Une passionnante exposition explore l’évolution de
l’intimité
A
l’heure des réseaux sociaux et de l’exposition permanente de l’intimité, voire
son dévoilement volontaire, existe-t-il encore une intimité ? C’est ce que
tente d’explorer la brillante et instructive exposition des arts décoratifs qui
emmène ses visiteurs des chambres à coucher aux réseaux sociaux en passant par
les cosmétiques et autres sextoys.
La
notion d’intimité naît véritablement au XVIIIe siècle mais ce n’est qu’au XIXe
qu’elle s’affirme comme un espace de division sociale d’une société qui voit
l’émergence d’une classe bourgeoise partagée désormais entre sphères familiale
et professionnelle où les femmes sont reléguées dans la première avant qu’elles
ne s’en émancipent progressivement. Comme le rappelle Christine Macel, ancienne
directrice du musée des arts décoratifs et qui a coordonné le catalogue qui
accompagne l’exposition : « si aujourd’hui, les femmes ne sont
plus recluses dans l’espace privé (…) l’intime constitue néanmoins un espace dans lequel elles ont été et sont
particulièrement actives : avec la remise en cause du mariage obligatoire,
la demande d’égalité au sein du couple, la notion du consentement sexuel, elles
ont, plus largement, contribué à la redéfinition de l’intime ».
S’introduisant
dans les chambres à coucher, partagées ou non, et se singularisant, mais
également dans les cabinets de toilettes, l’exposition convoque Michèle Perrot,
le peintre Antoine Watteau ou la photographe Nan Goldin pour expliquer comment
s’est formalisée l’appropriation d’un lieu à soi ou l’irruption des
préoccupations liées à l’hygiène qui ont été des jalons de la construction
d’une intimité jusqu’alors peu formalisée.
Cette
intimité nouvellement créée va ainsi servir d’écrin à l’expression d’une beauté
féminine et les pièces venues du mobilier national et ces magnifiques rouges à
lèvres devant lesquels nombre de visiteuses tombent en pâmoison et parfums qui
donnent une dimension olfactive fort agréable à l’exposition sont autant de
témoignages d’une intimité qui s’entourent de codes et d’attributs.
D’attributs,
il en est donc question, y compris sexuels car l’intimité est aussi liée à une
sexualité qui s’expose dans la fameuse toile de Fragonard et la collection de
sextoys et va connaître, comme le montre parfaitement l’exposition, nombre de
mutations. Une exposition qui tombe finalement à point nommé alors que notre
société s’interroge à nouveau sur la question du consentement, de savoir qui a
le droit de décider de notre intimité, d’entrer dans cette dernière.
La dernière partie de l’exposition avance d’ailleurs prudemment sur ce terrain où l’intimité est désormais tantôt livrée, tantôt asservie aux nouvelles technologies. Sans apporter de réponses, elle se borne à constater qu’une fois de plus, l’évolution de l’intimité bouleverse le rapport entre les femmes et les hommes. Mais surtout, surfant sur les réseaux sociaux et naviguant à vue dans notre société de surveillance, elle met en garde sur les dangers d’un progrès qui peut se révéler destructeur pour les rapports humains. La société débattant sur les bienfaits de l’eau est bien loin, remplacée par celle des journaux intimes désormais partagés à la terre entière sur Instagram. Une exposition qui constitue une véritable prise de conscience.
Par Laurent Pfaadt
L’intime, de la chambre aux réseaux, Musée des arts décoratifs Jusqu’au 30 mars 2025
Catalogue de l’exposition : L’intime, de la chambre aux réseaux, sous la direction de Christine Macel, coédition Gallimard/musée des Arts décoratifs, 288 p.
Rarement joué,
l’Oratorio de Noël du compositeur français Camille Saint-Saëns
fut plutôt à l’honneur en cette fin d’année 2024. Il se trouva
à l’affiche du Philharmonique pour son concert de la mi-décembre
à la salle Erasme après avoir été, quelques semaines plus tôt,
donné par la Chorale strasbourgeoise au Palais des Fêtes.
Pianiste
et organiste virtuose, figure musicale du romantisme français,
Camille Saint-Saëns, né à Paris dans les premiers temps de la
Monarchie de Juillet (1835), aura vu sa longue carrière se dérouler
d’abord durant le Second Empire, puis sous la Troisième République
avant de s’éteindre à Alger en 1921. De son œuvre importante, on
ne joue le plus souvent que ses concertos pianos n°2 et 4, son
premier concerto pour violon et son troisième concerto pour
violoncelle, sa symphonie n°3 « pour orgue », son
Carnaval des animaux, sa Danse macabre et son opéra Samson et Dalila
(parmi les treize qu’il a composés!). Avec son contemporain
d’outre-Rhin Johannes Brahms, il a en commun, sinon le génie
créateur, une connaissance encyclopédique de la musique et une très
grande habileté d’écriture.
Créé
à Paris en 1857, dans l’église de la Madeleine dont Saint-Saëns
était devenu l’organiste titulaire, son Oratorio de Noël est donc
l’oeuvre d’un compositeur de 23 ans. Ecrite pour un quintette de
chanteurs solistes, un choeur mixte, un orgue et un orchestre à
cordes, la partition comporte dix morceaux sur des textes de l’Ancien
et du Nouveau Testament, dans un style musical assez composite,
mêlant références baroques et mélodies d’époque. Elle s’achève
dans un Alléluia triomphal,
selon une posture caractéristique de la plupart des œuvres
ultérieures du compositeur : à la différence de celles du
romantisme allemand, les conclusions victorieuses ne sont jamais chez
Saint-Saëns l’issue de quelque combat intérieur ou déchirure
subjective, mais plutôt l’emblème d’un optimisme d’époque,
dont témoignent les Expositions universelles, les réalisations
architecturales comme la Tour Eiffel ou l’église du Sacré Coeur,
les conquêtes d’une France coloniale. Sous cet angle, et quelles
que soient les grandes qualités d’écriture de ses trois premiers
mouvements, la conclusion de la symphonie avec orgue, donnée l’an
passée à Strasbourg, va vraiment très loin dans cette esthétique
triomphaliste.
Pour
cet Oratorio de Noël, Aziz Shokhakimov, le directeur de l’OPS,
disposait de l’excellent choeur de l’Opéra du Rhin et d’un
quintette de bons solistes. Il a choisi de le jouer avec un vaste
tapis de cordes, quasiment tout le quatuor à cordes du
philharmonique (plus de soixante musiciens). L’oeuvre évolua ainsi
dans un climat de grande volupté sonore, la puissance instrumentale
et vocale déployée mettant particulièrement en avant sa dimension
opératique.
Ce concert, dédoublé en deux soirées – celles du 18 et 19 décembre –, s’achevait avec la Shéhérazade de Rimski-Korsakov, suite symphonique en quatre mouvements pour violon solo et grand orchestre dont le motif littéraire est l’évocation d’histoires contées par une jeune odalisque à un sultan misogyne et paranoïaque, afin de retarder la mise à mort à laquelle finalement elle échappera. L’OPS a toujours été très à l’aise dans cette œuvre techniquement exigeante, que ce soit sous la direction de Marko Letonja ou de celle, plus ancienne, de Kiril Karabitz ; mais, avec son jeune directeur Shokhakimov, il s’est cette fois littéralement surpassé. D’emblée, dans La mer et le vaisseau de Sinbad, le contraste entre la sévérité des accords cuivrés – évoquant la figure du terrible sultan – et la douceur mélodieuse du violon solo de Charlotte Juillard – incarnant la jeune Shéhérazade — s’avère magnifique, avant que l’atmosphère marine et le tumulte des flots ne prennent le dessus. Dans le second épisode, Le récit du prince Kalender, le violon solo et les solistes de l’orchestre rivalisent de phrasés poétiques et de beautés sonores. Le mouvement suivant — noté andantino quasi allegretto et intitulé Le jeune prince et la jeune princesse – m’a toujours paru le plus beau. Peut-être l’est-il aussi pour Shokhakimov qui y déploya des trésors d’éloquence amoureuse.L’ultime tableau, Fête à Bagdad et naufrage du bateau, grand moment de virtuosité orchestrale, requiert à la fois un très bon orchestre et beaucoup de rigueur et de doigté afin de ne pas sombrer dans les effets sonores gratuits. Du début à la fin, chef et orchestre y déployèrent une musicalité de haut-vol, avec notamment une bonne intégration des trombones dans l’épisode final du naufrage.
Ce
très beau concert est entièrement disponible sur la boutique
d’Arte. Il faut d’autant plus s’en réjouir que, si les
enregistrements de Shéhérazade
sont innombrables, assez peu rendent vraiment justice à l’oeuvre
et même de grands musiciens s’y sont littéralement cassés les
dents : Herbert von Karajan y a, si l’on peut dire, réussi
son plus beau ratage entraînant ses Berliner
dans le naufrage ; Jos van Immerseel, ambitionnant de
« restaurer » l’oeuvre sur instruments d’époque,
n’aura lui aussi fait qu’échouer, aux deux sens du mot. Pour les
autres, si tout le monde s’accorde sur l’excellence du disque de
Kiril Kondrachine avec le Concertgebouw d’Amsterdam, on peut aussi
recommander les prestations d’Eugène Ormandy, de Léonard
Bernstein, d’Igor Markevitch, de Ferenc Fricsay voire de Sergiu
Celibidache si on aime les liqueurs particulièrement toxiques et
envoûtantes.
Le
dimanche 24 novembre 2024, la Chorale Strasbourgeoise donnait son
concert bi-annuel dans la salle du Palais des fêtes. Elle se
trouvait, pour l’occasion, associée au Collegium Cantorum de
Strasbourg constituant ainsi une masse vocale d’une centaine de
chanteurs. Avant l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns qui figurait
en seconde partie de programme, on eût le plaisir d’entendre la
sixième et dernière des odes que le grand compositeur anglais Henry
Purcell composa en 1694 pour l’anniversaire de la Reine Marie. Les
petites approximations de la trompette au début du premier épisode,
purement instrumental, n’ont rien enlevé au caractère
particulièrement jovial et festif de l’exécution au cours des
huit mouvements vocaux et chorals suivants. C’est Gaspard Gaget, le
jeune chef de la Chorale Strasbourgeoise qui, ce dimanche-là,
dirigeait l’ensemble ; son collègue, Nicolas Jean, chef du
Collegium Cantorum, officiant pour sa part la veille au soir à
l’Église protestante de Brumath. Pour la partie Purcell, Gaspard
Gaget avait disposé l’ensemble du choeur non sur la scène mais
de chaque côté du parterre de la salle du Palais des fêtes,
favorisant ainsi une ambiance sonore particulièrement enveloppante.
L’Oratorio
de Saint-Saëns, donné en seconde partie, fut restitué dans des
conditions sonores assez particulières, une quinzaine
d’instrumentistes à cordes (assurant, au demeurant, très bien
leur partie) et une centaine de choristes, faisant preuve, compte
tenu de leur masse vocale et des exigences de l’oeuvre, d’une
cohésion et d’une musicalité admirables. En regard de la
prestation du Philharmonique et du choeur de l’opéra, la dimension
oratorio l’emporta ici sur le côté flamboyant et opératique. Un
passage témoigne à lui tout seul du niveau de ce concert, c’est
le choeur n°6 Quare fremuerunt gentes ?
de loin le plus beau de cet oratorio : l’intensité et la
précision obtenues dans ce mouvement si bien écrit ne passèrent
pas inaperçues.
L’ensemble
de ce concert bénéficia du concours d’un quatuor vocal (augmenté
d’une alto dans Saint-Saëns), d’une puissance certes modérée,
mais d’une très belle musicalité.
Spectacle d’une rare intensité qui nous emmène loin de notre quotidien vers des pratiques hors normes autant sur le plan du récit qui a des rapports avec le chamanisme que sur le plan des performances physiques auxquelles des voltigeurs, des porteurs éblouissants, d’une parfaite technicité se livrent devant nous, au plus près de nous assis en rangs serrés autour de la piste et il faut le dire vite médusés, conquis.
Est-ce le rituel de l’enfant mort ou du ressuscité ?
Il arrive tenu par une femme, c’est une marionnette (création
Polina Borissova) aux grands yeux tristes, sur lesquels on pose un bandeau noir
avant de l’envelopper dans une peau de mouton et de le poser au pied du totem
érigé en fond de piste, où sont accrochés des crânes de loup. (scénographie
Oria Puppo).
C’est bien un rituel qui commence là et qui se précise quand
l’obscurité se fait et que d’elle surgissent des individus qui entreprennent
une lourde marche, sorte de danse répétitive, martelant le sol avec vigueur,
tout en poussant de puissants hurlements.(travail chorégraphique Dominique
Duszynski)
On les voir réapparaître avec des masques de loup (Isis
Hauben) et s’adonner à une lutte acharnée qui nous glace d’effroi. Ce sont les
combats d’une extrême violence d’une meute déchainée où, se jeter à corps perdu
sur l’autre, semble être d’une absolue nécessité.
Viennent ensuite ces extraordinaires voltiges et portés
auxquels s’adonnent la voltigeuse Chloé Chevalier souvent envoyée dans les airs
et comme rattrapée de justesse par ses deux acolytes César Mispelon et Franco
Pelizzari Del Valle qui, eux-mêmes, se lancent dans de superbes figures,
soutenus par les porteurs Lucas Elias et Paul Krügener. Nous suivons leurs évolutions
d’une grande virtuosité, le souffle coupé et admirons la chanteuse lyrique
Camille Brault qui les accompagne sur des airs entre autres de Purcell, Bach, magnifiquement
interprétés bien que souvent les porteurs la hissent dans les hauteurs sans
qu’elle se départisse de sa sérénité et de l’attention qu’elle prête à son chant.
Deux violoncellistes, Ambre Tamagna et Claire Goldfarb,en partenaires musicales
offrent un accompagnement soutenu à ces diverses prestations.
A la fin on redécouvre l’enfant-marionnette entre les mains
porteuses et bienveillantes des femmes. Une renaissance en quelque sorte,
un apaisement, comme un espoir que nous transmettent l’écriture et la mise en scène
de Patrick Masset fondateur et directeur du Théâtre d’Un Jour, compagnie
contrat-programmée par la Fédération Wallonie- Bruxelles.
Ce spectacle qui a été ici chaudement applaudi a reçu le
Prix Maeterlinck de la Critique comme meilleur spectacle de cirque 2O22-2023.
Nous avons hautement apprécié cette alliance intelligente du
théâtre, du cirque et de la musique.
De
nouvelles traductions d’Ernest Hemingway et de Norman Mailer permettent de se
replonger dans ces monuments de la littérature
Aujourd’hui,
L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway et Les Nus et les Morts de
Norman Mailer sont considérés comme des chefs d’œuvre de la littérature non
seulement de guerre mais du patrimoine littéraire de ce 20e siècle
sanglant.
Celui-ci
commença bien évidemment lors de la Première guerre mondiale. Sur le front
italien, en juillet 1918, un jeune ambulancier américain de dix-neuf ans
s’apprête à faire son entrée en littérature. Grièvement blessé, il passe près
de trois mois dans un hôpital de Milan. Cette expérience lui servira de
matériel pour son livreL’Adieu aux armes. Soixante-dix ans après
son prix Nobel obtenu en 1954, cette nouvelle traduction permet ainsi de
redécouvrir la puissance de ce grand roman de guerre et d’amour avec ces
personnages devenus immortels au premier rang desquels le duo que composent
Frederic Henry, ambulancier blessé lors de la bataille de Caporetto et son
infirmière Catherine Barkley qu’incarneront plus tard Rock Hudson et Jennifer
Jones dans le film de Charles Vidor et John Huston.
Norman
Mailer n’a que six ans lorsque L’Adieu aux armes est publié en 1929.
Près de vingt ans plus tard et une nouvelle guerre mondiale, l’autre sale gosse
des lettres américaines, le gamin de Brooklyn qui a lu avec avidité les chefs
d’œuvre d’Hemingway, égalera son modèle en publiant Les Nus et les Morts
(1948) dont paraît ces jours-ci une nouvelle traduction admirable signée
Clément Baude, également traducteur du formidable Sympathisant de Viet
Thanh Nguyen (Belfond)
Si
l’Europe a été le terrain de jeu d’Hemingway, celui de Mailer, comme des
milliers de G.I. fut le Pacifique. A peine sorti d’Harvard, il s’engagea comme
simple soldat dans le 112e régiment de blindés du général MacArthur
et servit dans les Philippines. Il y campera l’action de son roman qui raconte
ces hommes envoyés en mission derrière les lignes japonaises pour conquérir une
petite île.
Bien évidemment il y a du Hemingway chez Mailer. Les deux écrivains ont cette fascination commune pour la lutte sempiternelle entre la vie et la mort, la guerre et la paix, l’amour et la douleur. Même si sa prose n’est pas aussi flamboyante que celle de son aîné, Mailer se livre, à travers ses différents personnages, a une analyse sans concession de la société américaine. Tous les deux, et ces deux nouvelles traductions le montrent à merveille, se sont réappropriés les narrations du 19e siècle pour créer quelque chose de neuf. En fidèle héritier de la génération perdue, Mailer emprunte ainsi parfaitement le feu du récit de guerre à Hemingway en l’articulant à la manière d’un John Dos Passos et d’un Tolstoï. On raconte qu’avant d’écrire, Norman Mailer lisait, chaque matin, des pages d’Anna Karenine pour s’imprégner du style de l’auteur de Guerre et Paix. Le résultat est un chef d’œuvre absolu qui valut aux Nus et les Morts tout comme L’Adieu aux armes de figurer parmi 100 plus grands romans du 20e siècle. Deux romans à redécouvrir absolument dans leurs nouveaux habits.
Par Laurent Pfaadt
Ernest Hemingway, L’Adieu aux armes, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Philippe Jaworski Chez Gallimard, 416 p.
Norman Mailer, Les Nus et les Morts, nouvelle traduction de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude Chez Albin Michel, 784 p.
Les
trésors de la dynastie Ming sont à l’honneur au musée Guimet
En
évoquant la dynastie Ming (1368-1644), de nombreux visiteurs ne connaissent que
sa céramique et elurs fameux vases bleus et blancs quand d’autres se souviennent
peut-être que les Ming édifièrent la portion de la grande muraille de Chine
figurant sur les cartes postales. Personne en revanche ne sait que la dynastie
Ming représenta l’âge d’or de l’orfèvrerie impériale chinoise. D’où l’intérêt
de l’exposition du musée Guimet.
Organisée
en partenariat avec le musée des beaux-arts de Quijang à Xi’an, l’ancienne
Chang’an, capitale de la Chine sous plusieurs dynasties notamment celle des
Tang qui fait également l’objet d’une fantastique exposition au musée Guimet,
dans une province où fut découverte il y a un demi-siècle, l’armée de terre
cuite, l’exposition l’Or des Ming a des allures de chasse aux trésors en
même temps qu’elle se veut une formidable histoire économique mondiale des
matières premières. Si l’argent servit très vite de moyen de paiement à une
dynastie ouverte sur un commerce international symbolisé par les voyages de
Zheng He, le Colomb chinois, l’or fut quant à lui « restreint aux
désirs de somptuosité » selon Arnaud Bertrand, l’un des deux
commissaires de l’exposition, conservateur en charge des collections coréennes
et de Chine ancienne au musée Guimet dans le très beau catalogue qui accompagne
cette exposition. Les artisans de la dynastie Ming développèrent ainsi une
gamme de techniques parfaitement détaillées en ouverture de l’exposition pour
créer des bijoux et des vases d’une beauté stupéfiante.
Exposant
des pièces sorties exceptionnellement de Chine comme on dévoile un trésor
offert pour célébrer le 60e anniversaire de l’établissement des
relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la France du
général de Gaulle, le musée Guimet rayonne ainsi de l’éclat de ces
merveilleuses parures et de ces vases ouvragés qui traduisent un raffinement et
un sens du détail éblouissants avec par exemple cette aiguière à décor de
dragon et de lion jouant avec une balle ou ces boucles d’oreilles serties
d’ambre. Le point d’orgue est atteint avec une magnifique collection d’épingles
à cheveux en or serti de jade, de rubis ou d’émeraudes et figurant des animaux
fantastiques ou des symboles qui servent, à travers ces coiffes et autres
ornements, à installer socialement celles qui les portent.
Car
dans cette cité interdite que vient d’achever Yongle (1402-1424) l’un des
empereurs Ming, il faut voir et être vu. Et l’épingle insérée dans un chignon
dont il existe mille et un modèles pose chaque personnage à la cour. « Il
s’agissait avant tout d’objets d’apparat, dont l’une des fonctions essentielles
consistait à révéler le statut, la richesse et le goût de leur
propriétaire » complète Hélène Gascuel, l’autre commissaire, par
ailleurs conservatrice en charge des collections textiles et du mobilier chinois
au musée Guimet dans un chapitre fascinant du catalogue consacré aux codes et à
la symbolique des bijoux. Ainsi, le dragon et le phénix étaient réservés aux
membres de la famille impériale et de leurs proches parents.
Un tel luxe nécessitait bien évidemment des matières premières en abondance notamment cet or et cet argent venu du Nouveau Monde. On estimait ainsi que la Chine, au début du 17e siècle importait un tiers de l’argent en provenance du Mexique et du Pérou. Face à cette inflation, le roi d’Espagne Philippe IV fit alors adopter des lois restreignant le commerce de l’argent avec la Chine. Les jours de la dynastie Ming étaient comptés. Renversés en 1644, les Ming furent remplacés par les Qing. Mais à l’image de cet or qui ne s’oxyde jamais, l’éclat de leur civilisation ne s’est jamais terni comme en témoigne cette merveilleuse exposition.
Par Laurent Pfaadt
L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles), Musée des arts asiatiques- Guimet, jusqu’au 13 janvier 2025
A lire le catalogue :
L’Or des Ming, Fastes et beautés de la Chine impériale (14e-17e siècles) sous la direction d’Hélène Gascuel , Coédition Musée national des arts asiatiques-Guimet, Paris / In Fine éditions d’art, 216 p.
La France entière connaît sans le savoir Rachmaninov. Pendant quinze ans, le vendredi soir, le compositeur russe lui a susurré les premières notes de son premier concerto. Certes on y a parlé de musique mais assez peu, plutôt de littérature avec ses compatriotes Nabokov et Soljenitsyne qui lui ont vite volé la vedette.
Car
de vedettes il y en a eut à Apostrophes, ce rendez vous littéraire
devenu culte présenté par Bernard Pivot, le fameux « Roi Lire »
disparu en mai dernier. Une petite musique revenue comme une Madeleine de
Proust à nos oreilles avec la parution de ce livre magnifique nourri de photos
inédites qui célèbrent le cinquantième anniversaire de la première émission. En
feuilletant les pages, on a parfois l’impression d’entendre les voix d’Alberto
Moravia affirmant dans son français teinté d’italien que « je ne suis
jamais allé à l’école parce que j’étais malade, ce qui m’a permis d’écrire un
roman à l’âge de dix-sept ans. Autrement, j’aurais dû attendre d’avoir trente
ans » lors de l’émission du 30 mars 1979 ou celles d’Umberto Eco,
d’Elie Wiesel, de François Mitterrand venu présenter L’abeille et
l’architecte ou encore d’Arthur Miller.
Sur
le plateau d’Apostrophes se côtoyaient toutes les esthétiques, la littérature
bien entendu mais également le cinéma, la politique, la photographie avec
Robert Doisneau et Helmut Newton et même l’entreprise. Bernard Pivot, dont la
culture générale dépassait toutes les frontières et pouvaient se nicher dans le
tanin du vin ou dans un geste technique sur la pelouse du stade Geoffroy
Guichard, faisaient dialoguer des gens différents, non sans humour. Ainsi lors
d’une émission intitulée « Ils avaient vingt ans en Mai-68 », le 23
mai 1986, en compagnie de Guy Hocquenghem, Laurent Dispot, Pascal Bruckner et
Bernard Tapie, Bernard Pivot introduisait ses invités avec ces mots :
« «Sont réunis ce soir, sur le plateau d’Apostrophes, trois
intellectuels et un chef d’entreprise. En mai 1968, ils avaient vingt ans. En
mai 1986, ce sont des quadragénaires ou en passe de l’être. Où en
sont-ils ? Que disent-ils ? Qu’écrivent-ils ? En épigraphe de
cette émission je souhaiterais vous citer une publicité que vous avez certainement
vue dans les quotidiens : « Mai 68, on a refait le monde. Mai
86, on refait la cuisine ».
Au
fil des pages, les épigraphes se succèdent donc au fronton de ce temple
cathodique de la littérature où une émission littéraire placée en deuxième
partie de soirée réunissait plusieurs millions de téléspectateurs, ce qui
stupéfait encore aujourd’hui nos voisins outre-atlantiques. Des épigraphes qui
se voulaient tantôt jouissives avec l’ébriété démonstrative d’un Bukowski ou
discrète d’un Nabokov ou sanglantes notamment lorsque Denise Bombardier s’en
prit à Gabriel Matzneff dans l’une des dernières émissions, le 2 mars 1990, en
affirmant qu’« un livre ne peut pas servir d’alibi » pour justifier
les abus de pouvoir sur de jeunes filles que dénoncera trente ans plus tard
Vanessa Springora.
Ce soir-là une émission littéraire se mua en une véritable apostrophe, cette figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle tout à coup une personne ou une chose personnifiée. Une apostrophe parmi d’autres qui composent ce livre merveilleux qui raconte non seulement une histoire de la télévision mais également notre monde à travers le prisme de ses intellectuels.
Par Laurent Pfaadt
Nos années Apostrophes, avant-propos de Laurent Valet, préface d’Augustin Trapenard Chez Flammarion/INA, 224 p.
Dernière pièce avant les fêtes de fin d’année au TNS. Vrai bonheur d’écoute, vrai plaisir de voirjouer ces musiciens pour une symphonie d’une grande inventivité, d’une incontestable richesse de sons, un travail exemplaire et lumineux qui donne à voir et à entendre une œuvre qui semble se fabriquer sous nos yeux, rien que pour nous, comme un cadeau que l’on reçoit collectivement avec un plaisir manifeste.
Dix-sept musiciens qui évoluent avec une sorte de liberté
qui leur permet de s’organiser en diverses formations et regroupements, ici les
cordes, là les vents mais parfois cordes et vents ensemble, batterie en fond de
scène qu’on déménage et ramène devant selon la nécessité des effets recherchés.
Instrumentistes qui donnent de la voix et nous offrent leur souffle en même
temps que leur jeu démontrant que les deux expressions s’enrichissent
mutuellement.
C’est beau, prenant, parfois bluffant. On sourit de ces
histoires à la fois tristes et drôles où l’on nous conte l’espoir d’un miracle
attendu et jamais réalisé (traduit de l’italien sur écran), « que mon père
ne devienne pas un fantôme » implore celui qui a entrepris un pèlerinage
vers un site de « La Madonna » censée exaucer les vœux mais le
miracle n’aura pas lieu et tout compte fait la relation père-fils semble
meilleure depuis que le père n’est plu. Belle ironie du sort !
La musique et l’histoire deviennent une seule et même expression de l’espoir comme de l’échec et de sa conclusion, elle va et vient à travers les déplacements, les arrangements opérés par les musiciens, maîtres du jeu et nous suivons les méandres, les nuances qu’ils nous proposent, envoûtés par une écoute sensible qui nous conduit vers un autre récit qui évoque celui-là une marche dans la montagne enneigée et nous fait penser à l’écrivain italien De Luca, autre aventurier de la montagne. Un échappé du groupe vient sur le devant du plateau nous expliquer doctement ce qu’est « une plaque à vent », expression qui peut paraître aussi peu adaptée à ce que son nom indique que l’expression »pot aux roses » nous fait-il remarquer, tout cela pour nous dire que ce phénomène constitue un vrai danger, la neige n’ayant alors pas d’assise peut se dérober sous les skis et entraîner la mort, cas que malheureusement j’ai connu car cela est arrivé à un jeune voisin randonnant dans les Pyrénées. Dans le déroulé du spectacle, l’homme enfoui sous la neige arrivera à se dégager et ô Miracle à rester en vie !
Un original spectacle-concert signé avec les musiciens très
engagés de l’orchestre « La Sourde » sous la direction
artistique de Samuel Achache, qui a assuré la mise en scène et de Florent
Hubert, Eve Risser et Antonin Tri Hoang signant la composition.
Le bruit et la fureur, c’est le stade dans toute sa banalité ? oh que non, ce serait peut-être comme une parodie de celui-ci car tout y va encore plus loin que les excès dont il est coutumier, une démonstration en quelque sorte de jusqu’où on peut aller trop loin et pour ce faire, ne pas hésiter à faire appel aux meilleurs comédiens, musiciens qui se révèlent athlètes de haut niveau car leurs performances ne requièrent pas que du souffle et du muscle mais aussi une sacrée résistance pour tenir sans discontinuer une heure durant ces prestations pour ainsi dire hors norme.
Nous voici donc face au vaste plateau occupé, côté cour, par une équipe de sportifs en plein échauffement tandis que, en fond de scène sur des gradins commencent à s’agiter une bande de supporters reconnaissables à leurs longues écharpes et que, tout en haut, une speakerine en tenue rouge annonce dans un micro les noms et spécialités des athlètes, son propos difficile à comprendre se mue soudain en un irrépressible fou rire.
Un métronome en avant-scène est déclenché et tout démarre. Athlètes – musiciens, chacun va vers son poste, curieusement le violoncelliste se couche sous son instrument, le percussionniste commence son déplacement, courant d’une caisse-claire à l’autre avant de taper frénétiquement dessus pendant que la violoniste grimpe sur la poutre avec l’aide de l’escalateur d’espalier et commence à jouer, le regard fixé sur le public, tendant une jambe après l’autre mais maintenant son fragile équilibre, le cinquième se transforme en coureur de fond sur le tapis roulant. Activité incessante, accompagnement musical à saturation, public abasourdi qui découvre bientôt comme un contrepoint tranquille et décalé un pom-pom boy vêtu de blanc, esquissant avec grâce ses pas de danse en agitant ses plumes , traversant le plateau avec sérénité. Drôle et surprenant.
Au vu de toutes ces performances, la bande de supporters se déchaine, ne cesse d’agiter bras et jambes pour encourager ceux qui se démènent sous leurs yeux, ils crient et hurlent leur enthousiasme dans une belle unanimité et ce second groupe est en totale réponse au premier et déploie la même énergie. Mais on n’est pas au bout de nos surprises puisqu’une avalanche de balles de ping pong rebondissent bientôt sur le plateau avant une autre chute intempestive, celle de la pluie qui mouille tout et que les comédiens s’efforcent d’éponger avec leurs tee-shirts.
Un spectacle ludique, intelligent, où l’humour, la fantaisie et la musique s’entremêlent joyeusement pour le très grand plaisir du public.
Sous la direction de Benjamin Deruelle, professeur d’histoire moderne à l’université du Québec à Montréal, les éditions Passés composés ont entrepris de publier une vaste Histoire de l’Europe en quatre volumes. Une entreprise qui se veut à la fois politique, militaire, économique et culturelle. Une œuvre appelée assurément à faire date. A l’occasion de la sortie du premier volume qui va de la Préhistoire au Ve siècle, Hebdoscope a interrogé Benjamin Deruelle.
Comment est née cette histoire de l’Europe ?
Depuis le début du xxie siècle,
l’Europe a traversé une série de crises politiques, économiques, épidémiques et
désormais militaires. Ces crises ont eu le double effet de mettre le projet
européen à rude épreuve tout en replaçant l’histoire du continent européen au
cœur du débat public. L’« héritage » européen et les « valeurs
communes » de l’Europe ont été convoqués, et continuent de l’être,
constamment par les politiques que ce soit pour critiquer ou défendre, au
contraire, l’Union européenne. Or, lorsque ces idées sont invoquées, c’est
souvent dans une version essentialisée de ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles
donnent alors le sentiment que l’Europe actuelle est le fruit d’une lente
construction linéaire et inéluctable. C’est de ces constats qu’est né ce projet
avec la volonté de sensibiliser le public à la manière dont les questionnements
présents s’immiscent dans la perception de l’histoire de l’Europe et de
l’inviter à faire la part des choses entre ce qui tient de l’héritage et ce qui
tient de la réappropriation. Pour cela, il a pour ambition de proposer une
nouvelle lecture de l’histoire de l’Europe : une lecture qui redonne de la
profondeur à l’idée d’Europe et interroge la manière dont l’entité
géographique, politique et culturelle que nous connaissons s’est
construite ; une lecture actualisée de l’histoire de l’Europe intégrant
les tendances et les avancées récentes de l’historiographie ; une lecture
qui donne des clefs de compréhension tout en soulignant les doutes et les
incertitudes pour amener le lecteur à réfléchir sur ces propres représentations
de l’Europe.
Vous faites commencer votre histoire de l’Europe à la préhistoire. Pourquoi ?
Contrairement à la plupart des histoires de l’Europe qui
commence leur récit à l’époque médiévale avec la chute de l’Empire romain, le
sacre de Charlemagne ou le schisme de 1054 entre Rome et Byzance, nous avons
fait le choix d’intégrer la préhistoire et l’Antiquité à la nôtre. Ce choix
nous a semblé pertinent pour rompre avec les approches traditionnelles qui
orientent la lecture de l’histoire de ce continent en soulignant le lien entre
Europe, Empire et chrétienté. Or, si ce lien n’est pas faux, et s’il structure
l’histoire de l’Europe au Moyen Âge, il favorise une perception monolithique et
déterminée par le politique et le religieux de ce continent. Cette approche
minimise par ailleurs la part des héritages de l’Antiquité, alors même que la
construction carolingienne est vécue par ses acteurs et ses commentateurs comme
une restauration de l’Empire romain plutôt que comme une rupture, et qu’un
autre empire romain survit à l’extrémité orientale de l’Europe, l’Empire
byzantin. Enfin, ce choix a semblé pertinent au regard de notre projet, dès
lors que l’on considère que le sentiment européen s’ancre aujourd’hui dans un
passé fantasmé remontant non seulement à l’Antiquité gréco-romaine (médecine,
philosophie, droit, mode de vie), mais encore aux peintures rupestres, aux
mégalithes de Stonehenge ou à la culture celte. Nous sommes bien conscients que
ce choix n’est pas moins neutre qu’un autre. Il permet toutefois de faire un
pas de côté et de mettre en lumière d’autres aspects et d’autres espaces de
l’histoire de l’Europe.
Dans votre préface, vous appelez à revenir sur la perception monolithique de l’Europe. Qu’entendez-vous par là ?
L’histoire de l’Europe est encore souvent présentée
aujourd’hui comme celle d’un bloc unitaire dont les contours coulent de source.
Or, le terme même d’Europe interroge. De quoi fait-on l’histoire ? Sans
évoquer la princesse phénicienne que Zeus, transformé en taureau, aurait
enlevée, parlons-nous d’un continent, d’un territoire ou d’une idée ? S’il
s’agit du continent, il faut considérer que ces limites ont été définies par
les savants du xviiie siècle
de manière conventionnelle et qu’elles font toujours présentement l’objet de
question. Où s’arrête l’Europe ? Aux rives du Don comme le supposaient les
géographes de l’Antiquité ou à celles de l’Ob, qui s’écoule à travers la
Sibérie occidentale, comme le laisse entendre le chevalier de Jaucourt dans son
article « Europe » de l’Encyclopédie au milieu du xviiie siècle ?
D’autre part, les histoires de l’Europe, et c’est paradoxal,
se présentent la plupart du temps sous la forme d’une juxtaposition d’histoires
nationales ne s’entrecoupant le plus souvent qu’à l’occasion des nombreuses
guerres qui jalonnent l’histoire du continent européen. Au contraire, notre
projet cherche à favoriser les croisements et la comparaison entre les espaces,
les changements d’échelle, ainsi que la dimension problématique du récit, afin
d’éviter les grandes narrations uniformes et l’émiettement de la réflexion.
C’est ce questionnement qui permet de rendre à l’histoire de l’Europe sa
profondeur et son épaisseur. Il exige en effet non seulement de refuser les
généralités toutes faites et d’interroger les idées reçues, mais encore
d’insister sur la diversité des territoires et des expériences, ainsi que sur
les dynamiques propres à chacun d’entre eux et à chaque domaine de l’activité
humaine. Ainsi, par exemple, la vie en « cité » et l’organisation en
État sont envisagées dans le chapitre 5 de ce premier volume au-delà de la
Grèce antique ou du bassin méditerranéen, au travers des espaces occidentaux et
septentrionaux du continent.
Pour cela, votre parti pris est d’aller voir au-delà des frontières de l’Europe, pourquoi ?
L’Europe n’est pas la première échelle qui vient à l’esprit
lorsque l’on parle de l’Antiquité. Cette période est en effet associée d’abord
au bassin méditerranéen. L’on y intègre parfois le Proche-Orient et les rives
méridionales de la Méditerranée, lorsque l’on s’intéresse aux empires antiques,
qu’il s’agisse de la thalassocratie athénienne ou des empires macédonien et
romain. Or, comme nous venons de l’évoquer, définir les contours géographiques
de l’Europe est chose d’autant moins aisé que la perspective adoptée est celle
du long terme. Il est évident que l’Europe n’existe ni dans la préhistoire ni
au début de l’Antiquité. Si les géographes comme Strabon, au début de l’ère
chrétienne, utilisent ce terme pour désigner l’espace qui s’étend des colonnes
d’Hercule au Don et de la Méditerranée à un septentrion mal délimité, ce
dernier qualifie d’abord une petite région du Péloponnèse puis, à la fin du iiie siècle de notre
ère, une province administrative de l’Empire romain. La difficulté de
circonscrire une fois pour toutes les limites de l’Europe tient également à la
succession des périodes de dilatation et de rétraction des territoires occupés
et contrôlés par les peuples qui ont habité l’Europe dans sa définition
actuelle. Il suffit de penser à l’expansion de l’empire d’Alexandre, aux deux
siècles de l’existence des États latins d’Orient (xie-xiiie siècle),
et aux empires coloniaux ou au contraire, à la présence des États musulmans
d’Al Andalus entre le viiie
et le xve siècle
ou encore des Ottomans dans l’Europe balkanique et centrale du xve au xixe siècle.
Ces constats nous ont convaincus d’adopter une définition
flexible de l’espace considéré et à mettre l’accent sur les circulations et les
échanges afin de proposer une histoire de l’Europe connectée au reste du monde.
Pour ce premier volume consacré à la préhistoire et à l’Antiquité, cela permet
de rééquilibrer la place de l’Antiquité gréco-romaine dans l’histoire au profit
d’autres espaces aujourd’hui perçus comme européens – notamment l’Europe
septentrionale et orientale – et de mettre en lumière les liens importants qui
unissent l’Europe à l’Afrique et à l’Asie. Ces liens apparaissent dès lors que
l’on s’intéresse à la circulation des hommes, des objets et des idées, qui
éclairent des phénomènes d’appropriation, et parfois de métissage, des savoirs
et des pratiques médicales, économiques et même religieuses. Ainsi la médecine
galénique, considérée comme la mère de la médecine européenne a-t-elle essaimé
jusqu’en Asie. À l’inverse, une représentation d’Isis donnant le sein à Horus
découverte dans une maison du Fayoum permet de faire prendre conscience des
emprunts que le christianisme ne s’interdisait pas à ses débuts.
L’idée d’Europe apparaît dès lors comme une succession de constructions et de reconstruction. Se trouve-t-elle menacée aujourd’hui ?
Il faut en effet tout d’abord considérer que l’idée d’Europe ne coule pas de source. À l’origine, cela a été évoqué, elle n’existe tout simplement pas. Les périodes de menace, notamment extérieures, sont toutefois propices à sa cristallisation à partir d’éléments anciens, mais également du contexte immédiat. C’est à ce titre que nous parlons de construction et de reconstruction, d’appropriation et de réappropriation ou d’héritages. Quand le terme d’Europe apparaît dans la documentation grecque, il a d’abord une acception géographique. Il ne désigne jamais une communauté politique ou culturelle, comme il peut le faire aujourd’hui, à l’exception de certains auteurs, tels que Hérodote et Eschyle, qui lui attribuent une dimension géopolitique par opposition à l’Asie, dans le contexte des guerres médiques du début du ve siècle av. notre ère. Cinq siècles plus tard, Cicéron consacrera cette opposition pour faire de Rome l’héritière d’une histoire commune, celle de la lutte pour la liberté des peuples face aux pouvoirs despotiques. Au Moyen Âge, l’idée d’Europe sera associée à la chrétienté et à l’Empire pour soutenir leur rêve d’unité et d’unicité, alors que jamais les frontières géographiques, politiques, culturelles et religieuses de l’Europe n’ont coïncidé. Lorsque les Ottomans s’emparent de Constantinople en 1453, l’humaniste Enea Silvio Piccolomini appelle à prendre la défense de cette Europe qu’il définit non plus seulement par ses limites spatiales ou son appartenance à la chrétienté, mais encore par le partage d’une culture gréco-romaine. Les discussions actuelles sur l’« identité européenne », les « origines antiques » ou les « racines chrétiennes de l’Europe » révèlent les tensions internes et les pressions que subit l’Union européenne depuis l’extérieur. Peut-être que le meilleur moyen de la protéger est d’abandonner l’idée d’une Europe uniforme dont les peuples communieraient dans une culture monocorde. L’image de cette « grande république partagée en plusieurs États » qu’en donnait Voltaire au milieu du xviiie siècle offre peut-être une clef pour construire l’idée d’Europe de demain : celle d’une Europe unie dans la diversité, indivisible dans la dispersion, unique dans la comparaison.
La littérature réserve bien des surprises. Des livres inconnus, injustement oubliés, ressurgissent parfois des cendres de l’Histoire pour s’imposer à nous. Celles du Crematorium froid, le récit concentrationnaire de Jozsef Debreczeni, Jozsef Bruner de son vrai nom (1905-1978), étaient, malgré son titre, encore tièdes depuis la rédaction au lendemain de la seconde guerre mondiale de son livre publié à Belgrade en 1950 et réapparu à la foire de Francfort en 2023.
Jozsef
Debreczeni fut comme près de 400 000 juifs hongrois, déporté à Auschwitz en
compagnie de ses parents et de sa femme qui y furent assassinés. Arrivé en
avril 1944, il fut ensuite envoyé dans une annexe de Birkenau puis dans un
sous-camp de Gross-Rosen, le camp-hôpital de Dörnhau, aujourd’hui Kolce, en
Basse-Silésie polonaise près de la frontière avec la Tchécoslovaquie où l’on
assassinait les détenus par le travail. Ici donc pas de chambres à gaz et de
fours crématoires mais une mort lente qui arrive par le froid, le typhus et
surtout la faim et vous attend dans le crématorium froid, cette morgue où l’on
jette des mourants qui ne sont plus ou si peu nourris sous le regard de
médecins et d’infirmiers sadiques.
Le
livre est glaçant tant dans les descriptions qu’il livre bien évidemment mais
surtout dans cette solitude qui semble entourer l’auteur. La survie est aussi
bien physique et l’on se demande comment le corps parvient à se maintenir en
vie alors que toute volonté est annihilée. Elle est aussi mentale et, dans une
langue emprunte d’une beauté littéraire indéniable, le texte sublime cette
quête d’une survie que l’on cherche partout. Ici, la déshumanisation semble
totale. Les SS ne dirigent pas, n’encadrent pas et cette absence de lois, même
iniques et cruelles, semble presque pire tant elle laisse l’espèce humaine face
à ses instincts les plus vils.
Témoignage important de la Shoah enfin redécouvert, Le crematorium froid est assurément à ranger aux côtés de Si c’est un homme de Primo Levi, d’Être sans destin d’Imre Kertész, et Mauthausen de Iakovos Kambanellis, ces autres grands textes de la littérature concentrationnaire.
Par Laurent Pfaadt
Jozsef Debreczeni, Le crématorium froid, traduit du hongrois par Clara Royer, La cosmopolitaine Chez Stock, 336 p.