un merveilleux livret de photographies retraçant les quatorze dernières années du maestro.

Diverses influences (jazz, musique classique, musique religieuse, musique populaire) colorent ces œuvres avec des passages tantôt épiques tantôt bucoliques obtenus grâce à l’utilisation à bon escient de cuivres ou de bois. Si sa troisième symphonie se veut plus sombre en raison de percussions imposantes, la quatrième en revanche, affiche une dimension cinématographique et angoissante qui n’aurait certainement pas déplu à Bernard Hermann. Délaissant un temps le London Symphony Orchestra ainsi que son intégrale des symphonies de Chostakovitch, le chef italien Gianandrea Noseda reconnaît d’ailleurs volontiers que « les sinfonias de George Walker ont été pour moi une découverte musicale extraordinaire ». Le directeur musical du National Symphony Orchestraa ainsi puisé dans le compositeur soviétique quelque inspiration pour ces interprétations très réussies qui rendent un très bel hommage à un compositeur méritant assurément d’être connu et joué de ce côté-ci du monde.

Par Laurent Pfaadt

Georges Walker, Five Sinfonias
dir. Gianandrea Noseda
National Symphony Orchestra, The Kennedy Center

en novembre à l’ops

Le concert du vendredi 24 novembre dernier, donné dans la salle Érasme et associant les noms de Beethoven et  Bartok, restera dans la mémoire pour la qualité des interprétations, tant du côté de l’orchestre dirigé par le chef russe Stanislaw Kochanovsky que de celui de la partie soliste tenue par le premier violon, Charlotte Juillard.


Charlotte Juillard
© Grégory Massat

Commencé en 1936 et créé en 1938, le deuxième concerto pour violon de Bela Bartok reflète parfaitement, avec ses accents tantôt d’une grande gravité, tantôt violemment inquiétants, l’atmosphère de l’Europe à l’époque où il fut composé. Le compositeur lui-même s’apprêtait à émigrer aux Etats-Unis. Longue d’une quarantaine de minutes, l’oeuvre se compose de trois mouvements, un allegro initial construit sur l’opposition classique entre deux thèmes, un mouvement lent et un rondo final optant, l’un et l’autre, pour le principe de la variation. La modernité de l’œuvre réside surtout dans l’écriture thématique, à la fois lyrique et abstraite, et dans l’orchestration, typiquement bartokienne avec ses cuivres et ses percussions.

Les qualités musicales d’un concertiste et celles du violon solo d’un orchestre ne sont pas nécessairement les mêmes, et le répertoire qu’ils pratiquent diffère quelque peu. Par ailleurs, les difficultés techniques de ce concerto sont très grandes. Il faut se réjouir que Charlotte Juillard les ait brillamment surmontées et lui ait permis de proposer une interprétation mettant particulièrement en avant le côté lyrique de l’œuvre. A sa manière propre, elle aura intuitivement retrouvé une tradition inaugurée dans ce concerto  par des violonistes comme Yehudi Menuhin ou Henryk Szeryng. Pour cet opus majeur qui est, à la musique, un peu ce que Le Château de Kafka est à la littérature, Charlotte Juillard a opté pour des cordes en boyaux qui lui ont permis d’obtenir de son violon une atmosphère  particulièrement grave et énigmatique dans les premiers et seconds mouvements, avant de laisser place à la sauvagerie du finale . Elle aura, par ailleurs, bénéficié d’un soutien orchestral de la plus haute qualité. Longuement et chaleureusement ovationnée à l’issue de sa performance, la super-soliste de l’OPS a offert en bis une courte pièce de Georges Énescù, Le ménestrier premier.

Depuis deux siècles qu’on les joue, depuis un siècle qu’on les enregistre, les symphonies de Beethoven ont fait l’objet d’une multitude de grandes interprétations. D’Arthur Nikisch dans les années 1900 à Nikolaus Harnoncourt de nos jours, en passant par Felix Weingartner, Arturo Toscanini, Wilhelm Fürtwaengler, Bruno Walter, Fritz Reiner, Herbert von Karajan, Carl Schuricht et bien d’autres,  le potentiel de ces partitions beethovéniennes a été plus qu’exploré. Même si la musique vivante en salle de concert conserve un avantage émotionnel sur l’écoute chez soi, il n’en demeure pas moins rarissime d’être aujourd’hui saisi lors de l’audition d’une symphonie de Beethoven, après que tous les grands noms de la direction d’orchestre y ont imprimé leurs marques. Cela est pourtant arrivé  : ainsi, en 2007, lors de l’intégrale Beethoven donnée en la salle Érasme par Paavo Järvi  et ses musiciens de Brême ; cela le fut aussi, ce vendredi 24 novembre, avec l’extraordinaire interprétation de la symphonie héroïque par Stanislaw Kochanovsky et les musiciens de l’OPS. Elle ne mérite que des éloges : beauté du chant, intelligence du phrasé, effervescence rythmique, richesse des timbres, vitalité conquérante et éloquence prenante de la première à la dernière note. Si le chef s’inspire des équilibres sonores du courant historiquement informé, avec notamment une petite harmonie très en avant, l’effectif orchestral conserve, en revanche, une dimension symphonique assez traditionnelle,  d’environ soixante-cinq musiciens. Pour le reste, Kochanovsky ne craint pas d’introduire de subtils ralentis ou de romantiques accélérations, tels qu’on les faisait souvent au siècle dernier et tels qu’ils ont à peu près disparu depuis. Avec le concours d’un orchestre de toute évidence conquis, nous entendîmes ainsi une Éroïca d’une flamme et d’une profondeur mirobolantes. Un chef que l’on souhaite vivement revoir.

Quelques versions recommandables du 2ème concerto pour violon et orchestre de Bela Bartok :

Henryk Szeryng, avec l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam,
dir. Bernard Haïtink (Decca)

André Gertler, avec l’Orchestre Philharmonique tchèque,
dir. Karel Ancerl (Supraphon)

Ces deux violonistes privilégient la dimension lyrique de l’oeuvre.

Gil Shaham et l’Orchestre Symphonique de Chicago,
dir. Pierre Boulez (DG) mettent en avant la dimension abstraite et moderniste du concerto.

Les samedi soir 25 et dimanche après-midi 26 novembre, la Chorale Strasbourgeoise donnait son concert annuel, principalement consacré cette année à des œuvres de Joseph Haydn. Il faut d’abord saluer la qualité du programme qui aura permis d’entendre des œuvres que l’on joue rarement et qui, si elles ne sont pas les plus grandes du compositeur, méritent largement l’écoute.


Purement orchestral dans sa première partie, le concert débutait par la petite ouverture de Xerxès de Haendel, suivi du plus ambitieux divertimento en sol majeur de Haydn. Pour ce faire, Gaspard Gaget, le jeune directeur de la Chorale Strasbourgeoise, avait obtenu le concours du Kammerensemble Kehl-Strasbourg, très attentif et réactif à sa direction durant tout le concert. En seconde partie, les quatre motets Responsaria de venerabili Sacramento, rarement joués, révèlent de grandes beautés vocales. D’une durée d’un peu moins trente minutes, la Missa Sancti Nicolai, elle aussi en sol majeur, est également une intéressante partition vocale, offrant des moments polyphoniques, un bel épisode fugué et un dona nobis pacem final assez émouvant.

Outre la vingtaine de musiciens et la soixantaine de choristes, Gaspard Gaget avait réuni un quatuor vocal de qualité dont la soprano et le ténor furent particulièrement mis en valeur durant la  Missa Sancti Nicolai. Les quelques imperfections audibles durant le premier concert au Palais des Fêtes de Strasbourg avaient complètement disparu le lendemain après-midi, dans l’église Santa Maria de Kehl. Un ensemble orchestral et choral judicieusement disposé dans l’acoustique plutôt mate de l’église a permis au jeune chef talentueux d’accélérer quelque peu le tempo, obtenant de ses musiciens une verve et une cohésion d’un niveau peu banal pour un concert d’amateur.

                                                                                                          Michel Le Gris

Bruckner

Bruckner, Symphonie NR. 8, Te Deum, Chor und Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks,
dir. Bernard Haitink, BR Klassik

Qu’il est agréable d’écouter un nouvel enregistrement de Bernard Haitink au ton si juste et à l’interprétation millimétrée. Et celui de la 8e symphonie de Bruckner, ce compositeur dont il fut l’un des grands interprètes, ne fait pas exception. Enregistrée en 1993, son interprétation témoigne à nouveau d’une beauté à couper le souffle. A l’allegro initial tout en solennité succède un scherzo d’une émotion remarquable annonçant déjà celui de la 9e avant qu’un final Feierlich, puissant mais sans emphase inutile, ne vienne parachever un enregistrement à ranger parmi les disques de référence.

Bien évidemment, le chef a trouvé dans l’orchestre de la radio bavaroise, cette phalange « brucknérisée » comme un bronze poli avec ses équilibres sonores parfaits, son double idéal. L’orchestre ne surjoue jamais mais au contraire manifeste une assurance tant dans la maîtrise de la partition que dans l’émotion qu’il distille avec parcimonie et succès.

Un équilibre qui trouve son point d’orgue dans le Te Deum du même Bruckner qui complète astucieusement ce disque et offre avec les magnifiques voix de Krassimira Stoyanova et Yvonne Naef un parfait miroir aux cuivres triomphants de cette symphonie des symphonies.

Par Laurent Pfaadt