Le centre de la porte
Grodzka-théâtre NN à Lublin tente de redonner un nom et une identité à tous les
juifs exterminés de la ville
Un homme creuse même si on lui a
dit qu’ici, il ne subsistait aucune trace. Qu’il n’y avait plus rien. Pourtant
il continue. Soudain retentit un bruit sourd comme venu du fond des âges. Comme
tiré de l’oubli. Quelque chose était bien là. Des voix, des images issues d’une
culture que l’on croyait à jamais perdue. Tomasz Pietrasiewicz s’arrête, regarde
autour de lui. La mémoire est revenue.
Tomasz Pietrasiewicz
Ils ont été assassinés à
Majdanek, Belzec ou Sobibor par des nazis qui pensaient leur ôter non seulement
leur vie mais également leur identité. Jusqu’à leur souvenir. C’était sans
compter quelques aventuriers de la mémoire comme Tomasz Pietrasiewicz, directeur
du centre de la porte Grodzka – Theatre NN et metteur en scène. Voilà plus de
trente ans, depuis le début des années 1990 lorsqu’il a créé à partir de rien
le théâtre NN de la porte Grodzka, qu’il recense et ressuscite la mémoire des
juifs de Lublin. Pourtant Tomasz Pietrasiewicz ne savait absolument pas se
servir de cette pelle historique et ne nourrissait qu’intérêt mineur pour les
questions de mémoire, lui le diplômé de physique. « Pendant longtemps,
cette question m’intéressait pas. Puis
je me suis rendu compte du lieu où je me trouvais » reconnaît-il
aujourd’hui.
Dans cette tombe anonyme, de
cette fosse de la mémoire pareille à ces charniers que les nazis ont répandu
sur le sol de la région de Lublin et de la Pologne, Tomasz Pietrasiewicz
s’active alors pour redonner vie à ces milliers d’histoires en les accueillant
dans cet orphelinat de la porte Grodzka située tout près d’un parking qui a
recouvert maisons et synagogues du quartier juif. Il y a avait donc urgence.
La quête des disparus de Lublin
est ainsi lancée et depuis, Tomsaz Pietrasiewicz œuvre pour collecter les
témoignages de cette population juive qui comptait jusqu’à 43 000 individus sur
les 120 000 habitants de la ville de Lublin et que l’Aktion Reinhard –
l’opération d’extermination des juifs de Pologne – a réduit au silence. « Je
veux redonner à ces gens leurs histoires et je prends la responsabilité de ce
qui n’existe plus » affirme-t-il. Le chantier fut titanesque et un
travail de collecte considérable a été entrepris conduisant à recenser 1300
rues et plus de cinq mille heures de témoignages. Au final, les 43 000 dossiers
personnels des juifs de Lublin se trouvent entreposés dans cet orphelinat de la
mémoire où l’on vient du monde entier, d’Israël, des Etats-Unis, d’Australie ou
d’Europe pour retrouver des parents, des grands-parents, un frère, une sœur ou
des proches qui ont péri lors de la Shoah. Les retrouvailles dans ces lieux
austères et métalliques sont toujours emprunts d’une intense émotion. « Certains
craquent. D’autres fondent en larmes » rappelle Tomasz Pietrasiewicz
dont l’action a été saluée par de nombreux intellectuels (Agata Tuszyńska, Julia Hartwig) et lui valut plusieurs prix dont celui
d’Irena Sendler, du nom de cette résistante polonaise qui sauva des milliers
d’enfants juifs et récompense deux personnes, l’une aux Etats-Unis et l’autre
en Pologne, qui enseignent le respect et la tolérance.
Le projet financé à 100 % par la ville de Lublin a même donné lieu en 2011 à une exposition baptisée « Lublin Mémoire d’un lieu » où un mur de voix a permis de faire entendre celles qui se sont tues mais également celles des Justes qui ont sauvé les juifs de Lublin. Aujourd’hui, le centre de la porte Grodzka accueille non seulement ce mémorial mais également un théâtre, des projets sur l’apiculture ou les briqueteries de la ville et promeut un important volet éducatif et pédagogique à destination des écoles. Grâce à cela, le personnel du centre combat chaque jour l’oubli. Pour autant, le travail de mémoire entrepris par le Centre et son directeur ne s’arrête jamais car de nombreux dossiers parmi ces 43 000 restent vides par manque d’informations. Tomasz Pietrasiewicz n’a donc pas fini de creuser.
Par Laurent Pfaadt
Pour en savoir plus et visiter le Centre de la Porte Grodzka – théâtre NN rendez-vous sur leur site : https://teatrnn.pl/en/
Celle que l’on surnomme la « Padoue du Nord » ou la « perle de la Renaissance » en raison de la symétrie de ses rues n’a rien à envier à sa cousine italienne tant la beauté de ses rues et de sa grande place est manifeste. Elle invite ainsi à se perdre sans se perdre. Fondée en 1580 par Jan Zamoyski, chancelier du roi Sigismond II de Pologne, qui la conçut comme son bien privé et la voulut, sur cette terre inhospitalière de l’est de la Pologne, comme la matérialisation de la cité idéale imaginée par les savants d’une Renaissance que Zamoyski observa en Italie durant ses études.
La grande place du marché, un
carré de cent mètres de côté abritant de magnifiques immeubles colorés de style
arménien, est considérée à juste titre comme l’une des plus belles de Pologne.
Sur cette dernière se trouve l’hôtel de ville et sa tour de l’horloge haute de
52 mètres qui complète un centre-ville où il possible d’admirer le Palais
Zamoyski et les vestiges de l’ancienne synagogue. Le chancelier Zamoyski
installa également, non loin de la forteresse, une académie militaire qui,
aujourd’hui, permet aux apprentis chevaliers et autres barons de Münchhausen en
herbe de s’exercer au tir à canon, rien que cela !
L’esprit Renaissance que Jan
Zamoyski insuffla à la ville ne se retrouve pas uniquement dans sa conception
urbanistique résolument moderne mais également dans l’esprit de tolérance qui
imprégna la ville jusqu’à la seconde guerre mondiale et où vécut et prospéra la
seule communauté juive sépharade de Pologne. D’ailleurs, Jan Zamoyski édifia,
alors que l’Europe était ravagée par les guerres de religion, des lieux de
culte pour catholiques, protestants et juifs.
D’ailleurs quelques enfants juifs de la ville demeurèrent célèbres notamment Rosa Luxembourg, symbole de la révolution spartakiste en Allemagne en 1919, Joseph Epstein, résistant communiste à Paris, arrêté en compagnie de Missak Manouchian et fusillé au mont Valérien le 11 avril 1944 et Czslawa Rowka, la jeune fille de 14 ans photographiée par Wilhelm Brasse et qui orne la couverture du livre de Luca Crippa et Maurizio Onnis, Le photographe d’Auschwitz (Alisio Histoire) paru ces jours-ci.
Par Laurent Pfaadt
Inscrite depuis 1992 sur la liste du World Cultural Heritage de l’UNESCO, Zamosc vaut donc assurément plus qu’un détour.
Création littéraire, quartier
des musées, musique, la capitale des Emirats Arabes Unis a investi tous les
fronts culturels
La réalité a fini par se
confondre avec la fiction. Si la récente foire internationale du livre d’Abu
Dhabi a pris comme slogan le titre du célèbre film de Wolfgang Petersen,
celui-ci n’a jamais été aussi actuel qu’à Abu Dhabi tant la capitale des
Emirats Arabes Unis a fait de la culture son soft power sur la scène
internationale. Plusieurs raisons ont présidé à ce choix : la volonté
originelle du père fondateur du pays, le Sheikh Zayed Bin Sultan Al Nahyan
(1918-2004) qui a très tôt compris que savoir et éducation constitueraient les
moteurs du développement de son jeune pays – les UAE sont officiellement nés en
1971 – mais également la position stratégique de ce dernier, entre Occident et
Asie, et placé au carrefour des religions et des cultures. Comme le rappelle le
Dr Ali bin Tamim, Secrétaire Général du Sheikh Zayed Book Award et président de
l’Arabic Center Language « ce soft power est une bonne chose tant qu’il
amène les gens et les cultures à dialoguer, tant qu’il ouvre la voie au
rapprochement entre les gens. Les Emirats Arabes Unis constituent l’exemple même
de cette vision. Regardez tous ces monuments comme la Grande mosquée
Sheikh Zayed, la Maison abrahamique, le Louvre Abu Dhabi, les universités de la
Sorbonne et de New York qui ont ainsi construit des ponts culturels ».
Le livre constitue bien
évidemment l’un des axes forts de ce développement. L’Abu Dhabi International
Book Fair a ainsi réunit pendant près d’une semaine en mai dernier tout ce que
le monde arabe compte d’éditeurs, du Maroc à l’Irak en passant par l’Arabie Saoudite
et l’Egypte. C’est d’ailleurs une maison d’édition égyptienne, El Aïn, qui
édita entre autres plusieurs vainqueurs de International Prize for Arabic
Fiction qui fut sacrée cette année par le Sheikh Zayed Book Award devenu au fil
de ses dix-sept éditions, à la fois la consécration littéraire de tout
intellectuel du monde arabe et un formidable vecteur de diffusion de la langue
arabe. Saïd Khatibi, vainqueur du prix dans la catégorie jeune auteur abonde
dans ce sens : « je suis très fier d’obtenir ce prix et d’inscrire
mon nom à côté de celui d’Amin Maalouf et d’écrivains arabes renommés. Mais ce
prix n’est pas que pour moi mais également pour la jeune génération d’écrivains
algériens ».
Si ce prix traduit une volonté de
défendre la langue arabe face à l’anglais, il souhaite également «encourager
les jeunes auteurs, notamment les femmes » assure de son côté Jürgen
Boss, président de la foire internationale de Francfort où tout se décide dans
l’industrie mondiale du livre et dont la présence à Abu Dhabi et au sein du
comité scientifique du Zayed Book Award, légitime à la fois la place prise par
une foire qui, chaque année, prend de l’ampleur mais également vient conforter
la capitale des Emirats Arabes Unis comme l’un des hauts lieux du livre sur la
scène internationale et plus particulièrement dans cette partie du monde.
Pour se convaincre définitivement
de l’importance accordée à la culture, il suffit de prendre un taxi et de se
rendre dans le quartier des musées dans le district d’Al Saadiyat traversé par
une avenue…Jacques Chirac. Ici, à côté de l’extraordinaire réussite du Louvre
Abu Dhabi qui a comptabilisé fin 2022, 3,7 millions de visiteurs en cinq ans,
se dressent d’innombrables grues qui bâtissent les institutions culturelles de
demain : le musée d’histoire naturelle, le Zayed National Museum épousant les
ailes d’un faucon et doté d’un système de ventilation révolutionnaire – les
Emirats arabes Unis qui accueilleront la COP 28 fin novembre 2023 ont très tôt
inscrits leurs actions créatrices dans le développement durable – ou le Guggenheim
Museum signés par les plus grands noms de l’architecture comme Norman Foster ou
Frank Gehry. Et à l’image de cette salle du Louvre réunissant les textes sacrés
des trois religions monothéistes, les Emirats Arabes Unis, signataires des
accords d’Abraham avec Israël en 2020, ont inauguré en février 2023 la Maison abrahamique,
lieu syncrétique qui voit se côtoyer église, synagogue et mosquée.
Les Emirats Arabes Unis n’en oublient pas pour autant les autres champs de la culture et notamment la musique. Lieu d’un festival de musique renommé et présidée par Huda Alkhamis-Kanoo qui accueillit cet année Juan Diego Florez ou le compositeur Tan Dun et d’une salle de concert, l’Etihad Arena, désormais passage obligé des tournées internationales d’artistes du monde entier comme les Guns and Roses ou la star égyptienne Amr Diab, Abu Dhabi voit ainsi se croiser sur son sol les cultures et les esthétiques de l’Ouest et du monde arabe. La célébration, cette année, du compositeur et pianiste égyptien Omar Khairat en tant que personnalité culturelle de l’année du Zayed Book Award est ainsi emblématique de cette volonté de construire des ponts culturels entre Occident et monde arabe. L’artiste égyptien élabora ainsi une œuvre où se mêlent musique orchestrale classique et mélodies orientales composant ainsi la bande originale d’une histoire qui non seulement n’est pas prête de s’arrêter mais est en marche.
L’ancien épicentre de la
déportation des juifs de Pologne est devenu capitale européenne de la jeunesse
en 2023
La vie reprend toujours ses
droits. Qui aurait pu croire il y a quatre-vingts ans qu’à quelques centaines
de mètres du quartier général de l’Aktion Reinhard chargé de
l’extermination des juifs de Pologne, on rirait devant des clowns et on
applaudirait des acrobates ?
C’est pourtant le spectacle
qu’offrit la ville de Lublin en ce mois de juillet à l’occasion du festival des
arts de la rue, celle d’une vie ouverte sur l’Europe et le monde, jumelée
notamment avec une Vilnius que les habitants peuvent, à travers un écran,
saluer. Une ville qui tel un phénix, a su grâce à sa jeunesse, renaître de ses
cendres.
Malgré leurs crimes notamment
dans le camp de concentration de Majdanek situé aux portes de la ville, les
nazis n’ont pas réussi à éradiquer la dimension juive de cette ville
multiculturelle. Ici, des portraits des anciens habitants juifs au théâtre NN
qui perpétue la mémoire des ces derniers en passant par l’œuvre littéraire du
Prix Nobel Isaac Bashevis Singer et son fameux Magicien de Lublin et
l’excellent restaurant Mandragora dans la vieille ville où il est possible de
déguster de la carpe frite ou le canard à la juive avec tzimmes sur orge perlé,
la spécialité de la maison le tout au son de musique klezmer et arrosé d’un
Teperberg israélien, il est impossible d’échapper à la culture juive qui
possède même son festival dont la quatrième édition s’est tenue mi-août.
Pour autant, réduire Lublin à sa seule
dimension juive serait injuste tant la ville foisonne d’une culture portée
notamment par une jeunesse qui investit de nombreux lieux de la ville et
s’implique dans des manifestations telles que des rencontres littéraires, un
festival international de graffiti ou un Carnaval de magiciens de toute beauté.
Fondée en 1317 et forte d’une histoire de plus de sept cents ans, la ville se
développa autour de son magnifique château qui domine la cité et absorba avec
intelligence des styles différents : baroque avec la magnifique Basilique
des Dominicains, néo-classique et contemporain avec par exemple la reconversion
réussie de cette ancienne brasserie Perla devenue un restaurant à la mode ou le
centre de rencontre des cultures. Mais c’est peut-être dans son château que la
cohabitation entre passé et présent s’exprime le mieux. Ainsi à quelques
dizaines de mètres de la chapelle de la Sainte-Trinité, chef d’œuvre mêlant
motifs gothiques et peintures polychromes orientales, s’expose de manière
permanente, une des plus belles collections d’œuvres de Tamara Lempicka que
l’Etat a acquis en mai 2023. Cette richesse patrimoniale lui a d’ailleurs valu
d’obtenir en 2015 le label European Heritage conféré par la Commission
européenne rejoignant ainsi l’abbaye de Cluny ou les sites du patrimoine
musical de Leipzig en Allemagne.
Et puis, on ne va vous mentir, il
y a ici un côté Mitteleuropa très agréable qui plonge immédiatement le visiteur
dans une magie indescriptible, magie qu’enfants comme adultes pourront
découvrir dans le théâtre Imaginarium ou en se promenant dans le Rynek, la vieille
ville où se croisent influences polonaises, russes, austro-hongroises et
ukrainienne. Magie qui a très vite séduit les producteurs de cinéma puisqu’en
vous promenant dans ces rues, vous retrouverez celles de la Neustadt de The
Reader, le film tiré du livre de Bernhard Schlink avec Kate Winslet. Et si
l’atmosphère de la ville vous oppresse, il vous suffira de parcourir quelques
centaines de mètres et de plonger dans l’Open Air Village Museum, un écomusée de
27 ha qui, le temps d’une balade bucolique entre moulins et maisons à toits de
chaume, vous offrira un havre de paix et de méditation. Après il sera temps de
vous arrêter dans le restaurant Karczma Kocanka pour vous rafraîchir avec une
limonade au goût de bubble gum ou pour vous rassasier avec le fameux Forshmak, ce
plat typique d’Europe de l’Est préparé avec du hareng ou de la viande salée et
dont la variété de Lublin, le Forszmak lubelski est un ragoût de viande que
l’on vous conseille vivement en hiver pour reprendre des forces nécessaires à
la poursuite de la découverte de la ville.
Ainsi ni les incendies de l’histoire, nazi et communiste, ni celui bien réel de 1575 n’ont eu raison de cette ville qui a toujours réussi à renaître de ses cendres pour devenir aujourd’hui, l’une des plus magiques de Pologne.
Par Laurent Pfaadt
Vols Paris-Varsovie Radom à
partir de 90 euros AR avec la compagnie nationale polonaise Lot Polish Airlines :
https://www.lot.com/fr/fr
Le restaurant Perłowa Pijalnia
Piwa dans l’ancienne brasserie Perla où l’on vous conseille vivement
l’esturgeon grillé sauce tartare et ses salicornes. https://perlowapijalniapiwa.pl/?lang=en
A lire avant de partir
Isaac Bashevis Singer, Le Magicien de Lublin, Le Livre de
poche, 336 p.
La région de Lublin recèle de multiples châteaux à
découvrir
Des forêts de pins tapies de
mousse luxuriante, des vignes à perte de vue, des clairières percées de rayons
de lumière. Ces paysages enchanteurs dans la voïvodie de Lublin, à quelques 80
kilomètres de l’Ukraine offrent de merveilleux décors à quiconque rêvent de
contes de fées, de princes et princesses, et de châteaux qui, chacun dans leur
style, invitent le visiteur à un voyage dans le passé.
Palais de Kozlowka
A Kozlowka, le blanc éclatant du château des Zamoyski donne un petit côté pavillon de chasse tiré de Guerre et Paix. On a l’impression qu’Andrei Bolkonski va arriver, juché sur son cheval ou qu’Anna Mikhaïlovna Droubetskoï va sortir de cette chapelle construite sur le modèle versaillais où elle a prié pour son fils Boris avant de se promener dans le jardin à la française attenant au château. Petit bijou perdu au milieu de ce cadre bucolique qui attire tout de même 300 000 visiteurs par an, le palais qui aligne copies de tableaux de grands maîtres et objets insolites comme ce piano girafe ou cet aspirateur du 19e siècle à manivelle, dévoile son charme à des visiteurs majoritairement polonais et allemands qui viennent ici à la rencontre, le temps d’un week-end ou à l’occasion de séminaires d’entreprises, de leur histoire nationale tumultueuse où les paons ont aujourd’hui remplacé les aigles allemands. Et si ces derniers commettaient les pires exactions à quelques kilomètres de là, Dieu ne quitta cependant jamais l’auguste demeure, cachant le futur primat de Pologne, le cardinal Stefan Wyszyński que le pape François béatifia en 2021.
Galerie réaliste socialiste, Koslowka
Pour autant, il réserva quelques
facéties, rouges, aux propriétaires qui, de retour vendirent le château à
l’Etat polonais qui y installa une très belle collection d’œuvres réalistes soviétiques
où se côtoient Bierut, le héros communiste local et héraut stalinien qui
contrôla la Pologne après la seconde guerre mondiale, Jean Jaurès mais
également le miracle de l’industrialisation polonaise et des avertissements au
poison capitaliste représenté par Coca Cola. Pas rancunier pour autant, le
jardin aligne de magnifiques rosiers rouge carmin.
Chateau de Zamek
A Janowiec, fini les amours contrariés tolstoïens et place aux catapultes et aux monstres de The Witcher. Ici se dressent fièrement les ruines romantiques du château de Zamek. Surplombant un paysage à couper le souffle, l’édifice bâti au XVIe siècle puis ravagé par les Suédois dont on imagine aisément, la nuit tombant, les combats à l’épée et autres pouvoirs du Sorceleur, accueille familles venues se reposer dans le parc aux arbres centenaires et visiteurs embrassant les flancs de ces collines, prolongement des hanches d’une Vistule qui a déposé voilà quelques millénaires son limon formant ainsi un terroir argilo-calcaire propice à développer un riesling plus que prometteur grâce à la persévérance de quelques vignerons. Ainsi, si la magie est restée intacte entre ces murs, les seuls sortilèges à l’œuvre aujourd’hui sont ces filtres d’amour rouges et blancs tirés des vignes en contrebas. Près de 350 ans après la mise à sac du château, les Polonais tiennent enfin leur revanche sur des Scandinaves qui aujourd’hui viennent déguster les cépages de Janowiec. Et à l’image de son drapeau national, cette très belle région de la Pologne offre le plus parfait mariage du rouge et du blanc qui s’exprime à merveille tant sur les coteaux de Janowiec que dans les jardins de Koslowka.
Par Laurent Pfaadt
Pour plus de renseignements sur les châteaux de région de
Lublin :
Entrer dans le musée Porsche, c’est voir bien plus que
des voitures
Dès le parking souterrain le
visiteur a l’impression d’être dans le musée tant les Porsche des visiteurs s’y
alignent, modèles et couleurs variés. De l’une d’elle, une 911 GT3 RS verte
pomme sortent Christian et Marco, deux frères suisses. « Je suis un
amoureux de Porsche depuis toujours et je suis venu ici plusieurs fois. Mon
frère Marco ne connaissait pas le musée. Alors je l’ai accompagné »
dit-il en souriant, visiblement heureux de revenir.
Qui n’a jamais voulu tourner la
clé de contact d’une Panamera ou entendre rugir sous son pied une 911 ? Ici
dans ce temple monumental de modernité Porsche se vit, se touche. On y croise
toutes les générations, petits comme grands et tout type de visiteurs. Ici un
prêtre en soutane se renseignant sur Porsche pendant la seconde guerre mondiale.
Là un touriste indien se faisant photographier dans la 718 Boxter. Dans le
musée, l’histoire de la saga est bien évidemment relatée, de sa fondation par
Ferdinand Porsche en 1931 jusqu’à aujourd’hui, mais le visiteur côtoie aussi des
modèles qui changent au gré des envies alliant ainsi pédagogie et plaisir.
Ce dernier est comme un enfant.
Il peut toucher les carrosseries comme s’il s’agissait de reliques, les pneus
des F1, le volant qu’à dû tenir James Dean dans sa 550 ou s’assoir dans les
nouveaux modèles. Les enfants se prennent en photo devant la Sally Carrera de Cars.
La 911 trône bien évidemment en majesté avec ses modèles de course ou de
tourisme et toise un peu sa petite sœur 928 qui suscita tant de controverses
avant de rappeler avec les autres membres de la famille, de la mythique 914 S
de 1969 à la fière 718 Cayman T 2019 et sa couleur rouge – petit pied de nez à
sa rivale italienne – que Porsche c’est en 2023, une histoire faîte de 75 ans
de rêves et de passion.
Cette passion, la marque la
brandit dans les plus grandes courses du monde, notamment aux 24h du Mans, de
la 917 de Steve McQueen barrée du logo orange Gulf en 1971 à la 919 hybride,
victorieuse en 2015 avec ses airs de vaisseau spatial en passant bien
évidemment par la mythique 962C qui réalisa un doublé en 1986-1987. Pénétrant
dans la salle des trophées, le visiteur a le choix, via un écran tactile, de
revivre ces grandes courses.
En Formule 1, la McLaren d’Alain
Prost est là pour nous rappeler que Porsche en tant que motoriste remporta deux
titres de champion du monde avec TAG. D’ailleurs, le visiteur aguerri peut
ausculter la mythique mécanique. Chacun y va de son commentaire sur tel
cylindre ou sur le système de freins. Ou tout simplement s’imprégner de
l’esprit Porsche. « J’ai voulu voir ce musée parce que j’adore les
voitures et je préfère les musées spécifiques que les grands musées. Pour
m’imprégner du style Porsche » confie Iouri, un réfugié ukrainien qui
se prend en photo devant la Carrera GT de 2006.
Car Porsche raconte cela. Cet esprit qu’il a insufflé, dans la course, au cinéma et dans la société occidentale moderne. Au terme d’une balade de plusieurs heures, le temps est venu de redescendre sur et sous terre pour retrouver sa voiture dans le parking souterrain. Et en tournant la clé de contact, le visiteur, encore imprégné d’un rêve qui tarde à se dissiper, s’attend toujours à entendre le moteur d’une 911.
A noter que la nouvelle application du musée sera disponible dès le 9 juin 2023
A lire :
Pour tous ceux qui souhaiteraient se replonger dans
l’univers Porsche et découvrir leur modèle favori, on ne saurait trop leur
conseiller le livre de Brian Laban Quintessence Porsche (Glénat)
Témoigner, voilà le maître-mot
de ce nouvel épisode de bibliothèque ukrainienne. Témoigner de la réalité des bibliothèques
détruites ou endommagées par l’armée russe et ses supplétifs, témoigner de la
mobilisation des acteurs locaux mais également pour rendre hommage à la mémoire
des écrivains morts durant le conflit. Témoigner enfin de la réalité de la
guerre.
Le 17 novembre 2022 s’est ainsi réunit
un forum international sur les destructions de bibliothèques ukrainiennes.
Piloté par Lyusyena Shum, Executive Director Charitable Foundation Library
Country, il a été l’occasion de dresser un état des lieux des destructions
opérées par l’armée russe à l’encontre du patrimoine ukrainien. En matière de
lecture publique et de livres, une entreprise systématique de purge des
bibliothèques des villes passées sous contrôle russe a été opérée. Considérés
comme « extrémistes », de nombreux livres traitant de la révolution
de Maidan en 2013-2014, des mouvements de libération ukrainiens ou des
opérations militaires contre les régimes séparatistes dans les régions de Donetsk
et Louhansk ont été saisis ou détruits. Dans certaines écoles de la région de
Kharkov, les livres saisis ont été remplacés par des livres de propagande
russe.
A Marioupol, l’armée russe a ainsi
brûlé la bibliothèque ukrainienne Vasyl Stus, bibliothèque publique située dans
l’église de la ville. Vasyl Stus était un poète qui durant l’époque soviétique,
célébra la langue et la nation ukrainienne. Envoyé au goulag, il y décéda en
1985.
Ce forum a aussi été l’occasion
de mettre en lumière la formidable mobilisation de la population ukrainienne,
militaires comme civils pour sauvegarder les livres et les bibliothèques de
leur pays. Une immense chaîne de solidarité s’est ainsi mise en place et a
permis de collecter près de 10 000 euros qui ont été redistribués à 200
bibliothèques. Cette chaîne de solidarité a également été entretenue par tous
ces intellectuels, femmes et hommes de lettres engagés sur le front qui ont
produit œuvres littéraires ou ont continué depuis leurs postes de combat à
faire vivre la littérature ukrainienne.
Bibliothèque Karazin
Nous commençons ce nouvel épisode
de bibliothèque ukrainienne par le discours de l’écrivain ukrainien Serhiy
Jadan, à l’occasion de la remise du prix de la paix des libraires allemands le
23 octobre 2022 et traduit par Iryna Dmytrychyn. Serhiy Jadan a fait un don de
12 500 dollars afin de reconstruire la bibliothèque Karazin de Kharkov (photo).
Il a publié son nouveau roman L’Internat aux Éditions Noir sur Blanc, dans une
traduction d’Iryna Dmytrychyn que nous avons chroniqué dans notre épisode
4 : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/bibliotheque-ukrainienne-episode-4/
« Qu’est-ce que la guerre
change en premier lieu ? La perception du temps, la perception de l’espace. Ils
changent très vite, les contours de la perspective, les contours du temps.
L’homme dans l’espace de la guerre s’efforce de ne pas bâtir des projets
d’avenir, tente de ne pas trop penser à comment sera le monde de demain. Ce qui
compte, c’est ce qui t’arrive ici et maintenant ; ce qui a du sens, ce sont les
choses et les gens qui resteront avec toi jusqu’au lendemain matin, tout au
plus, dans le cas où tu survis et que tu te réveilles. L’objectif principal est
de rester entier, d’avancer une demi-journée de plus. Après, plus tard, on
verra, on saura comment agir, comment se comporter, sur quoi s’appuyer dans
cette vie, quel en sera le nouveau point de départ. »
« C’est une question de
langage. De l’usage précis et justifié de tel ou tel mot, de l’exactitude de
notre intonation, lorsque nous parlons de l’existence à la limite entre la vie
et la mort. À quel point notre vocabulaire d’avant, ce lexique qui hier encore
nous permettait parfaitement d’appréhender le monde, à quel point est-il donc
opérant aujourd’hui, pour exprimer ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous
donner de la force ? Car nous nous sommes tous retrouvés dans ce lieu du
langage que nous ne connaissions pas auparavant et, par conséquent, notre
système de valeurs et de perception est déplacé, le sens a changé de grille de
lecture, le besoin a redessiné ses limites. Ce qui de l’extérieur, vu de côté,
peut s’apparenter à des conversations sur la mort, en vérité représente très
souvent une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à sa possibilité, à
sa pérennité. De manière générale, où dans cette réalité nouvelle, brisée et
déplacée, se termine le thème de la guerre et où commence la zone de la paix ? »
Témoigner, c’est aussi ce
qu’entreprend Lasha Otkhmezuri, ancien diplomate et historien géorgien.
Délaissant un temps le front russe de la seconde guerre mondiale qu’il a
raconté avec Jean Lopez dans quelques livres devenus aujourd’hui des références
(Barbarossa 1941, la guerre absolue, Passés composés, 2019 ou Joukov,
Perrin, 2013), il est allé à la rencontre d’acteurs de la guerre en Ukraine
pour recueillir leurs témoignages qu’il a consigné de ce livre simplement
appelé Combattre pour l’Ukraine, dix soldats racontent (Passés composés,
224 p). Pour Hebdoscope, il nous en dit plus :
1.Comment est née l’idée de ce
livre ?
Contrairement à mes livres
précédents, il s’agit d’un livre très personnel. J’ai longtemps hésité avant de
me lancer dans son écriture. J’avais peur de ressembler à un journaliste «
vautour ». Quand la guerre a débuté, j’ai voulu aider l’Ukraine autrement que
par mes écrits. C’est après la multiplication d’imprécisions et d’inexactitudes
notamment des déclarations faisant référence à Yalta et à Munich que j’ai
décidé d’écrire. La déclaration d’Henry Kissinger du 23 mai 2022 disant que
l’Ukraine devait consentir à des concessions territoriales m’a définitivement
convaincu.
2. Votre livre regroupe les
témoignages de différentes personnes impliquées dans la guerre. Qu’ont-elles en
commun ?
Je pense que ce que les unit
renvoie à des termes comme la liberté, la paix et la sécurité. Des mots que
certains en Occident considèrent depuis quelques décennies comme acquis. Maksym
Lutsyk, un étudiant âgé de 20 ans, est sûrement le plus explicite lorsqu’il
explique être allé à la guerre pour défendre la vie paisible, le droit des
habitants de Kiev à pouvoir prendre un verre en terrasse. Il ne faut jamais
oublier que la liberté et la paix renvoient à la nécessité de les défendre.
Dans le livre, je cite Romain Rolland qui, en juillet 1938, a déclaré que « la
paix ne se donne qu’à ceux qui ont le courage de la vouloir et de la défendre
». Mais je pourrais également citer Périclès qui, il y a 2500 ans, a prononcé
exactement les mêmes mots. C’est pourquoi Maksym Lutsyk, Maria Chashka, des
Russes, des Géorgiens ou encore le Letton Gundars Kalve ont raison quand ils
déclarent que ce n’est pas seulement une guerre pour la liberté de l’Ukraine,
mais également une guerre pour la paix et la démocratie en Ukraine.
3. Les propos des témoins non
ukrainiens, notamment cet ancien officier du FSB, sont particulièrement
édifiants
Je voulais avoir le témoignage de
Russes pour démontrer qu’il n’y a pas de fatalité à voir la démocratie
disparaître de Russie pour des décennies. En voyant les crimes à Boutcha et
dans d’autres villes d’Ukraine, beaucoup ont conclu que tous les Russes sont
des impérialistes, que la Russie ne sera jamais une démocratie. Rappelons-nous
comment les citoyens russes ont réagi à l’invasion de la Lituanie le 13 janvier
1991 : des foules de moscovites sont descendues dans les rues de Moscou dès le
lendemain et ont stoppé la possibilité d’un accroissement de la violence. Ce
fut la plus grande manifestation de l’histoire de la Russie moderne. Ces
manifestants tenaient des pancartes « pour votre et notre liberté».
L’Europe doit parler avec le
peuple russe et non avec Poutine pour lui rappeler ces pages de l’histoire dont
ils peuvent être fier comme ce 14 janvier 1991. L’Europe doit assurer aux
Russes qu’après Poutine, au lieu du cauchemar impérialiste, ils auront la
possibilité de vivre une vie meilleure et que l’Europe les aidera à réaliser
cet objectif.
4. Vous, l’historien, le
diplomate qui a écrit sur les batailles du front de l’Est pendant la seconde
guerre mondiale, comment avez-vous perçu ces témoignages sur celles d’Irpin ou
de Marioupol ?
En général, je préfère éviter ce
type de parallèles, surtout quand ils sont faits par des historiens. Comme
l’écrit Nietzsche, « l’histoire monumentale trompe par analogie ».
5. Votre pays a également été
envahi par la Russie (en 2008). Quel regard portez-vous sur la différence de
réactions par apport à l’Ukraine ?
En 2008, je fus l’un des premiers
à pointer dans la presse française la responsabilité géorgienne dans ce
conflit. Comme je l’écris dans l’introduction de mon livre, il y a une grande
différence entre ces deux guerres : en 2008, rien n’était noir ou blanc alors
que dans la guerre actuelle nous avons une partie – l’Ukraine – qui, alors même
qu’elle était déjà à moitié occupée, a tout fait pour éviter la guerre et que
de l’autre côté, il y a un agresseur qu’aucun compromis n’a arrêté.
Un autre point très important
pour moi : j’ai une aversion profonde pour toute sorte « d’exhibitionnisme
littéraire ». Si dans l’introduction du livre je parle de mon expérience
personnelle, je l’ai fait pour que le lecteur ne se méprenne pas sur mes
intentions qui n’ont rien à voir avec mes origines.
Henry Lion Oldie, Invasion, journal
d’Ukrainiens pacifiques, Les Belles Lettres, 180 p.
Henry Lion Oldie est un
pseudonyme regroupant deux célèbres auteurs d’heroic fantasy et de littérature
imaginaire (publiés chez Mnémos), Oleg Ladyjenski et Dmitri Gromov. Délaissant
leurs mondes merveilleux, c’est dans le chaos et les ténèbres de l’occupation
russe qu’ils nous convient dans ce livre. Vivant dans le même immeuble de
Kharkov, ils sont certainement passés par cette bibliothèque Karazin qui
illustre aujourd’hui notre épisode.
L’attaque du 24 février 2022 les a
projetés dans le réel, dans le quotidien d’une nation en armes, d’une
population qui combat et qui survit. Leurs témoignages qui s’étalent de février
à l’automne 2022 parlent des attaques quotidiennes de missiles russes, de ces
astuces pour éviter que volent en éclats les vitres des appartements, de ces séjours
prolongés dans la cave avec les autres résidents. Et puis l’exil. Début mars
2022, les deux hommes accompagnés de leurs familles sont contraints de quitter
Kharkov pour Lviv. Leur notoriété leur permet, grâce au réseau de leurs
lecteurs et fans, de trouver des points de chute. Un chronique ordinaire d’une
guerre extraordinaire.
Etienne de Poncins, Au cœur de la guerre, XO éditions, 352
p.
La guerre, il l’a vu à de
nombreuses reprises. Mais peut-être pas d’aussi près. Etienne de Poncins est un
diplomate chevronné. Passé par l’ENA, il a été en poste en Bulgarie, au Kenya
et en Somalie. Arrivé à Kiev en 2019, il ne s’attendait certainement pas,
malgré les menaces russes, à voir les chars de Vladimir Poutine, envahir
l’Ukraine aux premières heures du 24 février 2022. « Comment expliquer et
comprendre ce qui vous paraît proprement incompréhensible et irrationnel ?
» écrit alors que les fantômes de la seconde guerre mondiale et de Staline
se bousculent dans son esprit.
Vient alors l’évacuation de
l’ambassade pour Lviv, à l’ouest du pays, la photo brisée – comme cette
relation franco-russe qui avait survécut à deux guerres mondiales – du
président de la République sous le bras, l’évacuation des ressortissants
français, l’aide apportée à l’Ukraine, les visites à Boutcha, lieu de crimes de
guerre qui semblaient appartenir au passé ou à la bibliothèque de Tchernihiv
que nous avons évoqué dans notre épisode 2.
Puis vient le moment de coucher
ses souvenirs sur le papier, conscient d’être engagé dans quelque chose qui le
dépasse et s’appelle l’Histoire avec un grand H. Avec ce récit, le lecteur a
l’impression de faire un bon dans le passé. Le livre d’Etienne de Poncins n’est
pas un livre d’histoire mais un témoignage, celui d’un diplomate en guerre qui
constate avec amertume que l’essence même de son action a échoué. Ce n’est pas
un livre d’histoire. Pas encore.
Sylvie Bermann, Madame
l’Ambassadeur, De Pékin à Moscou, une vie d’ambassadeur, Tallandier, 352 p.
De l’autre côté du Donbass, un
autre diplomate français a vu cette guerre se dessiner. Première femme à avoir
occupé un poste d’ambassadeur dans trois pays du Conseil de sécurité des
Nations-Unies (Chine, Royaume-Uni, Russie), Sylvie Bermann arrive à Moscou en
2017. Pendant un peu plus de deux ans (jusqu’en décembre 2019), elle est la
voix de la France et côtoie le maître du Kremlin dont elle perçoit vite sa
volonté de renouer avec un passé sanglant : « À la recherche de
l’avenir dans le passé, empreints de nostalgie de la puissance, des hommes
forts rêvent du retour d’empires et s’inscrivent dans la lignée des empereurs
de Chine et des tsars de toutes les Russies » estime celle qui a
également côtoyé Xi Jinping.
Aux premières loges d’une
situation qu’elle voit se dégrader malgré la signature des accords Minsk en
2014-2015 qui prévoyaient notamment un cessez-le-feu bilatéral et le retrait des
unités armées, Sylvie Bermann a aujourd’hui un jugement sévère sur l’action du
maître du Kremlin : « Cette guerre absurde est tragique pour
l’Ukraine, d’abord en raison du sang versé, mais également pour la Russie et le
peuple russe » écrit-elle avant de conclure « La guerre,
dont le premier objectif était de décapiter le gouvernement en installant un
homme de main à Kiev, est d’ores et déjà perdue. »
Pavel Filatiev, ZOV, l’homme
qui a dit non à la guerre, Albin Michel, 224 p.
ZOV, trois lettres peintes sur
les blindés russes. Trois lettres qui résument l’occupation de l’armée russe. Trois
lettres, titre du témoignage de l’un de ses soldats, Pavel Filatiev. Engagé
dans le 56e régiment d’assaut aéroporté, ce dernier est très vite
blessé à l’œil. Son témoignage, édifiant, révèle une prise de conscience parmi
les militaires. Filatiev décrit une armée russe mal préparée, désorganisée, mal
équipée. Mais surtout une profonde désillusion sur son pays, sur le sens que
lui, et à travers lui, des milliers de jeunes russes, peinent à trouver dans
cette guerre absurde. Aux épisodes de la guerre qu’il vit, succèdent ceux de sa
vie d’avant, celle-là même qu’il a consacré, en vain, à son pays. « J’ai
un pressentiment très net de fiasco total » écrit-il dès le 24 février
2022. Son témoignage dont l’intégralité des droits d’auteurs sera reversée à
des ONG venant en aide aux victimes de la guerre en Ukraine traduit ce doute
désormais présent, tel un poison, dans la société et l’armée russes. Mais ce
poison est-il devenu mortel ? Personne ne le sait pour l’instant.
Hommage à Valeriya Karpylenko
Valerija Karpylenko (Nava) Asow-Kämpferin
Avant de clore ce nouvel épisode,
Hebdoscope souhaite citer ce poème de Valeriya Karpylenko dont le sort a ému le
monde entier au printemps 2022. L’universitaire et poétesse faisait partie des
défenseurs de l’usine Azovstal à Marioupol. Elle s’était mariée avec l’amour de
sa vie, Andrei, 3 jours avant la mort de ce dernier. Aujourd’hui, Valeriya
Karpylenko est depuis plusieurs mois, prisonnière des Russes dans la colonie
pénitentiaire d’Olevnika. Nous pensons à elle et à tous les prisonniers et demandons
sa libération.
VIS !
Tire ! Peu importe le nombre de
balles volées en réponse !
Peu importe le nombre de visières
d’ennemis pour lesquelles tu es une cible !
Tire ! N’aies peur de rien, même
de la mort !
Ne meurs pas ! En ayant une âme
tachée de peur, laisse mourir tes ennemis – unités, dizaines, centaines,
milliers – de toi seul !
Car ils n’ont pas ce que tu as.
Un but suprême ayant pour noms honneur et dignité !
Ne meurs pas ! Il faut vivre.
Toujours.
Vis jusqu’à ce que les ennemis de
la terre ukrainienne soient obligés de se mettre à genoux !
Ou qu’ils soient profondément
enterrés dans ses profondeurs !
Vis, car la noblesse de l’homme
réside dans l’amour et la fidélité à sa terre natale
Ce dégueulasse n’a ni sa terre,
ni sa maison. Ils n’ont rien. Rien à défendre.
Vis et tue ! Peu importe le
nombre de balles volées en réponse !
Rien que le titre et sa couverture rouge éclatante valent le coup. Internationale du goût, marmitage communiste, tous les jeux de mots sont bons pour qualifier ce livre passionnant qui vous fait voyager à travers la cuisine des diverses contrées de l’ex-empire soviétique, de l’Arctique au Caucase et de Moscou à l’Asie centrale.
Florian Pinel, ingénieur
informaticien devenu chef à mi-temps est parti avec son compère Jean Valnoir
Simoulin, sur les traces des recettes de l’ex-empire soviétique et propose une
réinterprétation de ces dernières. Récit de voyages autant que guide gastronomique,
réalisé non sans une pointe d’humour « au péril de notre santé intestinale »,
les deux auteurs nous convient à déguster de la perche, du steak de cheval à
Almaty au Kazakhstan, du renne, de la nouvelle cuisine moscovite, des raviolis
qu’ils soient pelmenis (russes) ou varenikis (ukrainiens) et du kebab
caucasien. La partie dédiée au Caucase est particulièrement intéressante. Si
elle fait la part belle à l’Azerbaïdjan, terre de baklava et à la Géorgie et
son fromage, Florent Pinel n’en oublie pas le lavash arménien, ce pain plat
inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. L’ouvrage de Nathalie Baravian sur La
cuisine arménienne (Actes Sud, 2007) offrira un formidable complément à ces
aventures. Dans la préface de ce dernier, l’écrivain égyptien Alaa Al-Aswany,
rappelait d’ailleurs que « ce livre n’est pas seulement un livre de
recettes : à travers les plats délicieux qu’il nous présente, il nous rend plus
proches de l’âme arménienne. » On pourrait dire la même chose du livre
de Florent Pinel et de Jean Valnoir Simoulin. A travers leurs plats, leurs
façons de les concevoir, les ingrédients choisis, le lecteur pénètre l’âme des
peuples qui composèrent l’URSS, leurs savoirs-faires, leurs coutumes, leurs
rapports aux autres. La gastronomie devient ainsi dans ces pages une
littérature du sensible.
Au-delà des recettes présentées
et qui sont presque toujours complétées par des notices fort utiles, le lecteur
est surtout embarqué dans l’histoire de cet empire qui a agrégé mille et une histoires
car si Staline a annexé les provinces et les hommes, il en a fait de même avec les
frigidaires ! Dans ces pages se racontent donc les histoires du
goulag pour y montrer l’importance du thé, de la seconde guerre mondiale et de
l’éclatement de l’URSS en nous emmenant dans ces conflits « gelés »
comme le Haut-Karabakh pour y déguster une truite à la grenade (le fruit bien
évidemment), l’Abkhazie ou la Transnistrie où Florent Pinel rebaptise des
paupiettes de porc en cornichons de Tiraspol. Jusqu’au Moyen-Age pour nous
expliquer que le plov ouzbek à base de riz n’est rien de moins que l’ancêtre de
la paella espagnole et du biryani indien !
Chacun trouvera donc un intérêt à ce livre : cuisinier, voyageur, historien en herbe ou simple curieux. On en oublierait presque l’essentiel : manger. Il est donc grand temps de passer à table, non pas devant les sbires du KGB mais devant un bon qurutob tadjik ou une soupe pomore des rives de la Mer Blanche.
Par Laurent Pfaadt
Florian Pinel, Jean Valnoir Simoulin, L’Archipel du Goulache Aux Editions Noir sur Blanc, 264 p.
A lire également :
Nathalie Baravian, La cuisine
arménienne, Actes Sud, 2007.
Qu’elle soit royale, juive,
combattante ou post-soviétique, la capitale polonaise offre une diversité
culturelle remarquable
On ne sait où donner de la tête
tant la culture est, ici, omniprésente. Qui aurait pu imaginer une renaissance
aussi éclatante alors que la ville n’était, au lendemain de la seconde guerre
mondiale, qu’un champ de ruines ? Quelques quatre-vingts ans plus tard, sa
reconstruction l’a inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, au côté des plus
grandes cités européennes. Et quoi de mieux que de monter sur la terrasse du 30e
étage du palais de la culture et de la science édifié par les communistes qui
exigèrent qu’aucune construction ne le dépassa – toujours cette idée de prouver
la supériorité du socialisme mais bon – pour avoir une vue imprenable de la
ville et embrasser du regard cette culture multidimensionnelle incroyable.
Alors oui, on ne le niera pas,
Varsovie a un petit côté « frenchy » avec Fréderic Chopin, Jozef
Poniatowski et Marie Curie. Le célèbre pianiste et compositeur est omniprésent,
de l’aéroport qui porte son nom au musée qui lui est consacré dans le palais
Ostrogski en passant par ces merveilleux bancs musicaux sur lesquels on
s’assoit en admirant la statue de Jozef Poniatowski, cet autre héros de la
nation polonaise qui se dresse fièrement devant le palais présidentiel et
s’illustra au côté d’un Napoléon qui le nomma maréchal d’Empire – il est le
seul étranger à avoir obtenu cet honneur – et qui possède à juste titre sa
place.
On sifflotera quelques airs célèbres
sur ces bancs en arrivant dans le centre-ville tout en comparant les tableaux
de Bernardo Belotto qui servirent à reconstruire les différents édifices de la
ville, avec leurs réalisations. Et oui, on a peine à y croire et pourtant c’est
vrai : Varsovie a son Canaletto. Pas celui des canaux vénitiens et du
Rialto, quoique la Vistule et ses belvédères soutiennent la comparaison. Mais celui
que l’on peut admirer dans les collections d’art du musée national en compagnie
d’autres grands noms de la peinture polonaise : Jan Matejko évidemment
dont La bataille de Grunwald fait office de Sacre de Napoléon,
mais également Piotr Michalowski ou Henryk Siemiradzki. Ces grands noms
côtoient ainsi ceux de quelques grands maîtres de la peinture européenne (Jacob
Jordaens, Philippe de Champaigne et son portrait du cardinal de Richelieu, Sir
Lawrence Alma-Tadema dont on admirera le portrait du président et pianiste Ignacy
Jan Paderewski – il faut également pénétrer dans l’hôtel Bristol pour voir le
buste de ce dernier – ou la très belle collection de primitifs flamands) sauvés
en partie grâce à l’intrépidité des conservateurs du musée pendant l’invasion
allemande.
Alors oui, il nous faut parler de
la guerre. L’invasion allemande et la lutte acharnée que lui opposa une ville par
deux fois, en mai 1943 lors de la révolte du ghetto et en août 1944 lors de
l’insurrection, ont inscrit dans la mémoire de l’humanité puis dans deux musées
– celui de l’histoire des juifs polonais Polin et celui de l’insurrection – un
état d’esprit de courage encore manifesté ces dernières semaines à l’attention
de son voisin ukrainien, et une volonté de transformer les armes en culture.
Quant à notre chère Marie Curie,
on l’aurait presque oublié. Après avoir traversé le centre-ville, voilà
qu’apparaît sa maison natale, rue Freta dans laquelle un musée interactif
permet au visiteur de découvrir l’histoire incroyable de cette femme qui reçut
deux Prix Nobel.
Sur le chemin, on s’est au préalable arrêté sur la place du marché pour écouter le joueur d’orgue de barbarie – une institution – après avoir donné une pièce à la peluche qui a remplacé le singe d’antan. La ville tourne comme un tourbillon de couleurs, de cultures, mêlant passé, présent et futur.
Norblina Fabrika
Une ville qui avance, ne se repose pas et surtout ne reste pas figée dans un passé certes glorieux. Il faut pour cela aller admirer les sculptures modernes et fascinantes du sculpteur postmoderniste polonais Igor Mitoraj qui vécut en partie à Paris. Une ville qui se lance aussi de nouveaux défis culturels et urbanistiques en réhabilitant par exemple des anciennes usines pour en faire de lieux branchés comme l’ancienne usine de métaux non-ferreux Norblina Fabrika où les petites cuillères et les chandeliers ont cédé la place aux foodtrucks et aux marchés bios ou le Praga, ce quartier de la rive droite de la Vistule qui allie magnifiquement street art et monuments du XIXe, ambiance postindustrielle et authenticité. Autant dire qu’ici, à Varsovie, le vertige culturel vous guette.
Par Laurent Pfaadt
Où dormir : Le Chopin
B&B avec ses chambres au charme suranné très années 50, situé près du Musée
national et du Musée Chopin, à partir de 70 euros. Chaque soir, un récital
dédié au maître des lieux est organisé.
Où manger : Le Bursztynowa
Bistro sur l’avenue Nowy Swiat qui propose d’excellents pierogis, la spécialité
nationale, ces succulents raviolis fourrés au fromage et à la truffe issus de
leur propre production fromagère.
Quelques lectures pour vous accompagner :
Jillian Cantor, Marie et Marya
(Préludes) très beau roman qui revient sur le destin incroyable de Marie Curie,
jeune femme polonaise pauvre et dresse le magnifique portrait d’une combattante
qui n’a jamais renoncé et a vaincu la fatalité
Zygmunt Miłoszewski, les
Impliqués (Pocket), un thriller qui emmène le lecteur dans les Varsovie
d’hier et d’aujourd’hui à la poursuite d’un tueur
Jean-Pierre Pécau, Dragan
Paunovic, L’insurgée de Varsovie (coll. Histoire et destins, éditions Delcourt)
Magnifique BD relatant l’histoire de la résistante Maria-Sabina Devrim durant
l’insurrection d’août 1944
Ses chevaux, ses cavaliers, sa touche orientaliste sont connus de tous et restent à jamais attachés à son art. C’est ici, dans le royaume du Maroc, entre mer et désert que la peinture d’Eugène Delacroix prit forme. L’’exposition du Musée Mohammed VI d’Art Moderne et Contemporain, élaborée en coopération avec les musées du Louvre et Eugène Delacroix de Paris, revient ainsi sur le voyage qu’effectua le peintre entre janvier et juin 1832 à l’occasion de l’ambassade diplomatique du comte de Mornay, auprès du sultan Moulay-Abd- Er-Rahman.
Si le fameux tableau du sultan est resté au musée des Augustins de Toulouse, le visiteur reste fasciné par le travail préparatoire du peintre, de l’esquisse venue du musée de Dijon (1832) aux eaux- fortes et lithographies qui montrent son exceptionnel génie. Ces dessins qui s’inscrivent dans la tradition des Daumier et Doré, dévoilent un sens aigu de l’observation que le trait du peintre restitue à merveille comme dans cette étude du bournous où chaque fil se compte et s’admire. La lithographie de La Noce juive (1849), certainement l’une des plus belles pièces de l’exposition, qui servit de base au tableau du Louvre, se contemple sans fin, tant le trait, les expressions des personnages et la composition appartiennent à la fois à son temps et tracent une modernité artistique à venir. D’ailleurs, les chevaux de Delacroix observés lors de fantasias et si emblématiques de son art, impulsent dans les tableaux du Louvre (Passage d’un gué, 1858) et Bordeaux (Cavalier de la garde du sultan, 1845), une sensation de mouvement qui inspira tant de peintres à venir.
Car le musée Mohammed VI est avant tout une institution consacrée à l’art moderne et contemporain et les commissaires ont voulu inscrire Delacroix dans cette modernité qu’il a induit, tant dans son alchimie picturale que dans ses compositions et dans l’impact de l’expérience marocaine. Les œuvres d’Odilon Redon ou d’Henri Matisse en témoignent assurément. Preuve que les voyages continuent et continueront d’alimenter l’inconscient des artistes et de visiteurs séduits par la beauté des coutumes et des paysages du Maroc.
Par Laurent Pfaadt
« Delacroix, souvenirs d’un
voyage au Maroc », Musée Mohammed VI d’Art Moderne et Contemporain de Rabat,
jusqu’au 9 octobre 2021