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Caligula

Echevelé, disjoncté, tonitruant, brillant, original, ce Caligula de Jonathan Capdevielle veut nous rappeler, mais peut-on l’oublier au regard de l’actualité, jusqu’où les excès du pouvoir peuvent mener. La mégalomanie, voire la folie en étant les séquelles les plus courantes.


© Marc Domage

Ici une démonstration concluante mais un peu longue qui ne ménage pas les effets spectaculaires en commençant par cette scénographie imposante signée Nadia Lauro, représentant une falaise abrupte permettant aux comédiens des jeux d’escalade et des rencontres fortuites, appropriées aux possibles complots qui ne peuvent manquer d’être fomentés contre un despote. Celui qui nous est décrit à partir du texte « Caligula » d’Albert Camus se montre d’abord comme un vieil enfant qui veut décrocher la lune parce que rien ici-bas ne peut le satisfaire. N’ira-t-il pas jusqu’à révéler qu’un soir il l’a vu se lever, aller jusqu’à son lit et qu’il a fait l’amour avec elle. Déçu par tout et par tous  il tient la vie pour peu de chose et la supprime sans état d’âme, semant autour de lui la peur et l’allégeance. Ainsi va-t-il faire part de ses états d’âme à son fidèle Hélicon (Jonathan Drillet), l’esclave qu’il a libéré et qui lui est tellement reconnaissant qu’il ne peut porter aucune critique contre lui, ce qui n’est pas le cas des sénateurs affligés par ses sautes d’humeur et ses décisions arbitraires qui font dire à sa vieille maitresse Caesonia ( Michèle Gurtner) qu’il n’est qu’un enfant.

En l’occurrence quand débute la pièce il a disparu depuis trois jours en raison de la mort de son amante et sœur Drusilla. Les sénateurs en profitent pour se livrer à leurs commentaires sur les chagrins d’amour et les problèmes de gouvernance. Sur scène on les voit se prélasser sur les rochers en costume de bain, le ton de cette mise en scène est ainsi donné et on va vers le loufoque, la dérision.

On y verra les différents protagonistes à moitié nus ou superbement costumés et jusque parfois déguisés en romains (conception costumes Colombe Lauriot Prévost) comme le personnage de Caligula interprété avec fougue par Jonathan Capdevielle lui-même. Sa prestation est remarquable et le place comme il se doit au premier rang des interprètes, il n’arrête pas de déclamer, provoquer, commander l’impossible comme de faire composer des poèmes en un temps record aux sénateurs plutôt embarrassés ou les obliger à jouer ensemble du pipeau ! C’est qu’il se prétend esthète et ami des arts. Lui-même se plaît à se travestir et parader en Vénus et fait grand cas du jeune poète Scipion (Dimitri Doré) qui, fier de cette reconnaissance, lui voue un culte qui lui fait presque oublier qu’il a tué son père.

Il est excentrique et souvent grotesque, parfois sensible mais le plus souvent cruel, n’ayant pas de scrupules à tuer, allant même jusqu’à étrangler sa vieille maitresse.

Le jeu  décomplexé de Jonathan Capdevielle insiste sur cet aspect extravagant et tyrannique du personnage, rendant certaines réparties, certaines situations presque comiques sans toutefois  faire oublier la pertinence du propos sur la nuisance du pouvoir absolu. Rappelons que cette pièce fut écrite par Albert Camus en 1941 puis remanié en 1958, ces deux versions ont servi de base à cette mise en scène.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 7 décembre au Maillon

Comme tu me veux

De Luigi Pirandello

Traduit de l’italien par Stéphane Braunschweig

Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Être ou ne pas être Lucia, tel est le dilemme dans lequel se débat le personnage central  appelé « L’Inconnue »  dans cet opus peu connu de Pirandello, l’auteur italien dont Stéphane Braunschweig  a déjà monté plusieurs pièces que nous avons pu voir au TNS.


Tout commence, entre les deux guerres, dans les années 20 à Berlin, dans le bruit et la fureur d’un retour de cabaret où notre héroïne se produit comme danseuse, femme quelque peu dévergondée comme en témoignent les libertés que prennent avec elle les joyeux lurons qui l’accompagnent et envahissent l’appartement de son protecteur, un écrivain, Carl Salter qui essaie par tous les moyens de les mettre à la porte. Parmi eux s’est introduit un certain Boffi qui prétend la reconnaître comme épouse de son ami Bruno, lui attribuant, sans vergogne le prénom de Lucia, et bien décidé à la ramener auprès de ce mari qui la recherche depuis sa disparition dix années auparavant lorsque des soldats austro-hongrois envahissant le nord de l’Italie ont détruit sa villa et l’ont capturée.

 Elle, d’abord sûre de ne pas être celle qu’on nomme ainsi, résiste mais finit par céder car la tentation est grande de quitter sa vie épuisante et dissolue pour, semble-t-il, une vie meilleure en Italie. La voilà prête à jouer le jeu au point de douter de sa propre identité et de suivre Boffi .

Nous la retrouvons en Italie au sein de cette famille qui se persuade qu’elle est cette Lucia, enlevée disparue et malmenée lors des faits de guerre ce qui, selon eux, expliquerait ses oublis, ses hésitations à se reconnaître comme étant des leurs. 

Alors qu’elle essaie de semer le doute en eux, ils maintiennent qu’ils la reconnaissent et lui donnent chaleureusement son surnom de « Cia ». De son côté elle finit par comprendre qu’ils voulaient se servir d’elle, dans une histoire d’héritage qui pourrait revenir à sa sœur et non pas à son mari si elle était déclarée morte comme on l’a cru pendant des années. Sa réapparition rebat les cartes en faveur de ce dernier et la persuade qu’on l’a poussée dans une escroquerie qu’elle se refuse à cautionner. Leurs dénégations ne la convainquent pas. Une certaine confusion s’installe jusqu’à l’arrivée de Salter venu de Berlin avec La Folle, une pauvre fille handicapée accompagnée de son psychiatre. Ils apporteraient la preuve que c’est elle la vraie « Lucia ». Le trouble gagne l’assemblée d’autant que la pauvre fille ne cesse de crier « Léna, Léna » le nom de sa tante qui l’a élevée après la mort de sa mère. L’inconnue, devant cette assemblée médusée, expose ce qu’a été sa vie de femme légère à Vienne puis à Berlin jusqu’à ce qu’elle accepte de renoncer à elle-même pour devenir auprès de son mari soi-disant retrouvé « comme il la voulait, lui ».

Cet aveu, ce dévoilement lui servent de viatique pour décider de repartir avec Salter alors que Léna très émue se rapproche délicatement de La Folle.

La mise en scène laisse tout le loisir aux comédiens d’exprimer ces sentiments de doute, ces fausses reconnaissances,  les tensions qui en résultent et qui les font parler haut et fort dans des élans destinés à se convaincre eux-mêmes que ce qu’ils veulent croire est crédible, voire justifiable. De ce fait, le ton monte souvent, les piétinements d’impatience se multiplient comme les entrées et sorties des personnages parfois en plein désarroi confrontés aux doutes des uns et aux certitudes des autres. Il faut tout le talent et l’engagement des comédiens pour entrer dans ce jeu complexe qui doit confronter les faits et les émotions. Tous se sont révélés à la hauteur et bien sûr on a retrouvé les comédiens que Stéphane Braunschweig  sollicite habituellement Sharif Andoura, Claude Duparfait, Annie Mercier à côté  de Chloé Réjon qui campe « L’Inconnue » avec une sincérité bouleversante et, Clémentine Vignais qui joue ce rôle difficile de « LA Folle ».

Tous évoluent  dans les costumes signés comme toujours par Thibault Vancraenenbroeck, sous les lumières toujours délicatement mesurées de Marion Hewlet, et la musique finement choisie par Xavier Jacquot.

Pour situer le propos dans l’époque, les années après la première guerre mondiale, le metteur en scène propose des vidéos de Maïa Fastinger montrant des soldats sur  un champ de bataille et un discours tonitruant de Mussolini devant une foule enthousiaste, des images suffisamment expressives pour faire comprendre combien le nazisme et le fascisme marquent la vie des gens et entraînent  des séquelles  incommensurables telles qu’on les voit à l’œuvre dans cette pièce écrite en1929 par Luigi Pirandello qui vient de s’exiler à Berlin.

Une pièce  véritable source de réflexion sur l’histoire et sur la question de l’identité.

Marie-Françoise Grislin

Représentation  du 27 février au TNS

#Rentrée littéraire

La traîne des empires, impuissance et religions

Voilà assurément un livre qui devrait faire date. Gabriel Martinez-Gros, grand spécialiste de l’Islam, aborde dans cet essai, la transformation d’empires en religions. A travers trois exemples, celui de Rome, de l’Islam et de la Chine entre le IIIe siècle avant J-C et le VIIe siècle, il montre le lien filial, incestueux entre empires et religions. Ainsi les héritages principaux de ces trois empires avec lesquels nous vivons aujourd’hui, le christianisme, l’Islam et le bouddhisme, furent d’abord des avortons de ces empires, à l’image de l’apôtre Paul, agent de Rome devenu le contempteur de l’Empire romain et l’ardent propagandiste d’un christianisme qui allait prendre le contrôle de Rome avec les empereurs Constantin et Théodose. Et de la mort de ces empires naquirent ces enfants, les religions, qui régissent aujourd’hui nos vies et nos civilisations.


L’universitaire montre ainsi la lente transformation, la « sédentarisation » comme il l’appelle de ces trois empires d’où allait surgir, sur le long terme, de façon presque consubstantielle, une nouvelle forme impériale, ontologique, à travers une bureaucratie, celle des clercs et des moines, et qui inscrivit les valeurs impériales dans ce nouvel universalisme et espace de paix que les empires n’ont pas su apporter. « La religion est surtout un empire qui s’accepte » écrit ainsi Gabriel Martinez-Gros.

Pour réussir cette transformation, l’auteur décrit plusieurs phénomènes : la « barbarisation » de l’appareil politique et la nécessité de s’appuyer sur les agents de la sédentarisation pour construire leur légitimité et devenir eux-mêmes ou leurs successeurs des agents de cette même sédentarisation. La constitution d’une langue et de son écriture comme instruments de domination qui doivent consacrer cette prise de pouvoir des clercs. « Dès lors que la sédentarisation d’un empire-monde a fait croître sa branche cléricale et monastique, elle est presque indéracinable » écrit encore l’auteur.

Dépassant sa magistrale réflexion appuyée comme toujours sur une prodigieuse érudition, Gabriel Martinez-Gros, trace des pistes contemporaines. Son analyse aurait d’ailleurs pu s’étendre à d’autres formes d’empire, notamment les empires communistes du 20e siècle et en particulier celui de la Chine dont la mutation, sous l’influence du capitalisme néo-libéral, est encore en cours.

Replaçant ces phénomènes dans une perspective historique plus longue, il explique néanmoins que nous sommes parvenus, à notre tour, à un nouveau carrefour historique, celui d’une modernité déclinante incarnée par les Etats-nations. Une nouvelle religion est ainsi prête à voir le jour mais quelles en seront ses formes ? L’historien n’apporte pas de réponse sauf à prévenir que l’imprévisible peut surgir. « L’histoire est un perpétuel recommencement » affirmait Thucydide. Et à la lecture du magistral essai de Gabriel Martinez-Gros, on doit bien convenir que l’historien de la guerre du Péloponnèse avait peut-être raison.

Par Laurent Pfaadt

Gabriel Martinez-Gros, La traîne des empires, impuissance et religions,
Aux éditions Passés composés, 240 p.

Ce qu’il faut dire

Comme pour souligner encore son engagement, le TNS a présenté la
création d’un texte de Léonora Miano  mis en scène par Stanislas
Nordey.  C’est une remise en mémoire des actions menées par les
Européens, non seulement pour « civiliser » les populations, en
particulier  africaines, mais aussi conquérir leurs territoires pour en
exploiter les richesses.

Il faut que ce texte soit dit, soit joué. Il est d’une force, d’une poésie
qui nous transpercent.

Sa mise en scène en trois chants nous transporte d’abord, dans le
premier intitulé « La question blanche » sur l’interrogation
fondamentale « Qu’est-ce qu’être noir ? Seuls les Blancs, les
Européens conquérant des terres sub-sahariennes ont créé cette
notion, ce concept raciste auquel on se réfère encore aujourd’hui,
malgré les dissensions qu’il suscite. C’est une conversation presque
intimiste entre une jeune femme afro-européenne et son partenaire
blanc. On est à l’écoute de ces propos où vibre chez elle la forte
revendication de son identité et chez lui son questionnement, sa
culpabilité sur le fait d’être blanc et d’avoir évoqué la couleur de la
peau de sa partenaire, comme le fait d’un racisme qui est et voudrait
ne pas être.

Tout éclate dans le second chant « Le fond des choses » qui, même s’il
se défend de l’être, nous a paru comme le réquisitoire implacable
contre les exactions commises au nom de nos valeurs de civilisation
à l’encontre des peuples conquis et rendus souvent esclaves. Car il
s’agit « d’aller au fond des choses » et Léonora Miano n’y va pas de
main morte quand elle fait dire à la comédienne qui parcourt le
plateau de long en large : « Il est important de rappeler que l’engeance
coupable d’invasion en terre amérindienne était et reste d’ascendance européenne. Et certains d’entre eux étaient français »  avant d’ajouter
entre autres accusations « L’Europe n’a jamais foulé une terre sans
songer à se l’approprier d’une manière ou d’une autre« . Elle s’interroge
aussi sur  ce nom « Afrique » pour la partie sub-saharienne de ce
continent,  nom que les peuples qui habitaient ces régions ne connaissaient pas et que les Européens lui ont donné sans les
consulter car ces gens  » dit-elle « n’étaient RIEN« . De même on s’est
partagé le territoire et on a créé arbitrairement des frontières. Sur le
mode de la scansion poétique, dans un long texte où réapparaît le
mot  « Afrique » tout est dit et précisé  sur les violence exercées
contre ces peuples dépossédés de leur territoire et d’eux-mêmes,
envoyés comme soldats, comme esclaves, assimilés de force enfin
torturés  et massacrés s’ils prétendaient relever la tête et vouloir
leur indépendance. « On ne prit pas de gants, on plongea les mains
dans le sang délibérément ». Suit alors  la longue litanie qui dit de quoi
« Afrique » est le nom, un récapitulatif poignant des actions commises
contre ce continent et ce qui en est résulté « Afrique est le nom d’une
terre dont les habitants ne sont que les locataires ».

Dans le troisième chant « La fin des fins » un comédien Gaël Baron
endosse le rôle de Maka un afro européen chargé d’apporter le
courrier  à une jeune fille également afro européenne qu’il appelle
« ma soeur ». Il lui fait part d’un rêve celui de voir s’échanger les noms 
des grands hommes célèbres  apposées sur les statues ou sur les
noms des rues contre  ceux des persécutés des pays colonisés, des
résistants à l’esclavage. Elle l’écoute, perçoit sa douleur  le sent
proche du ressentiment. Alors elle suggère un autre point de vue, il
faut assigner aux peuples de la terre « que furent héroïques, non pas
ceux qui crurent soumettre les autres mais ceux qui arrachèrent à
l’oppression leur humanité « , ajoutant, « c’est parce qu’ils créèrent,
dansèrent, prièrent sur le dos de la férocité. Ce qu’il faut refuser c’est
l’ensauvagement du monde » La question reste en suspens pour Maka
répétant « Comment fraterniser quand les héros des uns sont les
bourreaux des autres« .

Autant de mots, de phrases  qui  se sont inscrits profondément en
nous  car il nous semble essentiel qu’il ne faut rien dissimuler ni
renier de la mémoire commune.

Les trois comédiennes,  sorties de l’Ecole du TNS en Juin 2019,
Mélody Pini, Océane Caïraty, Ysanis Padonou, chacune responsable
d’un chant, ont fait preuve d’une grande conviction dans leurs dires
et leurs attitudes , soutenues de façon remarquable et pertinente
par les compositions du musicien Olivier Mellano interprétées par la
percussionniste Lucie Delmas.

Une standing ovation a récompensé ce spectacle. Il ne pouvait en
être autrement  tant le propos était fort, la mise en scène et
l’interprétation des plus justes.

Par Marie-Françoise Grislin

Représentation du 6 novembre 2021

The Landscapes of the Soul

Dans ses Préludes, œuvres pianistiques incontournables,
Rachmaninov a voulu représenter l’âme russe. L’interprète se doit
donc de faire littéralement corps avec l’œuvre, « être » cette
dernière, comme une extension de son âme pour en restituer la plus
parfaite essence. Dans cette interprétation qui a débuté bien avant
l’exécution des Préludes notamment auprès du pianiste italo-russe
Boris Petrushansky, Fanny Azzuro délivre une sorte de supplément
d’âme. Loin des sempiternels démonstrations de force notamment
dans le si connu cinquième prélude, la vision de la pianiste entrevoit
un voyage, un songe musical dans lequel, à l’image d’un Radu Lupu,
elle attrape son auditeur pour l’enchanter.

Point de puissance mais plutôt une émotion portée par un toucher
remarquable, une douceur et une profondeur irradiant d’une
technicité sous-jacente qui tantôt ressemble aux vents des steppes,
tantôt prend l’aspect de cette glace qui recouvre à la fois les fleuves sauvages russes et craque sous la lumière des notes.

Par Laurent Pfaadt

Fanny Azzuro, The Landscapes of the Soul,
Rachmaninov, 24 préludes, Rubicon

#Lecturesconfinement : Nouvelles complètes de Philip K. Dick par Laurent Pfaadt

Surveillance des citoyens, société régie par les machines,
mégalomanie du consumérisme, épuisement des ressources ou
standardisation de la production. Tous ces concepts font désormais
partie de notre quotidien, de notre vie, de notre logorrhée. Et si on
vous disait qu’un écrivain avait prévu tout cela, il y a plus d’un demi-
siècle, alors que les algorithmes, internet, les téléphones portables
et mêmes les ordinateurs n’étaient que de fumeuses élucubrations
d’écrivains de bas étage, incapables de produire de la « grande »
littérature, et consommateurs invétérés de drogues. Autant dire
personne.

Parmi cette cohorte d’écrivains perdus, d’outsiders de la société,
vivant et décrivant les marges de cette dernière et ne trouvant leurs
saluts financiers que dans le divertissement et la culture pulp figure
en majesté Philip K. Dick. Les plus avertis se souviendront de
l’adaptation cinématographique de Blade Runner mais peu
connaissent la force de ses nouvelles. Car Dick demeura avant tout
un grand nouvelliste, à l’image d’un Edgar Allan Poe, un siècle plus
tôt, comme en témoigne ce double volume qui recense l’intégralité
de ses cent vingt nouvelles publiées entre 1947 et 1981. Dick y
déploie une force narrative concentrée à l’extrême comme de
l’héroïne dans le piston d’une seringue. L’effet est immédiat,
surpuissant et vous laisse au mieux KO, au pire en état de choc ou de
mort littéraire cérébrale. Prenez par exemple Autofab écrit en 1955
qui raconte l’emprise d’un réseau mondial de fabriques
automatisées après une crise majeure tirant sa puissance de
l’épuisement des ressources naturelles de la terre. Cela ne vous
évoque-t-il personne, en ces temps de confinement et de fermeture
des librairies ? Ici comme dans les autres nouvelles, Dick, comme
l’écrit Laurent Queyssi qui préface ce volume, a son « doigt sur le
pouls de l’Amérique »
 sans que l’on sache si c’est pour en mesurer
l’évolution et les travers ou pour en tapoter la veine avant d’y
injecter son héroïne littéraire et faire vaciller l’American Way of Life.
Peut-être un peu des deux finalement. Tout y passe : le temps,

l’Histoire, nos modes de vies, nos interactions sociales, l’altérité. Pas
étonnant  que de nombreux intellectuels se réclamèrent de lui :
Roberto Bolano ou Jean Baudrillard pour ne citer qu’eux. Alors,
après cela, si vous trouvez encore que Dick n’est qu’un écrivain de
science-fiction, on ne pourra désormais plus rien pour vous.

Nouvelles complètes de Philip K. Dick (Quarto, Gallimard)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : Sukkwan Island de David Vann par Laurent Pfaadt

Il y a des livres qui vous
poursuivent. Qui vous hantent.
Vers lesquels vous revenez sans
cesse. Sukkwan Island est l’un
d’eux. Tout commençait bien
pourtant. Une séparation et un
père qui décide de reconstruire
son relation avec son fils. Un
endroit à la fois sauvage et
intemporel : l’Alaska. Parfait pour
rattraper le temps perdu. Tout se
passe pour le mieux. Jusqu’à cet
instant où tout bascule. Sans crier
gare. La peur. Le néant.
Irrémédiables. Au minimum un chef d’œuvre.


Sukkwan Island
de David Vann (Gallmeister)
par Laurent Pfaadt

#Lecturesconfinement : L’Enfant céleste de Maud Simonnot par Aude Cirier-Gouraud

Dans un roman à deux voix, Maud
Simonnot dépeint avec une rare
justesse et sensibilité l’histoire de
Mary et de son fils Célian : l’une,
blessée par une rupture
amoureuse, l’autre, enfant rêveur,
curieux, qui peine à trouver sa
place dans le système scolaire –
enfant à part, si lumineux, enfant
céleste.

À la brutalité du monde qui les
entoure et les assaille, les fait
souffrir sans les comprendre,
Mary oppose une fin de non-recevoir. Avec ce petit garçon qui lui
ressemble tant, elle part en quête d’un abri, et c’est sous le ciel de
l’île de Ven en mer Baltique que le duo se réfugie. Sur cette île
préservée, terre de l’astronome Tycho Brahe qu’ils connaissent et
admirent tous deux, et de son observatoire splendide, Uraniborg, le
temps paraît suspendu. En parcourant forêts et rivages, en
observant le ciel scandinave, les plaies se pansent tandis que les
rencontres (un Des Esseintes, un géant du nom de Björn,
Shakespeare et Hamlet en trompe-l’œil…) leur offrent une destinée
nouvelle.

D’une écriture sensuelle et délicate, teintée des nuances nordiques
qui rappellent les textes de Jón Kalman Stefánsson, ce premier
roman, aux confins de la poésie et de la philosophie, est une ode à la
beauté du cosmos et de la nature, une ode à l’amour maternel
inconditionnel, une ode à la vie et à la quête de sens.
Aude Cirier-Gouraud est la directrice éditoriale de la collection
Quarto de Gallimard
L’Enfant céleste de Maud Simonnot (Editions de l’Observatoire)
par Aude Cirier-Gouraud

Une étoile rouge au firmament de la musique

shostakovichIl y a 40 ans disparaissait Dimitri
Chostakovitch.
Retour sur un génie

Parfois le destin d’un homme aussi grand fut-il ne tient qu’à peu de choses. Ainsi, en cette année 1937 si le compositeur Dimitri Chostakovitch, déjà très connu, n’avait pas vu son bourreau exécuté, peut-être n’aurait-il été qu’un compositeur soviétique à la gloire éphémère.

L’histoire fut tout autre et l’humanité gagna un génie supplémentaire, de ceux qui influencent de façon irréversible la musique, sa conception et son évolution. A l’occasion du 40e anniversaire de sa mort, de nombreux disques permettent d’apprécier ainsi cette musique qui ne ressemble à aucune autre. Car, à n’en point douter, l’homme fut ambivalent, tour à tour égérie d’un régime avant d’en être la victime.

C’est bien le même homme qui cacha sa 4e symphonie pendant 25 ans, cette œuvre glaçante d’effroi que le compositeur jugeait trop « grandiloquente » et merveilleusement interprétée par l’orchestre de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons, et produisit des hymnes au régime soviétique avec cette douzième symphonie à la mémoire de Lénine et de la révolution d’octobre. C’est ce même compositeur qui fut humilié par Jdanov, le tyran de la culture soviétique, et trembla dans l’ombre de Staline, pour reprendre le titre de l’enregistrement plein de fureur et de folie de la dixième symphonie par l’orchestre symphonique de Boston et ses cuivres de feu sous la conduite de son chef, Andris Nelsons. C’est enfin toujours ce même musicien qui appela avec ses septième et huitième symphonies tout un peuple à la révolte, à soutenir le maître du Kremlin dans cette lutte à mort contre les fascistes. « Tout est connecté avec l’époque où il vécut. Il y a un parallèle entre la guerre et les nazis et la dictature de Staline » affirme Mariss Jansons aux musiciens de l’orchestre de Pittsburgh lors d’une répétition de la 8e en 2001 et qui se trouve dans son incroyable intégrale des symphonies de Chostakovitch.

L’ambiguïté de cette vie, de cette existence confrontée à un dilemme permanent résonna à travers son œuvre et traça une musique où l’inquiétude, la mort et l’athéisme s’y expriment avec force et conviction. Sa musique ne fait que traduire ce qu’il a vu et vécut. Après Gustav Mahler dont il est le plus brillant héritier, Chostakovitch inventa une musique totale, sorte de Moloch instrumental par l’utilisation massive des percussions – particulièrement explicite dans ces 15e et 9e symphonies sous la baguette d’un Valery Gergiev qui imprime à son orchestre, le Mariinsky, un tempo incroyable – et des cuivres qu’il multiplie pour créer des atmosphères ténébreuses et oppressantes. La magistrale symphonie Babi Yar (13), véritable cri contre l’antisémitisme, est l’un de ses autres monstres musicaux qui vous pénètre jusqu’aux os. La version de Mariss Jansons à la tête de l’orchestre de la Radio Bavaroise est prodigieuse car elle permet de comprendre cette alchimie musicale qu’opéra Chostakovitch.

La musique du maître consacra également les plus grands virtuoses russes tels Richter, Oistrakh ou Rostropovitch et inspire toujours et encore leurs héritiers tels Kavakos ou Trifonov dans leurs enregistrements très réussis avec le Mariinsky.

Ces mêmes solistes trouvèrent également une magnifique inspiration dans cette musique de chambre qui s’exprima pleinement dans ces quinze quatuors notamment sous les doigts du célébrissime quatuor Borodine. Alors, s’il fallait n’en retenir qu’un, le 8e (1960) serait celui-là car il traduit musicalement les angoisses et les tragédies d’un continent frappé par les pires barbaries de son histoire. Cette œuvre porte ainsi en elle un message d’universalité et résonne comme un hymne de la musique de Chostakovitch.

L’histoire est un éternel recommencement dit-on. Pas la musique qui avance et se régénère. Les hommes traversent souvent des époques troublées et tentent de faire face aux évènements. Quant aux génies, ils marquent à jamais les hommes et les époques de manière irréversible. Tel fut le cas de Dimitri Chostakovitch.

A écouter : 

Intégrale des symphonies par Mariss Jansons, Warner Classics

Symphonies n°1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 15, concerto pour piano
n°1 et 2 (Trifonov), concerto pour violon n°1 (Kavakos), dir. Valery Gergiev, Mariinsky Theatre, Mariinsky label.

In the shadow of Stalin, symphonie n°10, Boston Symphony
Orchestra, dir. Andris Nelsons, Deutsche Grammophon.

String Quartets 1, 8, 14,, quatuor Borodine, Decca Classics

Laurent Pfaadt

Le livre à emmener à la plage

volpiComme chaque été, Hebdoscope vous propose une sélection d’ouvrages à lire durant vos vacances

Jorge Volpi, Les Bandits, Seuil, 2015

La crise économique comme on ne l’a jamais vu ou vécu. C’est l’histoire de Jorge Volpi – et oui comme l’auteur – financier devenu soudainement philanthrope qui, après avoir détourné quinze milliards de dollars, met à rédiger un livre de confessions pour dénoncer la plus grande escroquerie de ce nouveau siècle. Mais, à la différence de ces golden boys frustrés qui cherchent à régler leurs comptes, Jorge Volpi poursuit un autre but : celui de  faire la lumière sur le passé de son père, ancien employé du Trésor américain pendant la Seconde Guerre mondiale, espion soviétique mort avant sa naissance.

Lancé sur les traces du terrible secret entourant le passé de son père, Volpi va très vite se rendre compte que le présent et le passé ne font qu’un. Avec ce nouveau roman, l’écrivain réédite l’exploit d’A la recherche de Klingsor, couronné dans le monde entier, en faisant dialoguer plusieurs époques et en parvenant à mêler personnages historiques et personnages inventés, gage d’un roman historique réussi. Tôt au tard, le passé finit toujours par vous rattraper semble dire Volpi…

Laurent Pfaadt