Archives de catégorie : Ecoute

Miracles à Berlin

Seiji Ozawa dirigeant le Berliner Philharmoniker. De la beauté à l’état pur

Disparu le 6 février dernier, le chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa eut avec le Berliner Philharmoniker une relation privilégiée. Une histoire d’amour commencée au début des années 1960 lorsque le jeune Ozawa devint le disciple d’Herbert von Karajan. Un photo inédite glissée dans ce magnifique coffret témoigne ainsi de cette relation spéciale. Le chef, fidèle à la tradition japonaise de révérence de l’élève au maître, est à genoux devant Karajan dans une relation à la fois de soumission et de complicité. « Quand j’ai dirigé les Berliner Phiharmoniker, on m’a souvent reproché d’en tirer un son étriqué. Au début le maestro Karajan me le disait aussi, et il s’est souvent moqué de moi à ce sujet. La première fois que j’ai interprété la Première Symphonie de Mahler, il a a assisté au concert. J’indiquais les attaques à tous les pupitres », ce qui énerva passablement Karajan. « Au concert suivant, j’étais terrifié. Je pensais que le maestro ne reviendrait pas, mais je tremblais comme une feuille à me demander ce que je devais faire, s’il revenait malgré tout. Et bien entendu, il ne s’est plus jamais montré » écrivit ainsi Ozawa dans son livre de conversations avec l’écrivain Haruki Murakami.

Seiji Ozawa
Copyright Berliner Philharmoniker ; coffret Ozawa

D’emblée ce coffret frappe par sa beauté, en rouge et blanc comme un linceul japonais pour honorer cet empereur de la musique classique. Et puis on l’ouvre délicatement comme on procéderait à la cérémonie du thé pour y découvrir toutes ses saveurs, française bien évidemment avec ce Ravel dont il fut, en compagnie de Martha Argerich le plus grand interprète, mais également ce Berlioz dont il demeurera certainement avec Charles Munch et John Eliot Gardiner, l’un de ceux qui domestiqua le mieux le feu du compositeur français. La Première Symphonie de Mahler est aussi là, interprétée le 3 février 1980.

D’autres saveurs se dégagent de ce coffret : le classicisme germanique avec un Haydn parfait et une Leonore magnifique. Sa conduite, parfaitement ciselée avec ce qu’il faut de passion, accompagne tantôt le violon étincelant d’un Pierre Amoyal dans le concerto de Bruch, tantôt se révèle mystérieux en compagnie de l’alto d’un Wolfram Christ chez Bartók. Chaque fois, le ton est juste avec ce qu’il faut de grandeur, maniant la baguette comme d’un sabre et faisant sien le dicton kurde voulant que « si Dieu est ton ami, peu importe que ton sabre soit de bois. »

Les différentes composantes du Berliner Philharmoniker s’avèrent être de parfaits compagnons dan ces voyages que nous proposent Ozawa. Les cuivres se dressent ainsi tels de magnifiques sommets dans la première symphonie de Tchaïkovski que le chef chef gravit avec grandeur. Parvenu au sommet, il y déploie une musique qui tient de l’épopée où l’auditeur contemple cet horizon musical dominé par les sommets de l’Alpensymphonie de Strauss,la Symphonie n°7 de Bruckner et la Symphonia Serena de Paul Hindemith, transcendés il est vrai par des enregistrements d’une incroyable qualité.

En mai 2009, Ozawa dirige l’Elijah de Mendelssohn avec une merveilleuse distribution : Matthias Goerne dans le rôle titre accompagné d’Annette Dasch, Anthony Dean et Nathalie Stutzmann. Un oratorio présent sur le Blu-ray accompagnant ce coffret où l’on peut apprécier la conduite du chef japonais.

Après une longue absence de près de sept ans, Ozawa revient en avril 2016 pour diriger la phalange berlinoise. Il est fait à cette occasion membre honoraire de l’orchestre  « ….. » raconte ainsi Haruki Murakami dans un essai inédit présent dans le coffret. Ozawa enregistre l’ouverture Egmont ainsi que la Fantaisie pour piano de Beethoven en compagnie de Peter Serkin, fils du grand Rudolf. Un Beethoven avec qui il converse aujourd’hui dans le temple des dieux de la musique. Reste à nous autres auditeurs, le privilège, avec ce coffret, d’en apprécier une chapelle.

Par Laurent Pfaadt

Berliner Philharmoniker & Seiji Ozawa, coffret 6 CDs and Blu-ray disc
Berliner Philharmoniker recordings

A lire également :

Haruki Murakami & Seiji Ozawa, De la musique, Conversations, traduit de l’anglais par Renaud Temperini, Belfond, 2018

Les jeunes filles et la vie

Magnifique intégrale des sonates pour violon et piano de Franz Schubert par les sœurs Milstein

On connaissait les sœurs Labeque. Il va falloir s’habituer désormais aux sœurs Milstein. Maria et Nathalia ne sont pourtant pas à leurs premiers coups d’éclat au disque après avoir dévoilé leur passion commune pour Prokofiev dans ses concertos pour violon et dans la si mélancolique sonate n°4 pour piano. Les deux sœurs Milstein nous invitent cette fois-ci à la découverte de l’intégrale de l’œuvre pour violon et piano de Franz Schubert.

Leurs sonates sont pleines de vie avec ce qu’il faut de romantisme sans tomber dans cette mélancolie à outrance dans laquelle on a trop souvent enfermé Schubert. Il y a de réels moments de joie dans ce jeu musical entre ce chat pianistique et ce rossignol à cordes. Tantôt bondissant comme jouant avec cette pelote musicale dans l’Allegro vivace de la Sonate en la majeur, tantôt ronchon devant un rossignol vantard dans le Rondo en si mineur, notre duo se déploie à merveille et s’amuse pour notre plus grand plaisir.

Ne reste plus qu’à conclure avec cette Fantaisie un ut majeur en forme de berceau où résonne une sonorité imprégnée d’une merveilleuse sororité. Une belle complicité pleine d’émerveillement.

Par Laurent Pfaadt

Marie et Nathalia Milstein, Schubert, intégrale de l’œuvre pour violon et piano, Mirare, 2CDs

Rencontres au sommet

A la tête de l’orchestre de la radio bavaroise, Leonard Bernstein fait revivre le répertoire romantique

Les 13 et 14 juin 1987, le chef américain Leonard Bernstein donnait l’un de ses derniers concerts à Munich. Il lui restait un peu plus de trois ans à vivre. Barré par Karajan à Berlin, il fit de la capitale bavaroise, le temple musical de sa vision du répertoire romantique allemand. A l’image de ce qu’il élabora avec Mahler à Vienne mais avec un orchestre moins massif, moins titanesque dirons-nous,  Bernstein use ici, dans cet enregistrement de la « Grande » de Schubert, de la même approche, à la fois solaire avec des tempos très lents tout en conservant ce lyrisme qu’il lui était propre. Cela donne une symphonie assez exceptionnelle, sorte d’océan musical avec ses grandes vagues furieuses, immenses contenant cette fouge qu’il lui est propre. Un océan où se déploient de magnifiques chevaux marins comme sortis des profondeurs et dont le galop est comme emprunt d’un rythme presque « jazzy ».


Car de l’aveu même du chef d’orchestre , il y a un jazz Schubert. C’est ce qu’il dévoile dans le CD qui accompagne cette interprétation. Petite pépite tirée des archives de la radio bavaroise, les répétitions du chef avec l’orchestre durant ces deux jours se dégustent. De son appréciation du motif d’ouverture au cor du premier mouvement par Johannes Ritzkowsky à ses conseils aux membres de l’orchestre, cet enregistrement traduit une complicité captivante entre le chef et son orchestre.

Autre figure du romantisme allemand, Schumann appartient quant à lui pleinement au répertoire de Leonard Bernstein, un répertoire qu’il a interprété et gravé sur le disque à de maintes reprises en particulier avec son orchestre du New York Philharmonic dans cet enregistrement désormais culte de 1960 (Sony). Celui que le Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks nous propose de la seconde symphonie dite du Printemps date quant à lui de novembre 1983. Une fois de plus, générosité et lyrisme y sont manifestes. Générosité avec cette dimension pastorale que Bernstein déploie d’une manière post-romantique. Lyrisme ensuite avec sa vision tellurique qui donne l’impression d’être parfois dans la cinquième symphonie de Gustav Mahler. Le jazz vient naturellement clore ces enregistrements avec son propre Divertimento plein de couleurs éclatantes comme pour nous rappeler qu’il fut également un compositeur capable de transcender ses interprétations.

Par Laurent Pfaadt

Leonard Bernstein, Schubert Symphonie N°8 C-Dur, The Great, Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks, « Conductors in rehearsal », 2 CD
BR Klassik

Leonard Bernstein, Schumann Symphonie N°2 Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks
BR Klassik

Le voyage imaginaire de Mozart au Japon

Imaginez Mozart recevant une lettre de l’empereur Kokaku et l’invitant à se rendre dans l’archipel. Le célèbre compositeur embarque alors à Marseille sur un navire français et après bien des péripéties, finit par arriver à la cour impériale de Kyoto. « Nos tournées en carrosse sur les routes pavées de toute l’Europe que mon très cher père – que Dieu ait son âme auprès de lui en toute éternité – nous imposait et contre lesquelles je rouscaillais, me paraissent confortables comparées à cet enfer ! » écrit-il à sa chère Constance.Nous sommes en mars 1788. Léopold Mozart est mort moins d’une année plus tôt et fin octobre 1787, Mozart a créé à Prague son Don Giovanni dont il a emmené avec lui sa Sérénade. A la cour, après avoir revêtu un kimono et aidé de son traducteur Papa Geino qui allait lui inspirer le personnage de La Flûte enchantée, il rencontre un fameux joueur de koto, cet instrument à cordes pincées typique du Japon, sorte de harpe japonaise ayant la forme d’un dragon, un certain Mieko Miyazaki. Le génie est ensuite invité devant l’empereur à interpréter en compagnie de musiciens locaux ses deux quatuors pour piano et cordes composés en 1785 et 1786.

Mozart n’est évidemment jamais allé au Japon mais avec ce formidable CD allié à un livret savoureux, l’illusion est parfaite. La combinaison des œuvres de Mozart interprétées par le trio George Sand avec plusieurs créations contemporaines japonaises notamment le Suikinkutsu de Misato Mochizuki pour quatuor avec piano et koto et Nui, un trio avec piano de Daï Fujikura, procure un sentiment de plénitude traversée par une mélodie comme tirée d’un temple bouddhiste avant que les deux musiques finissent par se rejoindre et parler d’une même voix.

Ici l’aventure n’est pas que musicale mais également littéraire grâce au travail de Richard Collasse, grand spécialiste du Japon à qui l’on doit notamment le Dictionnaire amoureux du Japon chez Plon et qui signe quelques lettres imaginaires adressées par Mozart durant ses trois mois de séjour à Constance, Nannerl ou à « Son très cher Papa ». Un Joseph Haydn à qui Mozart relate ses aventures musicales, sa découverte du théâtre Nô mais également ses facéties sexuelles. Autant dire que ce voyage imaginaire réservera à ses auditeurs bien des surprises…

Par Laurent Pfaadt

Trio George Sand, Violaine Despeyroux et Mieko Miyazaki, lettres de Richard Collasse, Le voyage imaginaire de Mozart au Japon
EnPhases, collection Elstir

Vilde Frang, Elgar, concerto pour violon

Le concerto d’Elgar est certainement le moins connu des grands concertos pour violon mais n’en est pas moins fascinant. Composé entre 1909 et 1910 et dédié au célèbre violoniste Fritz Kreisler, ses versions par le jeune Yehudi Menuhin en 1932 ou Jascha Heifetz avec le LSO en 1949 font encore aujourd’hui référence.

Vilde Frang, soliste norvégienne qui s’est imposée depuis quelques années sur la scène internationale s’est emparée de l’œuvre et il faut bien le dire, avec talent. D’emblée, elle laisse exploser sa virtuosité dans un premier mouvement très réussi avant d’entamer un dialogue musical assez subtil avec un orchestre tenu parfaitement par le chef Robin Ticciati. La fin du second mouvement vient matérialiser cette très belle rencontre qui prend des airs d’osmose.

Reste alors à Vilde Frang de conclure ce concerto dans un final étourdissant en lui instillant une magnifique dimension énigmatique, mystérieuse, rendant par là même un très bel hommage à ce  concerto en mémoire d’un autre ange.

Par Laurent Pfaadt

Vilde Frang, Elgar, concerto pour violon, Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, dir. Robin Ticciati
Chez Warner Classics

L’adieu aux larmes

Le 30 mai 1975, le pianiste Arthur Rubinstein donne son dernier concert en Pologne. Un disque d’une beauté inouïe

Lodz, 30 mai 1975. Dans cette ville, cette Manchester polonaise, naquit en 1887 un gamin qui allait conquérir le monde. Quatre-vingt huit ans plus tard, ce même gamin, cet enfant prodige qui donna ici, à 7 ans, son premier concert et célébra Chopin dans le monde entier, est de retour chez lui. Arthur Rubinstein s’assoit alors devant son piano et de ses doigts, distille pour la dernière fois, devant un public ravi, sa magie musicale.

Ce concert est rythmé par deux concertos. Le deuxième de Chopin, ce cher Chopin dont il fut l’un des plus beaux, l’un de ses plus intenses interprètes au siècle dernier. Magnifique, impérial, grandiose comme d’habitude. Puis vient l’autre empereur, le cinquième concerto de Beethoven, pareil à un chant d’adieu à sa patrie, comme un ami qui s’éloigne doucement et qu’on a aimé plus que tout. Le second mouvement est d’une émotion à vous tirer des larmes. Les deux concertos sont encadrés par une Polonaise, celle qui danse amoureusement avec le génie depuis des décennies. Elle est tantôt blonde comme la lumière de ses interpérations, tantôt noire comme la nuit de ses nocturnes inoubliables qui renferment à jamais l’intimité de nos rencontres. En deux CD, tout Rubinstein est ici réuni : virtuosité, générosité et émotion. Dernière note jouée. Un silence puis des vivats qui montent dans l’air. Le roi de Pologne se lève, salue puis quitte sa terre natale. Il n’y reviendra plus.

Un disque pour l’histoire.

Par Laurent Pfaadt

Arthur Rubinstein, Last Concert in Poland, Frederick Chopin
Institute label, 2 CD

Les Joueurs de Traverse

Et si on partait pour un Grand Tour à la découverte d’une Europe musicale de la Renaissance ? C’est en tout cas ce que nous propose ce très beau CD qui nous emmène tour à tour chez Jakob Van Eyck, Eustache du Caurroy, Giralamo Frescobaldi et John Dowland notamment.


La découverte est de plusieurs ordres : celle de la forme originelle de certaines pièces bien connues et popularisées par d’autres. Celle également d’une interprétation laissée au choix de l’interprète et que les Joueurs de Traverse magnifient parfaitement.

A travers cette succession de concerts dans les différentes cours d’Europe, intervient un autre monarque : Christian Rivet dont le luth et la guitare transcendent véritablement ces interprétations notamment celle de John Dowland en y apportant une sensibilité toute mélancolique. Au final, un voyage musical que l’on n’est pas prêt à oublier.

Par Laurent Pfaadt

Traveling Songs, Marc Mauillon, Christian Rivet, Les Joueurs de Traverse, Incises
Outhere distribution

THE BLACK KEYS

On en présente désormais plus les Black Keys, phénomène musical planétaire aux six Grammy Awards et aux tubes retentissants comme Lonely boy et Wild child. Legroupe de blues rock américain originaire de l’Ohio est de retour avec un douzième album studio coécrit avec Beck et Noël Gallagher, l’ex leader d’Oasis. Et il faut bien dire que la touche rythmique pop britannique est immédiatement perceptible, dès le premier titre, This is nowhere, mais plus encore avec le premier single que le groupe diffusa, Beautiful People ou On the Game.

Cet album s’apparente bel et bien à un voyage musical dans le temps avec des incursions plutôt réussies dans la soul et le rap notamment dans Paper Crown avec le rappeur américain Juicy J. La Memphis des années 60, le Midwest des années 70 et bien entendu la Manchester des années 90 se succèdent avec bonheur sur la platine. Ainsi, I Forgot to Be Your Lover, reprise de William Bell et Booker T. Jones, particulièrement réussie, devrait assurément figurer dans le best of du groupe et dans les set list de leurs concerts. Si l’amateur du blues rock habitué aux guitares flamboyantes de Dan Auerbach patientera avant de retrouver l’atmosphère de Delta Kream (2021) ou d’El Camino (2011) dans Live till I die ou Fever tree, il découvrira avec fascination et plaisir une nouvelle facette de ce groupe si unique.

Par Laurent Pfaadt

The Black Keys, Ohio Players
Nonesuch/Warner Records

Les Black Keys seront en concert les 12 et 13 mai au Zénith de Paris à l’occasion de leur tournée européenne avant de rejoindre l’Amérique du Nord à partir de juillet.

Le Concert Spirituel

Tout le monde connaît le Médée de Luigi Cherubini, encensé par Brahms et qu’immortalisa Maria Callas sur la scène de la Scala en compagnie de Leonard Bernstein en 1953 puis au cinéma dans le film de Pasolini. Mais avant Cherubini, il fut une autre Médée, celle de Marc-Antoine Charpentier qu’Hervé Niquet et son ensemble, Le Concert Spirituel, tirent des ténèbres musicaux. Composée en 1693 sur un livret de Thomas Corneille, le frère de Pierre, puis créée en décembre 1693 à l’Académie royale de musique devant plusieurs membres de la cour notamment le Dauphin et Monsieur, cette Médée était tombée dans l’oubli, comme punie par les dieux de la musique et surtout par les mânes de Lully et ses gardiens qui ont ouverts les enfers musicaux sur Charpentier car selon Hervé Niquet, « l’oeuvre représentait une caricature féroce de la société de l’époque ». Il fallut ainsi attendre presque trois siècles pour la voir renaître, en 1984 plus précisément, lorsque Michel Corboz en donna, à l’Opéra national de Lyon, une première production. Puis, de nouvelles recherches menées par Hervé Niquet et le centre de musique baroque de Versailles ont permis de restituer les conditions originelles d’interprétation de l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier.

« L’ouvrage est absolument formidable » rappelle Hervé Niquet qui, en compagnie de son ensemble, le Concert Spirituel s’est emparé du mythe pour lui offrir cette nouvelle jeunesse. Et pour incarner cette nouvelle Médée, il a choisi l’une de nos plus belles sopranos, Véronique Gens, pythie vocale de longue date du Concert Spirituel et d’Hervé Niquet. Elle campe une Médée à la fois sombre et bouleversante que se hisse à la hauteur de l’émouvante interprétation de Lorraine Hunt-Lieberson dans la version des Arts florissants (Erato, 1994) notamment dans cet « enfer obéit à ta voix » (Acte III scène 6) d’anthologie. Avec ses graves caressés du souffle putride de la mort, elle personnifie à merveille une Médée machiavélique qui alla jusqu’à tuer ses propres enfants. Véronique Gens règne ainsi sur une pléiade de voix féminines au sein de laquelle se détache celle de Jehanne Amzal qui interprète plusieurs rôles notamment le premier fantôme. Installée sur le trône d’un royaume musical bâti à merveille par un Hervé Niquet à la fois chef et coryphée, cette Médée ensorcelle.

Par Laurent Pfaadt

Marc-Antoine Charpentier, Médée, Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet, Alpha, Outhere Music

Médée de Marc-Antoine Charpentier est également à l’affiche de l’opéra de Paris (Palais Garnier) sous la direction de William Christie et les Arts florissants, du 10 avril au 11 mai 2024

Je me sens obligé de faire la promotion de la musique française

A l’occasion du 35e anniversaire du Concert Spirituel, la formation musicale qu’il créa en 1987 et de la sortie du Médée de Marc-Antoine Charpentier, le chef d’orchestre Hervé Niquet revient cette incroyable aventure musicale


Hervé Niquet (copyright Henri Buffetau)

Comment êtes-vous venus à la musique ?

D’abord via le piano que j’ai étudié à Amiens avec Marie-Cécile Morin qui fut l’élève de Marguerite Long et connut Maurice Ravel qui annotait ses souhaits sur sa partition. J’ai ainsi appris le piano avec les notes de Ravel. C’est ce qui m’a donné le goût des sources, de ce contact direct avec le papier original, de cette parole transmise directement du compositeur à l’interprète.

Comment êtes-vous passés de cette musique française du début du 20e siècle au baroque ?

Vous savez, c’est la même musique. A partir de Jean-Baptiste Lully qui a fixé les canons, seuls l’instrumentarium, la sociologie, la politique ont changé car il faut savoir que la musique n’est une variable d’ajustement et un outil de pouvoir. De Lully à Poulenc, c’est quasiment la même chose, il n’y a pas de rupture.

Vous avez été profondément marqués par William Christie et Nikolaus Harnoncourt, notamment dans leur volonté de revenir aux sources

Oui, ces deux personnages ne se contentaient pas de s’entendre dire « c’est comme cela qu’il faut faire ». Ils ont juste posé une question : « pourquoi ? » et moult personnes ont été incapables de leur répondre. Ils ont donc cherché leur « pourquoi » ainsi que les réponses. C’est comme cela qu’à démarrer ce mouvement dit baroque, de recherche de musique ancienne. Les écrits de Nikolaus Harnoncourt restent aujourd’hui encore pour moi des livres de référence que j’emmène en vacances. Ils ont été fondateurs pour moi. Et puis j’ai vu nombre de ses répétitions et concerts. Quant à William Christie, c’est cet Américain incroyable qui a sauvé la musique baroque française en mêlant notre vision patinée des antiquités françaises avec quelque chose de neuf, de clinquant, de vrai, de direct et de contemporain. A ce titre, il faudrait décerner une médaille à William Christie. Ces rencontres ont déclenché quelque chose chez moi et chez d’autres. Aujourd’hui, je me sens obligé de faire la promotion de la musique française.

Vous allez alors créer votre ensemble, le Concert Spirituel. Comment est-il né ?

Le hasard des rencontres a fait que j’ai créé mon ensemble. Et lorsque j’ai cherché un nom, il s’avérait que le Concert Spirituel était un ensemble historique créé à Paris en 1725. Il existe encore de nombreux documents du Concert Spirituel : le répertoire, les programmes des 1200 concerts, les fiches de paie des musiciens, les effectifs, etc.

Vous avez ainsi ressuscité nombre de partitions oubliées. Comment se passent vos recherches ?

Cela varie. Durant les vingt premières années, j’ai quasiment tout fait tout seul. J’allais à la Bibliothèque Nationale chercher ce que je voulais pour faire des programmes. Et parfois, arrivé à la lettre B en cherchant Boismortier, un peu plus loin je trouvait Bouteiller ou un peu avant Blanchard. C’est un temps de recherches que j’appelle le temps mou qui n’est pas quantifiable car il ne se passe rien d’autre que de la gourmandise.

Après vingt ans et la multiplication des concerts, j’ai eu moins de temps pour aller dans les bibliothèques. J’ai pu alors m’appuyer sur le centre de musique baroque de Versailles et le Palazzetto Bru Zane de Venise qui œuvrent énormément dans la recherche du patrimoine musical.

Vous avez fêté l’an passé, le trente-cinquième anniversaire du Concert Spirituel, que retenez-vous ?

D’abord que cela n’est pas terminé ! Ensuite que c’est toujours aussi dur qu’au premier jour et enfin qu’on a rien changé à notre façon de travailler qui mêle recherche et application. Et entre les deux, trouver de l’argent pour faire ces projets absolument fous. D’aucun nous ont dit que ça ne durerait pas et que cela n’intéresserait personne. Au final, on remplit des salles dans le monde entier.

Et quelques grands concerts…

On a fait d’énormes choses. Music for the Fireworks & Watermusic de Haendel au château de Versailles et au Parc Retiro à Madrid devant 40 000 personnes. Pour moi, c’est la vraie bonne pédagogie : une chose d’extrême qualité, très pointue dont les gens n’ont pas tout à fait le discernement mais ressentent l’appréhension d’un bonheur. Et dans le même temps, des concerts dans des petites salles comme récemment dans la Sainte Chapelle devant 300 personnes. C’était aussi important, difficile, dangereux mais tout aussi agréable qu’avec Water Music.

S’il y avait un souvenir, une découverte que vous retiendrez de ces trente-cinq années ?

Le motet de Joseph Bodin de Boismortier, Exaudiat Te, un motet qu’il avait proposé au Concert Spirituel vers 1750 et qui a été refusé par le bibliothécaire. Boismortier n’avait même pas ouvert l’enveloppe contenant le motet qui était revenue chez lui car il savait ce qu’il contenait. Et c’est moi qui l’ai ouvert. Et il est splendide !

Interview par Laurent Pfaadt

Une petite sélection du Concert Spirituel  :

Médée de Marc-Antoine Charpentier, avec Véronique Gens, Alpha, Outhere Music

Requiem en do mineur d’Antonio Salieri mis en miroir avec celui de Mozart, château de Versailles spectacles

Joseph Bodin de Boismortier, Motets avec symphonies avec Véronique Gens, accord baroque, Decca Records France, 1991

Pour assister à un concert du Concert Spirituel, rendez-vous sur leur site : http:// https://www.concertspirituel.com/agenda