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L’égyptienne Reem Bassiouney grande favorite de la 18e édition du Sheikh Zayed Book Award 2024

Parmi les 4240 candidatures émanant de 74 pays dont 19 venues du monde arabe, soit une hausse de 34 % par rapport à l’an passé ce qui traduit incontestablement un regain de notoriété mais également comme le rappelle le Dr Ali Bin Tamim, secrétaire général du Sheikh Zayed Book Award « la richesse culturelle et la vitalité intellectuelle du paysage littéraire arabe d’aujourd’hui », ce dernier a communiqué ses finalistes dans les différentes catégories du prix.


Reem Bassiouney

Parmi ces derniers figurent quelques écrivains à surveiller. Et en premier lieu, dans la catégorie reine, celle de la littérature, l’auteure égyptienne Reem Bassiouney, victorieuse du prestigieux prix Naguib Mahfouz en 2020 pour son livre The Mamluk Trilogy et qui fait figure de favorite avec son nouvel ouvrage Al Halawani: The Fatimid Trilogy (The Sicilian, the Armenian, the Kurd) qui raconte à travers les figures de Jawhar Al-Siqilli (Le Sicilien) général fatimide de la fin du Xe siècle qui fonda la ville du Caire (al-Qahirah) et la grande mosquée al-Azhar, Badr Al-Djamali (L’Armenien), cet ancien esclave arménien devenu général et Youssef Ibn Ayoub, plus connu sous le nom de Saladin (Le Kurde), général victorieux des croisés à Hattin en 1187, l’ histoire de cette dynastie descendante du prophète qui régna sur l’Egypte. Son livre est intitulé Al Halawani « le confiseur », surnom donné à Jawhar Al-Siqilli qui fut un confiseur avant d’embrasser une carrière militaire.

Non traduite pour l’instant en français, cette incroyable histoire délicieuse comme une boîte de katayef, ces pâtisseries farcies de crème de lait ou de pistaches, séduira à n’en point douter les lecteurs français dans un proche avenir. Reem Bassiouney aura face elle l’écrivain jordanien Jalal Barjas, lauréat de l’International Prize for Arabic Fiction en 2020, avec son nouveau livre The Duduk’s Whimper et l’écrivain et journaliste libanais Hassan Daoud dont les livres notamment Cent quatre-vingt crépuscules (2010) ont été publiés en France chez Actes Sud.

Dans la catégorie jeune auteur, plusieurs romanciers et essayistes figurent parmi les finalistes. Parmi eux, Mustapha Rajouane, déjà sélectionné en 2021 et qui revient avec Vivre pour raconter :
l’imagination éloquente dans Kalīla wa-Dimna (Na’eesh li-Nahki: Balaghat al-Takhyeel fi Kalila wa Dimna,
Publishing and Distribution House, 2023). Il disputera le prix à deux universitaires, le yéménite Dr Alawi Ahmed Al Malgam pour La sémiotique de la lecture : une étude de l’interprétation du Diwand’Al-Mutanabbi au septième siècle (Simya’iyat al-Qira’a: Dirasa fi Shurooh Diwan al-Mutanabbi fi al-Qarn al-Sabe’ Hijri (Kunouz Al-Ma’refa Publishing and Distribution House, 2023) et le tunisien Dr Houssem Eddine Chachia pour Le paysage morisque : récits d’expulsion dans la pensée espagnole moderne (Al Mashhad al-Moriski: Sardiyat al-Tard fi al-Fikr al-Espani, Centre for Research and Knowledge, Intercommunication, 2023)

La France sera à nouveau représentée dans la catégorie culture arabe dans une autre langue où Florence Ollivry, autrice d’un Louis Massignon et la mystique musulmane : analyse d’une contribution à l’islamologie (Brill, 2023), tentera avec cet ouvrage consacré au grand islamologue français de succéder à Mathieu Tillier, couronné l’an passé. Elle aura pour concurrents deux universitaires allemands (Thomas Bauer et Frank Griffel), l’italienne Antonella Ghersetti et l’américain Eric Calderwood, auteur du remarqué On earth or in Poems : Many Lives of al-Andalus (Harvard University Press, 2023). Côté traduction, Italo Calvino dont on a fêté le centenaire de la naissance en 2023, Arthur Schopenhauer et Giambattista Vico seront à l’honneur.

Tous les finalistes du Sheikh Zayed Book Award seront une fois de plus placés sous le patronage du département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi et de son centre de langue arabe présidé par le docteur Ali Bin Tamim. Chaque lauréat se verra remettre un chèque de près de 187 000 euros lors de la Foire Internationale du livre d’Abu Dhabi qui se tiendra du 29 avril au 5 mai 2024.

Par Laurent Pfaadt

Pour retrouver la liste de tous les finalistes : http://www.zayedaward.ae

La Nouvelle France à la conquête de l’ancienne

Le Québec sera l’invité d’honneur de la prochaine édition du Festival du livre de Paris. L’occasion de découvrir cette littérature atypique

Malgré son incontestable richesse, la littérature québécoise reste encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. Quelques auteurs ont bien réussi à percer ces dernières années comme Heather O’Neill dont on garde encore en tête son merveilleux roman Les enfants de coeur (Seuil, 2018) pourtant écrit en anglais et qui présentera cette année Perdre la tête (Les Escales, 2024), une sombre histoire d’amitié féminine dans le Montréal de la deuxième moitié du XIXe siècle, ou plus récemment Eric Chacour qui a rencontré un succès mérité pour sonCe que je sais de toi (Éditions Philippe Rey, 2023) récompensé à juste titre par le prix Femina des lycéens l’an passé, deux auteurs qui seront présents lors de cette nouvelle édition du festival du livre de Paris. Pourtant, la Belle Province recèle de nombreux auteurs de talent à découvrir qui, à l’instar de leurs homologues africains notamment, concourent à enrichir et à magnifier une langue française en perpétuelle évolution.


Aujourd’hui le Quebec publie près de 6000 livres chaque année et le monde éditorial québécois témoigne avec plus de 175 maisons d’édition agréées par le ministère de la Culture et des Communications du Québec, d’une extraordinaire vitalité. Et certaines ont ainsi décidé de partir à la conquête des librairies françaises notamment Heliotrope, maison d’édition fondée à Montréal en 2006 qui publie de la littérature, des livres illustrés, des essais et depuis 2015, des romans noirs. Elle sera présente à Paris en compagnie de trois auteurs : Vincent Brault qui, à travers son roman Le Fantôme de Suzuko (2021), évoquera lors d’une rencontre la recherche impossible d’une amoureuse disparue dans les rues de Tokyo, Martine Delvaux (Thelma, Louise et moi, 2021) qui refait le film de sa vie à travers le célèbre long-métrage qu’elle évoquera lors d’un débat, le 13 avril autour du féminisme et André Marois qui viendra présenter La Sainte Paix sortie l’an passé.

D’autres auteurs bien installés dans les catalogues des grandes maisons d’édition viendront également à la rencontre de leur public. En premier lieu Dany Laferrière, écrivain haïtien désormais immortel et résidant à Montréal qui partagera maximes, réflexions commentées et rêveries tirées de son dernier livre, Un certain art de vivre paru chez Grasset l’an passé. Il sera accompagné de Dominique Fortier qui reviendra dans son dernier livre, Les ombres blanches, sur la poésie et le deuil de la poétesse britannique Emily Dickinson, sujet de son magnifique roman précédent, Les Villes de papier, qui avait obtenule Prix Renaudot en 2020.

Ces moments de partage et de découverte autour de la littérature québécoise inciteront certainement un certain nombre de lecteurs à se tourner vers quelques romans parus ces dernières semaines et qui séduiront à coup sûr de nouveaux lecteurs à commencer par le puissant Mykonos d’Olga Duhamel-Noyer, directrice littéraire des éditions Heliotrope. Ce court roman au style incisif dépeint au vitriol ce paradis de la jet-set à l’occasion de la virée de cinq amis. Ces derniers auraient pu y rencontrer Anaïs, l’héroïne de Prendre son souffle, le dernier né des romans de Geneviève Jannelle publié dans une autre maison d’édition qui souhaite s’implanter en France, Québec Amérique. Mais voilà Anaïs a rencontré Eden et le coup de foudre fut immédiat. Mais la foudre est devenue drogue avec son addiction mortifère qui contamine les protagonistes de ce roman. Bientôt l’addiction deviendra poison. On vous laisse imaginer la suite.

Côté essais,  l’œuvre à découvrir est assurément celle de Jean-François Beauchemin, essayiste prolifique récompensé par de nombreux prix internationaux. Qu’il s’agisse des Archives de la joie, petit traité de métaphysique animale ou Le vent léger (tous deux chez Québec Amérique), chronique d’une famille au début des années 1970 qui interroge sur les notions de destin et de fatalité, les livres et la pensée de Jean-François Beauchemin ne vous laisseront pas insensibles tout comme cette merveilleuse littérature québécoise qui, à l’image des Invasions barbares de Denys Arcand, sait plonger, mieux que personne, dans les tréfonds de l’âme humaine.

Par Laurent Pfaadt

23 Fragments de ces derniers jours

Un des spectacles qui fera date dans cette saison du Maillon, celui de la franco-brésilienne Maroussia Diaz Verbèque directrice de la Cie Le Troisième Cirque qui nous offre un voyage au Brésil de la plus étonnante et ludique façon qui soit. Et d’abord en nous faisant part de son bonheur d’enfin avoir pu réaliser ce spectacle différé ces dernières années en raison de la venue au pouvoir de Bolsonaro, véritable destructeur de la culture au Brésil et de l’épidémie de covid. La réalisatrice qui se définit comme circographe (néologisme pour parler d’une forme originale du cirque, un cirque qui parle et peut faire surgir le politique) a rassemblé trois circassiennes, Beatrice Martins, Julia Henning, Maira Moraes du collectif Ver de Brasilia et trois artistes brésiliens, venus de Rio, Recife et Salvador, engagés par la Cie Le Troisième Cirque, Lucas Cabral Maciel, Marco Motta, André Oliveira.


© João Saenger

Véritable festival de jeux qui mettent en valeur la créativité des artistes, leur audace à réaliser des numéros on ne peut plus délicats comme celui de la fakiriste, Maira marchant avec précaution mais tranquillité sur un tapis de verre cassé ou sur des bougies de chauffe-plat allumées, évidemment impressionnant comme le seront bien d’autres performances. On nous en annonce 23, elles seront en réalité 36, c’est dire combien nous avons eu d’occasions de nous régaler allant de surprises en émerveillements.

Les artistes règnent en maitres sur des objets hétéroclites venus du quotidien, tel marche sur des jouets qui couinent quand on les écrase, Béatrice avance avec application sur une bâche à bulles qui émet de petits claquements à chaque pas. Mais bientôt on a le souffle coupé en voyant Julia escalader en talons une pyramide constituée de tabourets et de bouteilles superposés et on admire son sang-froid tandis qu’elle est aux prises ce fragile équilibre.

Les performances se succèdent à un rythme soutenu, toujours accompagnées de musique et chose remarquable tous les acteurs sont aussi régisseurs, s’empressant d’apporter les objets nécessaires aux numéros à réaliser ou débarrassant promptement la piste de ce qui ne sert plus. Une entente et une complicité sans faille. Si on casse des bouteilles on ramasse les morceaux dans un bac, s’il faut annoncer de prestations on apporte des paillassons avec inscription adéquates. Tout se décline dans la bonne humeur, avec une grande liberté de ton qui fait que toutes les disciplines sont convoquées, la poésie avec ce survol du cerf-volant ou ce défilé de parapluies, la tendresse avec ces baisers interrompus gentiment par l’irruption de ballons entre les partenaires. Et puis les danses dans lesquelles excellent Lucas pour la samba, André pour la danse urbaine acrobatique, d’une virtuosité éblouissante, sans oublier les prestigieux numéros de trapèze où Marco aux sangles livre son corps à de prodigieuses contorsions et où on suit Julia faire l’ascension d’une corde garnie de bouteilles.

Sans esbrouffe avec une simplicité apparente, ces artistes qui sont danseurs, acrobates, équilibristes, trapézistes nous ont emmenés dans le monde du jeu, où l’incroyable devient possible par la magie de leur talent et nous ont donné de vivre un moment d’espoir et de joie .

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 22 février au Maillon

Les trésors archéologiques de l’Arabie se dévoilent

De récentes découvertes archéologiques aux Emirats Arabes Unis et une volonté politique en Arabie Saoudite viennent confirmer que la péninsule arabique constitua un carrefour culturel et marchand de premier plan. Aux Emirats Arabes Unis, l’importance accordée à l’archéologie pré-islamique ne date pas d’hier, bien au contraire. Si les première fouilles datent des années 1950 notamment celles de l’île de Sas Al Nakhl, la nouvelle campagne de fouilles a ainsi révélé que l’île fut un important port de la culture Umm an-Nar de l’âge du Bronze (2700-2000 avant J-C).


Tombs on Umm an-Nar Island courtesy of the Department of Culture and Tourism – Abu Dhabi

Le père fondateur du royaume, le Cheikh Zayed Al-Nahyane comprit très vite que la connaissance par le peuple de l’histoire de sa nation constituerait un puissant ciment de cohésion nationale du nouvel état ainsi qu’un important levier de développement « Notre père fondateur, le cheikh Zayed a joué un rôle déterminant dans la compréhension de l’histoire d’Abu Dhabi grâce à sa passion pour la terre et le peuple des Émirats arabes unis. L’ambitieux programme archéologique du DCT Abu Dhabi est un engagement à perpétuer cet héritage pour découvrir, préserver et éduquer sur notre passé » a ainsi déclaré S.E. Mohamed Khalifa Al Mubarak, président du DCT Abu Dhabi, l’instance gouvernementale chargée de la promotion et du développement du tourisme national et international.

Les nouvelles fouilles menées ont ainsi confirmé que l’île de Sas Al Nakhl fut un important carrefour du commerce de métaux, de perles bien évidemment mis en valeur par le nouveau musée de l’île de Derma et d’un bien jusqu’alors inconnu : le bitume importé de Mésopotamie et qui servait essentiellement à l’étanchéité des bâteaux. Plusieurs dizaines de milliers d’ossements ont également mis en lumière les habitudes alimentaires des habitants de l’île composées principalement de poissons, d’oiseaux de mer et de mammifères notamment le dugong, un mammifère marin très répandu dans l’Océan indien et en Mer rouge.

Ces découvertes viennent ainsi enrichir un peu plus un patrimoine archéologique pré-islamique important qui comporte notamment les sites d’Al Ain, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO ou le monastère chrétien de l’île de Siniyah (VIe siècle) dans l’émirat d’Omm al Quaïwaïn. Un patrimoine archéologique qui trouvera toute sa place dans le nouvel écrin muséal du quartier Al Saadiyat d’Abu Dhabi, le musée national Sheikh Zayed à l’architecture originale qui doit, en principe, ouvrir ses portes en 2025.

Hegra
© Hubert Rague

En Arabie Saoudite, l’évolution et la connaissance du passé pré-islamique ont longtemps été minorées. Pendant des décennies, les sables du désert et de l’Islam avaient, dans ce pays où se trouvent les deux principaux lieux saints de l’Islam, recouverts un passé archéologique pourtant d’une beauté stupéfiante. Aujourd’hui, sous l’impulsion du prince Mohammed Ben Salmane, les trésors et vestiges pré-islamiques s’affichent dans les plus grands quotidiens et des spots publicitaires lors des mi-temps de matchs de football invitent les touristes du monde entier à venir les visiter. Parmi ces trésors figurent incontestablement le site de Madâin Sâlih situé à une vingtaine de kilomètres d’Al-Ula, un lieu magique entre la nabatéenne Petra en Jordanie et le film Dune. D’ailleurs, la comparaison avec le joyau jordanien n’est pas fortuite puisque Madâin Sâlih abrite les vestiges de la cité de Hegra édifiée par ces mêmes nabatéens, premier site saoudien à avoir été inscrit sur la liste de l’UNESCO (2008) et surnommé la « seconde Petra ».

Le site d’Al-Ula devrait faire l’objet d’un projet faramineux de la taille de la Belgique porté par une société française et combinant parc naturel, touristique et archéologique. Signe de cette nouvelle promotion touristique, l’exposition « Al-Ula, Merveille d’Arabie » au musée du palais de la cité interdite de Pékin qui fait suite à celle qui s’est tenue à l’Institut du monde arabe à Paris entre octobre 2019 et mars 2020, et résultante d’une coopération entre l’Arabie Saoudite, la France et la Chine invite les visiteurs chinois à prendre conscience de la magnificence du patrimoine archéologique saoudien.

Plusieurs millénaires après l’âge du bronze, cette exposition inscrit ainsi un peu plus la péninsule arabique au centre des échanges entre Asie et Europe. Un carrefour qui n’a certainement pas fini de révéler tous ses secrets et ses merveilles.

Par Laurent Pfaadt

Le retour du samouraï

A l’occasion d’une nouvelle adaptation télévisuelle, le roman Shogun reparaît

Il avait fini par être oublié de tous, des éditeurs comme du grand public. Un livre appartenant au passé des grandes épopées historiques, dormant sur des étagères poussiéreuses ou bradés dans les vide-greniers. Et voilà qu’une plateforme, Disney +, le ressuscite pour lui donner une nouvelle jeunesse. Les éditions Callidor qui se sont spécialisées dans les réanimations de morts…littéraires de renom (Abraham Merritt, Robert W. Chambers) republient ainsi fort à propos ce roman près d’un demi-siècle après sa sortie. Seuls les lecteurs les plus âgés s’en souviennent mais Shogun fut un immense best-seller et cela bien avant l’engouement des mangas. Son retour sur Disney + et dans les librairies devraient immanquablement séduire de nouveaux lecteurs passés par Star Wars qui a  emprunté de nombreux éléments aux samouraïs pour façonner leurs célèbres Jedi.


Shogun est l’œuvre de James Clavell, un scénariste de quelques films des années 1960 à commencer par La Grande évasion sortie en 1963 avec Steve McQueen. Clavell produisit également la première adaptation de son roman en septembre 1980 avec un Richard Chamberlain en John Blackthorne et qui connut un grand succès télévisuel. Désormais, il faudra compter avec le chanteur et acteur britannique Cosmo Jarvis, entraperçu dans la série Peaky Blinders et qui jouera bientôt dans le prochain film de Barry Levinson, Alto Knights qui revient sur la rivalité entre Vito Genovese et Franck Costello.

L’action de Shogun se déroule en 1600. Le Japon est alors gouverné par de puissants seigneurs, les daimyo, et leurs armées de samouraïs dominées par la figure de Toranaga, personnage inspiré du shogun Tokugawa Ieyasu, l’un des unificateurs du Japon. A cette époque, le pays est fermé à toute influence étrangère qu’elle réprime sans pitié notamment ces prêtres, ces jésuites qui tentent d’évangéliser le Japon comme l’a admirablement montré Martin Scorsese dans son film Silence (2016). Arrive alors un marin britannique, le capitaine de l’Erasmus, John Blackthorne, rescapé du naufrage de son navire et qui est capturé avec ses compagnons d’infortune par des samouraïs locaux. Blackthorne va bientôt croiser la route de Toranaga avec qui il liera son destin en devenant Anjin-san. Backthorme s’inspire lui aussi d’un personnage historique ayant existé : William Adams, navigateur anglais devenu samouraï au début du XVIIe siècle.

Tout est ainsi réuni pour faire de ce roman un nouveau succès de librairie : aventures palpitantes et gigantesque bataille épique qui n’est pas sans rappeler celle de Sekigahara considérée comme la plus grande bataille de samouraïs de l’histoire. Et au milieu de tout cela, une femme mystérieuse.  Ce roman que l’on qualifie déjà de « nouveau Game of Thrones » réjouira sans aucun doute les amateurs de roman historique qui y laisseront quelques nuits blanches. La reconstitution opérée par James Clavell est parfaite et crédibilise parfaitement le récit. Il a donc fallu un astucieux coup de sabre de Disney + pour débarasser le roman de son injuste poussière et lui redonner une seconde vie. Cette nouvelle adaptation devrait certainement faire des émules et il ne serait pas impossible de voir dans un proche avenir d’autres grandes fresques historiques, notamment celles de Gary Jennings prendre vie sur nos écrans. Mais pour l’heure, place aux samouraïs !

Par Laurent Pfaadt

James Clavell, Shogun, coll. épopée, traduit de l’anglais par Robert Fouques Duparc, Ivan Berton, Luc Lavayssière et Thierry Fraysse
Aux éditions Callidor, 656 p.
(tome 2 à paraître le 19 avril 2024)

Le bureau d’éclaircissement des destins

La romancière Gaëlle Nohant possède un réel talent pour ressusciter le passé et le magnifier littérairement. Tout le monde se souvient de Robert Desnos dans La légende d’un dormeur éveillé (Héloïse d’Ormesson, 2017), récompensé par le Prix des libraires. En 2020, elle découvre l’existence des archives Arolsen situées en Allemagne et qui concentrent le plus grand nombre d’archives sur le génocide et en particulier les objets ayant appartenu à des personnes assassinées dans les camps. A partir de ces matériaux, elle va bâtir ce magnifique roman autour de l’histoire d’Irène, archiviste au sein l’International Tracing Service chargée de restituer ces objets aux descendants des victimes. A partir d’une poupée de chiffon, d’une alliance, d’un médaillon et d’un mouchoir brodé, Irène avance, et le lecteur avec, dans trois enquêtes parallèles qui vont se mêler à sa propre vie.

Le bureau d’éclaircissement des destins qui a remporté le Grand Prix RTL-Lire Magazine 2023 et fut finaliste du livre européen emportera ainsi son lecteur de Thessalonique à l’Argentine en passant par Paris, Varsovie et Berlin. Construisant une magnifique fiction à partir de cette solide documentation, son livre est un exemple remarquable du pouvoir de la littérature et de sa capacité à populariser des sujets complexes et méconnus mais également une nouvelle preuve de cette magie inépuisable des mots qui redonnent un nom et une vie aux disparus. Le bureau d’éclaircissement des destins est bel et bien cette symphonie des adieux devenue, sous la plume sensible de Gaëlle Nohant, un chant mahlérien appelant à la résurrection

Par Laurent Pfaadt

Gaëlle Nohant, Le bureau d’éclaircissement des destins
Le Livre de Poche, 432 p.

Captain America

Première biographie française de Dwight Eisenhower, 34e président des Etats-Unis

Pendant longtemps Dwight Eisenhower a été réduit à son rôle d’homme du jour J et de chef des armées alliées qui libérèrent l’Europe. Son passé demeurait inexistant et l’après seconde guerre mondiale se réduisait à deux mandats flous coincés entre un Harry Truman qui termina une guerre et un JFK qui en évita une autre. Un homme qui après avoir gagné la paix, fit tout pour la maintenir tout en assurant la prospérité de son pays. Autant d’exploits qui méritaient bien d’être soulignés dans cette première biographie française du 34e président des Etats-Unis.


Eisenhower et Khrouchtchev
Copyright Sovfoto/IIG/ Bridgeman Images

La tâche apparaissait ardue tant le dernier président américain né au XIXe siècle demeurait coincé entre deux époques, celles d’avant et après l’émergence des Etats-Unis comme superpuissance, et surtout à 50 ans lorsqu’il libéra le monde du joug nazi. Hélène Harter, professeur des universités en histoire contemporaine de l’Amérique du Nord à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et autrice remarquée d’un Etats-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017) a ainsi parfaitement relevé ce défi. En croisant une variété de sources dont de nombreux témoignages et lettres, elle a parfaitement réussi à construire une biographie permettant de voir l’homme derrière la figure historique. La netteté de son portrait est fascinant et laisse apparaître le destin très américain d’un homme issu d’une famille pauvre ayant vécu dans le Midwest, passionné de football et qui entra à West Point presque sans le vouloir. Un homme pudique, modéré – tout le contraire de son lointain successeur républicain – qui devint auprès du général Douglas MacArthur dont il fut un proche, conseiller du président des Philippines et se passionna très tôt, à l’instar d’un De Gaulle à la même époque, pour l’arme blindée. Un homme qui fut choisi par le destin et non l’inverse.

Bien évidemment, Hélène Harter ne fait pas l’impasse sur son rôle durant la seconde guerre mondiale où il conduisit les Alliés à la victoire finale. L’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, allait ainsi changer son destin. « Pour Dwight Eisenhower commencent quatre années qui vont le voir passer du statut de simple général à celui de chef de guerre » écrit l’historienne. Deux ans plus tard, jour pour jour, il est choisi par Roosevelt pour commander les armées alliées en Europe.

Devenu président, ce républicain resta d’ailleurs fidèle à l’héritage de ses prédécesseurs démocrates en ne remettant pas en question les acquis de leurs politiques sociales et économiques. Sur la scène internationale, Dwight Eisenhower développa une politique étrangère parfois teintée de contradictions ou à géométrie variable. S’il mit fin à la guerre en Corée sitôt arrivé au pouvoir, il resta malheureusement le président qui engagea les Etats-Unis dans le bourbier du Vietnam. « Eisenhower se voulait le président de la paix. Il est pour beaucoup de jeunes celui qui a défendu  jusqu’au bout l’engagement au Vietnam » souligne ainsi Hélène Harter. Dans le même temps, il se fit le promoteur d’une doctrine portant son nom et visant à limiter la déstabilisation des pays du Moyen-Orient. Grâce à Hélène Hartrer, on comprend aussi, dans une partie très intéressante que Dwight Eisenhower jeta les bases d’une présidence américaine moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui : création des fonctions de chef de cabinet de la Maison blanche et de conseiller à la sécurité nationale et repositionnement du vice-président même s’il eut avec Richard Nixon « des relations de patron à collaborateur ».

Une politique étrangère et une présidence qu’il conclut le 17 janvier 1961 par cet avertissement quant à la place prise par le complexe militaro-industriel, ce qui est surprenant pour celui qui fut le plus illustre militaire de l’histoire des Etats-Unis depuis Ulysses Grant. Un message d’adieu d’un président à cheval entre deux époques, entre deux mondes qui sut malgré tout installer son pays comme leader du monde occidental que l’on appelait encore à cette époque libre.

Par Laurent Pfaadt

Hélène Harter, Eisenhower : le chef de guerre devenu président
Aux éditions Tallandier, 512 p.

A lire également : Christophe Prime, L’Amérique en guerre, 1933-1946
Chez Perrin, 624 p.

Migrations

La littérature serbe recèle bien des trésors insoupçonnés. Trop longtemps réduite à sa figure tutélaire, Ivo Andric (1892-1975), Prix Nobel de littérature en 1961 et génial auteur du roman Le pont sur la Drina, les nouvelles publications autour de Danilo Kis (1935-1989) et de Milorad Pavic (1929-2009) et de son merveilleux Dernier amour à Constantinople, ouvrent la porte à Miloš Tsernianski(1893-1977) disparu il y un peu moins d’un demi-siècle. Grâce à la merveilleuse maison d’éditions Noir sur Blanc, véritable passeur d’histoire entre les cultures et qui a récupéré l’inépuisable fonds des éditions l’Age d’Homme de Vladimir Dimitrijevic qui, en tant qu’exilé serbe, tenait Tsernianski et surtout Migrations en haute estime, pour en baptiser sa collection la bibliothèque de Dimitri, il est aujourd’hui possible de relire, dans une nouvelle traduction, le grand livre de ce classique de la littérature serbe.


« Il changera l’insomnie en arc-en-ciel et le sommeil en bibliothèque » écrivit Milorad Pavic à propos de son héros. Nul doute que Migrations de Milos Tsernianski peuplera vos sommeils de bibliothèques ou plutôt vos nuits blanches, tant l’ouvrage est un véritable livre-monde, un magnum opus dont on se libère à regret, dont on ralentit la lecture à mesure que l’on se rapproche de la fin pour ne pas à devoir le quitter. Et pour cause, l’auteur lui-même ne le quitta jamais. Il commença à l’écrire à la fin des années 20, en 1929 lorsqu’est publié la première partie de Migrations, ce roman titanesque  où, en plus de mille pages, l’auteur nous plonge au sein de la diaspora serbe à travers les destins des Isakovic. Les Serbes que les Ottomans utilisaient pour garder les frontières de leur empire décidèrent au XVIIIe siècle de fuir la répression de leurs maîtres pour venir s’établir dans l’empire autrichien tout en rêvant cependant à une autre patrie orthodoxe : la Russie des tsars. « Quant à la nation serbe, rétive et schismatique, elle avait été la bienvenue avec son patriarche, ses moines, ses popes et sa cavalerie tant qu’avaient duré les guerres turques. Elle avait, tout comme le peuple croate, imbibé de son sang les contrées méridionales de l’Empire et disséminé ses ossements de par l’Europe. Douze ans plus tôt, à la fin des guerres turques, l’armée autrichienne comptait plus de quatre-vingt-mille hommes dont plus de la moitié étaient des Serbes. Mais ces temps étaient révolus » écrivit ainsi Milos Tsernianski.

Il y a dans les mots de Tsernianski un souffle biblique mais également cette puissante nostalgie tirée de ce mythe d’Ulysse rêvant de sa patrie comme l’a également magnifié un autre écrivain balkanique, Boris Pahor. Comme un puissant symbole, ce n’est qu’en 1962 que l’auteur acheva Migrations. Un souffle biblique pour une Terre promise qui n’existe en réalité que dans les yeux des hommes qui la cherchent.

Contemporain d’Ivo Andric,  Milos Tsernianski vécut personnellement les vicissitudes de l’histoire et le traumatisme de l’exil. Diplomate du royaume de Yougoslavie, il fut persona non grata après la guerre et la prise de pouvoir des communistes avant d’être autorisé à revenir dans sa patrie en 1965. Cette expérience traversa son dernier livre, Le Roman de Londres qui conte l’histoire d’un prince russe vivant en exil dans la capitale britannique. A travers Migrations, roman encensé par Bernard Pivot, résonnent les voix de ces autres chants de l’exil de la patrie perdue, celles des Arméniens bien évidemment mais également de tous ces peuples rêvant de trouver un ailleurs mythifié et qui souvent n’advient jamais. Ceux qui suivent ces étoiles dont on baptise les chevaux et dont la quête, inatteignable comme celle des Isakovic, s’avère sublime.

Par Laurent Pfaadt

Milos Tsernianski, Migrations, traduit du Serbe par Velimir Popovic La Bibliothèque de Dimitri
Aux éditions Noir sur Blanc, 1184 p.

A lire également de Milos Tsernianski : Le Roman de Londres, également traduit du serbe par Velimir Popovic, La Bibliothèque de Dimitri, éditions Noir sur Blanc, 752 p.

Jackson juge Pétain

Après sa biographie de Charles de Gaulle, l’historien américain s’attaque au procès Pétain

Qui aurait pu imaginer qu’un jour un Jackson jugerait l’ancien chef du régime de Vichy ? Non pas Robert qui fit condamner Hermann Goering et Albert Speer mais bel et bien Julian Jackson. Car à la différence des procès de Nuremberg et de Tokyo, il n’y eut, comme le rappelle l’historien britannique, pas de juge étranger. Le procès Pétain fut donc une affaire franco-française.


Auteur d’une biographie remarquée de Charles de Gaulle, Julian Jackson, professeur d’Histoire à Queen Mary, University of London, s’attaque dans son nouveau livre à un autre mythe de l’histoire française au 20e siècle, Philippe Pétain en revenant sur le procès de ce dernier devant la Haute cour de Paris à l’été 1945.

D’emblée l’historien précise : « ce livre ne cherche pas à « rouvrir » le procès pour montrer que Pétain a été trop durement traité, ou pas assez ». Il n’empêche. Ce livre est une salle d’audience, celle, étouffante de ces trois semaines de l’été 1945 où l’ancien héros devenu paria de France fut jugé. Dès les premières pages, le principal accusé, 89 ans, vient s’asseoir sur le banc des accusés. Puis arrivent le président Mongibeaux, l’accusation emmenée par André Mornet et Pierre Bouchardon surnommé le « Balzac des assises » des années 20, « animé d’une haine animale pour le maréchal Pétain » selon Jacques Isorni, le principal avocat du maréchal.

Dans ce huis clos littéraire oppressant où le lecteur avance en connaissant le verdict, l’historien s’attache tout d’abord à décrire les circonstances du crime historique dont est accusé Philippe Pétain depuis cette poignée de main avec Hitler à Montoire-sur-le-Loir. Puis vient le régime de Vichy, la libération de la France, la fin et les préparatifs du procès.

Le décor de la tragédie parfaitement mis en place, le procès peut alors démarrer. Entre détails et compréhension globale, Julian Jackson s’installe à son tour et place à chaque chapitre son lecteur dans la posture de président, d’avocat de la défense, de l’accusation, de juré et de journaliste pour nous faire prendre conscience de l’importance que revêt ce procès historique. Les témoins à charge et à décharge se succèdent : Paul Reynaud que Pétain supplanta après avoir manœuvré pour assassiner la République, Léon Blum qui triompha du maréchal à Riom, Weygand pour justifier l’armistice. Vient ensuite le 4 août où l’abolition des privilèges de la collaboration a laissé place à la consécration des responsabilités avec un Pierre Laval déjà dans l’antichambre de son propre procès. Puis résonne la plaidoirie de Jacques Isorni : « Magistrats de la Haute Cour, écoutez-moi, entendez mon appel. Vous n’êtes que des juges ; vous ne jugez qu’un homme. Mais vous portez dans vos mains le destin de la France ». Rien n’y fait. Pétain est condamné à la peine de mort et à l’indignité nationale, peine commuée en emprisonnement à perpétuité en raison de son grand âge.

Commence alors un second procès, celui de la mémoire du maréchal, parfaitement mené par Julian Jackson. Un procès qui, si l’on en croit les déclarations de l’actuel Président de la République et d’Eric Zemmour, n’est pas terminé. Un procès où Jackson retrouvant les accents du grand Robert, convoque à la barre de l’Histoire, les spectres de la Shoah et autres révisionnistes. « Et si le procès Pétain est clos, le pétainisme n’est pas mort » tranche-t-il en guise de jugement dans ce livre qui résonne étrangement dans notre époque tourmentée.

Par Laurent Pfaadt

Julian Jackson, Le Procès Pétain, Vichy face à ses juges, traduit par Marie-Anne De Béru
Aux Seuil, 480 p.

Bergson, le penseur de l’imprévisible

De mémoire d’étudiant, il n’y eut jamais à l’Ecole Normale Supérieure, autant d’esprits aussi brillants. En cette année 1878, rue d’Ulm, se côtoyèrent ainsi Henri Bergson et Jean Jaurès. « La question qui agite la rue d‘Ulm est de savoir qui des deux sortira premier de l’agrégation de philosophie » écrit ainsi Emmanuel Kessler dans sa très belle biographie du philosophe. Bergson sortit second devant Jaurès. Le premier ? Rien de mois qu’Emile Durkheim, le père de la sociologie moderne.


Quelques trente six ans plus tard, le 12 février 1914, quatre mois avant la première déflagration mondiale, l’un des plus grands philosophes de son temps était reçu à l’Académie française, lui le juif, l’immigré polonais qui acquit la nationalité française, qui fit et continue de faire rayonner, à l’instar d’une Marie Curie et d’un Guillaume Apollinaire, la France dans le monde entier.

Ces deux dates rythment ainsi cette biographie récompensée par le prix de la Fondation Chanoine Delpeuch – Académie des sciences morales et politiques en 2022. Mêlant histoire et philosophie, elle emmène son lecteur sur les traces de l’un des plus grands penseurs français du 20e siècle mais surtout elle permet de comprendre ce philosophe fascinant qui a anticipé quelques-uns des grands défis de notre époque, du changement climatique à l’irruption des nouvelles technologies en passant par les réseaux sociaux. Chantre de ce qu’Emmanuel Kessler dénomme « le pari de l’ouverture » , Henri Bergson estimait « qu’une société pacifiée et épanouissante pour les femmes et les hommes qui la composent ne peut se constituer dans le paradigme de la clôture ». S’il faut une clôture à la société, celle-ci doti avant tout définir une volonté plaçant l’humain au centre de la société. Plus qu’une leçon de philosophie, Bergson nous invite avec ce livre à un sursaut.

Par Laurent Pfaadt

Emmanuel Kessler, Bergson, le penseur de l’imprévisible,
Alpha, Philosophie, 352 p.