Archives de catégorie : Cinéma

Monsieur Aznavour

Un film de Mehdi Idir

Il nous a quittés en 2018. Il aurait eu 100 ans en mai. Un biopic dont il est à l’initiative lui est consacré et rend hommage à l’immense artiste qu’il était. Aux commandes à l’écriture et à la réalisation, en collaboration avec Mehdi Idir, Grand Corps malade. Il fallait un autre artiste d’envergure pour comprendre l’ascension du petit arménien qui essuya nombreuses critiques avant de s’imposer et qui n’eut de cesse de travailler toute sa vie. Tahar Rahim joue Aznavour : il est un Aznavour bluffant, plus vrai que nature.


Mehdi Idir avait réalisé Patients, un quasi huis-clos dans un hôpital, un film tout à fait réussi d’après le roman de Fabien Marsaud alias Grand Corps malade. Avec Monsieur Aznavour, l’ambition est au rendez-vous avec un film qui couvre la vie de l’artiste, évoquant l’exil des Arméniens (belle séquence inaugurale avec des images d’archives), l’arrivée à Paris de la famille Aznavourian, les années de guerre. Mais si la misère est là, la musique, la danse, la joie animent les rencontres. Charles grandit, sa sœur chante et Charles à son tour chante de sa voix voilée, reprenant le répertoire de Trénet avec au piano Pierre Roche (Bastien Bouillon, décidément grand acteur). De petits contrats en petits contrats, de rencontres qui vont être déterminantes comme celle d’Edith Piaf, à l’envie d’Aznavour de s’émanciper et d’imposer ses propres chansons en se séparant de Pierre Roche, le film construit son personnage. Il a 36 ans quand le succès est enfin au rendez-vous le soir du 12 décembre 1960. Il chante Je me voyais déjà, dos au public. C’est l’ovation et le film pourrait s’arrêter à ce moment-là de la vie d’Aznavour, la suite étant plus conventionnelle et connue du public.

Sa vie et ses chansons sont indissociables et si Aznavour invente des situations, il s’agissait de faire comme s’il les avait vécues. Il disait à ses collaborateurs combien était important l’emploi du « Je » et du « Tu » qui instaurent la connivence avec l’auditeur. Il cultivait l’art de la mise en scène et interprétait ses chansons en grand acteur qu’il était également. Les textes d’Aznavour sont uniques, ce que remarque vite Edith Piaf interprétée de façon très convaincante par Marie Julie Baup.Il écrira d’ailleurs pour d’autres chanteurs comme Retiens-la nuit pour Johnny Hallyday. Ses chansons sont des concentrés de vie, des histoires en elles-mêmes ; le résultat d’un travail sans relâche. C’est une question de vie ou de mort. C’est la revanche de l’enfant pauvre qui a vu ses parents malheureux, un éternel insatisfait voulant toujours plus d’argent et de reconnaissance. Aux Etats-Unis où il fait une tournée, il dira à Sinatra que son but est de gagner autant que lui sur le sol américain. Ce qu’il obtiendra des années plus tard quand sa carrière internationale fera de lui le chanteur français le plus connu à l’étranger, ayant enregistré ses chansons dans de nombreuse langues.

Le film tisse la vie personnelle d’Aznavour avec sa carrière et Tahar Rahim derrière son maquillage plutôt réussi, met son talent dans l’expression des failles et des moments de désespoir de l’artiste, derrière le beau sourire qu’on lui connaît de qui embrasse la vie. Katia, la fille d’Aznavour lui a dit sur le tournage qu’elle voyait son père ! L’émotion est au rendez-vous. Aznavour a su saisir l’air du temps qui passe, nous laissant des chansons qui traverse les décennies et qui n’ont pas pris de rides et l’on prend plaisir à les réentendre dans ce film et de réaliser qu’on les connaît toutes.

Par Elsa Nagel

L’Histoire de Souleyman

Un film de Boris Lojkine

Ils se regroupent, se rassemblent avec leur vélo et leur sac de livraison dans les rues de nos villes. Ils sont apparus du temps du Covid, devenus indispensables pour nous livrer à toute heure du jour et de la nuit et pourtant invisibles. Souleyman est de ceux-là. Combien sont-ils comme lui, sans papiers ? Qui veut les voir, qui s’intéresse à leur histoire prend le risque de voir se fissurer sa bulle de confort. Aller voir ce film c’est se prendre une claque !


Pour le réalisateur de Hope, ce film était une évidence par son sujet – la migration et le capitalisme contemporain. Boris Lojkine qui aime faire des films loin de l’hexagone s’est retrouvé à filmer dans Paris, entre documentaire et fiction, avec une équipe légère pour les extérieurs, réduite à deux-trois personnes et une caméra Alexa mini. Le pari était risqué mais les Parisiens sont blasés, semble-t-il.

Le film prend des allures de Western, avec Souleyman sur son vélo comme sur un cheval et le téléphone portable en guise de pistolet. Car il y a urgence, et elle est sensible avec un rythme de jeu et de montage au service de l’inquiétude que vit Souleyman – dans deux jours il passe un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’OFPRA) pour obtenir des papiers et pouvoir rester sur le territoire français. Des papiers, c’est le sésame pour obtenir un logement, une formation, un emploi etc. Or, il est très difficile de les obtenir. Il faut de bons arguments pour les « mériter ». La persécution religieuse, sexuelle ou politique est la bonne raison pour obtenir l’asile. Souleyman est guinéen comme beaucoup de demandeurs d’asile en ce moment, comme le sont les Ivoiriens fraîchement arrivés sur le territoire, contrairement aux Maliens qui peuvent obtenir des aides d’associations de compatriotes. De plus, comme le souligne Boris Lojkine, les livreurs ne sont pas un collectif, ils ne sont pas syndiqués.

Le film explore le système kafkaïen auquel se confronte Souleyman sur un rythme haletant. L’argent est le nerf de cette guerre. Rien n’est gratuit. Barry, guinéen comme lui, lui invente une histoire pour son entretien à l’OFPRA. Elle a un coût ainsi que les documents qu’il veut lui fournir. Le film suit Souleyman sur ces deux jours passés à se débattre avec des difficultés inextricables. Même prendre le dernier bus qui l’emmène avec d’autres migrants dans un centre d’hébergement est l’enjeu d’une course folle. Et quand sa fiancée lui apprend qu’elle a été demandée en mariage c’est une tragédie de plus dans son cauchemar.

Souleyman, Abou Sangare, n’est pas un acteur professionnel, personne ne l’est dans le film, hormis l’OP (Officier de Protection) de l’OFPRA (Nina Meurisse). Abou Sangare est arrivé en France il y a sept ans. Comme Souleyman, il est en attente de sa régularisation. Un garagiste à Amiens est prêt à l’embaucher. Mais encore faut-il qu’il ait ses papiers ! Boris Lojkine le dit, lorsqu’il les aura enfin, « mon film sera fini ! » Abou Sangare a obtenu à Cannes le Prix d’interprétation masculine dans la section Un Certain Regard et le film, le Prix du Jury. Il aimerait continuer à faire du cinéma. Tout le film dont il est de chaque plan confirme la légitimité de cette envie. La dernière séquence renvoie à sa propre histoire et c’est de l’émotion brute que l’on reçoit en pleine figure.

Elsa Nagel pour l’hebdoscope

Mother Land

Un film d’Alexandre Aja

Pour son dixième long-métrage en 25 années de carrière, Alexandre Aja a pris pour décors une grande et vieille bicoque perdue au fin fond d’une immense forêt. A l’intérieur, une mère, June, et ses deux jumeaux, Nolan et Samuel.


Dès sa première réalisation, Furia, Alexandre Aja a exprimé son attirance pour le Fantastique. Ses longs-métrages suivants ne feront que confirmer cette inclination, avec entre-autres Haute-Tension, La colline a des yeux, Piranha 3D, Horns ou encore Crawl. Mother Land lui donne l’opportunité de développer une histoire qui, au début, ressemble à un conte pour enfant raconté au coin du feu, se développe, pour finalement se conclure sur une révélation qui ne contredit pas tout ce qui a précédé.

Après une courte introduction, le film se dévoile en quelques scènes. June et ses deux garçons vivent reclus au fond des bois depuis la fin du monde. C’est du moins ce que la mère (excellente Halle Berry) à expliqué à ses enfants, qu’avant leur naissance le Mal a envahi le monde et poussé tous les hommes à s’entre-tuer. Il ne reste aujourd’hui plus rien de l’Humanité, ils sont seuls sur Terre. Afin de se protéger du Mal, June est venue se cacher là, au coeur de cette forêt gigantesque. Le Mal pouvant les toucher et les corrompre à tout instant, la mère insiste pour que chacun s’attache à la maison par une longue corde lors de leurs sorties à l’extérieur, après avoir récité une prière censée les protéger. Ainsi, aucun risque de se retrouver séparés et d’être infectés par le Mal. Les deux jeunes garçons ont grandi dans cette croyance, terrifiés par les récits et l’attitude hallucinée de leur mère. Mais peu à peu, Nolan se met à douter. Sont-ils réellement entourés de démons, qui prennent l’apparence d’êtres chers ou de parfaits inconnus afin de les contaminer, et les pousser à s’entre-tuer ?

Samuel, lui, ne remet rien en question, pas la moindre histoire ou décision de sa mère. Son esprit critique n’existe pas, il ne vit qu’à travers les yeux de sa mère, aucune autre pensée ne le traverse. Depuis leur naissance, elle les a élevés, nourris, protégés, et Samuel ne peut imaginer une existence autre que celle qu’elle leur propose. Nolan s’est lui laissé peu à peu convaincre par le doute, lors de leurs sorties pour aller chercher de la nourriture, au cours desquelles des démons se révèlent à leur mère. Car June est la seule qui voit ces monstres rôdant autour de leur maison. La seule qui doit les affronter et les faire reculer lorsqu’ils menacent de toucher ses enfants pour les transformer.

Avec comme terrain de jeu ce lieu confiné et ses trois personnages, Alexandre Aja a créé une atmosphère pesante, dans laquelle la tristesse le dispute au désespoir, dans des décors de fin du monde. Il propose une illustration intéressante de la cellule familiale. La famine guettant la petite famille, celle-ci devra s’éloigner chaque jour un peu plus pour tenter de se ravitailler. Un jour, Samuel et Nolan se retrouveront momentanément séparés de leur mère. Au cours d’une dispute Samuel fera une chute et se détachera de la corde. Il ne devra son salut qu’à l’arrivée de sa mère, juste avant d’être touché par un démon ayant pris l’apparence de la propre mère de June.

Alexandre Aja développe son histoire dans le respect du genre. Il sait susciter la peur quand nécessaire, et mettre en place des moments plus calme au coeur de ce refuge rassurant qu’est la maison. Il accompagne le spectateur mais ne le guide pas vers une explication plutôt qu’une autre, le laissant choisir selon sa sensibilité. Il y a bien sûr les moments de flippe propres à l’horreur. Mais c’est surtout le point de vue ouvert du metteur en scène qui, associé à la photographie parfaite de Maxime Alexandre (Mother Land signe sa septième collaboration avec Alexandre Aja) et la musique composée par Rob (lui aussi familier de l’univers du réalisateur, pour leur quatrième association) font du film une réussite. Sans oublier l’interprétation hallucinée de Halle Berry, complétée par deux jeunes comédiens prometteurs, Percy Daggs IV (Nolan) et Anthony b. Jenkins (Samuel).

Jérôme Magne

Langue étrangère

Un film de Claire Burger

Originaire de Forbach en Moselle, à la frontière allemande, la réalisatrice de Party Girl et de C’est ça l’amour a grandi avec cette double culture. Cependant, c’est l’Allemagne de l’Est qui l’a intéressée avec un personnage incarnant la jeunesse de ce pays passé à l’économie libérale depuis la chute du mur et devenu l’enjeu de l’extrême droite. Elle interroge les aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui avec deux jeunes filles, l’une de Leipzig, l’autre de Strasbourg.


Fanny arrive à la gare de Leipzig, venue en voyage d’étude. Fanny dira à sa mère au téléphone : « Ma correspondante ne me correspond pas ! » Mais les deux adolescentes vont finir par s’apprivoiser et surtout susciter l’admiration l’une pour l’autre – Lena très politisée et Fanny riche de récits qui fascinent Lena. Elle a notamment une grande sœur qu’elle ne connaît pas, activiste, membre du Black Bloc. Les deux filles apprennent à se connaître, entre les cours auxquels Fanny participe pour perfectionner son allemand et les fêtes où elles vivent leurs premiers émois amoureux. Puis c’est Lena qui vient passer quelque temps dans la famille de Fanny. Fanny est une élève harcelée, la cible de moqueries de ses camarades de classe, Lena essuie leur ignorance et leur bêtise en tant qu’allemande. Quant aux adultes avec leurs malheureux secrets, ils sont démissionnaires de leurs idéaux de jeunesse. Reste la sœur de Fanny. Elles partent à sa recherche.

Récit d’apprentissage, le film s’achève sur ces questions : « Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? », paroles de Possession chantée par Rebeka Warrior du groupe Kompromat. Car Langue étrangère interroge les aspirations des deux jeunes filles, leur peur de l’avenir et la déception que leur inspirent les adultes, en l’occurrence leurs parents qui ont trahi leurs rêves de jeunesse, la mère de Lena, impériale Nina Hoss et la mère de Fanny, Chiara Mastroianni, au jeu toujours juste. Lena, particulièrement mature, a une conscience aigüe de la crise politique européenne mais également de toutes les dérives d’une société qui court à sa perte. Quel combat mener ? Pourquoi n’en mener qu’un ? Parler des jeunes d’aujourd’hui est complexe car tous n’ont pas les préoccupations de Lena. Pourtant, la jeunesse est de plus en plus mobilisée dans les manifs et pour des causes différentes remarque Claire Burger : « Je me suis nourrie de mes souvenirs d’adolescente lors de mes séjours à l’étranger, en essayant de les réactualiser, de les mettre à la page avec une réflexion sur ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui : la guerre à nos portes, la crise climatique, la montée du populisme, l’ère de la post-vérité… »

La période de l’adolescence c’est aussi les affres amoureuses et le désir d’être aimée. Fanny est-elle une menteuse ? Une manipulatrice ? Mais Lena croit dans ses récits.  « Le mythomane se fond avec l’autre, il raconte ce à quoi l’autre veut croire, il invente de la fiction. » Fanny embarque Lena dans son scénario et Lena veut bien se laisser embarquer. Les deux comédiennes jouent leur partition en belle alchimie. Lilith Grasmug et Josefa Heinsius devraient faire parler d’elles dans le cinéma à venir.

Elsa Nagel

Trap

Un film de M. Night Shyamalan

Quelques semaines à peine après la sortie du premier long-métrage de sa fille Ishana Night Shyamalan (l’intéressant Les Guetteurs), M. Night Shyamalan refait parler de lui, avec ce thriller efficace qui joue avec les codes du genre.


Comparé aux nombreux coups d’éclat de la filmographie du réalisateur -une quinzaine de longs-métrages- Trap prend le risque de faire pâle figure. Il suffit en effet de se rappeler de Sixième Sens, Incassable, Signes, Le Village, The Visit, Split, et plus récemment Old pour réaliser qu’à chacune de ses histoires il a tenu à promener son auditoire au cœur d’un environnement de prime abord familier, ou du moins balisé, avant de le confronter à l’envers du décor dans sa dernière partie. Trap ne fait pas partie de ces films à rebondissements, il n’y a pas de révélation spectaculaire juste avant la conclusion. La narration, linéaire, ne suit pas de faux-semblants, et le piège (trap en anglais) dont il est ici question est mis en place, exécuté et adapté sous nos yeux jusqu’à un final qui, s’il ne révèle pas de grosse surprise, n’en est pas moins sympathique.

Pour le dernier concert de la tournée de la méga pop star Lady Raven, Cooper Abbott (Josh Hartnett) emmène sa fille Riley (Ariel Donoghue), fan inconditionnelle de l’artiste. Le père tient à récompenser sa fille pour ses bonnes notes, et à partager un bon moment de détente avec elle. Sur la route, Cooper et Riley s’en donnent à cœur joie, la gamine chantant à tue-tête les tubes de son idole sous le regard attendri de son père. Arrivé sur place, Cooper réalise qu’un nombre important de membres des forces de l’ordre est déployé dans l’enceinte et aux abords de la salle de concert. Il observe cela machinalement, étonné au départ, puis semblant de plus en concerné. Cela ne l’empêche pas de profiter de la présence de sa fille adorée. Prêt à tout pour que cette journée soit inoubliable, il ne la quitte pas d’une semelle. Tout au moins au début. Au hasard d’une conversation avec un vendeur de tee-shirts, il va apprendre que le concert fait partie d’un dispositif visant à appréhender un célèbre tueur en série, « Le Boucher », le FBI disposant d’une information indiquant que celui-ci serait présent au concert.
Révélation qui n’en est pas une (la bande-annonce ne laissait que peu de doutes), Cooper est « Le Boucher », c’est la raison pour laquelle il prête une grande attention aux mouvements de la police. Au fil du concert, celle-ci interpelle de nombreux suspects, sur la base d’informations fournies par une experte du profilage dépêchée sur place. Comprenant qu’il ne lui reste que peu de temps avant d’être démasqué, Cooper va alors tout tenter pour se sortir de la toile dans laquelle il est piégé, tout en essayant de garder le change auprès de sa fille.

Si Trap ne se présente pas comme les histoires auxquelles M. Night Shyamalan nous a habitués, cela n’empêche pas au film de faire son petit effet. Le ressort de l’intrigue étant rapidement dévoilé, le réalisateur se concentre sur son personnage principal. Un être plein de ressources, très observateur et sociable, qui se fond dans la foule. Pour interpréter ce psychopathe aux grandes capacités d’adaptation le réalisateur a choisi le comédien Josh Hartnett. Connu pour ses rôles dans The Faculty, Pearl Harbour, Sin City, La Chute du Faucon Noir, Le Dahlia Noir, Slevin, ou encore la série Penny Dreadful, le comédien se régale dans le rôle de Cooper Abbott. En bon père de famille à la double personnalité il excelle, tour à tour cool, affectueux, souriant, ou calculateur, froid, brutal. Face à lui dans le rôle de Lady Raven, Saleka Shyamalan s’avère moins convaincante. Plus à l’aise dans la chanson, la jeune artiste a composé l’intégralité des morceaux interprétés dans le film, mais peine à convaincre dans les scènes auxquelles elle participe en seconde partie. Ce qui a d’ailleurs fait dire à certaines mauvaises langues que Trap était en fait une plateforme musicale mondiale déguisée en film réalisé par M. Night Shyamalan, et destiné à promouvoir la carrière musicale de sa fille.

Le réalisateur s’en est défendu, en expliquant avoir voulu créer une œuvre mêlant musique et action, comme peut le faire le cinéma à Bollywood. L’explication tient la route, même si les amateurs du cinéaste ne sont pas forcément habitués à ce genre de mélange et pouvaient s’attendre à un récit moins conventionnel. Trap n’est pas aussi virtuose que certains longs-métrages de M. Night Shyamalan, il offre tout de même un agréable moment passé aux côtés de son inquiétant personnage principal.

Jérôme Magne

Des rêves devenus films

Une magnifique rétrospective sur James Cameron permet de plonger dans ses films et dans sa vision de nos sociétés modernes

Qui ne connaît pas James Cameron ? Avatar, Terminator, Titanic ou Aliens, le retour sont devenus des monuments du cinéma, parties intégrantes de son patrimoine. Des blockbusters à regarder en famille qui nous poursuivent jusque dans nos rêves. Mais dire que cela serait commettre une injustice à l’égard de ce réalisateur qui développa bien plus qu’une simple succession de films à succès.


James Cameron Portrait de Rose, avril 1992, Avatar Alliance Foundation
© James Cameron

En réalité, on connaît assez mal les ressorts du cinéma de James Cameron. Raison de plus pour se plonger, grâce à la merveilleuse exposition que lui consacre la Cinémathèque française, dans ces abysses cinématographiques que le réalisateur affectionne tant.

Profondément influencé par l’âge d’or de la littérature de science-fiction notamment Isaac Asimov et Arthur C. Clarke mais également les comics, le jeune James Cameron s’appuya sur l’interprétation de ses rêves pour élaborer ses premières œuvres illustrées par les dessins tirés notamment de l’Avatar Alliance Foundation qui contribua grandement à l’organisation de cette exposition mais également pour jeter les bases de ses succès futurs comme on construit une bibliothèque mentale dans laquelle il puisa. « Les rêves sont des images, mais je suis persuadé qu’il recèlent des éléments narratifs codés permettant d’en comprendre le sens. Ces images ne viennent pas de nulle part, elles s’accompagnent d’un codage inconscient, presque comme des sous-titres que le rêveur peut lire » explique ainsi le réalisateur canadien. Intégrant l’atelier de maquettes du roi de la série B, Roger Corman, tout en dessinant un certain nombre d’affiches, James Cameron débuta véritablement comme réalisateur avec Piranha 2, les tueurs volants en 1981 avant d’enchaîner trois ans plus tard avec Terminator. Une fois encore, ses rêves jouèrent un rôle de matrices créatrices. Alors qu’il se rendait à Rome pour la postproduction de Piranha 2, James Cameron tomba malade. « A cause de la fièvre, j’ai rêvé d’un squelette en chrome qui émergeait d’un mur de feu (…) Pour moi, ce rêve signifiait que ce robot avait l’air humain au départ, mais que le feu avait fait fondre sa peau. C’est de là que vient Terminator » explique-t-il dans le catalogue de l’exposition, complément indispensable à cette dernière où le réalisateur raconte la fabrication de ses chefs d’œuvres.

Terminator

Ce film marqua bien évidemment une étape cruciale tant dans sa carrière que dans le développement de sa vision artistique et philosophique. Terminator et sa suite désormais culte Terminator 2 : le jugement dernier, sorti en 1991, fascinent toujours autant jeunes spectateurs de l’époque devenu quadragénaires et adolescents qui se pressent devant le storyboard du film ou le bras mécanique du T-800 incarné à l’écran par Arnold Schwarzenegger. Cette communion des générations autour du film s’explique aussi bien par la qualité artistique de la saga mais également, dans notre époque habituée à vivre avec smartphones et réseaux sociaux, par son côté visionnaire. Ainsi lorsque James Cameron dépeignit, il y a quarante ans, les règnes à venir de la robotique ou de l’intelligence artificielle ainsi que leurs dérives tout en affirmant cependant que le problème n’est pas tant la technologie que l’usage que l’humain en fait, il ne se doutait pas que la compagnie Skynet de Terminator ressemblerait à l’X d’un Elon Musk. Un film de science-fiction qui a, aujourd’hui, des allures de réalité ou en tout cas, de proche avenir. Un film qui questionne également l’évolution à venir des facultés humaines sous l’effet de la technologie.

L’exploration du cosmos (Aliens, le retour) et des profondeurs (Abyss) répondent à ce même impératif chez le réalisateur canadien avec plusieurs questions : que faisons-nous de nos découvertes ? Pour assurer uniquement notre domination ? En incluant de la plus belle des manières la dimension écologique à son cinéma avec Avatar, il parachève une œuvre à la fois artistique et philosophique emprunte cependant d’une forme de pessimisme sur l’avenir de l’humanité.

Occupant une partie importante de l’exposition où se pressent ces nouvelles générations fascinées qui attendent avec impatience le troisième opus de la saga en 2025, Avatar embarque littéralement le visiteur. On a l’impression d’être sur Pandora avec sa galerie de personnages, ses décors en jeux de lumières et les différents processus de création parfaitement décortiqués. Une atmosphère exposée de la plus belles des manières et servies, comme à chaque fois, par des objets tirés de collections américaines comme le scénario original de Titanic ou de musées tel celui du cinéma et de la miniature de Lyon pour permettre aux visiteurs d’entrer en contact, en immersion avec le cinéma du maître. Et comme point d’orgue la reconstitution d’une pièce du mythique paquebot où l’on se retrouve presque à toucher une Kate Winslet plus belle que jamais. Comme dans un rêve.

Par Laurent Pfaadt

L’art de James Cameron, La Cinémathèque française,
jusqu’au 5 janvier 2025

A lire le catalogue de l’exposition : Tech Noir, l’art de James Cameron, la Cinémathèque française, Huginn & Muninn/Dargaud

Retrouvez toutes les informations ainsi que la rétrospective des films de James Cameron sur : https://www.cinematheque.fr/cycle/james-cameron-1215.html

Sans un bruit : jour 1

Un film de Michael Sarnoski

Six années après le très bon premier film imaginé et mis en scène par John Krasinski (qui en d’ailleurs a fait une suite tout aussi efficace deux années plus tard), l’histoire est envisagée sous un nouveau jour, celui où les effrayantes créatures ont atterri sur notre belle planète.


John Krasinski est toujours derrière l’histoire, mais c’est aujourd’hui Michael Sarnoski (Pig, son sympathique premier long-métrage, mettait en scène Nicolas Cage à la recherche de son cochon dénicheur de truffes) qui met son scénario en image. Le concept est ici légèrement différent, dans la mesure où nous ne suivons pas des individus ou groupes s’efforçant de survivre à une menace désormais bien connue et installée, mais assistons à l’arrivée (pas vraiment expliquée) des aliens par les airs, le jour où ils s’abattirent sur New York. Les premières images donnent le ton, comme pour faire ressortir le contraste avec la situation ultérieure : New York en début de journée, un bruit incessant, une activité grouillante, une énergie impalpable, un lieu où le silence ne peut exister. Et pourtant, il suffira de quelques traînées de feu dans le ciel et de quelques explosions au sol pour que tout soit profondément changé.

Nous faisons la connaissance de Sam, une jeune femme poète, soignée dans la banlieue dans un centre de soin palliatifs pour patients atteints de cancers. Acerbe et prête à tout pour aller manger une bonne pizza, elle accepte l’offre de Reuben (un infirmier avec lequel elle s’entend bien) de se rendre à New York pour assister à un spectacle à Manhattan, et de passer ensuite récupérer sa pizza avant de retourner au bercail. La sortie sera de courte durée, très vite le petit groupe devra se rassembler pour prendre le chemin du retour suite à des informations inquiétantes. Problème : le centre-ville deviendra un abattoir à ciel ouvert avant qu’il puisse le faire.

Michael Sarnoski filme sa menace comme son prédécesseur : dans un premier temps, on ne distingue pas les créatures, ou très peu (New York étant recouverte d’une épaisse couche de poussière/fumée lié à la chute des météorites et des incendies que celles-ci ont provoqué). Ce n’est qu’après plusieurs scènes qu’elles apparaissent, tout d’abord partiellement, puis dans toute leur laideur. Cohérence scénaristique oblige, leur apparence n’a pas été modifiée. Elles sont toujours autant longilignes, rapides et puissantes, aveugles et dotées d’une ouïe sur-développée. La ville dévastée s’est vidée de ses habitants, les survivants de la première heure se sont terrés dans les bâtiments dans l’attente d’instructions des autorités. Celles-ci ne tarderont pas, les survivants doivent se rendre aux principaux embarcadères de Manhattan, les ponts reliant l’île au reste de la ville ayant été détruits par l’armée américaine afin d’isoler la menace. Là, des bateaux viendront les récupérer pour les mettre en lieu sûr.

Sam va rencontrer Eric, un jeune étudiant anglais et faire un bout de chemin avec lui. Michael Sarnoski filme les scènes que les deux personnages partagent avec beaucoup de sensibilité, malgré la contrainte technique liée à l’absence de bruit. Ce duo réunit par les événements, bien que composé de personnalités aussi dissemblables que possible (Sam est courageuse, Eric beaucoup moins) va traverser les épreuves et réaliser le destin qu’il s’est finalement choisi. Au détour de quelques jolis épisodes (lorsque Sam et Eddie partagent une pizza, avant que le premier surprenne la seconde avec des tours de cartes, au cœur d’un piano bar désert et épargné par les flammes), les deux survivants arrivent à se connaître et s’apprécier. Et feront un bout de chemin ensemble.

Successeur de John Krasinski, Michael Sarnoski adapte l’histoire imaginée par son confrère sous un angle peut-être un peu moins frappant, moins effrayant. Sans un bruit : jour 1 n’en est pas moins un film émouvant, spectaculaire quand il le faut, basé autant sur la menace extra terrestre, saisissante, que sur le lien unissant les rescapés. Pour ceux qui découvrent aujourd’hui l’histoire, Sans un bruit : jour 1 est l’occasion de se plonger dans le concept en regardant Sans un bruit (2018), et sa suite, Sans un bruit 2 (2020).

Avant d’y revenir prochainement, un jour 2 étant prévu en 2025…

Jérôme Magne

Roqya

Un film de Saïd Belktibia

Basé autour de souvenirs d’enfance de son metteur en scène, Roqya est un film qui mêle plusieurs genres. Le thriller y côtoie le fantastique, au cœur d’une chasse à la sorcière éprouvante.


Présenté il y a quatre mois hors compétition au 31ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, le film y a reçu un accueil plutôt chaleureux. Dans cette histoire de persécution que subit une jeune maman élevant seule son fils, Saïd Belktibia a mis des souvenirs de son enfance agitée. A l’époque, sa mère le pensait habité par un esprit maléfique (un djinn), et avait justement eu recours à la roqya, cette médecine prophétique se rapprochant de la sorcellerie dans sa manière d’aborder les maladies occultes telles la possession.

L’élément surnaturel justifiait donc la présence du long-métrage dans la prestigieuse manifestation vosgienne, même si les autres facettes (thriller, drame social) étaient tout autant présentes.
Invité sur la grande scène de l’Espace Lac avec deux de ses comédiens, Saïd Belktibia s’était exécuté de bonnes grâces, promettant au public son lot d’émotions fortes. La suite allait lui donner raison, le film ne donnant pas une seconde de répit au spectateur sur sa durée (90 minutes). Après une courte introduction à base d’extraits de films et documentaires tirés de l’Histoire nous expliquant l’évolution de la sorcellerie et sa perception à travers les âges, nous rencontrons l’héroïne, Nour, interprétée par la toujours très juste Golshifteh Farahani.

Nour vit de contrebande d’animaux exotiques. Elle parcourt le monde à leur recherche et les revend autour de chez elle, dans les banlieues de Paris, à des rebouteux pratiquant la roqya. Très populaires, ces guérisseurs supposés ont en effet besoin d’ingrédients, plantes et animaux en tout genre afin de fabriquer leur remèdes miracle. Et ceux-ci ne peuvent pas être achetés au coin de la rue. C’est donc là que Nour intervient. Au moment où nous faisons sa connaissance, sa petite affaire prend de l’envergure.

Embringuée dans une séparation douloureuse, Nour jongle entre son activité prenante, en plein essor (elle est d’ailleurs sur le point de mettre en ligne son site internet, suite au succès de son petit commerce) et la garde de son fils, au cœur d’un conflit avec un père de plus en plus pressant (interprété par Jérémy Ferrari). Le début du film nous présente Nour comme une femme pleine de ressources, très énergique, dont on ne sait si elle est juste une banale arnaqueuse, ou si elle possède réellement un don de guérisseuse.

La démarche du réalisateur est directe et efficace : en quelques scènes il a fait le portrait de cette mère courageuse et de sa vie compliquée. Habitant une barre de banlieue parisienne, Nour n’a pas beaucoup de moyens, bricole beaucoup, se débrouille et est à l’orée de l’expansion de son business. Attachante, elle espère que ce site internet lui permettra de prendre une autre dimension. Nour a du cœur, elle aura l’occasion de le prouver.

Mais suite au décès d’un gamin perturbé qu’elle suivait, elle va se voir pourchassée par toute une meute de la cité où elle habite. Pire, les réseaux sociaux qui jusque là la portaient aux nues et avaient contribué à l’essor de son commerce, font subitement marche arrière, devenant le vecteur de l’ire populaire, en participant en temps réel à une véritable chasse aux sorcières. Après avoir bien pris le temps de caractériser ses personnages (l’héroïne, son ex mari, ses voisins, tous ont droit à une attention particulière), le metteur en scène enchaîne sur une cavale très réaliste. Que ce soit à travers les couloirs ou les caves de ces grands immeubles de banlieue ou dans les rues à la nuit tombée, Saïd Belktibia nous fait partager la fuite de son héroïne, qui a enfin compris le côté dangereux de son petit commerce. Mais peut-être une peu tard…

Dans sa dernière partie, Roqya embrasse pleinement l’aspecte fantastique de son histoire. Nour décide de mettre en pratique ce qu’elle a étudié de la roqya pour se défaire de ses poursuivants en quête d’un bon lynchage. Elle utilisera au passage des méthodes radicales que les amateurs d’hémoglobine apprécieront (cf. son utilisation de la pompe à vide). Roqya est un film intéressant à bien des égards. Abordant la religion, la situation des banlieues et le surnaturel, il nous bringuebale aux côtés de son attachante héroïne dans une frénésie d’action qui ne se calme qu’aux toutes dernières images, nous montrant Nour et Amin sur un bateau, prêts à démarrer une nouvelle vie…

Jérôme Magne

Petites mains

un film de Nessim Chikhaoui

Nessim Chikhaoui avait réalisé Placés, sorti en 2022, nourri par son expérience d’éducateur. Il s’intéresse ici au monde des hôtels de luxe où une clientèle richissime côtoie sans les voir les hommes et les femmes qui y travaillent. Des mouvements sociaux avaient fait parler avec les « Kellys » en 2017, en Espagne, et en 2021, le groupe Accor avait cédé face à une grève de près de deux ans de l’hôtel Ibis Batignolles. Petites mains a été inspiré par ces luttes.


Les petites mains, ce sont les femmes de chambre de l’Aston Palace, Violette, Safiatou, Aïssata et toutes les autres qui font le ménage de ces chambres à 9000 euros la nuit pour un salaire de misère. Elles sont externes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas employées par l’hôtel et sont envoyées par des sociétés de sous-traitance. De ce fait, elles n’ont pas les avantages des rares internes – prime, plateau repas, croissant du matin … surtout, elles sont sous-payées et exploitées dans des conditions de travail qui frisent la maltraitance : un aspirateur pour tout un étage et des produits d’entretien qu’elles doivent parfois elles-mêmes fournir à leurs frais. Les cancers liés à ces produits toxiques ne sont pas rares dans cette profession. Ces femmes se dévouent corps et âme avec la nécessité de nourrir leurs enfants et l’envie de les voir réussir leur vie. Aussi, les Cégétistes manifestent sous les fenêtres du Palace rejoints tous les jours par d’autres femmes de chambre qui n’en peuvent plus d’être invisibles, ni écoutées.

Eva, toute jeune venue, remplace l’une des grévistes. Elle est encadrée et formée par une interne, Simone, jouée par Corine Masiero qui, décidément, mérite bien d’autres rôles que celui du Capitaine Marleau. Elle est ce que ces femmes vont devenir le temps passant – corps malmené, perclus de douleurs à force de gestes épuisants et de charges à porter. Eva, c’est Lucie Charles-Alfred, révélée dans Placés et qui confirme ici un jeu pétillant et habité, prometteur pour les autres rôles que le cinéma ne manquera pas de lui offrir.

Petites mains traite un sujet sérieux sur un ton positif et joyeux. Les actrices qui jouent Violette, Safiatou et Aïssata : Salimata Kamate, Marie-Sohna Condé et Maïmouna Gueye, ont une énergie qui porte le film et elles offrent des moments de pure comédie. Ce sont pourtant des situations dont le réalisateur a entendu parler. Violette vient travailler avec les cheveux teints d’une couleur trop olé-olé et elle est obligée de se rendre chez le coiffeur pour en changer, perdant ainsi sa journée de travail et son salaire. Ou encore, une séquence désopilante dont il serait dommage de révéler le contenu, très charmante et incongrue, dénonce toutefois le caprice d’un client, de ces clients richissimes qui se croient tout permis. Scénario subtil co-écrit avec Hélène Fillières qui nous préserve des scènes plombées et posées au profit de la fantaisie dans un milieu aux codes rigides. Le contraste crée la surprise. Belle idée aussi, au cœur de l’enjeu de la réalisation, que le mode d’action choisi par les femmes de chambre pour se faire entendre des « patrons » : un défilé festif et musical sous les fenêtres du Palace pendant la Fashion Week, sous la houlette de Kool Shen, étonnante incarnation du syndicaliste à barbe en collier et lunettes carrées, porte-voix de ces femmes.

Face à ces mères résignées qui enfin se révoltent, Simone, femme au corps cassé est mise à la retraite prématurément, jugée inapte à travailler. Mais encore, c’est la tendresse et l’espoir qui prévalent avec des liens affectifs qui se nouent entre elle et un professeur de claquettes et avec Eva. Eva incarne la jeune génération pour qui rien n’est joué et qui peut, elle, décider de son destin. Eva mais aussi Ali, formidable Abdallah Charki, 1er rôle dans Ma part de Gaulois et bientôt dans la Saison 3 d’Hippocrate. Pour Les Petites Mains qui sort le 1er mai, tous les astres sont alignés pour que le film rencontre un joli succès.

Elsa Nagel

Borgo

Un film de Stéphane Demoustier

Après La Fille au bracelet (2019), le réalisateur interroge de nouveau un beau personnage féminin qui se dérobe à toute vérité. Magnifique enquête inspirée d’un fait divers, Borgo est l’occasion pour Hafsia Herzi de jouer une partition toute de nuances face à des acteurs pour la plupart non professionnels, dans un film qui prend ses distances par rapport aux clichés sur « l’île de Beauté ».


Derrière ce titre aux consonances mystérieuses, une prison en Corse qui défraya la chronique quand l’une de ses matonnes fut impliquée dans l’assassinat de deux caïds. Si le mode opératoire du meurtre est le même dans le film, le réalisateur tient à préciser qu’il s’agit d’abord d’une fiction, s’étant intéressé à cette femme et à ses motivations mais sans enquêter sur l’affaire elle-même hormis sur l’univers carcéral. Hafsia Herzi campe ce personnage en lui prêtant sa capacité à être à la fois mystérieuse et d’une grande force terrienne. Elle est crédible en uniforme de gardienne de prison à la fois autoritaire face aux hommes dont elle a la garde dans cette prison pas comme les autres et compréhensive, généreuse avec eux. Borgo est une prison ouverte où il est permis de circuler d’une cellule à une autre et quand dans d’autres prisons, la crainte d’un règlement de compte pèse, ici le pacte de non-agression est tenu. Cette prison appelée le Club Med ou l’Hôpital, n’accueille que des Corses.

Aussi, lorsque Mélissa et Djibril, son mari, avec leurs deux enfants, débarquent du continent, Mélissa trouve en prison une structure bienveillante et amicale quand dans le quartier où la petite famille s’est installée, elle subit le racisme et les invectives. Il est dit que ce sont « les prisonniers qui surveillent les gardiens ». Tout se sait dans cette petite ville, et les murs sont poreux entre l’extérieur et l’intérieur. Mélissa, que les prisonniers surnomment Ibiza à cause de la chanson de Julien Clerc, trouve un protecteur inattendu en Saveriu qui dira même à qui veut l’entendre qu’elle est sa « sœur ». Petit à petit, elle va se retrouver dans un engrenage jusqu’à ce double homicide dans un aéroport où elle se trouve impliquée. Manipulable ? Manipulée ? Manipulatrice ? Le film n’apporte pas de réponse mais joue sur le double point de vue objectif/subjectif des enquêteurs et de Mélissa que l’on suit dans son quotidien. Le choix de Hafsia Herzi s’est fait sur sa capacité à être dans le vrai. Elle a préparé son rôle en amont comme à son habitude (voir critique du Ravissement sur Hebdoscope) et son interprétation est remarquable.

Comment trouver sa place ? Comment se faire respecter dans ce monde d’hommes biberonnés à la violence ? Comment franchir ou ne pas franchir la ligne quand elle-même les comprend, subit les injonctions, les règles hiérarchiques ? Séquences mémorables où Mélissa remonte pièce par pièce une arme et plus tard prouve ses talents au tir sur une petite plage corse. Les enquêteurs (Pablo Pauly et l’inénarrable Michel Fau, tellement inattendu dans son rôle de flic dans la retenue) analysent les images de la caméra surveillance de l’aéroport où a eu lieu la tuerie. Tous les angles de vue sont passés au crible, chaque individu est observé, identifié, et pourtant la vérité se dérobe et s’éloigne à mesure d’une enquête sans indices.

Le film joue sur l’enquête en cours d’un évènement qui a eu lieu et qui se joue au temps présent. Le spectateur a toutes les cartes en main mais qui dira savoir pourquoi et comment Mélissa a agi ? Sur une partition somptueuse du grand Philippe Sarde, notre mémoire cinéphilique est éveillée, notamment sur les routes de campagne la nuit, no man’s land qui défile à la lumière des phares, et l’on pense à ces héroïnes tragiques du patrimoine cinématographique qui courent à leur perte mais restent toujours des héroïnes.

Elsa Nagel