Le quatuor Van Kuijk, célébré dans le monde entier, achève son intégrale des quatuors de Mendelssohn. Ce deuxième opus est indiscutablement dans la même veine que le premier et témoigne d’une remarquable maestria musicale, faîte de force et de sensibilité.
Si l’opus 44 n°2 est profondément vivifiant grâce à un rythme exaltant et une énergie assez incroyable où les musiciens ne font qu’un, le 3e est remarquable d’intelligence musicale. Mais le point d’orgue de ce disque réside indiscutablement dans cet opus 80 qui ouvre cet enregistrement, cette jeune fille à la mort mendelssohnienne composée d’une traite durant l’été 1847, cet été où Felix perdit sa sœur Fanny. Une œuvre en forme de cri de désespoir scandé par les archers en forme de chœur antique, emportant tout sur son passage dans cette tragédie musicale. L’apothéose d’une intégrale appelée à faire date.
Par Laurent Pfaadt
Mendelssohn, Complete String Quartets vol.2, Quatuor Van Kuijk, Outhere
Du côté d’Amsterdam, le vent Milstein s’est à nouveau remis à souffler. Non celui de Nathan Milstein qui illumina le Concertgebouw, un soir d’octobre 1950 en compagnie de Pierre Monteux mais celui de Maria. Si aucun lien de famille ne lie les deux Milstein, Maria s’est certainement un peu inspiré de son homonyme pour nous livrer ce très beau disque qu’elle consacre aux deux concertos de Prokofiev.
« La musique de Prokofiev est d’une fantaisie et d’une richesse sans bornes. La première fois que j’ai entendu le Premier Concerto dans l’enregistrement d’Oïstrakh, il a fait sur moi une impression indélébile. Les deux concertos sont extrêmement différents et illustrent des périodes distinctes de la vie de Prokofiev. Le climat poétique et céleste du Premier Concerto est une invitation dans un pays de rêve. Quant au Deuxième, il crée une sonorité grave et sombre dès la mélodie initiale » estime ainsi la violoniste franco-russe qui enseigne à Amsterdam et dont le grand-père, Iakov Milstein, fut professeur de piano au conservatoire Tchaïkovski de Moscou.
Alliant à la fois virtuosité et sensibilité, son interprétation se veut à la fois subtile et tranchante, dans un style que n’aurait certainement pas renié le compositeur. La soliste est magnifiquement accompagnée par le PHION Orchestra d’Arnhem, très en verve. Un disque qui vaut vraiment la peine d’être rangé au côté de l’autre Milstein.
Par Laurent Pfaadt
Prokofiev, Violin Concertos, Maria Milstein, PHION Orchestra, dir. Otto Tausk, Channel Records
La Messe du couronnement en ut de Mozart est l’une des œuvres sacrées les plus connues du compositeur. Commandée par l’archevêque de Salzbourg, le prince Colloredo-Mansfeld, l’œuvre est empreinte de ce désarroi que ressentit à cette époque le compositeur et qu’il transforma en joie. Dans cet enregistrement, l’Akademie für Alte Musik de Berlin, ensemble de musique de chambre de renom, a parfaitement su retranscrire cette émotion sous la conduite du chef Howard Arman et accompagné une nouvelle fois brillamment par le chœur de la radio bavaroise.
Mozart ne fut pas appelé Amadeus (« qui aime Dieu ») par hasard et cette interprétation d’une beauté rare vient transcender la dimension divine de l’œuvre. Le lyrisme qui s’en dégage, transcendé par des voix sublimes en particulier celle de Katharina Konradi dans cet Agnus Dei à vous donner des frissons, ajoutée aux couleurs vocales de Sophie Harmsen, donne ainsi à l’œuvre une puissance évocatrice proprement stupéfiante. L’ensemble et son chef, après le Requiem et la Grande messe en ut mineur poursuivent ainsi avec brio leur exploration du répertoire sacré du génie autrichien.
Par Laurent Pfaadt
Wolfgang Amadeus Mozart, Coronation Mass, KV317 ; Vesperae solennes de Dominica KV 321, Chor des Bayerisches Rundfunks, Akademie für Alte Musik, dir Howard Arman BR Klassik
Délaissant un moment ce Chostakovitch dont il a entrepris d’enregistrer l’intégrale des symphonies, Le London Symphony Orchestre et son principal chef invité, Gianandrea Noseda ont décidé de rester dans cette Russie qui ne s’appelait pas encore URSS pour s’atteler à deux figures du répertoire russe : Tchaïkovsky et Rimsky-Korsakov.
Monument de la musique
symphonique romantique et pièce maîtresse de l’édifice musical tchaïkovskien,
la cinquième est de loin la plus belle symphonie du compositeur, tout emplie de
drames et d’émotions. Fidèle aux origines, d’une pureté presque parfaite, la
version du chef italien est magnifique. Exaltant le lyrisme inhérent à l’œuvre
grâce à des cuivres brillants qui donnent une impression de puissance sans
exagération et manifestant un sens du tempo parfait, son interprétation est de
très grande qualité et s’inscrit indiscutablement dans celle du grand Mravinsky
réalisée en 1983 et gravée chez Erato. Avec ce disque supplémentaire,
Gianandrea Noseda s’affirme un peu plus comme l’un des grands interprètes du
répertoire russe en digne héritier des Mravinsky et Jansons.
La suite Kitezh plonge quant à elle l’auditeur dans une atmosphère de légendes et d’aventures. Grâce à son chef, le LSO est plus qu’un orchestre, c’est un conteur. On a hâte de les entendre sur les Tableaux d’une exposition de Moussorgsky. Un disque qui devrait trouver sa juste place dans la discothèque de tout passionné de musique russe.
Par Laurent Pfaadt
Tchaïkovsky, Symphony n°5, Rimsky-Korsakov, Kitezh Suite, London Symphony Orchestra, dir. Gianabdrea Noseda LSO Live
C’est un Joseph Haydn arrivé à sa maturité qui composa en 1788 les quatuors de l’opus 54. Celui-ci demeure encore aujourd’hui comme une sorte d’absolu pour toute formation musicale.
La montagne était donc difficile
à gravir pour le quatuor Psophos, ensemble français fondé en 1997. Pour autant
l’ascension de ce monument fut facilitée par leur illustre aîné, le quatuor
Ysaÿe, auprès de qui il s’est formé et qui a laissé non seulement une
interprétation d’anthologie en 2006 mais également un enregistrement remarqué
de l’opus 54.
Celui que propose le quatuor
Psophos témoigne d’une incroyable beauté, presque iréelle. Ses mouvements
apparaissent comme des neiges éternelles musicales, empreintes de sérénité, de
légèreté et de sensibilité. Avec en guise d’apothéose l’adagio du n°2,
véritable révélation mais également un apaisant allegretto du n°1 ou un largo
du n°3 avec ses airs de vent. Pareil à du miel, cette musique nous apaise, nous
enchante.
Léger comme un nuage posé sur le toit du monde musical que le quatuor Psophos a indéniablement atteint. On attend avec impatience l’ascension d’un nouveau sommet.
Avec le Concertgebouw d’Amsterdam et le Chamber Orchestra of Europe, le London Symphony Orchestra fut l’un des orchestres favoris du chef néerlandais Bernard Haitink, disparu il y a tout juste un an et qui est resté dans les mémoires pour ses interprétations de Bruckner et de Beethoven.
Le Brahms que donne à écouter ce magnifique coffret composé d’enregistrements de 2003 et 2004 au Barbican, est absolument grandiose. C’est un Brahms des origines, trempé dans le romantisme de son temps. Il y a là tout le génie du compositeur : une écriture musicale épique, rythmée que jamais Haitink ne trahit. Et s’il pousse parfois les cuivres notamment dans la troisième symphonie, c’est pour mieux mettre en valeur l’instant d’après, des bois lumineux. Sa première symphonie contient ce qu’il faut de l’héritage beethovénien. Cette intégrale symphonique inclut également une très belle version du double concerto avec Gordan Nikolitch, violon solo du LSO et Tim Hugh qui ont tous d’eux laissé un enregistrement mémorable du triple concerto de Beethoven avec Maria Joao-Pires (LSO live, 2019).
Avec Haitink, jamais d’emballement, pas de fougue surjouée mais toujours une puissance naturelle, sous-jacente, qui se manifeste au moment le plus opportun. L’ouverture tragique est d’ailleurs à l’image de cette conception. Le LSO se transforme ainsi sous la conduite du chef néerlandais en une sorte de quadrige divin tenu par un dieu de l’Olympe que rien ne perturbe. Un génie, un immense orchestre et un chef de légende réuni pour notre plus grand plaisir.
Par Laurent Pfaadt
Bernard Haitink, Brahms Symphonies 1-4, London Symphony Orchestra, LSO label
Le 6 mars 2022, accompagné de sa fille et muni d’une simple valise remplie de partitions, le compositeur ukrainien Valentin Silvestrov, 84 ans, a pris le chemin de l’exil. Celui qui, en dehors de son pays, n’était connu que de mélomanes avertis, a depuis acquis une nouvelle dimension, notamment grâce à sa Prayer for Ukraine interprétée partout dans le monde.
A l’occasion de son 85e
anniversaire sort Maidan, certainement l’une de ses plus belles œuvres résumant
près de soixante ans de création. « Je le considère comme l’un des
plus grands compositeurs de la seconde moitié du 20e siècle et de
notre époque » affirme ainsi le pianiste russe Nikita Mndoyants,
réfugié en France. Maïdan est un cycle de chants interprété par le chœur de
chambre de Kiev et composé en hommage à cette place de Kiev qui constitua
l’épicentre de la révolte de 2014 contre l’influence russe et se solda par une
répression sanglante d’un pouvoir ukrainien alors prorusse. Dans cet
enregistrement inédit puisque l’œuvre n’a été donnée qu’en Ukraine, Silvestrov,
grâce à l’introduction du tocsin du monastère Saint Michel de Kiev et d’intonations
liturgiques, construit une œuvre possédant une dimension sacrée extrêmement
puissante et tisse une martyrologie musicale autour des héros de Maïdan, prolongeant
ainsi sa réflexion entamée avec Diptyque. La musique se trouve également
transcendée par les mots du poète Pavlo Chubynsky, eux-mêmes à l’origine de
l’hymne ukrainien. L’atmosphère ainsi déployée est saisissante de beauté et
d’émotion.
Auteur d’une production
conséquente qui va de la musique symphonique à la musique de chambre, du
répertoire sacré à la musique de films notamment ceux de Kira Mouratova,
Valentin Silvestrov navigua entre de nombreux esthétiques : musiques
tonale, atonale, dodécaphonique sans pour autant verser dans le polystylisme
d’un Schnittke. Chez Silvestrov qui tire ses influences d’un Scriabine et d’un
Chostakovitch, il y a la notion fondamentale de la prolongation, d’étirement du
son, comme un chant qui vient à se réduire. Comme un infini qui ne semble
jamais devoir s’arrêter. Comme quelque chose de tellurique traversant le
cosmos. Cela est particulièrement saisissant dans ses œuvres symphoniques pour
piano et orchestre Postludium et Metamusik dédiées au
pianiste russe Aleksei Lioubimov, dont l’interprétation d’une œuvre de
Silvestrov à Moscou fut interrompue par la police en avril dernier. Le pianiste
ne dit pas autre chose concernant Silvestrov: « ce compositeur est
l’auteur d’un cosmos unique en son genre, doté de ses propres thèmes et avant
tout d’une pensée, d’un langage et d’une écriture propres ». Ce fameux
cosmos se retrouve ainsi dans ces deux œuvres où orchestre et piano entrent
dans une fusion stupéfiante. «Pour moi, il s’agit d’une musique
absolument magnifique avec une telle esthétique faite de nouvelles harmonies
brillantes et transparentes, une musique très sophistiquée en termes de
texture, de rythme et d’orchestration » poursuit Nikita Mndoyants.
Le chant est ainsi à la base de tout chez Silvestrov. Il sert à traduire ses visions. Assis devant son piano berlinois, Silvestrov composa Maïdan en chantant. La musique de chambre n’échappe pas à cette force créatrice : « Le chant ne doit pas se détacher du piano mais au contraire émaner, pour ainsi dire, des profondeurs de son timbre » assure le compositeur lorsqu’il évoque Stille Lieder, pièce pour bariton et piano qui constitua un tournant dans son œuvre. Quant à son Requiem pour Larissa dédié à son épouse défunte, il donne le sentiment d’une immense plainte sortie des tréfonds de la terre. Comme dans Maidan, les morts parlent aux vivants. En chantant. Mais avec cette œuvre, la musique de Silvestrov se mue un peu plus en appel à la résistance car « maintenant, après Kiev et l’Ukraine, le monde entier est devenu un Maïdan. »
Compositeur ukrainien assez méconnu du grand public malgré une production conséquente Valentin Silvestrov a gagné en visibilité ces six derniers mois depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Sa Prayer for Ukraine est ainsi devenue l’hymne ukrainien en exil.
A l’occasion de son 85e
anniversaire, le label de la radio bavaroise réédite avec bonheur son
« Requiem pour Larissa » donné lors d’un concert du Münchner
Rundfunkorchester en juin 2011 sous la direction du violoniste et chef
d’orchestre estonien, Andres Mustonen. Composé initialement en 1997-1999, ce
requiem pour chœur et orchestre, sombre et lugubre, est une sorte de plainte
sortie des tréfonds de la terre. Immédiatement, des images viennent à se former
dans l’esprit de l’auditeur. Des spectres sortis des entrailles de la terre,
hantant les vivants de leurs cris perçants.
La très belle interprétation de l’orchestre de la radio munichoise permet de contextualiser, à travers la musique du compositeur ukrainien, la souffrance du peuple ukrainien. Ce long chant funèbre décuple ainsi une émotion inhérente à l’essence de l’œuvre. A l’écoute d’un tel disque, on mesure plus que jamais la puissance du pouvoir de la musique.
Par Laurent Pfaadt
Valentin Silvestrov, Requiem für Larissa, Münchner Rundfunkorchester, dir. Andres Mustonen, BR Klassik.
A l’occasion de son dixième
anniversaire et après 35 enregistrements, Il Pomo d’Oro, ensemble musical
absolument fascinant où chaque disque réserve toujours des surprises, nous
propose ce nouvel enregistrement remarquable qui ressuscite de nouvelles œuvres
oubliées et des compositeurs méconnus mis à part peut-être ici, le chevalier de
Saint-Georges qui fut ce qu’on appelle aujourd’hui une véritable
« star » à la cour de Louis XV et de Louis XVI. Son concerto en ré
majeur, ici enregistré étonnamment pour la première fois, témoigne de son
incroyable talent, sublimé par celui de la violoniste bulgare Zefira Valova,
concertmaster d’Il Pomo d’Oro et que les fans du contreténor argentin Franco
Fagioli ont pu apprécier dans les disques de ce dernier chez Deutsche
Grammophon.
L’œuvre de celui qui mania l’archet aussi bien que le fleuret cohabite avec d’autres concertos pour le moins stupéfiants. On est autant admiratif devant la technicité déployée dans la pièce de Johan Gottlieb Graun que face au charme du concerto en si bémol majeur de Maddalena Lombardini Sirmen qui tenta de s’imposer dans une Europe musicale dominée par les hommes. Ces derniers ne manquèrent d’ailleurs pas, notamment dans le Mercure de France, de la critiquer. Ainsi en 1785 après une représentation au Concert Spirituel où elle tenta de revenir sur le devant de la scène, la revue écrivait que « son style a extrêmement vieilli. Si elle peut encore charmer l’oreille, elle ne peut plus étonner ». Il lui fallut attendre plus de deux siècles pour qu’une autre violoniste de grand talent, Zefira Valova, lui rende dans ce disque admirable, enfin justice.
Par Laurent Pfaadt
Violin Concerto, Benda, Graun, Sirmen, Saint-Georges, Zefira Valova, Il Pomo d’Oro Chez Aparté
Il y a cinquante-cinq ans
disparaissait Violeta Parra, musicienne autodidacte chilienne considérée comme
la pionnière de la musique folklorique latino-américaine. Cet album du ténor
Emiliano Gonzalez Toro et du pianiste Thomas Enhco qui signe les arrangements
et toujours prompt à transmettre des musiques venues d’ailleurs, lui rend ainsi
l’hommage mérité.
Avec des accents qui rappellent parfois ceux du grand Caetano Velloso notamment dans Porque les pobres no tienen et surtout dans le célèbre Volver a los 17, Emiliano Gonzalez Toro ensorcèle littéralement avec ses interprétations tantôt sensibles, tantôt endiablées. Le ténor est accompagné d’une pléiade de voix magnifiques notamment celle de Paloma Pradal dans le très beau Maldigo dela alto cielo. Ensemble, ils permettent de découvrir, de la plus belle des manières, cette artiste quelque peu oubliée.
Par Laurent Pfaadt
Emiliano Gonzalez Toro & Thomas Enhco, Violeta y el jazz Gemelli factory