Derniers jours de l’exposition Sacrilège ! aux
archives nationales
En
ces temps de dissolution et de remise en question de l’autorité de l’État, une
petite visite dans la très belle exposition des archives nationales s’imposait.
Près d’une centaine d’œuvres et d’archives inédites viennent ainsi questionner
2500 ans d’histoire du blasphème, du sacrilège et du rapport de ce dernier avec
l’État. Elles dessinent une magnifique fresque historique du suicide de Socrate
à l’assassinat de Samuel Paty en passant par le concordat de 1801 et la loi de
séparation de l’Église et de l’État (1905). Et pour illustrer ce propos, les
archives ont dévoilé quelques-uns de leurs innombrables trésors, des parchemins
médiévaux au testament olographe de Louis XVI daté du 25 décembre 1792.
Le
visiteur constate ainsi la lente mutation de ces concepts et notamment celui de
blasphème sous les rois de France. S’appuyant sur cette note de Guillaume
Nogaret, conseiller du roi Philippe le Bel, présentant les charges pesant sur
Bernard Saisset, évêque de Pamiers, les commissaires de l’exposition rappellent
ainsi qu’« offenser Dieu, c’est offenser le roi, protecteur de la foi
et de l’Eglise ».
L’expulsion
des jésuites va pourtant progressivement infléchir le rapport de force en
faveur des philosophes des Lumières et désacraliser le roi. Après la révolution
française et la mort du roi, le blasphème se maintint dans la République avec
notamment la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 affirmant dans
son article 26, le délit d’offense du président de la République qui remplaçait
un délit d’outrage lié à la morale publique et religieuse. « Ce texte
constitue encore de nos jours une des pierres angulaires de l’esprit des lois
de la République » écrit ainsi Jacques de Saint Victor, professeur des
universités en histoire du droit et des institutions et commissaire de
l’exposition dans le très beau catalogue qui accompagne cette exposition et
tient véritablement lieu de livre d’histoire sur le rapport entre pouvoir et
religions, et sur la laïcité.
Cette
dernière traverse bien évidemment l’exposition notamment dans sa dernière
partie où, à partir des années 1980, on constate un retour en force dans le
débat médiatique français, de la question du blasphème portée par des
associations religieuses intégristes. Et nos commissaires de se demander s’il
est encore possible, aujourd’hui, de trouver un « sacré commun ».
L’avenir post 7 juillet nous le dira…
Par Laurent Pfaadt
Sacrilège ! L’État, les religions et le sacré, archives nationales jusqu’au 1er juillet 2024
A lire le catalogue de l’exposition par Amable Sablon du Corail, Jacques de Saint Victor, Nathalie Droin et Olivier Hanne publié aux éditions Gallimard, 192 p. 2024
Au
Kunstmuseum de Bâle, une exposition met en lumière quelques femmes peintres
tout en demeurant incomplète
Alors
même qu’il n’était pas interdit de s’adonner à la peinture, nombre de femmes
dotées d’un talent certain vécurent dans l’ombre d’un père, d’un mari ou d’un
maître et il fallut attendre près d’un
demi-millénaire pour qu’enfin, justice leur soit rendue.
Marietta Robusti, La Tintoretta, Auportrait avec Jacopo Strada, Gemäldegalerie Alte Mesiter, Staatliche Kunstsammlungen Dresden Copyright: bpk / Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Hans-Peter Klut
Aujourd’hui
l’exposition du Kunstmuseum de Bâle permet de redécouvrir, de l’Italie à la
Suisse et de la France aux Provinces Unies, ces femmes de génie qui égalèrent
parfois leurs proches et maîtres jusqu’à ne plus savoir à qui attribuer la
paternité ou la maternité d’un tableau comme ce magnifique Vieil homme et un
garçon (1565) dont on ne sait s’il provient de Jacopo Robusti dit le
Tintoret ou de sa fille la Tintoretta, Marietta Robusti de son vrai nom
(1554/55-1614). Cette dernière est ainsi, en l’absence d’Artemisia Gentileschi,
la figure de proue de cette exposition qui traverse les époques, du baroque au
XIXe siècle en passant par le maniérisme, à la rencontre de celles qui
rivalisèrent avec les grands peintres de leur temps. L’exposition présente trois
tableaux de la Tintoretta dont son Autoportrait avec Jacopo Strada
figurant l’antiquaire de l’empereur Maximilien. Le Habsbourg fit d’ailleurs
venir la Tintoretta à la cour, lui conférant une relative notoriété que son
père étouffa, reléguant sa fille dans un rôle de peintre subalterne.
Des
femmes qui excellèrent tant dans la peinture religieuse que dans le portrait ou
la nature morte. L’art de Lavinia Fontana (1552-1614) témoigne ainsi d’une
extraordinaire maîtrise des scènes religieuses particulièrement explicite dans
ces œuvres venues du Palazzo communale d’Imola notamment cette Nativité du
Christ de toute beauté. Pour autant, il manque son Portrait du pape
Grégoire XIII et son Autoportrait resté au musée des Offices de
Florence. L’exposition permet malgré tout assez judicieusement de comparer les
apports et les influences de l’art de ces femmes avec celui de leurs parents ou
maîtres. Ainsi dans la technique de Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625),
professeur et peintre d’Elisabeth de France, reine d’Espagne, se distingue le
trait et le style maniériste d’un Bernardino Campi.
A
l’autre bout de l’Europe, d’autres femmes transcendèrent leur art. Il n’y a
qu’à admirer la technique et les couleurs d’une Michaelina Wautier (1604-1689),
sœur de Charles Wautier avec qui elle partagea un studio à Bruxelles, qui
n’eurent rien à envier à ses contemporains. Sa renommée était pourtant bien
réelle, le gouverneur des Pays-Bas espagnols, Léopold-Guillaume de Habsbourg
achetant même quelques-unes des toiles de l’artiste pour sa galerie
personnelle. Les œuvres de Michaelina Wautier constituent assurément les plus
belles pièces de cette exposition notamment son Portrait du duc
d’Albuquerque. La France ne fut pas en reste avec la présence dans
l’exposition de Louise Moillon (1610-1696) et ses très belles natures mortes
venues du musée des Beaux-arts de Strasbourg, une peintre hexagonale annonçant
une Elisabeth Vigée-Lebrun également absente.
Parfois, ces femmes éduquées durent composer avec leur vie de famille, en mettant comme Anna Dorothea Therbusch (1721-1782), femme d’Ernst Friedrich Therbusch, leur vie d’artistes entre parenthèses avant d’y revenir plusieurs années plus tard. Il fallut, en revanche, plusieurs siècles pour prendre pleinement en considération leurs existences. C’est désormais chose faîte avec cette exposition.
Par Laurent Pfaadt
Femmes de génie, les artistes et leur entourage, Kunstmuseum Basel, jusqu’au 30 juin 2024
A lire également le catalogue accompagnant l’exposition : Geniale Frauen – Künstlerinnen und ihre Weggefährten (allemand), D, Bucerius Kunst Forum, Kunstmuseum Basel, Hirmer, 288 p. 2023
Horace
Vernet était à l’honneur d’une importante rétrospective au château de
Versailles et d’une monographie passionnante
Nous
l’ignorons mais Horace Vernet est en permanence avec nous. Dans les musées.
Dans nos livres scolaires. Sur les couvertures de romans. Mais surtout dans nos
têtes, parfois même sans le savoir, sans que l’on connaisse son nom. Tous les
Français qu’ils soient de naissance, d’adoption ou de coeur ont grandi et
vivent avec ses tableaux devenus des images familières qui ont fait de nous des
citoyens.
Plus
qu’aucun autre peintre, Horace Vernet représenta l’histoire de France. Peintre
des batailles pour reprendre le titre d’un roman d’un célèbre écrivain
espagnol, il est celui de Fontenoy, de Bouvines, du pont d’Arcole, de Valmy, de
Iéna. Placé devant elles, le visiteur ne peut que s’émouvoir, se sentir, devant
ces grands formats, écrasé par le poids de l’histoire.
Né
en 1789, quinze jours avant la prise de la Bastille, comme un présage, Horace
Vernet trouva vite en Théodore Géricault un mentor dont il réalisa le portrait
et avec qui il partagea la passion des chevaux comme ceux, magnifiques de la
Chasse au lion au Sahara (1836) de la Wallace collection. Du cheval au
cavalier et au roi, il n’y eut qu’un pas ou un saut que Vernet effectua
allègrement. Et pour célébrer ce roi de la peinture historique, Versailles
convoqua, le temps d’une exposition, à la cour, nobles venus de provinces avec
leurs plus beaux présents picturaux, diplomates étrangers arrivés des
Etats-Unis, d’Allemagne, d’Italie ou de Lettonie et illustres inconnus avec ces
tableaux issus de collections particulières à l’instar de La mort du prince
Poniatowski à la bataille de Leipzig (1816). Tous ces visiteurs venant
rejoindre ces Princes du sang et de la peinture installés dans la galerie des
batailles.
La
parade picturale pouvait donc commencer avec ces tableaux qui se regardent en
cinémascope. Sur grand écran. Le spectateur est immédiatement happé et plongé
dans le décor. Il devient, consciemment ou à son insu, un personnage à part
entière de l’œuvre. Comme dans L’Enlèvement d’Angélique (1820) où il
semble impuissant à pouvoir empêcher le rapt.
La
scénographie versaillaise amène tout naturellement le visiteur vers les salles
d’Afrique aménagée par le roi Louis-Philippe pour célébrer les victoires de
l’armée française. Horace Vernet s’y déploie en majesté pour y célébrer cette
autre majesté, le duc d’Aumale, 4e fils de Louis-Philippe dont il
fut proche notamment dans la monumentale Prise de la smalah d’Abd-el-Kader
par le Duc d’Aumale à Taguin (1843-1845). Avant cela, la toile inachevée de
La prise de Tanger (1847) commandée par Louis-Philippe pour la salle du
Maroc permet d’appréhender la technique de l’artiste : peindre en coin ou
sur un côté. Comme une bataille qui se gagne par les flancs.
D’une
maîtrise assez impressionnante – on raconte qu’il était capable de réaliser un
portrait en une seule séance de pose, d’un seul jet de pinceau – Vernet allait
ainsi faire des merveilles en racontant l’histoire de France. Son portrait de
Laurent, Marquis de Gouvion-Saint-Cyr, maréchal de France (1764-1830) en1824 est emprunt d’un clair-obscur tout à fait remarquable avec ses reflets
sur les broderies de l’uniforme du militaire. Et qu’il s’agisse de ses tableaux
monumentaux ou de petits formats, Horace Vernet reste fascinant dans le soin
apporté aux détails. Chaque visage de la multitude de soldats de ses batailles
titanesques apparaît différent, avec, à chaque fois, une expression unique.
Ce
souci du détail se combine à une peinture vivante, toujours en mouvement. Les
épaulettes brillantes du militaire dans le Siège de Saragosse (1819)
semble sortir de la toile. L’habit blanc du combattant à cheval dans Le
combat de la forêt de l’Habra, le 3 décembre 1835 (1840) semble virevolter
dans les airs.
C’est
ce qui a permis une immédiate identification avec l’histoire de France, cette
façon qu’il a eu de la rendre vivante et le permettre à tous de se
l’approprier. « Pour Vernet, le récit était essentiel : tout était
sujet à tableau » estime Valérie Bajou, conservatrice générale au
musée national des châteaux de Versailles et de Trianon dans le magnifique
catalogue qui accompagne l’exposition et tient lieu de monographie de
référence. Margot Renard, post-doctorante en histoire de l’art à l’université
de Gand, explique d’ailleurs cette alchimie par la rencontre d’un peintre et de
son époque allant même jusqu’à dire au sujet de son rapport à Napoléon que
« le rôle de Vernet dans l’élaboration de la postérité napoléonienne
est majeur, au point de pouvoir l’envisager comme le créateur de Napoléon
Bonaparte ». Louis-Philippe dont Horace Vernet fut proche, demeura
l’artisan politique de la réhabilitation et de l’intégration de l’empereur et
l’Empire au récit national avec notamment le retour des cendres de Napoléon en
1840. Les tableaux des batailles de Iéna, de Friedland, de Wagram peintes en
1836 et son célèbre Napoléon sur son lit de mort (1826) participèrent
également de cette réhabilitation.
Cette proximité du pouvoir lui permit d’accéder à des fonctions importantes : colonel de la garde nationale, il combattit les insurgés de 1848 pour défendre son roi. Directeur de l’académie française à Rome, il fut ensuite élu à l’académie des beaux-arts, le 24 juin 1876, devenant ainsi immortel et entrant définitivement dans nos récits nationaux.
Par Laurent Pfaadt
Horace Vernet (1789-1863), sous la direction de Valérie Bajou, château de Versailles/éditions Faton, 448 p.
Une
très belle exposition du musée d’art et d’histoire du judaïsme complétée d’un
livre de photos nous font revivre l’atmosphère unique et à jamais perdue de la
cité grecque
Il
est des villes qui portent en elles la promesse d’un voyage, d’un fantasme. Des
villes-monde. Odessa, Trieste, Salonique. Cité à la croisée des chemins entre
Mitteleuropa et Méditerranée, elle a vu naître les grands saints de l’Église
slave, Cyrille et Méthode, Mustapha Kemal, futur Atatürk ou le grand-père de
Nicolas Sarkozy.
Paul Zepdji @mahj
Elle
personnifia jusqu’à sa destruction par les nazis en 1943 une utopie
multiethnique de communautés vivant en harmonie, les unes à côté des autres,
les unes avec les autres. On s’entendait pour fermer le samedi et lors des
fêtes juives. C’est ce que montre à merveille l’exposition du musée d’art et
d’histoire du judaïsme de Paris. S’appuyant sur la donation photographique de
Pierre de Gigord, collectionneur passionné de l’Empire Ottoman, dont elle a
tiré cent cinquante clichés des photographes de la ville, Paul Zepdji à la fin
du XIXe siècle puis Ali Eniss, drogman au consulat d’Allemagne de la ville,
l’exposition retrace ainsi merveilleusement un demi-siècle de la vie de cette
communauté juive venue s’installer ici après avoir fui les persécutions
espagnoles du XVe siècle.
Entre
ces murs bâtis par les Romains et où demeure toujours l’arc de Galère, cet
empereur du début du IVe siècle tombé sous le charme de la cité, photographié
par Zepdji et devenu la porte de ces civilisations qui construisirent avec
leurs fils et leurs filles notamment juifs la légende de la ville, le visiteur
est invité à entrer dans cette dernière. A l’aide de plans fort précieux,
l’exposition montre ainsi la division de Salonique en trois quartiers
(chrétien, juif et musulman avec une forte proportion de sabbatéens, ces juifs
convertis à l’Islam). Ces derniers prennent ensuite vie sur ces tirages
effectués d’après les négatifs sur verre qui emmènent les visiteurs dans ces
rues nimbées de la mémoire des civilisations passées, celle des Byzantins, des
Sarrasins, des Croisés, des Ottomans, des Juifs et qui maquillèrent leur
architecture byzantine-ottomane de cet art déco arrivé au début du 20e
siècle. Ces clichés prennent des airs de voyage dans le temps. On a
l’impression de capter les odeurs de poisson du port, d’entendre les rires des
enfants place de l’Olympe ou de croiser des clients sortant du Splendid Palace
ou des cafés.
Les juifs majoritairement séfarades, représentèrent jusqu’à 50 % de la population. Ils sont là sur ces clichés, tantôt en costumes traditionnels, tantôt représentés en portefaix mais l’œil du visiteur qui s’attarde avec nostalgie devant ces photographies se remplit de quelques larmes devant ce monde qu’il sait disparu, d’abord dans les flammes de l’incendie de 1917 qui défigurèrent définitivement cette ville à nulle autre pareille et où près de la moitié des trente-trois synagogues furent réduites en cendres. Puis dans cet autre incendie qui allait, un quart de siècle plus tard, consumer l’Europe entière.
Par Laurent Pfaadt
Salonique, la Jérusalem des Balkans, jusqu’au 21 avril 2024, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 1870-1920, Paris 3e
A lire le très beau catalogue signé Catherine Pinguet, Salonique, 1870-1920 CNRS éditions, 172 p.
Le
Musée de Cluny rend hommage aux arts français sous le roi Charles VII
Coincés
entre les primitifs flamands et une peinture italienne d’un Fra Angelico prête
à basculer du Moyen-Age à la Renaissance, les arts sous Charles VII peinèrent à
exister à l’image de son royaume divisé
luttant contre un Etat bourguignon allié à une Angleterre revendiquant le trône
de France durant la fameuse guerre de Cent ans. Organisée avec la collaboration
exceptionnelle de la Bibliothèque Nationale de France et plusieurs fondations,
l’exposition du musée de Cluny pose tout d’abord le décor politique et
artistique de l’époque. Car, si l’histoire de France, notamment sous la plume
du grand Michelet, a retenu Charles VII comme le souverain qui dut sa couronne
à la Pucelle d’Orléans, elle n’a pas fait grand cas de son goût pour les arts
et notamment pour les livres. Pourtant, le sacre du roi à Reims, le 17 juillet
1429, puis le traité de paix d’Arras (21 septembre 1435) sorti pour l’occasion
des archives nationales vinrent stabiliser le royaume de France et permirent
également, comme le rappelle Mathieu Deldicque, directeur du musée Condé et
commissaire de l’exposition, « de s’adonner davantage à la commande
publique ».
Il
faut reconnaître que l’époque était à la célébration de génies. L’Ars Nova
propagé par les Bourguignons et emmené par Jan Van Eyck, Roger von der Weyden
et Barthélémy d’Eyck dont le fabuleux Triptyque de l’Annonciation de
l’église de la Madeleine d’Aix-en-Provence magnifiquement décrypté et qui vaut
à lui seul le détour, venait de révolutionner la peinture rompant avec l’art
gothique tandis que de l’autre côté des Alpes, Fra Angelico jetait les bases
d’une Renaissance qui allait tout emporter.
Détail du Triptyque de l’Annonciation, Barthélémy d’Eyck, église de la Madeleine Aix-en-Provence
La
France de Charles VII élabora alors une
synthèse de ces différents courants artistiques et définit une voie picturale
propre déclinée nationalement et régionalement, et qui trouva dans la figure de
Jean Fouquet son plus éminent représentant. Et si l’exposition présente le
fameux Portrait de Charles VII du Louvre, elle s’attarde également sur
son travail moins connu d’enlumineur en particulier celui opéré dans Les
Grandes Chroniques de France.
Jean
Fouquet fut ainsi la Jeanne d’Arc artistique du roi et occupa dans le paysage
artistique, selon les commissaires de l’exposition dans le magnifique catalogue
qui accompagne l’exposition, « une place singulière » en tant
que « portraitiste virtuose maîtrisant la perspective sous toutes ses
formes et incluant dans son répertoire des motifs directement empruntés à
l’Italie ». Jean Fouquet jeta ainsi les bases du style français. Sa
figure est omniprésente dans l’exposition même si on regrettera l’absence du Diptyque
de Melun que le catalogue convoque malgré tout. Le visiteur se contentera
de l’observer à travers la radiographie du Portrait de Charles VII qui
laisse ainsi apparaître que Fouquet commença à peindre une vierge identique à
celle du Diptyque de Melun avant de changer d’avis. Il pourra en
revanche s’émerveiller devant le Triptyque de Dreux Budé d’André d’Ypres
reconstitué pour la première fois et qui constitue le point d’orgue de cette
exposition.
Convoquant des trésors de parchemins tirés de la BNF, véritables pièces maîtresses de l’exposition, celle-ci montre avec ces bréviaires, chroniques et autres livres d’heures comme les Grandes Heures de Rohan ou le Bréviaire de Bedford d’Haincelin de Haguenau, l’incroyable finesse de l’enluminure à la française, art majeur de l’époque, avec la puissance expressive de ses pastels et ses rouges et bleus tonitruants qui concoururent avec ces monumentales tapisseries ainsi que le très beau dais royal à la mise en valeur de la représentation de la personne royale. Un reconquête artistique qui en appelait une autre.
Par Laurent Pfaadt
Les arts en France sous Charles VII (1422-1461) jusqu’au 16 juin 2024 Musée de Cluny, Paris 5e
A lire le catalogue de l’exposition : Les arts en France sous Charles VII, 1422-1461, RMN, 320 p.
A lire également :
Christian
Heck, Le retable de l’annonciation d’Aix, récit, prophétie et accomplissement
dans l’art de la fin du Moyen Age, Faton, 208 p.
Jean-Christophe
Rufin, le grand Coeur, Folio, 592 p.
Une exposition fort pertinente invite le visiteur à
considérer le monde sous un autre angle
La
projection Mercator a placé l’Europe au centre du monde et nous avons grandi
avec cette idée. Pourtant, d’autres cartes émanant de civilisations qui
possédaient leur propre centralité, leur propre récit existent.
La
nouvelle exposition du Mucem baptisée « une autre histoire du monde »
prend ainsi le parti de raconter une autre réalité, de produire une autre
vérité, un autre récit car c’est bien de cela qu’il s’agit, de récits émergeant
de ces magnifiques cartes venues de l’Amérique précolombienne comme cette
incroyable Mapa de Sigüanza, un codex préhispanique, ou du Japon. Un récit du
monde qui s’est maintes fois réécrit dans le sang et le commerce et s’est
enrichi d’imaginaires nouveaux, renouvelés, contestés. De la Nouvelle-Calédonie
aux Aztèques en passant le Soudan ou le Dakota, le Mucem invite ainsi ses
visiteurs à voyager en prenant comme guide ces autres civilisations oubliées
parfois méprisées car comme le rappellent les commissaires de l’exposition dans
le magnifique catalogue qui accompagne cette dernière : « il faut
s’affranchir de nos routines intellectuelles au risque d’être d’abord
totalement désorienté, de perdre le nord de la carte et le sens de la flèche du
temps. C’est au prix de cet effort de décentrement que nous pourrons
appréhender l’ensemble du monde ».
Pour
réussir cette entreprise, l’exposition présente près de 150 œuvres tirées du
musée Jacques Chirac du quai Branly qui a prêté quelques-uns de ses incroyables
trésors comme cette magnifique carte d’apparat sioux sur peau de bison, du
musée Guimet ou de la bibliothèque nationale de France qui présente cette carte
japonaise des routes terrestres de Nagasaki à Edo. Ces cartes et objets donnent
ainsi corps à ces autres conceptions du monde, ces autres histoires qui se
fondant sur différents cycles lunaires ou végétaux nous amènent à faire fi du
calendrier grégorien ou du méridien de Greenwich pour reconsidérer notre
système de valeurs et surtout notre propre altérité.
A travers ces cartels extrêmement pédagogiques qui retracent le parcours et l’histoire des œuvres présentées, ou ces histoires orales tirées d’espaces sonores aménagés, l’exposition nous invite à considérer le monde selon des points de vue différents de celui qui nous a été enseigné à l’école, celui d’un Occident qui s’est pendant longtemps érigé en « moteur du devenir historique mondial » tel que le véhicula le discours européen du XIXe siècle et qui a conduit à la colonisation, à la spoliation et à la réécriture de l’histoire. C’est le sens de ces œuvres contemporaines qui cohabitent avec ces anciennes cartes comme pour nous montrer que si la terre est ronde, elle continue, que l’on soit à Delhi, à Moscou ou à Port-au-Prince, à s’écrire différemment.
Par Laurent Pfaadt
Une autre histoire du monde, Mucem Marseille Jusqu’au 11 mars 2024
A lire le catalogue de l’exposition signé Fabrice Argounès, Camille Faucourt, Pierre Sinagaravélou, une autre histoire du monde co-édition Gallimard / Editions du Mucem, 90 images, 200 p.
Une exposition revient sur l’identité juive de plusieurs clubs européens de football
Qu’ont en commun le Bayern Munich, Tottenham Hotspur, l’Austria Vienne et l’Ajax Amsterdam, à part peut-être de se retrouver dans le même groupe d’une future Champions League ? C’est de posséder dans son ADN une forte dimension juive qu’elle soit historique ou récente, naturelle ou sciemment construite.
C’est ce qu’explore avec pertinence l’exposition du musée juif de Vienne baptisée un brin provocateur Super Jews. Car les juifs, comme dans de nombreux métiers et parties des sociétés allemande et autrichienne, ont contribué à la gloire sportive de ces pays. Ainsi plusieurs clubs autrichiens dit « juifs » comme le SC Hakoah, l’Austria Vienne ou le Vienna FC conduisirent avec leurs joueurs juifs l’Autriche vers les sommets de l’Europe footballistique en alimentant notamment la fameuse « Wunderteam » qui écrasa 6-0 en mai 1931 à Berlin une Allemagne qui prit bientôt sa revanche politiquement en intégrant l’Autriche après l’Anschluss de 1938, en renvoyant le football autrichien à un amateurisme mortifère et en assassinant, durant la Shoah, nombre de joueurs juifs dont la mémoire est évoquée dans l’exposition. Pourtant, c’est en Allemagne même que naquit, grâce à un juif, le plus grand mythe du football moderne, celui du Bayern Munich porté notamment par Kurt Landauer. Président du club jusqu’à l’arrivée des nazis en 1933, il fut ensuite déporté à Dachau avant de reprendre après la guerre ses fonctions de président d’un club devenu non seulement le symbole de la lutte contre les nazis mais également le tenant d’une popularité qui ne s’est jamais démentie en Israël.
D’autres clubs comme le mythique Ajax d’Amsterdam qui vit les exploits d’un Johann Cruyff ou celui de Tottenham dans le nord de Londres ont eux aussi acquis une réputation de « clubs juifs » non pas à cause d’une tradition historique mais en réaction à des supporters racistes et antisémites. C’est ainsi que ces deux clubs virent la naissance en leur sein de clubs de supporters revendiqués comme juifs comme à Tottenham avec la « Yid Army » qui emprunte le terme péjoratif de « youpin » alors que leurs membres ne sont pas juifs. Une exposition qui permet ainsi de réhabiliter le football et leurs supporters et de montrer que même dans un stade, il existe des espaces de tolérance.
Par Laurent Pfaadt
Super Jews, Jewish Identity in the Football Stadium, Jüdisches Museum Wien jusqu’au 14 janvier 2024
La première édition d’Arabian Days, festival réunissant diverses manifestations autour de la langue arabe se tiendra du 15 au 18 décembre 2023 au centre d’exposition Manarat Al Saadiyat d’Abu Dhabi.
Organisé
par l’Abu Dhabi Arabic Language Centre (Centre de la langue arabe d’Abu Dhabi)
issu du Département de la culture et du tourisme d’Abu Dhabi, il présentera un
programme dynamique et pluridisciplinaire réunissant des spécialistes de la
création du monde entier afin de célébrer la langue arabe sous toutes ses
formes. Musiciens, poètes, artistes et interprètes accueilleront un public
multigénérationnel arabophone et non arabophone afin d’explorer à la fois
l’héritage mais également la créativité contemporaine de la langue arabe. « Le
festival invite les visiteurs à se rassembler pour découvrir et célébrer la
richesse de la langue sous toutes ses formes créatives. Que l’arabe soit votre
langue maternelle ou un nouveau voyage linguistique, le festival promet des
expériences enrichissantes conçues pour le plaisir de tous » estime HE
Dr. Ali bin Tamim, Président de l’Abu Dhabi Arabic Language Centre.
Manarat al saadiyat
Placé sous la figure tutélaire d’Irène Domingo, directrice de la Casa Arabe de Madrid, institution créée en 2006 et visant à renforcer les liens entre l’Espagne et les pays arabes, qui prononcera la discours inaugural, cette première édition aura pour thème le langage de la poésie et des arts. Les visiteurs et spectateurs pourront ainsi à assister à des discussions et des dialogues entre éminents spécialistes de la langue arabe, s’imprégner de la mémoire de grandes figures littéraires comme Khalil Gibran, Naguib Mahfouz ou May Ziadé, écouter le grand joueur de oud irakien Naseer Shamma et assister aux créations live de l’artiste libanais de street art Georges Ekmekji. De belles rencontres en pespective donc…
Le
centre de la Vieille Charité de Marseille consacrait une magnifique exposition
à l’artiste algérienne d’art moderne Baya
Rien
ne prédisposait cette jeune fille à devenir un peintre renommé enflammant de
son art naïf le tout Paris de l’après-guerre. « Son histoire est aussi
miraculeuse que les gouaches et les histoires dont elle est l’auteur. Peut-être
est-ce aussi chose très naturelle d’écrire des contes lorsqu’on a une destinée
sur laquelle semble avoir veillé une fée » écrivait ainsi Edmonde
Charles-Roux dans le magazine Vogue en février 1948.
Baya,
de son vrai nom Fatma Haddad, est née en 1931 dans un petit village près
d’Alger. Travaillant dans une ferme, elle rencontra là-bas un couple de
peintres qui l’accueillit chez lui à Alger et allait décider de son destin. Un
patrimoine culturel de l’Algérie façonnant son imaginaire allié à des dons
indéniables pour la sculpture et la peinture comme en témoignent ses premiers
dessins exposés, libérèrent son immense talent artistique. Elle n’a que treize
ans mais ses femmes, ses formes sont déjà là. Révélée à seize ans par le
galeriste Aimé Maeght, subjugué par cette jeune artiste, qui lui organisa en
novembre 1947 sa première exposition personnelle, Baya suscita immédiatement
l’admiration d’un Picasso certainement sensible à sa Femme allongée au vase
(1949), de Mirò et de Camus, le futur prix Nobel disant même après l’avoir
rencontré que « dans ce Paris noir et apeuré, c’est une joie des yeux
et du cœur. J’ai admiré aussi la dignité de son maintien au milieu de la foule
des vernissages: c’était la princesse au milieu des barbares. »
Parmi
les 150 œuvres présentées, nombreuses sont demeurées jusqu’à aujourd’hui
inédites car retrouvées en 2023. L’art de Baya oscille ainsi entre un art brut
visible sur la monumentale Grande frise (1949) du musée Reattu d’Arles,
un art naïf et une forme de surréalisme. Les gouaches présentées diffusent
ainsi ses couleurs chatoyantes et dessinent une incroyable magie notamment dans
Deux femmes (1947). Les personnages semblent danser sous nos yeux (Musicienne
aux oiseaux, grappe et fleurs, 1998). Les drapés mêlent à la fois une
dimension orientale, maghrébine tirée des cultures algériennes tant arabe que
berbère mais également une touche picturale comme sortie de la Renaissance
italienne.
Restée
fidèle à ses idées et à son intuition malgré sa fascination pour Matisse, son
art évolua au fil du temps et des vicissitudes de sa vie et de son pays. La
musique pénétra ainsi son art, les instruments devenant les personnages d’une
peinture épousant en quelque sorte une mélopée picturale comme dans le très
beau Femme aux instruments de musique (après 1966, collection
particulière) tandis qu’elle-même épousait le chef d’un orchestre
arabo-andalous. Mais c’est au milieu des années 70 que l’art de Baya trouva sa
pleine maturité avec des œuvres empruntes d’une harmonie proprement
déconcertante qui confinent presque à de l’abstraction avant que ce même art
n’accède enfin, au début des années 80, à une reconnaissance internationale
amplement méritée.
En la voyant peindre sur le film qui clôt l’exposition, on se dit que le peintre enfant pour reprendre l’expression d’Edmonde Charles-Roux dans son article de 1948 ne partit jamais et nourrit un art qui plongea le visiteur dans une sorte de conte enchanteur, ces mêmes contes qu’elle racontait à sa mère adoptive à la manière d’une Shéhérazade. Pas de doute, Baya fut bel et bien une princesse de l’art.
Le Musée d’art moderne de la
ville de Paris consacre une magnifique rétrospective à Nicolas de Staël
Si vie tant artistique que
personnelle fut une celle d’une comète. Mais à en juger par l’affluence aux
premiers jours de l’impressionnante rétrospective que lui consacre le musée
d’art moderne de la ville de Paris, la queue de cette comète brille encore,
quelques soixante-dix ans après sa mort, de ses feux les plus éclatants.
Nicolas de Staël Marseille, 1954, collection privée
Des feux qu’il vola tour à tour
aux dieux de Sicile et aux reflets d’argent de Normandie et de cuivre de
Provence et qui constituèrent une œuvre « curieusement décalée,
semblable à l’homme, ombrageuse mais solaire. Sensible et d’une rigueur, ou
d’une détermination, qui porte ces quinze ans de travail bloc » assure
ainsi Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de la ville de Paris
dans l’avant-propos du très beau catalogue qui accompagne cette exposition. A
travers près de 200 œuvres dont un certain nombre tirées de collections
particulières montrées pour la première fois, le visiteur assiste à la lente
transformation du peintre en génie. Car le voleur de feu réussit très vite
à domestiquer et à transformer ce
dernier au gré de ses voyages pour lui donner des airs de tempête de couleurs
avec ses verts éclatants ou ses roses émouvants. Derrière nous, des
spectatrices s’émeuvent toujours autant du caractère révolutionnaire de sa
peinture qui continue de consumer leurs coeurs. « Il a cassé tous les
codes » lance ainsi l’une d’elles.
Bien décidée à sortir Nicolas de
Staël des frontières picturales posthumes dans lesquelles le monde de l’art
tenta de l’enfermer alors qu’il les traversa à maintes reprises, l’exposition
explore tant la dimension figurative que l’abstraction d’une œuvre conçue avec
un identique génie. Il suffit de contempler la série sur le football avec le
magnifique Parc des Princes (1952) tiré d’une collection particulière et
qui constitue l’un des points d’orgue de l’exposition pour se convaincre de sa
perception unique du spectacle du monde.
Dans son atelier rue Gauguet ou
devant sa palette, l’exposition offre au visiteur la possibilité d’entrer dans
le brasier de la création d’un peintre bâtissant ses tableaux par aplats
successifs réalisés au couteau et avec un pinceau à la main devant ces
magnifiques encres de Chine.
C’est à Antibes, devant un soleil couchant s’éteignant dans une Méditerranée dont il emprunta l’éclat pour composer ces derniers chefs d’œuvres comme Marine la nuit (1954) ou Marseille (1954) que la comète devint astre, astre qui aujourd’hui encore rayonne sur la peinture contemporaine. Un astre libérant un feu qui, grâce à cette merveilleuse exposition, continue de briller sur le monde et sur nos esprits.
Par Laurent Pfaadt
Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, Musée d’art moderne de la ville de Paris Jusqu’au 21 janvier 2024.
A lire le catalogue de l’exposition, Stéphane Lambert, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu Chez Gallimard, 224 p.