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« Une aventure humaine, intellectuelle et entrepreneuriale »

Nicolas Gras-Payen est éditeur. Passé par les éditions Tallandier puis Perrin dont il devint en 2012, le directeur littéraire, il fonde en 2019, la maison d’édition Passés composés consacrée à l’histoire. Il est également directeur du « pôle Histoire » de Belin Editeur depuis 2018. Pour Hebdoscope, il revient sur cette aventure éditoriale.

Voilà quatre ans que Passés composés existe. Quel bilan en tirez-vous ?

Je crois que nous pouvons être satisfait du chemin parcouru, tant par la qualité des autrices et auteurs qui nous ont fait confiance que par le soutien des libraires et des médias. Notre proposition éditoriale a rencontré un bel écho et je crois que nous avons su fédérer autour d’une ambition intellectuelle cohérente appuyée sur une logique commerciale efficace.

La maison d’édition a-t-elle trouvé sa place parmi les lecteurs ?

Oui, incontestablement. C’est bien sûr visible par la réception de nos best-sellers, de Barbarossa à l’Infographie de la Rome Antique ou de la Révolution, en passant par les biographies de Louis XIV ou Gengis Khan. Mais, tout aussi important, les lectrices et lecteurs d’histoire nous ont aussi fait confiance pour des livres plus complexes commercialement parlant mais absolument nécessaire à la vitalité de l’histoire.

Vous avez fait le choix de sujets parfois pointus, spécialisés et confiés à des historiens inconnus, en publiant leur sujet de recherche. Passés composés s’est-elle également donnée pour mission de révéler de jeunes talents, les historiens de demain ?

En réalité c’est incontournable selon nous pour deux raisons finalement assez évidentes. D’une part ce sont les jeunes auteurs qui portent la modernité des sujets par les questions qu’ils posent. Ne pas être à leur écoute nous condamnerait à republier en permanence sur les mêmes sujets avec les mêmes approches. D’autre part, il existe de formidables talents parmi la nouvelle génération d’historiennes et d’historiens qui seront les auteurs connus de demain. Mais si personne ne leur fait confiance pour se lancer, comment émergeraient-ils ? Néanmoins nous tentons de garder un équilibre entre les générations, les historiens plus matures ont bien sûr un savoir-faire et une réflexion dont l’histoire ne peut se passer.

Dans le même temps, vous publiez des ouvrages un peu plus
« grand public » ou sur des sujets moins convenus comme les impôts ou la pilule…

Tout à fait, c’est la logique que je viens d’évoquer. Elle correspond d’ailleurs aux différents publics de l’histoire, certains lecteurs entrant dans un livre en ayant déjà de larges connaissances quand d’autres sont dans une démarche de découverte. Bien sûr, l’histoire étant un monde, il y a aura toujours des thèmes à découvrir d’où notre attention à l’originalité des sujets.

Si vous ne deviez garder qu’un seul souvenir de ces quatre années…

Un seul me paraît bien difficile, cette aventure étant humaine, intellectuelle et entrepreneuriale, nous avons connu bien des joies depuis 4 ans.

Par Laurent Pfaadt

Mendelssohn

Le quatuor Van Kuijk, célébré dans le monde entier, achève son intégrale des quatuors de Mendelssohn. Ce deuxième opus est indiscutablement dans la même veine que le premier et témoigne d’une remarquable maestria musicale, faîte de force et de sensibilité.


Si l’opus 44 n°2 est profondément vivifiant grâce à un rythme exaltant et une énergie assez incroyable où les musiciens ne font qu’un, le 3e est remarquable d’intelligence musicale. Mais le point d’orgue de ce disque réside indiscutablement dans cet opus 80 qui ouvre cet enregistrement, cette jeune fille à la mort mendelssohnienne composée d’une traite durant l’été 1847, cet été où Felix perdit sa sœur Fanny. Une œuvre en forme de cri de désespoir scandé par les archers en forme de chœur antique, emportant tout sur son passage dans cette tragédie musicale. L’apothéose d’une intégrale appelée à faire date. 

Par Laurent Pfaadt

Mendelssohn, Complete String Quartets vol.2, Quatuor Van Kuijk,
Outhere

Dernières nouvelles de Yougoslavie

Dans ce siècle de déchirements et de sang que fut le 20e, l’ex Yougoslavie produisit, dans le sillage d’Ivo Andric, quelques grandes voix littéraires


Lorsqu’on évoque les lettres yougoslaves, un nom vient immédiatement à l’esprit : Ivo Andric, le maître, auteur de l’inoubliable Pont sur la Drina, prix Nobel de littérature en 1961 dont paraît ces jours-ci La chronique de Belgrade. En partie inédites, ses huit nouvelles offrent un voyage incroyable dans une Belgrade entre le début du 20e siècle et la fin de la seconde guerre mondiale, entre scènes de guerre et récits cocasses. Tout le génie d’Andric est là : dans cette capacité incroyable à dépeindre une époque et un pays à travers des personnages différents, ces « petites gens » comme il les appelle. Il y a indiscutablement quelque chose des Gens de Dublin de Joyce dans ces nouvelles, en ce sens qu’elles dévoilent, de la longue nouvelle Zeko en passant par Steven Karajan ou les femmes qui jalonnent ces récits, la vision d’une société à travers des personnages aux caractères si différents. Une société qui avance vers la guerre et tente de conserver malgré tout une humanité face à la barbarie. Si La chronique de Belgrade est une ode à ses habitants, la ville, de la Save qui se jette dans le Danube à la place Terazije et ses pendus en passant par la maison de rue Toltojeva, est elle-même un personnage à part entière qui se transforme, se métamorphose, s’enlaidit ou au contraire, se pare de ses plus beaux atours. 

A sa mort en 1975, Andric laissa un certain nombre d’héritiers littéraires. Son nom devint un prix récompensant un auteur de langue serbe qui fut attribué à Danilo Kis en 1983, traçant ainsi une sorte de filiation entre non seulement ce dernier et Andric mais également avec James Joyce. Pourtant, Danilo Kis demeure aujourd’hui oublié. Dans Extrait de naissance, titre de la biographie que lui consacre Mark Thompson, journaliste britannique qui a couvert les guerres d’ex-Yougoslavie, l’auteur du Sablier reprend vie. Évoquant sa vie notamment en France où il arriva dès 1962, d’abord à Strasbourg puis à Paris ainsi que son œuvre, Mark Thompson a construit un objet littéraire unique, récompensé par le prix suisse Jan Michalski de littérature (2015) et échappant aux cadres de la biographie pour décrire un écrivain tout aussi unique qui « aimait dire qu’il s’était entraîné à être écrivain bien avant d’en devenir un » et pour qui Le pont sur la Drina était le livre absolu. 

Cette première vision littéraire de l’écrivain serbe offre également à travers la lecture de son œuvre une profonde réflexion sur les deux grands totalitarismes qui secouèrent le 20e siècle. Le nazisme notamment pour celui qui allait immortaliser la Shoah dans cet inoubliable roman qui, longtemps, fut inédit, Psaume 44, l’un de ses premiers écrits avec ce bébé de deux mois dont les pleurs, au moment de passer les barbelés avec sa mère et de gagner la liberté signent à la fois un cri d’espoir et une condamnation à mort.  Le 22 février dernier, Kis aurait célébré ses 88 ans. Avec le slovène Boris Pahor, longtemps doyen des écrivains et disparu l’an dernier et Claudio Magris, son cadet de quelques années, Kis fut certainement l’un des plus illustres représentants d’une Mitteleuropa désormais bien lointaine, admiré de nombreux écrivains parmi lesquels Milan Kundera ou Susan Sontag et dont le nom fut évoqué pour le Nobel. 

De la tragédie au rire, il n’y a qu’un pas que franchit allègrement l’écrivain croate Ante Tomic dans Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? comédie absolument savoureuse qui s’attarde sur la vie de Don Stipan, curé alcoolique repenti, personnage comme échappé des rues du Belgrade d’Andric ou de l’univers d’un Emil Kusturica. Après Kresimir Aspic dans Miracle à la combe aux aspics (éditions Noir sur Blanc, 2021), Ante Tomic s’attache une nouvelle fois à un personnage excentrique, ce curé pas comme les autres autour duquel gravitent d’autres personnages tout aussi loufoques, ces hommes et ces femmes de ces contrées balkaniques qu’il décrit avec une langue aussi délicieuse qu’un agneau rôti. Ici le rire constitue autant un ravissement littéraire qu’une arme pour conjurer les souvenirs toujours vivaces d’une autre guerre.

Les frontières du rire ne furent malheureusement pas, en ex-Yougoslavie, les seules à être franchies. Et les braises de ce nationalisme encore ardent qui vint à bout de ce pays crée en 1918, ne permettent toujours pas aux plaies de la guerre d’être cicatrisées. Il faut pour cela le baume de ces nouvelles voix de papier, comme celle de Faruk Serhic, jeune auteur bosniaque qui a décidé d’entrer avec son livre, Le livre de l’Una, prix de littérature européenne, dans ces mêmes variations funestes de la Bosnie que peignit en son temps Ivo Andric. Le héros de Serhic, un vétéran bosniaque de la guerre d’ex Yougoslavie qu’aurait pu rencontrer Mark Thompson dans ce livre absolument magnifique, choisit l’hypnose pour combattre les fantômes de la guerre et exorciser ses traumatismes. A la manière de l’Una, cette rivière qui s’écoule et au bord de laquelle il aimait, enfant, pêcher, notre héros remonte le courant de sa vie. L’Una de Serhic comme la Save d’Andric sont ces rivières d’ex-Yougoslavie qui charrient les corps, les souvenirs et les destins. Elles sont aussi ces chemins de mémoire faits de sédiments sanglants et de bulles de rire avec leurs cours paisibles et leurs furieuses cataractes.

« Une grande tendresse unit Ivo Andric aux hommes, mais il ne recule pas devant la description de l’horreur et de la violence, ni devant ce qui, à ses yeux, apporte surtout la preuve de la réalité du mal dans la vie. Il ouvre, en quelque sorte, la chronique du monde à une page inconnue et s’adresse à nous du plus profond de l’âme tourmentée des peuples slaves du sud » avait dit Anders Osterling en remettant le prix Nobel à Ivo Andric. C’est ce que l’on ressent assurément à la lecture du Livre de l’Una.

Par Laurent Pfaddt

Ivo Andric, La chronique de Belgrade, traduit du serbe par Alain Cappon,
éditions des Syrtes, 192 p.
Mark Thompson, Extrait de naissance, l’histoire de Danilo Kis, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Pascale Delpech,

éditions Noir sur Blanc, 608 p.

Ante Tomić, Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ? traduit du croate par Marko Despot, éditions Noir sur Blanc,
éditions Noir sur Blanc, 208 p.

Faruk Serhic, Le Livre de l’Una, traduit du bosnien par Olivier Lannuzel,
Agullo Editions, 256 p.

Adrénaline à Adelaïde

Dimanche 2 avril 2023 se tiendra une nouvelle édition du Grand Prix d’Australie, étape désormais incontournable et régulière du championnat du monde de Formule 1, au même titre que Monza, Spa Francorchamps ou Suzuka. Des millions de spectateurs et téléspectateurs verront s’affronter les Ferrari, McLaren ou Williams et sitôt la course achevée ou pour se préparer à ce nouveau choc de bolides, plongeront dans l’album Paddock de Philippe et Jean Graton, nouvelle aventure de Michel Vaillant ayant pour décor le Grand Prix d’Australie qui se tenait alors encore dans la ville d’Adelaïde.


Nous sommes donc le 13 novembre 1994. Le titre doit se jouer entre Damon Hill, Michael Schumacher et un certain…Michel Vaillant bien évidemment. Le décès d’Ayrton Senna quelques mois plutôt et dont Jean Graton rend hommage à la fin de son album, remplacé par Nigel Mansell qui reprend du service à 41 ans a rebattu les cartes y compris au sein de l’équipe Williams Renault. Mais cette dernière est secouée par un nouveau drame : le carburant destiné à ses F1 a été déversé tandis que des parieurs spéculent sur la participation de leur champion. Dans le même temps, la Benetton de Schumacher est victime d’un sabotage à la glue. Les regards se tournent alors vers l’écurie Vaillante Elf qui semble profiter de la situation. D’ailleurs, Tim, le jeune apprenti de Michel Vaillant est très vite accusé. Il n’en faut pas moins pour mettre la pression sur notre héros à quelques heures du départ tandis que Françoise, l’épouse de Michel, mène l’enquête et affronte tous les dangers et les serpents qui règnent dans le paddock. 

Comme à chaque fois, Jean Graton aidé de son fils Philippe qui s’est immergé dans l’écurie Williams pour écrire ce 58e album de la série paru en 1995, n’a pas son pareil pour mêler suspense criminel et tension sur la piste. Car bientôt arrive ce 35e tour qui allait rester dans toutes les mémoires, celui de l’accrochage entre la Williams de Damon Hill et la Benetton de Michael Schumacher et allait valoir à ce dernier son premier titre de champion du monde. 

Le lecteur côtoie ainsi pour son plus grand bonheur personnages de fiction et grands noms de la F1. Ensemble, ils construisent une magnifique aventure dans ce qui reste l’un des meilleurs albums de la série consacré à la F1 et que vous n’êtes pas près d’oublier.

Par Laurent Pfaadt

Philippe et Jean Graton, Paddock, Michel Vaillant, Graton,
48 p. 1995

Le Bleu du Caftan

Un film de Maryam Touzani

Adam, le précédent film de Maryam Touzani, a remporté une trentaine de prix à travers le monde mais sorti au début du Covid, il n’a pas rencontré le public qu’il méritait. Déjà Lubna Azabal s’y imposait et dans Le Bleu du Caftan, elle irradie par sa présence aux côtés de Saleh Bakri, acteur palestinien au regard plein d’humanité et Ayoub Missioui, un jeune marocain qui devrait connaître un bel avenir. Co-écrit et produit par Nabil Ayouch, Le Bleu du Caftan qui a raflé entre autres le prix du jury au festival du film de Marrakech et le prix FIPRESCI à Cannes, est un film sensible sur la question de l’homosexualité vécue comme un tabou et brise les clichés sur la femme dite opprimée en terre musulmane.


Dans la vieille médina de Salé, ville marocaine sur l’Atlantique, un tailleur perpétue la tradition de la confection du caftan, longue robe brodée de fil d’or portée à l’occasion des fêtes. Halim est un maalem, un maître artisan. Film très sensuel, le tissu entre ses mains prend corps, épouse le corps. Il est dit que l’âme du maalem est dans le caftan qu’il a confectionné, ne comptant pas ses heures. Le film est un hommage à cet artisanat qui se perd et prend son temps pour montrer les gestes, l’aiguille qui travaille le fil d’or qui prend forme en des circonvolutions, boucles et boutons.  

Mais les temps sont durs ! Difficile de concurrencer la couture industrielle avec machines quand un caftan nécessite des semaines de travail. La femme de Halim, Mina, tient la boutique et s’occupe de la vente. Youssef, un jeune apprenti, se présente à leur service. Chacun cache un lourd secret dont l’amour aura raison dans cette société de non-dits où les personnages évoluent.

L’idée de son film date des repérages pour Adam. La rencontre d’un homme, un coiffeur, a été déterminante, ravivant chez la réalisatrice des souvenirs de couples croisés quand elle était petite puis adolescente, comprenant après-coup leur relation tissée de non-dits pour sauver les apparences. Comment ces couples vivaient-ils leur secret ? Comme l’amour inconditionnel scellait-il leur relation de manière indéfectible ? Halim parle peu et cache son homosexualité. Les cabines individuelles du hammam offre un abri à ses désirs. En un seul plan, Maryam Touzani revisite l’image des backrooms. Rien n’est montré, tout est dit. Mina devine l’attirance de Halim pour Youssef. Elle sait depuis toujours l’amour de son homme pour les garçons. Mais Le Bleu du Caftan est plus riche, plus subtil que ce pitch réducteur. L’Amour circule entre les trois personnages au-delà des rapports préétablis et établis. Un moment où ils dansent tous les trois sublime leur relation à la fois amoureuse, fraternelle voire filiale. Mina est la femme de Halim mais elle est aussi la mère qui remplace celle qu’il a perdue quand elle l’a mis au monde, la sœur, l’amie complice. C’est Mina qui l’a demandé en mariage, c’est elle qui initie leurs étreintes. Elle est entrepreneuse, rebelle dans une société où il est mal vu qu’une femme s’attable à un café, révoltée contre l’ordre établi qui est une entrave à la liberté d’aimer en public. En creux se dessine le portrait de cette femme si pleine d’amour pour Halim et qui ne veut que son bonheur et lui dira « Donne-toi le droit d’aimer », comme un Sésame pour l’avenir. Maryam Touzani espère changer les regards sur l’homosexualité qui n’est pas un tabou qu’au Maroc. Elle croit au pouvoir du cinéma, à celui des histoires racontées avec vérité et conviction. On veut le croire avec elle.

Elsa Nagel

Mineur non accompagné

Conçu, présenté et interprété par Sonia Chambretto et Yoann Thommerel, c’est un spectacle qui nous met au fait d’une situation sociale à bien des égards délicate et rude puisqu’elle touche à ces enfants, adolescents plus ou moins en déshérence dans notre pays, des jeunes qui ont quitté leur pays en raison de la guerre ou de la pauvreté et que la France accepte d’héberger jusqu’à leurs dix-huit ans. Après ils doivent se débrouiller… Si la plupart des spectateurs connaissent cette situation, il n’en reste pas moins que cette manière de nous la faire revivre collectivement par la représentation théâtrale lui confère une dimension politique nécessaire à une prise de conscience sans doute plus efficace que le simple fait d’en avoir entendu parler et éveille notre attention sur ce problème de l’accueil des jeunes migrants soumis à des contrôles médicaux destinés à prouver qu’ils sont mineurs ou non puis à leur placement dans des centres d’accueil. « L’hospitalité à la française »


En prenant la décision de s’immerger dans trois de ces centres en Normandie où ces mineurs ont été regroupés, les auteurs sont en mesure de leur donner la parole et de nous rendre témoins de leurs attentes, de ces multiples envies ou besoins qui, selon eux, pourraient améliorer la vie de tous les jours. Rien, de larmoyant cependant malgré la précarité de leurs conditions de vie qui transparaissent en filigrane car ces centres disposent de  peu  de moyens.

 Les comédiens, en training, plantés devant leur micro, rapportent leurs propos qu’ils lisent sur ces grandes tablettes blanches disposées sur le plateau, en se jetant des regards complices et sans se départir d’un sourire bienveillant. On sent qu’ils ont été proches d’eux et qu’ils cautionnent leurs dires. Paroles des jeunes mais aussi des éducateurs qui les ont côtoyés et pris en charge.

L’idée de ces tablettes, comme de grandes feuilles paraît vraiment pertinente car elle assure une authenticité à ces propos. De plus quand elles sont soulevées pour être prises en main pour lecture, elles laissent apparaître les emplacements délimitant le terrain de jeu semblable à un probable terrain de foot, le sport préféré des jeunes Pour souligner cette préférence énoncée par ailleurs divers ballons de foot sont éparpillés sur le plateau, certains neufs, d’autres usés ou crevés (Scénographie Marine Brosse). Ce quotidien nous est aussi rapporté par la vidéo de Simon Anquetil et des photos prises par les jeunes, agrandies  et projetées en fond de scène (Maxence Rifflet et Michaël Quemener)   et qui confirment l’aspect documentaire de cette prestation.Ce spectacle est issu de la transcription d’un travail d’enquête basé sur des questionnaires, mode d’investigation dans lequel les auteurs se sont spécialisés depuis quelques années à propos des mécanismes d’exclusion et qui les a poussés à créer le G.I.G (groupe d’information sur les ghettos), né  il y a cinq ans en Seine-Saint-Denis, l’Inspiration provenant de leur connaissance du GIP (groupe d’information sur les prisons) fondé e 1971 par des intellectuels pour donner la parole aux détenus et justement à partir de questions concernant leur condition de vie en détention.

Toute question entraîne une prise de conscience, oblige à une réflexion. Ainsi est né un ouvrage « Le questionnaire élémentaire » et ce spectacle qui s’inscrit dans une trilogie « La trilogie des frontières invisibles »   dont le premier volet intitulé « Ilôts » a été créé en mars 2O21 à la Comédie de Caen  et qui sera suivi d’un troisième volet  portant sur les relations amoureuses.

Pour Sonia Chiambretto et Yoann Thommerel il s’agit de « créer des espaces de circulation de la parole ». Ce spectacle y est manifestement parvenu puisqu’il nous a donné à entendre  à travers une mise en récit bien construite la parole de ces jeunes réfugiés avec lesquels on voudrait partager une solidarité plus efficace.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 17 mars

En salle jusqu’au mars 25

Le succès des séries Netflix nous fait dire qu’il y a une vraie appétence du public pour le genre

« Le succès des séries Netflix nous fait dire qu’il y a une vraie appétence du public pour le genre »

Elsa Delachair est éditrice chez 10/18, responsable de cette nouvelle collection imaginée avec le magazine Society.

1. Comment est née l’idée de cette nouvelle collection ?

Les éditions 10/18 et Society travaillaient déjà ensemble sur un podcast, appelé « Histoires d’Amérique » consacré au catalogue de la maison : des émissions sur nos grands auteurs (Toni Morrison, Jim Harrison, Richard Price etc). Et quand, à l’été 2020, Society a rencontré un immense succès avec le double numéro sur Xavier Dupont de Ligonnès, nous avons commencé à réfléchir ensemble à cette collection. L’idée était de conserver les Etats-Unis comme territoire d’exploration, mais non plus à travers ses grands auteurs mais plutôt à travers ses faits divers.

2. Les grandes affaires criminelles en livre de poche sont une tradition éditoriale de longue date…

Oui, mais plutôt sous l’angle de la fiction j’imagine. Ou du moins de la reprise en poche de livres qui ont eu un succès en grand format d’abord. Là, la dimension originale du projet tient à l’association d’une maison d’édition à un journal, pour sortir des histoires inédites au prix et au format poche. 

3. Les succès de Mindhunter ou de Dahmer sur Netflix plus récemment vous ont-ils convaincu qu’il y avait un regain d’intérêt pour les tueurs en série ?

Notre collection n’est pas une collection consacrée aux serial killers, c’est une collection consacrée aux faits divers, ce qui recouvre beaucoup de type de criminalités. Les serial killers en sont bien sûr un des aspects. Mais sur les 2 premiers livres qui sortent, seul un des deux est consacré à un tueur en série. Le 2e est une histoire d’enlèvement d’enfants et de son traitement judiciaire dans une Amérique patriarcale. 

Sur les 4 livres qui paraîtront cette année, seul un est consacré à un tueur. Mais bien entendu, le succès des séries Netflix nous fait dire qu’il y a une vraie appétence du public pour le genre.

4. Votre collection se veut un voyage dans l’Amérique mais également dit quelque chose socialement de ce pays, de sa violence notamment

Cette collection a pour point de départ de cartographier les affaires criminelles d’un pays, immense, complexe et hétérogène. Nous choisissons un fait divers par état, et nous l’explorons grâce à la voix du journaliste qui retranscrits à la fois les faits criminels mais aussi l’ambiance, la géographie, l’histoire des lieux. Il est évident que les faits divers racontent bien plus que le simple crime dont ils sont l’objet : les faits divers sont de véritables reflets sociologiques, politiques, historiques. 

5. Vous avez choisi un format assez court, deux cents pages max qui rappellent un peu les romans dits de gare…

C’est une volonté de départ : des livres courts, pas chers, qui se lisent comme des polars. Ils sont construits comme des polars, se lisent rapidement, les chapitres sont calibrés pour être lus en une séquence de lecture minimum. Nous voulions faire une collection grand public et de qualité. Le travail des journalistes est profondément documenté (par des recherches bibliographiques, d’archives, et de terrain également) : c’est une véritable démarche, ils ont d’abord effectué une partie des recherches depuis la France puis sont partis plusieurs semaines enquêter sur les lieux des affaires. C’est donc une approche très sourcée du simple fait que les auteurs soient journalistes. Cela aussi, c’était l’un des points de départ du projet.

6. Pouvez-vous nous dire quels serial killers les lecteurs seront-ils être amenés à croiser dans les prochains numéros ?

Alors, comme décrit plus haut, ce ne seront pas des serial killers à proprement parler. L’Inconnu de Cleveland, qui paraîtra en juin, s’intéresse à un personnage très énigmatique qui s’est suicidé au début des années 2000 et dont l’identité très trouble et le fait qu’il ait cherché systématiquement à disparaître des radars a conduit les enquêteurs à s’interroger sur le profil de cet homme : que cherchait-il à cacher ? Son histoire, qui se passe en Ohio, nous conduira bien sûr sur les pas d’un tueur très célèbre.

Et la 4e affaire, qui paraîtra en octobre, s’intéressera à un avocat au-dessus de tout soupçon, accusé du double meurtre de sa femme et de son fils et au procès-fleuve qui vient de se dérouler en Caroline du Sud.

Laurent Pfaadt

Bananes amères

En utilisant le polar, Philippe Godoc sensibilise de la plus belle des manières l’opinion au scandale du Chlordécone

C’est un scandale de santé publique, presque une affaire d’Etat qui, pendant longtemps, a été ignoré. Le chlordécone est ainsi le nom de ce pesticide utilisé dans les Antilles notamment dans le traitement des bananeraies contre le charançon. Interdit aux Etats-Unis depuis 1976, il a fallu attendre 1993 pour qu’une mesure similaire soit prise en France. Ce décalage de dix-sept années fut surtout le fruit d’un intense lobbying qui a conduit à une pollution des sols et de la faune, entraînant chez l’homme une recrudescence de cancers. Révélée ces dernières années, l’affaire du chlordécone, commercialisé sous les noms Kepone et Curlone, a fait l’effet d’une bombe dont les explosions continuent de résonner surtout depuis l’ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier dernier. Une bombe qui, comme à chaque fois, donne naissance à des œuvres littéraires. 


La première d’entre elle est signée Philippe Godoc, responsable associatif dans la protection des milieux marins, et dont l’amour pour la Guadeloupe, son île d’adoption depuis quarante ans, l’a conduit à écrire ce manifeste en forme de polar.

Et il faut dire que celui-ci marche assez bien. On y entre très facilement en suivant Marc Montroy, journaliste pour un journal écologique qui enquête sur le Kepone. Car, de Richmond aux Etats-Unis à la métropole en passant bien évidemment par les Békés, les descendants des colons blancs des Antilles, nombreux sont ceux qui ont intérêt à ce que l’affaire ne s’ébruite pas, surtout ceux qui commanditent les meurtres qui suivent et se rapprochent de Montroy. Philippe Godoc tire ainsi plusieurs fils – les meurtres, l’enquête journalistique sur le Kepone et l’histoire personnelle du héros, tragique, qui se confond avec celle de la Guadeloupe – lui permettant de tenir en haleine assez efficacement son lecteur. 

Une petite dose américaine subitement tirée de la chaleur moite d’un sud façon John Grisham combinée à quelques scènes dignes d’un film d’action viennent ainsi donner du piment antillais à ce thriller écologique entre lanceurs d’alerte et tueurs à gages haïtiens où l’on ne s’ennuie jamais. Une belle découverte à la fois instructive et pleine de rythme.

Par Laurent Pfaadt

Philippe Godoc, Kepone
Viviane Hamy, 432 p.

American Predator

Depuis plusieurs années maintenant, la mode du true crime, ces affaires criminelles racontées comme des polars, séduit de plus en plus de lecteurs. En voici un qui devrait assurément ravir les amateurs du genre.


Ainsi, parallèlement à la nouvelle collection de 10/18 consacrée à certaines affaires criminelles américaines (voir l’interview de son éditrice), les amateurs de sensations fortes plongeront avec effroi dans American Predator de Maureen Callahan, Grand prix étranger de littérature policière 2022, qui raconte l’histoire d’un tueur en série qui commit onze meurtres sur l’ensemble du territoire américain, de l’Alaska à la Floride en passant par New York et le Vermont. Le 2 février 2012, une jeune serveuse, Samantha Koenig disparaît à Anchorage en Alaska. Les caméras de surveillance captent le tueur, Israël Keyes, un homme ordinaire, père de famille qui part en vacances avec cette dernière entre deux meurtres comme si de rien n’était et qui, à cet instant est déjà actif depuis près de quinze ans. Mais à cet instant, personne ne le sait et Israël Keyes, lui, se joue de la police en donnant une fausse preuve de vie de sa victime en lui cousant, ouvertes, les paupières…

En suivant plusieurs chemins narratifs, la journaliste Maureen Callahan s’introduit dans la tête du tueur pour l’analyser, chapitre après chapitre, strate après strate comme devant un microscope et nous révèle sa psychologie tout en la confrontant à celles des autres personnages du livre. Celui-ci se veut également une plongée fascinante dans les méandres du système policier américain qui profita à ce tueur machiavélique qui changea son modus operandi pour éviter d’être repéré et se joue des frontières des différents Etats du pays.

Maureen Callahan fait ainsi de cette affaire un thriller angoissant et impossible à lâcher avant la fin. Nuits blanches garanties

Par Laurent Pfaadt

Maureen Callahan, American Predator
10/18, 384 p.

Claus Peter Flor

Anton Bruckner et Max Bruch étaient au programme du concert que donnait, le vendredi 3 mars, le chef allemand Claus Peter Flor, invité de longue date à  l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. La violoniste néerlandaise Liza Ferschtman tenait la partie soliste.


Claus Peter Flor

Bien qu’auteur d’une œuvre importante, comprenant plusieurs opéras, oratorios, symphonies et autres compositions, Max Bruch n’est aujourd’hui connu que pour l’un de ses trois concertos pour violon, au demeurant fort réussi. Il a aussi écrit, durant les années 1879-80, une Fantaisie écossaise pour violon et orchestre. A l’instar de l’autre ‘’écossaise’’, la symphonie de son mentor Mendelssohn, la pièce de Bruch emprunte elle aussi son matériau thématique à la musique traditionnelle du pays. Mais elle est bien loin d’offrir l’élégance, la finesse d’inspiration et l’originalité d’écriture du chef d’œuvre de son ainé. Après une introduction plutôt avenante, les quatre mouvements qui suivent, aux couleurs conventionnelles et à l’harmonie naïve, peinent à retenir l’intérêt malgré les qualités de rythme et de timbre qu’y déploie la violoniste Liza Ferschtman, attentivement épaulée par Flor et l’orchestre. En bis, Liza Ferschtman nous a proposé sa conception particulièrement méditative de l’andante de la seconde sonate pour violon de Jean-Sébastien Bach.

Certains musicologues et chefs d’orchestre considèrent la troisième symphonie d’Anton Bruckner comme vraiment inaugurale de sa musique. Elle ne lui en a pas moins donné du fil à retordre, comme en témoignent les trois révisions et éditions successives (1873, 1878, 1889). Œuvre ambitieuse, d’une grande originalité d’écriture, d’une orchestration particulièrement cuivrée, la qualification de ‘’génial chaos harmonique’’ proposée par Pierre Boulez à propos de la tardive huitième symphonie convient également à sa cadette. Entre l’édition de 1873 et celle de 1878, on remarque d’importantes différences : dans la seconde, les deux mouvements extrêmes se trouvent raccourcis et, pour le premier, dépouillé de quasi toutes les citations wagnériennes ; en revanche, le déjà remarquable scherzo voit son caractère méphistophélique accru par une étonnante coda. Si beaucoup d’arguments plaident en faveur de l’unité supérieure de la seconde édition, la première, de 1873, garde pour elle son caractère envoutant et la puissance de son étrangeté, en dépit d’un final un peu répétitif. Quoi qu’il en soit, c’est cette version originelle de 1873 qui figurait, le soir du 3 mars, au programme de l’OPS.

A la tête d’une formation resserrée d’environ soixante-quinze musiciens, Claus Peter Flor en aura donné une interprétation particulièrement vibrante et fébrile, sans négliger pour autant l’indispensable homogénéité de la texture orchestrale. Vu la durée de l’œuvre, on a apprécié la vivacité du tempo adopté ; et aussi le jeu expressionniste de tous les pupitres de l’orchestre dans cet univers quasi-abstrait où ‘’faire joli’’ n’a guère de sens. L’OPS a  montré une fois encore l’excellente forme qu’il affiche depuis le début de saison.

                                                                                              Michel Le Gris