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Histoires à la grecque

Biographie passionnante de l’historien romain Dion Cassius

Aujourd’hui connu pour son œuvre d’historien, Dion Cassius fut d’abord un haut fonctionnaire puis un homme politique de l’Empire romain. Originaire de Nicée dans la province de Bithynie (aujourd’hui Iznik en Turquie), Dion Cassius naquit vers 165. Fils d’un patricien ayant occupé des fonctions de gouverneur, il arriva avec ce dernier à Rome à la fin du règne de Marc Aurèle. A partir du règne de Commode et jusqu’à celui du dernier empereur de la dynastie des Sévères, Sévère Alexandre, Dion Cassius observa ainsi l’histoire en marche en occupant de hautes fonctions – gouverneur de Pannonie puis consul en 228 – et devenant un acteur de cette même histoire. Retraité, il décida alors d’écrire son Histoire romaine, œuvre monumentale composée de 80 livres et qui s’étend de la fondation de Rome jusqu’à son époque.


Buste de Caracalla
copyright musée du Louvre

Pendant longtemps et jusqu’à une vingtaine d’années, l’oeuvre de Dion Cassius ainsi que son apport à l’historiographie romaine a été minorée, voire méprisée. C’est en premier lieu le grand intérêt de cette biographie, celui de rendre justice au travail de cet homme qui rappelle un peu son grand modèle, Thucydide qui fut lui-aussi – on l’a oublié – un homme politique avant d’être l’historien de référence de la guerre du Péloponnèse. S’inscrivant dans une longue tradition d’historiens d’origine grecque qui va de Polybe à Appien, Dion Cassius s’employa depuis son observatoire politique à raconter ces années de mutations précédant la crise du troisième siècle dans ce que les historiens ont depuis qualifié d’anarchie militaire.

Au-delà des parties parfois fragmentaires de l’Histoire romaine, lire l’œuvre de Dion Cassius permet également de prendre connaissance des difficultés de rédaction et de collecte des sources afin de constituer un récit de cette taille. Jesper Majbom Madsen, grand spécialiste de l’historien qui contribua d’ailleurs avec Marianne Coudry, autre figure réhabilitatrice de Dion Cassius – elle participa à l’édition de l’Histoire romaine dans les Budé des Belles Lettres – et qui signe la préface, y parvient parfaitement.

Si la fiabilité du récit de Dion Cassius n’est plus à questionner et permet selon l’auteur d’apprendre des détails peu connus sur des évènements marquants de l’histoire romaine, son Histoire romaine est également un traité politique où l’auteur vante notamment les mérites de la monarchie, seul système capable selon lui, d’assurer la stabilité, à l’inverse de la démocratie. Une monarchie qui cependant ne doit pas être basée sur un système dynastique comme celui mis en place par l’empereur Septime Sévère car « aux yeux de Dion, Sévère plaçait sa quête de gloire et la réputation de sa famille au-dessus des intérêts et de la sécurité du peuple romain » écrit l’historien danois. Un éloge qui n’empêche pas Dion Cassius de critiquer vivement certains empereurs notamment Commode et Caracalla.

La biographie de Jesper Majbom Madsen met également en lumière la réflexion d’un historien sur un empire entré dans cette époque qui allait faire basculer son destin, celle de la montée en puissance de l’ordre équestre, et d’une armée qui allait faire et défaire les empereurs. Car pour Dion Cassius, la nature humaine est mue par deux principes : la cupidité et la haine car « le pouvoir corrompt, les individus luttent toujours pour la gloire et le succès ».

A-t-on réellement évolué depuis ?

Par Laurent Pfaadt

Jesper Majbom Madsen, Dion Cassius, un historien méconnu, traduit par Marianne Coudry. Avant-propos de Marianne Coudry. Préface de J. M. Madsen.
Les Belles Lettres, 212 p.

Une rue à Moscou (Sivtsev Vrajek)

Dans la rue Sivtsev Vrajek de Moscou résonne une drôle de musique. Celle de l’opus 37 joué par un piano déchirant l’air. Celle d’un monde, celui de la Première guerre mondiale et d’une Russie, prêt à basculer dans l’abîme. Celles enfin des voix d’Ivan Alexandrovitch, ornithologue et de sa petite-fille,Tanioucha, qui rythment ce roman magnifique.

Après plus d’un demi-siècle passé dans les éditions de l’Age d’homme, ce petit bijou de la littérature russe est à nouveau disponible dans la bibliothèque de Dimitri. Son auteur, Mikhaïl Ossorguine participa à la révolution de 1905 et fut emprisonné. Libéré, il fonda la fameuse boutique de livres des écrivains de Moscou avant de faire parti du bateau des philosophes, ces 150 écrivains expulsés par Lénine, en compagnie notamment du philosophe Nicolas Berdiaev et du dernier secrétaire de Tolstoï, Valentin Boulgakov. Cette expulsion qui lui sauva peut-être la vie avant la terreur stalinienne. Réfugié en France, il y mourut en 1942.

Avec sa puissance narrative incroyable qui n’a rien perdu de sa force, une rue à Moscou, son magnum opus écrit il y un siècle, est une sorte de kaléidoscope de l’humanité. Ses multiples chapitres souvent courts sont comme autant de souffles brefs, langoureux d’un monde où cohabitent rats et hirondelles. Proprement majestueux.

Par Laurent Pfaadt

Mikhaïl Ossorguine, Une rue à Moscou (Sivtsev Vrajek), traduit du russe par Léo Lack, coll. Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 460 p.

Le Concert Spirituel

Tout le monde connaît le Médée de Luigi Cherubini, encensé par Brahms et qu’immortalisa Maria Callas sur la scène de la Scala en compagnie de Leonard Bernstein en 1953 puis au cinéma dans le film de Pasolini. Mais avant Cherubini, il fut une autre Médée, celle de Marc-Antoine Charpentier qu’Hervé Niquet et son ensemble, Le Concert Spirituel, tirent des ténèbres musicaux. Composée en 1693 sur un livret de Thomas Corneille, le frère de Pierre, puis créée en décembre 1693 à l’Académie royale de musique devant plusieurs membres de la cour notamment le Dauphin et Monsieur, cette Médée était tombée dans l’oubli, comme punie par les dieux de la musique et surtout par les mânes de Lully et ses gardiens qui ont ouverts les enfers musicaux sur Charpentier car selon Hervé Niquet, « l’oeuvre représentait une caricature féroce de la société de l’époque ». Il fallut ainsi attendre presque trois siècles pour la voir renaître, en 1984 plus précisément, lorsque Michel Corboz en donna, à l’Opéra national de Lyon, une première production. Puis, de nouvelles recherches menées par Hervé Niquet et le centre de musique baroque de Versailles ont permis de restituer les conditions originelles d’interprétation de l’œuvre de Marc-Antoine Charpentier.

« L’ouvrage est absolument formidable » rappelle Hervé Niquet qui, en compagnie de son ensemble, le Concert Spirituel s’est emparé du mythe pour lui offrir cette nouvelle jeunesse. Et pour incarner cette nouvelle Médée, il a choisi l’une de nos plus belles sopranos, Véronique Gens, pythie vocale de longue date du Concert Spirituel et d’Hervé Niquet. Elle campe une Médée à la fois sombre et bouleversante que se hisse à la hauteur de l’émouvante interprétation de Lorraine Hunt-Lieberson dans la version des Arts florissants (Erato, 1994) notamment dans cet « enfer obéit à ta voix » (Acte III scène 6) d’anthologie. Avec ses graves caressés du souffle putride de la mort, elle personnifie à merveille une Médée machiavélique qui alla jusqu’à tuer ses propres enfants. Véronique Gens règne ainsi sur une pléiade de voix féminines au sein de laquelle se détache celle de Jehanne Amzal qui interprète plusieurs rôles notamment le premier fantôme. Installée sur le trône d’un royaume musical bâti à merveille par un Hervé Niquet à la fois chef et coryphée, cette Médée ensorcelle.

Par Laurent Pfaadt

Marc-Antoine Charpentier, Médée, Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet, Alpha, Outhere Music

Médée de Marc-Antoine Charpentier est également à l’affiche de l’opéra de Paris (Palais Garnier) sous la direction de William Christie et les Arts florissants, du 10 avril au 11 mai 2024

Lefranc T35, Bombe H sur Almeria

Deux avions américains viennent de se percuter et d’exploser en Espagne, au-dessus de la ville d’Almeria. Parmi les débris répandus se trouvent quatre bombes H capables de rayer de la carte toute l’Andalousie et surtout de répandre une pollution radioactive pour des décennies. Un heureux hasard fait qu’au même moment se trouve sur place le journaliste du Globe, Guy Lefranc, enquêtant sur son oncle, un ancien membre des brigades internationales durant la guerre civile espagnole. Les Américains, dépêchés sur place, retrouvent vite trois bombes mais une quatrième est manquante si bien qu’une course poursuite s’engage dans un chassé-croisé bien maîtrisé entre guerre froide et les ombres de la guerre d’Espagne.

Les fidèles de Jacques Martin, Régric et Roger Seiter répondent une nouvelle fois, présents. Notre alsacien préféré, après une incursion dans la Rome antique, revient à ses premiers amours en embarquant Lefranc et ses lecteurs dans cette palpitante aventure. Avec ce sixième album, Roger Seiter fête ainsi, de la plus belle des manière, son dixième anniversaire auprès du héros, entamé avec Cuba libre à qui il fait d’ailleurs un petit clin d’œil. Un cocktail s’impose donc. Et celui-ci s’annonce explosif !

Par Laurent Pfaadt

Régric, Roger Seiter/Jacques Martin, Lefranc T35, Bombe H sur Almeria,
Chez Casterman, 48 p.

Je me sens obligé de faire la promotion de la musique française

A l’occasion du 35e anniversaire du Concert Spirituel, la formation musicale qu’il créa en 1987 et de la sortie du Médée de Marc-Antoine Charpentier, le chef d’orchestre Hervé Niquet revient cette incroyable aventure musicale


Hervé Niquet (copyright Henri Buffetau)

Comment êtes-vous venus à la musique ?

D’abord via le piano que j’ai étudié à Amiens avec Marie-Cécile Morin qui fut l’élève de Marguerite Long et connut Maurice Ravel qui annotait ses souhaits sur sa partition. J’ai ainsi appris le piano avec les notes de Ravel. C’est ce qui m’a donné le goût des sources, de ce contact direct avec le papier original, de cette parole transmise directement du compositeur à l’interprète.

Comment êtes-vous passés de cette musique française du début du 20e siècle au baroque ?

Vous savez, c’est la même musique. A partir de Jean-Baptiste Lully qui a fixé les canons, seuls l’instrumentarium, la sociologie, la politique ont changé car il faut savoir que la musique n’est une variable d’ajustement et un outil de pouvoir. De Lully à Poulenc, c’est quasiment la même chose, il n’y a pas de rupture.

Vous avez été profondément marqués par William Christie et Nikolaus Harnoncourt, notamment dans leur volonté de revenir aux sources

Oui, ces deux personnages ne se contentaient pas de s’entendre dire « c’est comme cela qu’il faut faire ». Ils ont juste posé une question : « pourquoi ? » et moult personnes ont été incapables de leur répondre. Ils ont donc cherché leur « pourquoi » ainsi que les réponses. C’est comme cela qu’à démarrer ce mouvement dit baroque, de recherche de musique ancienne. Les écrits de Nikolaus Harnoncourt restent aujourd’hui encore pour moi des livres de référence que j’emmène en vacances. Ils ont été fondateurs pour moi. Et puis j’ai vu nombre de ses répétitions et concerts. Quant à William Christie, c’est cet Américain incroyable qui a sauvé la musique baroque française en mêlant notre vision patinée des antiquités françaises avec quelque chose de neuf, de clinquant, de vrai, de direct et de contemporain. A ce titre, il faudrait décerner une médaille à William Christie. Ces rencontres ont déclenché quelque chose chez moi et chez d’autres. Aujourd’hui, je me sens obligé de faire la promotion de la musique française.

Vous allez alors créer votre ensemble, le Concert Spirituel. Comment est-il né ?

Le hasard des rencontres a fait que j’ai créé mon ensemble. Et lorsque j’ai cherché un nom, il s’avérait que le Concert Spirituel était un ensemble historique créé à Paris en 1725. Il existe encore de nombreux documents du Concert Spirituel : le répertoire, les programmes des 1200 concerts, les fiches de paie des musiciens, les effectifs, etc.

Vous avez ainsi ressuscité nombre de partitions oubliées. Comment se passent vos recherches ?

Cela varie. Durant les vingt premières années, j’ai quasiment tout fait tout seul. J’allais à la Bibliothèque Nationale chercher ce que je voulais pour faire des programmes. Et parfois, arrivé à la lettre B en cherchant Boismortier, un peu plus loin je trouvait Bouteiller ou un peu avant Blanchard. C’est un temps de recherches que j’appelle le temps mou qui n’est pas quantifiable car il ne se passe rien d’autre que de la gourmandise.

Après vingt ans et la multiplication des concerts, j’ai eu moins de temps pour aller dans les bibliothèques. J’ai pu alors m’appuyer sur le centre de musique baroque de Versailles et le Palazzetto Bru Zane de Venise qui œuvrent énormément dans la recherche du patrimoine musical.

Vous avez fêté l’an passé, le trente-cinquième anniversaire du Concert Spirituel, que retenez-vous ?

D’abord que cela n’est pas terminé ! Ensuite que c’est toujours aussi dur qu’au premier jour et enfin qu’on a rien changé à notre façon de travailler qui mêle recherche et application. Et entre les deux, trouver de l’argent pour faire ces projets absolument fous. D’aucun nous ont dit que ça ne durerait pas et que cela n’intéresserait personne. Au final, on remplit des salles dans le monde entier.

Et quelques grands concerts…

On a fait d’énormes choses. Music for the Fireworks & Watermusic de Haendel au château de Versailles et au Parc Retiro à Madrid devant 40 000 personnes. Pour moi, c’est la vraie bonne pédagogie : une chose d’extrême qualité, très pointue dont les gens n’ont pas tout à fait le discernement mais ressentent l’appréhension d’un bonheur. Et dans le même temps, des concerts dans des petites salles comme récemment dans la Sainte Chapelle devant 300 personnes. C’était aussi important, difficile, dangereux mais tout aussi agréable qu’avec Water Music.

S’il y avait un souvenir, une découverte que vous retiendrez de ces trente-cinq années ?

Le motet de Joseph Bodin de Boismortier, Exaudiat Te, un motet qu’il avait proposé au Concert Spirituel vers 1750 et qui a été refusé par le bibliothécaire. Boismortier n’avait même pas ouvert l’enveloppe contenant le motet qui était revenue chez lui car il savait ce qu’il contenait. Et c’est moi qui l’ai ouvert. Et il est splendide !

Interview par Laurent Pfaadt

Une petite sélection du Concert Spirituel  :

Médée de Marc-Antoine Charpentier, avec Véronique Gens, Alpha, Outhere Music

Requiem en do mineur d’Antonio Salieri mis en miroir avec celui de Mozart, château de Versailles spectacles

Joseph Bodin de Boismortier, Motets avec symphonies avec Véronique Gens, accord baroque, Decca Records France, 1991

Pour assister à un concert du Concert Spirituel, rendez-vous sur leur site : http:// https://www.concertspirituel.com/agenda

Des oiseaux de nuit comme échappés d’un rêve

Plusieurs enregistrements redonnent vie à la musique de Ravel

La musique de Ravel est venue, ces derniers mois, se rappeler à nous. Tandis que les héritiers du compositeur ont intenté un nouveau procès pour protester contre le basculement dans le domaine public du Boléro, un film est revenu sur la genèse de cette œuvre. Une actualité constituant un merveilleux prétexte pour se replonger dans la musique si unique de Maurice Ravel et notamment son œuvre au piano. Et qui dit musique unique, dit interprète unique avec Keigo Mukawa, pianiste japonais qui nous gratifie, en successeur averti de Martha Argerich et d’Arturo Benedetti Michelangeli d’une intégrale des œuvres pour piano seul du génie de Ciboure. Dans ce double CD, il a réussi non seulement à comprendre et à restituer le phrasé ravelien mais est également entré en empathie avec le compositeur. Cela donne une interprétation proprement exquise notamment un magnifique Gaspard de la nuit ou une Pavane pour une infante défunte de toute beauté. Il rêvait depuis des années d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour piano du maître. Et il faut bien dire qu’il a réussi à nous emmener à l’intérieur de celui-ci.


Peut-être que dans ces Miroirs aériens, translucides, Keigo Mukawa a-t-il vu le reflet d’un Arturo Benedetti Michelangeli lors de son enregistrement légendaire du concerto pour piano en sol majeur au Royal Festival Hall de Londres (1982) accompagné du London Symphony Orchestra sous la direction du chef d’orchestre roumain Sergio Celibidache. L’enregistrement était connu mais il n’existait qu’une captation vidéo du concert. Grâce au label The Lost Recordings, expert en renaissance de pépites musicales (classiques et jazz), celui-ci est aujourd’hui accessible et permet d’entrer, le temps d’une pause, dans cette rêverie ouverte dans la marche du temps. La rencontre solaire entre les deux interprètes de génie est absolument géniale. Car Celibidache n’aimait pas les enregistrements et Michelangeli ne libérait son instrument que s’il était certain de l’emmener au firmament. Cette restauration prodigieuse permet de s’absorber pleinement, de s’abandonner totalement à la magie de l’oeuvre, en particulier dans ce très bel adagio qui semble porter en lui l’Histoire avec un grand H après que les deux hommes aient dressé, ensemble, un arc-en-ciel sonore dans l’Allegramente. Dix ans plus tard, Celibidache et Michelangeli allaient reprendre à Munich leur dialogue ravélien sans pour autant retrouver la magie londonienne.

Si ces oiseaux de nuit nous ont quitté, Michelangeli en 1995, Celibidache un an plus tard, leurs colombes musicales sont, en revanche, restées dans l’âme de ces pianos que déploient les pianistes de la nouvelle génération. Et notamment Sofya Melikyan merveilleuse musicienne française d’origine arménienne, qui rend un très bel hommage aux oiseaux tristes de ces mêmes Miroirs dans un album doux comme un rêve enfantin. Avec cette interprétation féerique et pleine de grâce, la virtuose passe allègrement de Déodat de Severac à Frederico Mompou et à ses merveilleuses Scènes d’enfants comme pour nous rappeler l’influence d’un Maurice Ravel demeuré éternel et qui continue, tel un phénix, à enchanter nos nuits.

Par Laurent Pfaadt

Keigo Mukawa, Maurice Ravel, Complete works for piano solo, 2CDs, Etcetera, SOCADISC

Ravel, Piano Concerto in G major, Arturo Benedetti Michelangeli, London Symphony Orchestra, dir. Sergiu Celibidache, The Lost recordings,Sofya Melikyan, Présence lointaine, Rubicon

Bibliothèque ukrainienne épisode 8

Deux ans de guerre. Une invasion. Des violations du droit international. Le retour de la guerre en Europe.

Deux ans d’exils, de morts, d’enfants kidnappés, de crimes de guerre que l’on pensait définitivement oubliés. Quatre-vingt ans plus tard, Kiev a été une nouvelle fois bombardée. A Kharkov, les cendres de la bataille se sont rallumées.

Deux ans de combats, acharnés. Un front stabilisé, une contre-offensive ratée. Des généraux limogés. Des morts par dizaines de milliers. Des pères. Des fils. Mais aussi des mères, des filles qui se battent sur le front et montrent que le combat pour la liberté de l’humanité est l’affaire de tous.

Deux ans de résistance d’un peuple magnifique, au courage incommensurable. Un exemple pour le monde entier. Des noms gravés dans la légende : Marioupol dont le documentaire de Mystyslav Chernov, 20 jours à Marioupol, vient d’obtenir l’oscar du meilleur film documentaire, Kherson ou Hostomel.


Et puis le 16 février arriva une nouvelle en provenance de ces terres gelés de l’Arctique où bon nombre d’Ukrainiens hostiles au régime soviétique avaient été envoyés par le passé : Alexeï Navalny vient de mourir dans son pénitencier. Le maître du Kremlin est parvenu à ses fins : écraser toute résistance à son pouvoir qu’il s’agisse d’un puissant seigneur de guerre, d’un modeste pilote d’hélicoptère ou d’un opposant politique. Mais pour combien de temps encore ?

Ce huitième épisode de bibliothèque ukrainienne se place sous le signe de la résistance. De tous ceux qui, durant l’histoire ont défié et continuent de défier, au nom de l’Ukraine, ces tsars rouges ou noirs qui ont dirigé depuis plus d’un siècle la Russie ou ses avatars.

Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka

Aujourd’hui, près de 700 bibliothèques ont été endommagées dans tout le pays. Le 19 mars 2024, l’armée russe a détruit le nouveau bâtiment de la bibliothèque publique de Velyka Pysarivka au nord-ouest de Kharkiv, à la frontière russe. Trois jours plus tard, celle de Byjmerivska, dans la région de Soumy, a été pulvérisée. Le 25 mars, l’armée russe a détruit le bâtiment de l’Académie d’État des arts décoratifs, appliqués et du design de Kiev qui porte le nom de Mykhailo Boichuk (1882-1937), peintre ukrainien  appartenant à la génération de la Renaissance fusillée.

Bibliothèque publique de Velyka Pysarivka

Malgré cela, des résistants continuent à œuvrer pour que les bibliothèques, le livre, le savoir et la culture ukrainiens subsistent. Pour que d’autres puissent continuer à écrire et trouver leurs places dans ces bibliothèques ukrainiennes qui, partout, se reconstruisent. Comme dans la bibliothèque publique de Trostianets dans la région de Soumy où un nouvel espace pour jeunes lecteurs a été ouvert après la libération de la ville en mars 2022.

Ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne souhaite également rendre hommage aux artistes et hommes de lettres tombés au front : Oleh Shemchuk, journaliste d’investigation et écrivain, auteur de Seven Days in the White World, le journaliste Volodymyr Petrenko, le poète Maksym Kryvtsov, et de nombreux professionnels du théâtre, de la télévision ou de la musique comme le chef de l’orchestre philharmonique de Kherson, Yuri Kerpatenko, abattu à travers la porte de son appartement le 27 septembre 2022 pour avoir refusé de diriger un concert organisé par les forces russes d’occupation.

Bienvenue dans ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne.

Simon Schuster, Nous vaincrons, le journal de guerre de Volodymyr Zelensky traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Leclère
Harper Collins, 480 p.

Volodymyr Zelensky est bien évidemment le premier résistant à la puissance russe et à son tsar, Vladimir Poutine, qui tenta à plusieurs reprises de l’assassiner notamment le 6 mars dernier alors que le président ukrainien se trouvait en compagnie du Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis. Zelensky, l’acteur d’une série télévisée devenu celui d’une nation en péril et de la marche du monde. L’acteur d’une paix qui ne tient plus qu’à un fil. Pendant plusieurs mois, Simon Schuster, journaliste russo-américain à Time Magazine a eu accès au président ukrainien ainsi qu’à son gouvernement, à l’état-major et l’a suivi pour en tirer cette biographie aux accents de journal de guerre.

Le titre en français, Nous vaincrons, pourrait laisser croire à des mémoires. Il n’en est rien même si Volodymyr Zelensky se confie abondamment. Son titre en anglais, The Showman est plus explicite car il monte la lente transformation de cet acteur de télévision, un peu naïf et drôle en chef de guerre implacable doublé d’un stratège militaire et d’un communiquant hors pair. Même si lire les évènements de cette guerre à travers les yeux du président ukrainien est éminemment fascinant, l’attrait majeur du livre est avant tout dans la transformation de cet homme que rien ne prédestinait à un tel destin. Comment il a su s’adapter à sa nouvelle fonction mais surtout aux circonstances en utilisant ses aptitudes pour devenir cet incroyable communiquant qui a brisé l’invasion russe. Au cours de ses nombreux entretiens avec Volodymyr Zelensky y compris avant l’élection de ce dernier, Simon Schuster montre que les héros, tout comme les tyrans d’ailleurs, naissent souvent chez des gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires.

Elena Kostioutchenko, Russie, mon pays bien aimé, traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Emma Lavigne
Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.

En Russie, les opposants sont comme les têtes d’une hydre. Sitôt coupées, elles finissent immanquablement par repousser. C’est juste une question de temps. Celle de Boris Nemtsov a été remplacée par celle d’Alexeï Navalny qui, sitôt éliminée, lui a succédé celle de son épouse Ioulia Navalnaïa. Il a fallu attendre quelques années après son élimination pour voir celle d’Anna Politkovskaïa, cette journaliste intrépide qui dénonça les manipulations et les ravages de la guerre en Tchétchénie. Assassinée dans le hall de son immeuble en octobre 2006, elle a donné naissance à de nouvelles têtes et notamment à celle de Elena Kostioutchenko, reporter pour Novaïa Gazeta.  Et l’ombre de Politkovskaïa n’est jamais bien loin, ses mots « surgissent dans n’importe quelle conversation. Ils changent à mesure qu’ils sont racontés pour atteindre leur signification maximale » et se retrouvent dans les rêves et les cauchemars d’une journaliste qui même en fuyant la Russie, a fait l’objet comme Nalvany, d’une tentative d’empoisonnement en Allemagne.

Autre guerre mais même combat contre un homme qui mène son pays à la ruine. Notre journaliste part ainsi, dès mars 2022 pour le front afin de dire aux Russes la réalité de cette guerre que Poutine mène en leur nom. Russie, mon pays bien aimé est le résultat de ces enquêtes. C’est un livre fort, puissant. Rien n’est omis car être journaliste c’est dire la vérité comme le rappelle la quatrième de couverture. Une vérité tirée de ces rêves de liberté que porta Anna Politkovskaïa.

Yves Ternon, Makhno, la révolte anarchiste, 1917-1921, le goût de l’histoire
Les Belles Lettres, 288 p.

Il y a plus d’un siècle, entre 1917 et 1921, en Ukraine, Nestor Makhno, un jeune militant anarchiste aujourd’hui vénéré comme un héros, mena une révolte de partisans en soulevant une partie de la paysannerie ukrainienne. La Makhnovitchina fut ainsi « le cri du village ukrainien » qui se heurta très vite aux désillusions nées après la révolution d’octobre. En juin 1918, Makhno alla même jusqu’à rencontrer Lénine au Kremlin avant de se réfugier à Paris en 1926 après la fin de la révolte et la trahison par les bolcheviks de cet idéal libertaire.

Yves Ternon évoque cette épopée dans un livre passionnant tiré de la très belle collection le goût de l’histoire et resté longtemps indisponible. Il nous emmène dans ces campagnes où le noir de la terre se mêla à celui du drapeau anarchiste face au blanc tsariste et au rouge bolchevique. Ce livre résonne d’autant plus fortement aujourd’hui dans une mémoire ukrainienne qui a subi et subit toujours les assauts d’une Russie qui a tout fait pour diaboliser Makhno alors que, comme le rappelle Yves Ternon, ce dernier « fut le révélateur, l’intermédiaire entre un peuple et son entrée dans l’histoire, l’élément diastasique qui accélère la création.»

Joseph Kessel, Makhno et sa juive
Folio, 98 p.

En complément de l’ouvrage d’Yves Ternon, il faut relire le Makhno et sa juive de Joseph Kessel qui peut être vu à travers ce miroir déformant des mémoires ukrainiennes et russes. Tout commence dans un café parisien. Un Russe blanc, ancien officier du tsar raconte l’histoire d’un homme, Nestor Makhno qui se rebella contre le pouvoir bolchevique. Qualifié de bandit cruel et assoiffé de sang par ses ennemis, il perpétra massacres et autres exactions à la tête d’une jacquerie paysanne avant d’être ensorcelé par une jeune fille juive qui le sauva de la barbarie.

Une sorte de belle et la bête dans le tumulte de la révolution d’octobre. Une histoire magnifiée par la plume d’un Joseph Kessel, lui-même russe blanc, mais teinté d’un antisémitisme problématique. «Makhno n’aimait pas les juifs. Si tuer des orthodoxes lui était un simple plaisir, massacrer les juifs lui apparaissait comme un véritable devoir. Il l’accomplissait avec zèle » écrivit ainsi Kessel.

Pour démêler le vrai du faux, il faut revenir à l’ouvrage d’Yves Ternon qui estime que « l’antisémitisme était si profondément gravé dans la structure mentale du paysan ukrainien qu’il paraît difficile d’imaginer le mouvement makhnoviste épargné par cette gangrène » avant de poser la question : Makhno fut-il ou non un antisémite ? » Et l’auteur de nous rappeler que les juifs jouèrent un rôle important dans les mouvements makhnovistes et que certains révolutionnaires juifs y occupèrent de hautes fonctions. Et si le paysan et le juif vivaient côte-à-côte en Ukraine « sans se comprendre », les pogroms que Makhno dénonça furent essentiellement le fait de véritables bandits paysans associés à tort au mouvement makhnoviste et mais également de cosaques.

Un livre à lire d’abord pour ce qu’il est : un magnifique roman d’aventures.

Sébastien Gobert, L’Ukraine, la République et les oligarques, comprendre le système ukrainien
Aux éditions Tallandier, 352 p.

La formidable résistance des Ukrainiens s’exerce également à l’intérieur de leur pays qui, on l’a peut-être un peu oublié, reste l’autre contrée des oligarques. C’est d’ailleurs ce qui expliqua la frilosité de l’Union européenne à vouloir précipiter l’entrée du pays dans l’UE malgré une accélération du calendrier. « Les Ukrainiens résistent contre la guerre que leur mène la Russie depuis 2014. Ils sont en conflit contre leur propre corruption depuis plus de trente ans. C’est dans la lutte qu’ils se sont formés ; c’est dans la lutte qu’ils entendent préserver leurs acquis et défendre leur droit à l’avenir » écrit ainsi Sébastien Gobert.

A travers une galerie politique fascinante d’une Ukraine qui a donné six présidents et seize premiers ministres depuis la fin de l’URSS, de Leonid Koutchma, ancien apparatchik devenu Président entre 1994 et 2005 et instigateur du système des oligarques à Volodymyr Zelenski en passant par Viktor Ioutchenko, Petro Porochenko, le « réformateur en chocolat » et le pro-russe Victor Ianoukovitch surnommé le « kleptocrate » et dont le palais présidentiel symbolisant l’outrance de ses prévarications, devint un musée de la corruption, l’auteur analyse avec brio ce système, cette « république » des oligarques, les différences de cette dernière par rapport à son homologue russe avec qui elle entretint, selon les protagonistes, des liens forts, mais également la confiscation de l’espace public et des richesses du pays. Un système donné pour mort notamment depuis Maïdan qui a pourtant montré toute sa résilience et sa capacité d’adaptation mais qui doit faire face à des évolutions économiques et sociales portées par une société civile avide de justice. Nourri d’une douzaine d’années de reportages et de rencontres, son enquête passionnante plonge ainsi au cœur d’un système né au milieu des années 1990 et qui fait face aujourd’hui à un désir d’Europe accéléré par la guerre et qui a conduit le peuple à mener plusieurs révolutions.

Volodymyr Zelensky, lui-même porté au pouvoir par un oligarque, a promis de mener cette autre guerre. « Nous vaincrons » a-t-il dit. Nous verrons.

Par Laurent Pfaadt

Vielleicht

Sur un sujet éminemment politique  » Vielleicht « , qui signifie
« peut-être », de la Cie Absent-e pour le moment est un spectacle militant qui  nous renvoie à la fin du  XIXème  siècle dans les années où l’empire allemand  dirigé par Guillaume II et le chancelier Bismarck décide à l’instar des Français et des Britanniques de s’accaparer des territoires  sur le continent africain pour en faire ce qu’ils appellent, non pas des « colonies », mais des « protectorats ».


©Dorothée Thébert

Ces faits seront évoqués au cours du spectacle qui ne sera pas un cours d’histoire mais une sorte de conférence très animée et documentée grâce à la prestation remarquable des deux comédiens d’ascendance africaine, Safi Martin Yé et Cédric Djeje, celui-ci ayant conçu et mis en scène ce spectacle écrit par Ludovic Chazaud et Noémi Michel, à partir d’une expérience vécue par Cédric qui, artiste de théâtre en Suisse avait obtenu une résidence  de six mois à Berlin.

Au cours de ce séjour il découvre l’existence dans l’arrondissement de Weddingd où il réside d’un quartier dit « africain’ » non pas en raison de sa population mais parce que les rues portent des noms de pays africains, par exemple Togostasse, Senegalstrasse, Kameruner stasse et le nom des colonisateurs. Il apprend aussi que depuis de longues années des associations militent pour que ces noms soient remplacés par les noms de ceux qui ont lutté contre la colonisation mais que cela a du mal à aboutir d’où le titre de la pièce qui, en français signifie « peut-être ».

Un dispositif scénique conduit les spectateurs à être placés en demi-cercle, au plus près des comédiens et de leurs échanges car il s’agira de mettre en scène la relation amicale qui les unit et les pousse à communiquer toutes les informations recueillies autour de ce sujet qui les préoccupe.

On les découvrira d’emblée, dans une sorte de rituel, s’affairant autour d’un tas de terre sur lequel reposent des pots en verre étiquetés d’images. Veut-on rendre hommage aux disparus ? (scénographie Nathalie Anguezomo et Mba Bikoro)

Bientôt on les voit imaginer la fête qui s’ensuivrait si les noms étaient enfin changés, avec explosion de joie, danses et congratulations, lancers de cerfs-volants…

Ensuite on entre dans le vif du sujet, la réalité, un entrecroisement de l’histoire de la colonisation allemande et les informations qu’échangent les deux comédiens, tantôt ensemble tantôt entre Berlin et Genève où habite la jeune femme.

Le problème des noms de rue leur sert de prétexte pour faire advenir ce douloureux passé où des colonisateurs, comme Franz Adolf Luderitz (1834-1886),fondateur de la première ville allemande en Namibie, Carl Peters (1856-1918), Gustav Nachtigal (1834-1885) commissaire impérial qui a annexé le Togo et le Cameroun se sont comportés en  prédateurs. Sera  évoqué le premier génocide, frappant les tribus Herero et Name en Namibie entre 1904 et 1908. Habilement, la mise en scène sait faire place à la mémoire par l’intermédiaire de la vidéo conduite par Valérie Stucki qui amène des images d’époque, des représentations des pays africains, d’interviews, projetés sur un écran  fait de cerfs-volants rassemblés.

Préoccupés par leur vie quotidienne, leurs rencontres ou leur correspondance, les comédiens déambulent au milieu de nous, s’interpellent, personnalisent leur expérience comme le montre  ce moment  où l’on entend Cédric, en pleine, méditation sur son identité de personne noire d’origine africaine, demander à sa mère, présente en vidéo, pourquoi elle ne lui a pas appris le « bété », la langue de ses ancêtres.

Spectacle vivant, plein d’authenticité qui fait la lumière sur un pan d’histoire quelque peu négligé ou refoulé  parce que peu glorieux  comme tout ce qui a trait au colonialisme.

Un spectacle qui se remine sur une note d’espoir puisqu’il nous apprend que les militants pour le changement de noms ont réussi pour deux d’entre eux, faisant disparaitre les noms des colonisateurs pour les remplacer par ceux des résistants africains, Frederiks Cornelius ( 1864-1907) et la famille Bell (Rudolf Douala Manga Bell, 1873-1914, roi du peuple Douala au Cameroun, sa femme Emily Bell et d’autres membres de sa famille).

Les autres, peut-être bientôt… car « le nom est notre destinée » est-il dit dans la pièce qui  rappelle ce proverbe africain joliment inscrit sur les coussins des sièges « c’est beaucoup de petits poissons qui ont réussi à trouer le filet du pécheur ». (Eva Michel)

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation  du 12 avril au TNS

En salle jusqu’au 19 avril

Nemanja Radulović

Les 4 et 5 avril derniers, dans une salle Érasme archi-comble, l’OPS proposait un programme fort attractif, associant Ravel et Tchaïkovski. Placé sous la conduite de son directeur Aziz Shokhakimov, l’orchestre accueillait le jeune et talentueux violoniste franco-serbe, Nemanja Radulovic, qui commençait ainsi sa résidence à Strasbourg.


Nemanja Radulović
copyright : Grégory Massat

Né en 1985, titulaire de très nombreuses distinctions, enregistrant pour Warner et Deutsche Gramophone, se produisant sur scène dans une apparence gothique et avec une présence très physique, Nemanja Radulovic nous aura fait entendre un concerto pour violon de Tchaïkovski, sortant vraiment des sentiers battus. Avec une technique hors pair et une sonorité magnifique, il en proposa une interprétation très engagée et intensément vivante, prenant parfois le risque de fragmenter le discours avec des ralentis extrêmes et des accélérations impressionnantes, assortis de legato d’une grande beauté, mais aussi de staccato de la plus grande virtuosité. En dépit de tous ces micro-évènements mis ainsi en avant, le résultat s’avère des plus convaincants et la grande ligne de l’oeuvre parfaitement cohérente, dans une ambiance prenante et enthousiasmante, mettant la salle en joie. Il faut dire aussi que Shokhakimov et l’orchestre, de toute évidence séduits par l’imagination et la liberté du violoniste, lui ont offert un écrin orchestral en parfaite harmonie. Radulovic a enregistré, il y a déjà sept ans, une belle version de ce concerto ; mais sa prestation strasbourgeoise nous a paru encore plus inspirée. On peut aussi écouter sa remarquable version du concerto pour violon de Beethoven qu’il dirige lui-même depuis son violon. Nombre de grands violonistes actuels se complaisent dans une esthétique souvent froide et marboréenne, parfois capricieuse et arbitraire. On est d’autant plus saisi par un tel jeu, libre et vivant, néanmoins très cohérent. Le dimanche 21 avril, Radulovic, avec le concours de Charlotte Juillard et d’un petit groupe de musiciens de l’OPS donnera, à la Cité de la Musique, un concert entièrement consacré à J.S.Bach.

Depuis les trois ans qu’il est en poste à Strasbourg, les quelques incursions d’Aziz Shokhakimov dans le répertoire français ne m’ont guère paru convaincantes. Que ce soit dans Bizet ou dans Debussy, la texture sonore s’avère souvent massive, assortie d’une respiration manquant de naturel. Aussi étions-nous curieux de l’entendre dans Ravel et heureux de constater que ce compositeur lui sied bien davantage. Ainsi nous eûmes, en début de concert, un Alborada del gracioso parfaitement ciselé et riche en timbres. Composée entre 1909 et 1911 à la demande de Serge Diaghilev, la symphonie chorégraphique pour choeur et orchestre Daphnis et Chloé, longue d’environ une heure, concluait la soirée. Inspiré du roman grec de Longus (3è s.) mettant en scène la rivalité de deux jeunes bergers pour la belle Chloé et les diverses aventures qui en résultent, ce chef d’oeuvre de Ravel livre sans doute sa plus belle orchestration. De sa discographie, évidemment abondante, se dégagent tout particulièrement la vision impressionniste de Pierre Monteux, celles très poétiques d’André Cluytens et Claudio Abbado, celle particulièrement animée de Charles Münch, enfin, aux allures plus expressionnistes, les deux remarquables versions laissées par Pierre Boulez. L’excellente prestation de Shokhakimov s’inscrit plutôt dans ce registre expressionniste. Ainsi abordée, le début de l’oeuvre et son puissant crescendo orchestral et choral offrent de singulières analogies avec celui de l’opéra de Karol Szymanowski, Le Roi Roger, au demeurant postérieur d’une dizaine d’années. Toujours dans cette optique, des passages comme la Danse grotesque de Dorcon (le rival de Daphnis tentant maladroitement de séduire Chloé) ou encore la Danse guerrière (celle des pirates ayant enlevé Chloé, jetant Daphnis dans le désespoir) et, bien sûr, la Bacchanale festive qui clôture l’oeuvre furent des moments particulièrement réussis, l’orchestre brillant de tous ses feux. En revanche, on a entendu atmosphère plus mystérieuse et poétique dans l’éveil des nymphes allant réanimer Daphnis évanoui, ou encore dans le célèbre Lever du jour sur lequel s’ouvre la troisième partie. Mais, dans son ensemble, cette prestation du Daphnis de Ravel fut un très beau moment, dont la réussite incombe aussi au Choeur Philharmonique, fort bien préparé par Catherine Bolzinger.

Michel Le Gris

Borgo

Un film de Stéphane Demoustier

Après La Fille au bracelet (2019), le réalisateur interroge de nouveau un beau personnage féminin qui se dérobe à toute vérité. Magnifique enquête inspirée d’un fait divers, Borgo est l’occasion pour Hafsia Herzi de jouer une partition toute de nuances face à des acteurs pour la plupart non professionnels, dans un film qui prend ses distances par rapport aux clichés sur « l’île de Beauté ».


Derrière ce titre aux consonances mystérieuses, une prison en Corse qui défraya la chronique quand l’une de ses matonnes fut impliquée dans l’assassinat de deux caïds. Si le mode opératoire du meurtre est le même dans le film, le réalisateur tient à préciser qu’il s’agit d’abord d’une fiction, s’étant intéressé à cette femme et à ses motivations mais sans enquêter sur l’affaire elle-même hormis sur l’univers carcéral. Hafsia Herzi campe ce personnage en lui prêtant sa capacité à être à la fois mystérieuse et d’une grande force terrienne. Elle est crédible en uniforme de gardienne de prison à la fois autoritaire face aux hommes dont elle a la garde dans cette prison pas comme les autres et compréhensive, généreuse avec eux. Borgo est une prison ouverte où il est permis de circuler d’une cellule à une autre et quand dans d’autres prisons, la crainte d’un règlement de compte pèse, ici le pacte de non-agression est tenu. Cette prison appelée le Club Med ou l’Hôpital, n’accueille que des Corses.

Aussi, lorsque Mélissa et Djibril, son mari, avec leurs deux enfants, débarquent du continent, Mélissa trouve en prison une structure bienveillante et amicale quand dans le quartier où la petite famille s’est installée, elle subit le racisme et les invectives. Il est dit que ce sont « les prisonniers qui surveillent les gardiens ». Tout se sait dans cette petite ville, et les murs sont poreux entre l’extérieur et l’intérieur. Mélissa, que les prisonniers surnomment Ibiza à cause de la chanson de Julien Clerc, trouve un protecteur inattendu en Saveriu qui dira même à qui veut l’entendre qu’elle est sa « sœur ». Petit à petit, elle va se retrouver dans un engrenage jusqu’à ce double homicide dans un aéroport où elle se trouve impliquée. Manipulable ? Manipulée ? Manipulatrice ? Le film n’apporte pas de réponse mais joue sur le double point de vue objectif/subjectif des enquêteurs et de Mélissa que l’on suit dans son quotidien. Le choix de Hafsia Herzi s’est fait sur sa capacité à être dans le vrai. Elle a préparé son rôle en amont comme à son habitude (voir critique du Ravissement sur Hebdoscope) et son interprétation est remarquable.

Comment trouver sa place ? Comment se faire respecter dans ce monde d’hommes biberonnés à la violence ? Comment franchir ou ne pas franchir la ligne quand elle-même les comprend, subit les injonctions, les règles hiérarchiques ? Séquences mémorables où Mélissa remonte pièce par pièce une arme et plus tard prouve ses talents au tir sur une petite plage corse. Les enquêteurs (Pablo Pauly et l’inénarrable Michel Fau, tellement inattendu dans son rôle de flic dans la retenue) analysent les images de la caméra surveillance de l’aéroport où a eu lieu la tuerie. Tous les angles de vue sont passés au crible, chaque individu est observé, identifié, et pourtant la vérité se dérobe et s’éloigne à mesure d’une enquête sans indices.

Le film joue sur l’enquête en cours d’un évènement qui a eu lieu et qui se joue au temps présent. Le spectateur a toutes les cartes en main mais qui dira savoir pourquoi et comment Mélissa a agi ? Sur une partition somptueuse du grand Philippe Sarde, notre mémoire cinéphilique est éveillée, notamment sur les routes de campagne la nuit, no man’s land qui défile à la lumière des phares, et l’on pense à ces héroïnes tragiques du patrimoine cinématographique qui courent à leur perte mais restent toujours des héroïnes.

Elsa Nagel