Quand
on leur demande si ce sont leur vrai prénom, ils assurent que oui. S’ils
s’étaient appelés Jean-Jacques et Henri, pas sure que ce duo de choc de jeunes frères
réalisateurs aurait penché vers le genre de la comédie, voire du burlesque.
Lenny et Harpo Guit, fils de Graham Guit, réalisateur également, étonnent avec
un film foutraque porté par une héroïne antihéros, comédienne alien que l’on
reverra sûrement.
Elle s’appelle Maria Cavailier Bazan,
choisie à l’issue d’un casting et habituée de la scène théâtrale bruxelloise. Elle
est de chaque plan et impulse une dynamique et un rythme qui servent cette
comédie enlevée dans l’esprit de Fils de
plouc, le précédent film des frères Guit: « Notre moteur premier, c’est la comédie, c’est ce qui nous motive au quotidien
dans la fabrication d’un film, qu’est-ce qui nous fait rire ? Pourquoi ça nous
fait rire ? Et essayer de creuser toujours plus pour inventer des nouvelles
histoires qui peuvent accueillir des nouvelles blagues. » Avec cette
comédienne, ils ont trouvé leur Charlie Chaplin, leur vagabonde qui traite son
corps en outil de cinéma sans complexe, comme dans cette séance où elle pose,
dans une école d’art, et qui devrait lui rapporter quelques euros. Ou bien assise
sur les toilettes avec la désagréable surprise d’avoir ses règles. Quelle
surprise ! Il fallait trouver l’originalité du cadrage ! En
plongée ! « Il s’agissait de
faire une blague de règles, féminiser les blagues pipi-caca. » Le
spectateur est pris à rebrousse-poil comme il l’est souvent face à ce film au
ton original qui joue avec les genres et notamment sur la frontière indicible
entre fiction et réalité, avec l’impression de scènes prises sur le vif ou en
caméra cachée dans les rues de Bruxelles. Sans compter les plans qui semblent
pris avec un portable.
De son nom qui est à lui seul un
poème, Armande Pigeon vit de débrouilles, petits larcins et combines. Les
frères Guit parlent de leur personnage comme d’une malandra. « Chico Buarque
un chanteur brésilien qu’on adore parle du concept de malandro : « Le malandro danse et marche, simule et
dissimule, à la frontière du bien et du mal, de la légalité et de l’illégalité.
Bluffeur, provocateur, c’est un dribbleur social. Pour nous Armande est une
malandra. On aime cette idée, que comme une footballeuse, elle dribble les gens
qu’elle rencontre, que ce soit des amis, des ennemis ou des inconnus, pour se
sortir des situations. Pour Armande, chaque moment de la vie est un jeu, que ce
soit en business ou en amour. Elle représente un peu tout ce que nous on n’ose
pas être dans la vraie vie. Avec Armande, on se permet de vivre les aventures
folles qu’on aimerait vivre. »
Ses rencontres sont étonnantes elles
aussi, avec des comédiens professionnels ou non, comme Catherine Ringer,
Delphine dans le film, chez qui Armande squatte un clic-clac et Melvil Poupaud,
joueur fou, littéralement, mais aussi Axel Perin, Michael Zindel et Maxi
Delmelle déjà vus dans les films précédents des frères Guit. Aimer Perdre ne se prend pas au sérieux
même si l’histoire d’une jeune femme qui vit dans la rue et n’a pas de quoi se
payer à manger n’est pas des plus drôles. Charlot pourrait être son compagnon
de route.
A peine plus d’un mois après nous avoir proposé une intéressante relecture du film de fantômes (Presence, présenté en avant-première hors compétition du 32ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer), Steven Soderbergh nous revient avec, là encore, une relecture originale du film d’espions.
Et comme on pouvait l’imaginer, son adaptation n’a rien à voir avec le côté spectaculaire et glamour de l’univers de Ian Fleming avec son célèbre agent 007. Pas d’explosions, de courses pousuites en tout genre, et encore moins de gadgets tous plus sophistiqués les uns que les autres. Le héros du film ne s’appelle pas James Bond (même si un célèbre 007 est présent à l’écran en la personne de Pierce Brosnan) mais George Woodhouse, et il ne collectionne pas les conquêtes amoureuses au gré de ses nombreux déplacements. Il forme au contraire un couple soudé, aimant, avec son élégante épouse Kathryn, elle aussi officier du renseignement britannique. De par leur profession, George et Kathryn ne peuvent parler de leurs missions entre-eux, le secret étant la base de leur existence. Aussi quand le supérieur de George lui demande de démasquer un traitre parmi cinq de ses collègues (sa femme en fait partie), il se met à douter de sa loyauté. Sera-t-il prêt à la démasquer, jusqu’où ira son amour en cas de trahison. Vers qui justement sa loyauté s’orientera-t-elle ?
Dans la peau de George, le comédien Michael Fassbender (vu dans Hunger, Inglorious Basterds, quatre épisodes de la saga X-Men où il interprète Magnéto, deux de la saga Alien, où il est l’androide David, ou encore le Steve Jobs de Danny Boyle…) est parfait. Clinique, froid et calculateur, il donne vie à un être insondable, en apparence dénué de tout sentiment. Dévoué à sa patrie et à son travail, sa vie est une contradiction de chaque instant : il évolue dans un monde de mensonge, alors qu’il abhorre le mensonge. Aussi quand on lui apprend que sa chère et tendre fait partie des cinq agents suspectés de trahison ses certitudes vacillent. Il mettra tout en œuvre pour éclaircir le complot, quitte à trahir ou sa patrie ou son épouse…
Face à lui, la toujours parfaite Cate Blanchett (la glaciale Galadriel du Seigneur des Anneaux, Monuments Men, Ocean’s 8, Babel, Elizabeth : l’Âge d’or) incarne une compagne dévouée, manipulatrice, prête à tout pour sauver son couple, dont on ne sait si elle est la taupe. Parmi les cinq suspects elle est la première qui vient à l’esprit, c’est donc sur elle que George va d’abord se concentrer. Mais au fur et à mesure les choses changeront, d’autres pistes se dévoileront, qui pointeront vers d’autres suspects (pour nous ballader ?).
L’ouverture du film donne le ton. A la nuit tombée, George pénètre dans une boite londonienne. Il y rencontre un contact (son supérieur), qui l’informe de l’existence d’une taupe dans le service, associée au vol d’un mystérieux logiciel. Le patron ironise sur son domaine de compétence, lui-même n’étant pas parvenu à dissimuler ses infidélités à sa compagne, alors que le mensonge est son fonds de commerce… George va bien tenter de lui donner quelques conseils, il n’aura pas l’occasion de les appliquer.
George convie alors les quatre agents à un dîner chez lui, afin de les tester aux côtés de sa femme. Kathryn fait partie des suspects mais ne le sait pas. Au cours du repas des tensions apparaissent, des secrets sont dévoilés, mais rien qui n’indique un coupable en particulier.
Steven Soderbergh est méticuleux. Il prend d’abord un soin particulier à dresser le décors, habille les scènes d’une musique feutrée, jazzy, avant de présenter ses protagonistes. Ceux-ci s’affrontent au gré de dialogues courts mais toujours évasifs, chacun prenant soin de ne jamais dévoiler ses réelles intentions. Dans le rôle principal, le comédien irlando-allemand Michael Fassbender excelle. Très discret, peu expressif, il renvoie l’image d’un patriote opiniâtre, qui ne s’arrêtera que lorsqu’il aura démasqué la taupe. Son apparence, costumes sans relief, lunettes à grosse monture et regard vide renforce l’impression d’un fonctionnaire sans imagination à la loyauté indéfectible. Placé au coeur d’un complot dont les pions sont mouvants, il doit laisser ses sentiments de côté, et envisager la trahison de son épouse. Dans le rôle de Kathryn, Cate Blanchett incarne un autre agent expérimenté, un peu plus plus expressive que son époux. Rapidement alertée de la chasse à la taupe, elle va jouer sa partition avec maîtrise, multipliant les signaux contradictoires menant l’investigation sur des fausses pistes.
Avec The Insider, Steven Soderbergh invite le spectateur à un jeu du chat et de la souris qui ne s’embarasse pas de fioritures et va à l’essentiel. Film d’espionnage à l’ancienne, les confrontations y sont essentiellement orales, la tension naît de phrases interrompues, de regards hésitants et de rendez-vous clandestins. En à peine plus d’une heure trente le réalisateur nous invite à partager le quotidien d’un couple dont on ne découvre le réel lien qu’à la toute fin. Les dernières secondes affichent plus de légèreté : elles nous montrent George esquisser un sourire, alors qu’il avait traversé le film tel un robot, ne manifestant aucune expression quelle que soit la situation. Une excellente manière de conclure…
Confirmant
depuis Un divan à Tunis son sens de
la comédie et du rythme, allié à un regard acéré porté sur notre société,
Manèle Labidi signe avec Reine Mère
un film drôle, original et salutaire en ces temps obscurs du rejet de l’autre.
Nécessaire sans doute quand on apprend
qu’avant même la sortie du film, la réalisatrice a essuyé des critiques
incendiaires de son film sur les réseaux sociaux, quand ce ne sont pas des
insultes. Les questions posées lors des avant-premières où elle se rend pour
présenter son film sont parfois renversantes de bêtise. Depuis les années 90,
période à laquelle son film se déroule, la parole s’est décomplexée et dès
lors, les gens ne se cachent plus pour afficher leur racisme. On croit voir un
film « d’époque » – c’était il y a 40 ans – et Reine Mère est bien d’actualité.
Heureuse idée que d’avoir réuni
Camélia Jordana et Soufiane Zermani, les parents de Mouna, scolarisée dans leur
quartier parisien qu’ils ne veulent pas quitter alors que le propriétaire veut
récupérer leur appartement. Le parcours du combattant pour trouver un logement
est édifiant et répond à la question de la « ghettoïsation » dont
font les frais les immigrés qu’il faut regrouper ensemble, le plus loin
possible des centres villes. En ces années 90, avec la montée du parti du
Capitaine Crochet et la guerre du Golfe, les arabes sont non persona grata. On voudrait que ce couple n’ait pas d’enfants ou
bien qu’il soit italien ! Amor (Soufiane Zermani) est parfait dans son
rôle de mari amoureux de sa femme et désespéré de leur situation. Comparé par
la réalisatrice elle-même à Vittorio Gassman, il a une intensité de jeu
remarquable. Quant à Camélia Jordana dans le rôle d’Amel, comparée quant à elle
à Anna Magnani, elle a une fougue, une détermination et une énergie du
personnage indomptable qu’elle incarne qui se refuse à se laisser piéger dans
un déterminisme social assigné. Si elle doit être femme de ménage, ce sera sans
blouse, en talons et auditrice libre de cours d’histoire à la fac où elle est
employée.
Manèle Labidi a puisé dans ses
souvenirs d’enfance et n’a pas voulu faire un film autobiographique mais une
« biomythographie » (selon Audre Lorde). Déjà Freud en personne
s’invitait sur le divan de Tunis. Ici, c’est Charles Martel qui surgit dans la
cour d’école de Mouna et dans l’appartement familial. Seule Mouna le voit
depuis qu’elle a entendu cette phrase terrible : « Charles Martel a arrêté
les Arabes à Poitiers » ! C’était en 732. Comme le dit la
réalisatrice, quand elle était au CM1, cette phrase a éveillé un grand malaise
chez elle et la prise de conscience qu’elle était arabe. Comment vivre avec ce
sentiment dans la France de Chirac qui parle des « odeurs » … ? Charles
Martel devient son ami imaginaire, Damien Bonnard, inénarrable dans sa cote de
maille avec sa couronne sur la tête. Le film est poétique et plein de
fantaisies, avec des morceaux de comédies musicales. Damien Bonnard, faisant
des claquettes ou maquillé comme une poupée vaut le détour. Plus sérieusement,
Charles Martel a été réhabilité pour la mémoire nationale au moment de la
colonisation de l’Algérie. Il est une image fantasmée de la société française,
loin de la vérité historique. Consulté pour le film, l’historien et auteur d’un
livre sur Charles Martel, William Blanc, s’interroge sur la force symbolique du
personnage : « Est-ce un spectre qui hante l’hexagone comme le reflet
d’un passé et d’un présent dérangeant ? Ou bien symbolise-t-il un apaisement
possible et une meilleure compréhension de l’autre ? » Le spectateur
tranchera.
Les romans d’Eric
Reinhardt sont inspirants pour le cinéma. L’adaptation de l’Amour et les forêts par Valérie Donzelli a été un succès. Le système Victoria, dès sa parution en
2011, avait séduit Sylvian Desclous au point de contacter l’auteur. Le temps a
passé, le projet d’une adaptation s’est fait jour et avec le romancier, ils ont
coécrit le scénario. Comme souvent les bonnes adaptations, il s’agissait de
trahir le roman. Le lecteur se plaira à découvrir comment le roman a été revisité
et de voir derrière les personnages de David et Victoria, Damien Bonnard et
Jeanne Balibar.
Il
est dit que les prénoms ont une influence sur la construction de ce que nous
sommes, sur notre personnalité. Victoria incarne la réussite toute puissante
d’une DRH très influente. La rencontre est étonnante entre elle et David. Il
tombe sous le charme de cette femme qui parle aussi bien le chinois que
l’allemand, qui manage sa vie avec une liberté et un contrôle qui le
subjuguent. Et surtout, elle le comprend et elle devine son parcours de
brillant jeune architecte qui se retrouve à exercer le métier alimentaire et
schizophrénique de chef de travaux pour la construction d’une tour dans le
quartier de la Défense, lui qui rêve de maisons écologiques inscrites dans le
paysage. Un homme frustré donc, séparé de sa femme, en mal de communication
avec sa fille et humilié par ses patrons qui exigent à la fois des économies
sur le budget et un rendu de l’édifice dans les temps. Aucun retard ne sera
admis.
L’humiliation,
le manque de respect et de reconnaissance sont le quotidien de David qui évolue
dans un univers de béton, de fer et de poussière et même les fenêtres n’offrent
pas d’échappées ; dans les vitres, le reflet des personnages, un monde comme
une prison qui renverrait à leur espace mental, enfermés dans un système sur
lequel ils n’ont pas de contrôle. Ils sont dans un rapport hiérarchique et
d’intérêts. Quand David en fait le reproche à Victoria, incarnation de ce
système, elle lui rétorque que lui aussi est un petit chef qui donne des
ordres. Personnage complexe et ambigu, elle est une énigme pour David qui la
questionne, notamment sur sa sexualité qu’elle vit avec la même liberté. Mais
dit-elle la vérité ou bien ce qu’il veut entendre ? Qui est-elle ?
Femme amoureuse ou fine calculatrice ? Femme mariée, femme adultère. Qui
est son mari ? Qui est son amant ? Amusants caméos de deux hommes
biens connus de la scène littéraire.
Pour
Sylvain Desclous, nulle autre actrice que Jeanne Balibar avec son phrasé
particulier, la manière de se mouvoir, ne pouvait mieux incarner les facettes contraires
et contrastées qui composent Victoria. Damien Bonnard est le « man next
door » « à la force tranquille et bonhomme » alliée à une
sensibilité qui le rend touchant. Est-ce dire que Victoria est la méchante de
l’histoire ? Ils appartiennent à deux mondes différents, deux classes
sociales antagonistes et leur liaison improbable fait se confronter deux
systèmes de pensée inconciliables si ce n’est qu’entre les deux s’exerce une
attraction irrésistible qui conduit à tous les possibles.
Comment retourner le destin ? Inopinément, la fin du film réconcilie avec le genre humain et la capacité à encourager qui a le projet d’un monde à réinventer. L’espoir n’est pas vain de trouver sa place, d’être à la bonne place.
Au siècle dernier, en 1994, se tenait le premier Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, alors sobrement appelé Fantastica. Reprenant le flambeau du Festival International du Film Fantastique d’Avoriaz, l’événement allait s’étoffer au fil des éditions en dépassant le cadre du cinéma et en s’ouvrant sur de nouveaux horizons. Aujourd’hui communément évoqué sous la sobre appellation « Festival de Gérardmer » la manifestation a acquis une notoriété qui dépasse les frontières de la région et de l’Hexagone.
Pendant les cinq jours que dure le festival, la ville se transforme en une sympathique fourmilière, les cinéphiles arpentant sans relâche les salles obscures de la ville. Les rues de la Perle des Vosges sont alors le théâtre de petits mouvements de foule incessants, les amateurs de sensations fortes se déplaçant d’une salle de projection à l’autre, au gré de processions toujours enthousiastes.
Ce millésime n’a pas fait exception, et a comme chaque année dépassé le cadre des salles obscures en proposant masterclass
(Ti West était à l’honneur cette année, un hommage lui a été rendu à l’occasion d’un discours vibrant et très inspiré d’Aude Hesbert, la nouvelle Directrice Générale de Hopscoth Cinéma, l’ex-Public Système Cinéma organisant le festival de Gérardmer et celui de Deauville notamment), conférence sur les fantômes au féminin à travers les âges (et révélateurs de notre rapport à la féminité), table ronde sur l’art des effets spéciaux au cœur du fantastique, participation de grands noms de la littérature fantastique au salon du Grimoire, sans oublier le retour de la zombie walk, cette année sous des cieux cléments.
Les Jurys Longs-Métrages et Courts-Métrages étaient eux aussi sous le signe de la féminité, Vimala Pons présidant le premier, tandis qu’Emma Benestan était à la tête du second. Aux côtés de Vimala Pons, Vladimir Cauchemar, Jérémy Clapin, Clotilde Hesme, William Lebghil, Caroline Poggi et Jonathan Vinel, tandis qu’Emma Benestan (dont le récent Animale nous avait charmé) était assistée d’Olivier Afonso, Emma Chevalier, Théo Cholbi et Tiphaine Daviot.
Pendant les cinq jours du festival chaque équipe allait décortiquer son lot de productions (9 longs-métrages et 8 courts-métrages), qui, on peut l’affirmer d’entrée, étaient de très bonne qualité pour la grande majorité.
Rumours : la folle équipe au complet.
Présenté en compétition, Rumours des Canadiens Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson nous faisait partager la réunion des chefs politiques du G7. Le film est basé sur une idée originale, celle d’éminents dirigeants politiques se retrouvant dans un endroit isolé en Allemagne pour échanger et rédiger une déclaration sur la crise mondiale. Et qui vont vite se retrouver entourés de créatures d’un autre âge. Le film est plutôt contemplatif et tire surtout son intérêt d’une interprétation efficace :Cate Blanchett, Denis Ménochet, et Charles Dance pour ne citer que les plus connus. Les comédiens endossent tous une défroque inédite, et lui donnent un éclairage original. En Président de la République Française, Denis Ménochet hérite d’une partition savoureuse et tout en nuance. Il nous fait partager des moments hors du temps lors de ses monologues hallucinés, tandis qu’en cheffe de la représentation et chancelière allemande Cate Blanchett a fort à faire pour maintenir la cohésion du groupe.
Au terme du festival, Rumours a décroché le Prix du Jury.
Azrael, ou la résilience faite femme.
En compétition également, Azrael de l’Américain E.L. Katz, invitait les spectateurs à un voyage au cœur d’un monde où les êtres humains auraient perdu la parole. Aucune explication donnée à ce postulat. Pourchassée par un groupe voulant la sacrifier en l’honneur d’un mal ancestral, Azrael va tout faire pour échapper à ses poursuivants. Dans cet univers sans aucune voix, Azrael va être capturée et se libérer à plusieurs reprises, démontrant une résilience hors du commun et une farouche volonté de se faire justice. Azrael étant sans dialogues, les images, les décors et surtout l’expressivité des comédiens étaient très importants. Le récit n’a eu aucun mal à captiver son public, le film aurait mérité un prix. Mais cette année la concurrence était rude.
The Wailing. Andrea n’est pas seule.
Également en lice de cette 32ème édition, The Wailing (Les Maudites) de l’espagnol Pedro Martin-Calero nous faisait partager l’histoire de trois jeunes femmes, Andrea, Camila et Marie, à travers les continents et à travers les âges. Sur la grande scène de l’Espace Lac, le jeune metteur en scène avait évoqué son admiration pour le regretté David Lynch (et en particulier son génial Lost Highway). Mais les premières minutes du film nous ont plutôt fait penser au Grand Prix et Prix de la Critique de l’édition 2015 du festival, It Follows de David Robert Mitchell. Andrea se sent observée par une présence invisible, qu’elle ne peut distinguer par elle-même. Seul indice, une ombre étrange à l’arrière-plan, lorsqu’elle visionne des vidéos d’elle-même que son petit ami lui transmet lors d’appels en visio. Une ombre inquiétante au début, puis une menace tangible lorsque celle-ci s’en prendra à son copain en direct. La structure narrative du film est originale, elle alterne les points de vue, puisque la malédiction (c’est bien de cela qu’il s’agit) est évoquée à travers des personnes, lieux et époques différentes. The Wailing est un film intéressant qui met les femmes au premier plan. Persécutées, elles s’efforcent d’aller de l’avant malgré un sort qui ne cesse de s’acharner sur elles.
Le film a été récompensé par deux Prix, celui de la Critique et celui du Jury Jeunes de la Région Grand-Est.
Oddity. Darcy mène l’enquête.
On continue ce panorama de la compétition avec Oddity, du réalisateur irlandais Damian McCarthy. Oddity a séduit l’ensemble des festivaliers. Son film a en effet été récompensé par le Prix du Public, pour certains la distinction la plus prestigieuse de la manifestation. Avec des éléments empruntant à la fois au film de genre et au thriller, Oddity captive son audience qui suit le quotidien d’un gentil petit couple en pleine installation dans une belle maison perdue au milieu de nulle part. Ted et Dani ont acheté ensemble une immense masure. Pendant que Ted travaille à l’institut psychiatrique de la région, Dani effectue la touche finale avant leur installation. Un soir où elle est seule à l’intérieur, un inconnu frappe à la porte et la met en garde : un inconnu se serait glissé à l’intérieur alors qu’elle cherchait des affaires dans sa voiture garée juste devant. Elle ne sera pas convaincue. Plus tard, nous suivons la quête de Darcy, la sœur jumelle de Dani, qui veut démasquer le meurtrier de sa sœur. Aveugle, Darcy possède un don, celui de communiquer avec les défunts au contact d’un objet leur ayant appartenu. Elle va proposer à Ted de trouver l’assassin de son épouse. Avec son histoire, ses décors, ses dialogues et son interprétation (mention spéciale à Carolyn Bracken, qui incarne les deux sœurs jumelles), Oddity entraîne le spectateur dans un parcours tortueux où les apparences sont trompeuses. La dernière scène, aussi convenue soit-elle, est savoureuse. Étonnante jusqu’à la fin, cette Darcy…
In a Violent Nature. Faut pas tourner le dos à Johnny.
Également en compétition et digne représentant du sous-genre du slasher, In a Violent Nature du canadien Steve Nash proposait une relecture originale du croquemitaine implacable. Ici le terrifiant épouvantail (dont on apprendra plus tard qu’il s’appelle Johnny), increvable et muet comme le veut la tradition, a été « réveillé » par d’authentiques gentils crétins (la tradition est toujours respectée), qui ont pris par mégarde le pendentif posé au-dessus de sa sépulture. Johnny s’en va surgir de terre, puis entreprendre calmement de massacrer tous les membres de la joyeuse bande. Au cœur de la magnifique forêt d’Ontario le spectateur suit la tranquille croisade de Johnny d’un air plutôt intéressé au début. Les meurtres sont très graphiques, plutôt originaux et ne laissent aucune place à l’imagination. Mais au fil de la ballade du boogeyman on se surprend à trouver le temps long. Et à avoir envie d’enfiler ses chaussures de randonnée, tant la nature est ici mise en valeur. Ce n’est pas la faute à une durée trop conséquente (In a Violent Nature dure à peine plus d’1H30), mais plutôt dû au fait qu’à partir du troisième meurtre l’effet de surprise a disparu. Reste que le film colle à son personnage principal, l’histoire étant presque intégralement vue à travers son regard.
À l’étonnement général du public, le film a remporté le Grand Prix. Le Jury Longs-Métrages s’en est justifié en évoquant l’originalité de la démarche, qui met son monstre aux commandes et place le spectateur dans une position particulière, devenant le témoin consentant, voire le complice des scènes de boucherie qui se suivent.
Grafted. Wei change de peau.
Sélectionné dans la compétition, Grafted de la néo-zélandaise Sasha Rainbow nous faisait suivre l’installation d’une jeune chinoise, Wei, partie étudier dans une prestigieuse université de Nouvelle-Zélande. Affligée d’une maladie de peau (une grande tache sur la joue, qu’elle tente de masquer avec sa chevelure), elle se spécialise dans la recherche médicale avec l’espoir de changer son apparence. Elle continue les recherches de son père, qui se sont autrefois soldées par un échec. Brillante, Wei ne parvient pas vraiment à s’intégrer à son groupe, mais va tout faire pour s’attirer les bonnes grâces de la meneuse. Tout en devenant la petite protégée de son maître de recherches, un personnage ambitieux qui rêve de sortir de son anonymat grâce au talent de la nouvelle arrivée. Avec son excellente musique et des scènes gore bien amenées Grafted entraîne le spectateur dans un manège qui donne le tournis. Le film dresse le portrait émouvant d’une jeune fille en mal d’amour que la nature n’a pas épargnée, et qui sombre dans la folie…
Else. Ne faire qu’un avec la nature.
Septième film en compétition, Else du français Thibault Emin. Monté sur la scène de l’Espace Lac, le réalisateur nous a présenté longuement son œuvre en en faisant la genèse. Volubile et enthousiaste, il a convaincu l’audience de sa sincérité et sa générosité. Pour parfaire cette sympathique introduction le comédien principal et le producteur étaient également présents, et ont appuyé ses propos, en confirmant que le film était d’un genre particulier. De l’organique, une vision extrêmement originale, un concept et un style à part. Dans un monde en crise, Anx et Cass viennent de se rencontrer. Autour d’eux une terrible épidémie se répand, les gens fusionnent avec les objets. Cloîtrés dans l’appartement d’Anx, le couple essaye d’éviter la contamination. Else fait partie de ces films captivants auxquels on pense encore longtemps après les avoir vus. On n’est pas certain d’avoir tout compris, mais ce n’est pas là le plus important. Ce qu’il faut en retenir : un voyage inédit au cœur d’un monde en mutation, dans lequel deux êtres que le destin a rapproché s’allient pour faire face à l’inéluctable. Une très belle fable, qui n’a malheureusement pas remporté de Prix à Gérardmer, mais a pu séduire une large audience.
La Fièvre de l’Argent. L’ancienne vie de Laura.
Huitième et avant-dernier film de la compétition, La Fièvre de l’Argent (Rich Flu en anglais) était le troisième long-métrage de l’Espagnol Galder Aztelu-Urrutia, qui s’est fait connaître avec les films de science-fiction La Plateforme en 2019 et sa suite l’année dernière. Là encore, il s’agit d’une épidémie qui s’abat d’abord sur les personnes les plus riches et influentes de la planète. Celles-ci meurent sans explication les unes après les autres, puis la « maladie » touche les individus dont la richesse est inférieure, et ainsi de suite. Cette épidémie fait sombrer le monde dans le chaos, les puissants cherchant alors le moyen le plus rapide de se séparer de toute leur richesse. Avant l’explosion de la catastrophe, Laura, jeune cadre travaillant dans le cinéma au cœur des paillettes d’Hollywood, passe son temps à essayer de damer le pion à ses concurrentes. Ambitieuse, elle est en conflit avec son ex-mari à propos de la garde de sa fille. Rapidement ses petits problèmes vont lui paraître bien mesquins, lorsqu’elle va réaliser que c’est la possession qui amène la mort. Or son milliardaire de patron vient de lui transmettre une jolie partie de son patrimoine…
Dans le rôle de Laura, la comédienne Mary Elizabeth Winstead (Boulevard de la mort, Die Hard 4, Scott Pilgrim, 10 Cloverfield Lane pour ne citer que les plus connus) excelle, parvenant à traduire l’évolution de son personnage. La dernière scène, où elle affiche un fascinant sourire, à la fois charmeur et féroce, est un intéressant rebondissement en soi: elle remet en cause tout ce que l’humanité a pu apprendre au cours des récents événements. Le monde a changé, mais pas les hommes…
EXHUMA. Les Quatre contre le Démon.
Dernier film de la compétition, EXHUMA du réalisateur coréen Jang Jae-hyun nous invite à suivre le combat de deux chamans (associés à un géomancien et un croque-mort) contre une entité maléfique s’acharnant sur une riche famille. L’occasion pour les amateurs de retrouver le célèbre comédien Choi Min sik (Old Boy, Lady Vengeance, J’ai rencontré le Diable), qui incarne ici un géomancien spécialisé dans la recherche de lieux de sépulture « adéquats ». Sa mission sera de trouver une nouvelle sépulture à un ancêtre belliqueux revenu d’entre-les-morts, afin qu’il cesse d’accabler sa descendance lointaine. Comme souvent, la mise en scène coréenne n’a pas son pareil pour tisser un fascinant climat et faire apparaître petit à petit le surnaturel. Le spectateur s’identifie assez vite à ces « ghostbusters » asiatiques, il en vient à craindre pour leur vie. Le monde de l’au-delà est présent ici ou là, il cohabite de la plus naturelle des façons avec le monde réel ; c’est là toute la réussite d’EXHUMA, qui a été récompensé par le Prix du Jury, ex-aequo avec Rumours.
Mais le Festival de Gérardmer ce n’est pas qu’une ribambelle de films présentés en compétitions. Une sélection Hors Compétition est projetée chaque année, et elle propose souvent des péloches hautement recommandables. Nous allons évoquer ici celles qui nous ont particulièrement marqué.
In Vitro. On ne clone pas n’importe qui.
In Vitro des Australiens Will Howarth et Tom McKeith nous invitait à suivre le quotidien harassant d’un couple, Jack et Layla, exploitant un élevage bovin en Australie dans un proche futur. L’exploitation étant au bord de la faillite, Jack s’est tourné vers les biotechnologies dans l’espoir de sauver son entreprise. La science lui permet de cloner ses bêtes, mais la réussite n’est pas toujours là. Certains événements vont amener Layla à douter de la sincérité de son époux, et à le soupçonner de s’être lancé dans des expériences interdites. Le film est bien construit, ne fait pas appel à de gros effets spéciaux et pourtant, un climat anxiogène s’installe très naturellement. La quête de vérité de Layla nous entraîne avec elle, on s’attache au personnage tout en étant fasciné par l’apparente sincérité de Jack. In Vitro était une bonne surprise, de celles qu’on aimerait bien voir arriver dans nos salles obscures au courant de l’année.
Last Stop : Rocafort Station. Le métro barcelonais comme vous ne l’avez jamais vu.
LastStop : Rocafort Station de l’Espagnol Luis Prieto nous fait partager la vie de Laura, alors que celle-ci vient de décrocher un travail pour le Métro barcelonais. Affectée à la vieille station Rocafort, Laura se plaît dans cette nouvelle vie. Mais bien vite elle va être amenée à s’interroger sur certains événements, la station Rocafort ayant été le théâtre d’événements sanglants bien des années auparavant. Laura (l’actrice Natalia Azahara rappelle étonnamment Jessica Alba) est sujette à des visions dans son nouveau cadre. Elle va s’associer à un ancien flic présent sur le lieu du drame ayant coûté la vie à une famille 25 années auparavant. Le métro et la ville de Barcelone offrent un cadre idéal pour cette enquête étouffante, qui pourra faire penser à la quête d’Harry Angel dans l’excellent Angel Heart d’Alan Parker. Avec son climat étouffant et l’énergie de ses protagonistes (notamment Javier Gutierrez), Last Stop : Rocafort Station propose un intéressant voyage au cœur d’une ville palpitante, tour à tour étouffante et pleine de vie.
Presence. Une maison habitée.
Presence de Steven Soderbergh (oui, oui, cette année un film du célèbre metteur en scène était projeté au festival) met la figure du poltergeist à l’honneur. La famille Payne emménage dans une vaste maison de banlieue. Les parents, Rebecca (Lucy Liu) et Chris, et les enfants, Tyler et Chloe, cherchent à prendre un nouveau départ. Le couple est en crise, et Chloe est encore marquée par le décès récent de sa meilleure amie Nadia. Steven Soderbergh filme la maison comme un être vivant, et pour cause. Un poltergeist y réside, c’est donc à travers ses « yeux » que nous assisterons à la vie quotidienne de la famille à l’intérieur des murs. La maîtrise du metteur en scène n’est plus à démontrer, il s’acquitte de sa tâche avec la virtuosité qu’on lui connaît. En suggérant le fantôme qui hante les pièces il fait de la maison un personnage à part. Celle-ci devient une entité vivante dotée d’une volonté propre et capable d’actions concrètes sur les choses et les êtres vivants. Aux côtés de la famille Payne le spectateur se surprend à sursauter, à se dresser dans son fauteuil alors que le poltergeist s’exprime par divers moyens. L’art du cadrage et du montage du réalisateur est toujours aussi efficace, il parvient à contrebalancer un suspens assez ronronnant. Et n’oublions pas les rapports entre les membres de la famille, qui sont bien développés, malgré la courte durée du film (moins d’1H25). Au final Presence s’avère un thriller surnaturel assez efficace qui avait tout à fait sa place dans cette 32ème édition du Festival, mettant les fantômes à l’honneur.
The Moogai. Faites gaffe au bébé.
Pour finir ce tour d’horizon, un autre film australien, The Moogai, premier long-métrage de Jon Bell. Scénariste de nombreuses séries télévisées, Jon Bell adapte ici son court-métrage du même nom de 2020 : un jeune couple aborigène accueille la naissance de son second enfant. Très vite, Sarah, la maman va faire face à des hallucinations de plus en plus envahissantes. The Moogai est l’occasion pour Jon Bell de rappeler les anciennes politiques australiennes, qui organisaient le vol des enfants aborigènes à leur famille au titre de « l’assimilation ». Un terme leur a même été consacré, « générations volées », et en 2008 le gouvernement fédéral australien a présenté ses excuses aux familles impactées. Jon Bell se sert de ce postulat pour le transposer au genre, faisant intervenir un croquemitaine symbolisant le gouvernement. Si sa créature est terrifiante, c’est aussi parce qu’elle s’attaque à des proies particulièrement vulnérables. Devant sa caméra l’Australie devient le théâtre d’événements surnaturels, jusqu’à un final plus léger, porteur d’espoir.
Cette année le festival de Gérardmer a réalisé un quasi-sans-fautes. La programmation était excellente, et les animations autour de l’événement comme toujours irréprochables. Certains esprits chagrins sont allés jusqu’à déplorer la présence en compétition de longs-métrages disponibles sur les plateformes (cf. Oddity, In a Violent Nature, Azrael), mais c’est oublier que la production cinématographique s’est métamorphosée les dix dernières années, et que si les longs-métrages ont bien évidemment vocation à être diffusés en salles, le mode de consommation s’est profondément modifié. Encore plus particulièrement dans la catégorie des films de genre. Alors ne boudons pas notre plaisir et contentons-nous de savourer ce qui fut une excellente édition.
Dernière nouvelle importante, la nouvelle Présidente de l’association du festival Anne Villemin a annoncé une grande nouveauté pour l’édition 2026 : celle-ci se déroulera sur 6 jours l’année prochaine, et débutera le mardi (du 27 janvier au 1er février 2026).
À vos agendas…
Alexis Manenti prête son
corps massif et bien ancré dans sa terre à son personnage de berger corse
menacé puis poursuivi par la mafia. Il propose un jeu intense, tout en retenu.
Frédéric Farrucci a eu la bonne idée de confier ce rôle à ce comédien vu entre
autres dans Les Misérables de Ladj Ly
et Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck.
Pour ce film, la réalisatrice s’était nourri des origines serbes d’Alexis
Manenti. Ici, c’est son côté corse qui a été source d’inspiration pour incarner
le berger à l’origine du Mohican.
Frédéric
Farrucci avait réalisé en Corse, en 2017, deux documentaires, l’un sur un
vétérinaire, Marc Memmi, qui joue son propre rôle dans Le Mohican et l’autre sur un berger, Joseph Terrazzoni. Ce berger
est le dernier en Corse à posséder de la terre sur le littoral où il élève des
chèvres corses pour leur lait, quand les autres bergers sont désormais dans la
montagne et élèvent des alpines plus productives. Or, le bord de mer est une
manne pour les agents immobiliers. Si dans la réalité, ce berger a pu conserver
sa terre, une menace pèse que le réalisateur a exploitée. Joseph (Alexis
Manenti) se retrouve un jour à dire « Non », non il ne veut pas
vendre sa terre … puis quelques jours plus tard, la pression se fait plus forte
et, accidentellement, il tue l’homme venu l’intimider. Joseph prend le maquis,
la traque commence et se poursuit du sud de l’île vers le nord.
En
ce dernier matin avant que la vie de Joseph ne bascule, il sort ses chèvres et
avec son bâton de berger, il mène son troupeau dans la lumière du soleil qui se
lève, vision biblique d’un monde encore innocent. Puis, le film emprunte au
cinéma de genre et Frédéric Farrucci de faire de ce paysage corse splendide un
décor de Western avec des mafieux jumeaux et des gros plans à la Sergio Léone
dans une séquence où les bandits affrontent des vieux bergers à barbe blanche
chez qui Joseph s’est réfugié. Ce ne sont pas des effets de style pour le
style, le film est maîtrisé de bout en bout au service d’un suspens quant au
sort réservé à Joseph sur une île où tout le monde connaît tout le monde et où
la police et la mafia entretiennent des rapports ambigus. Heureusement, la
solidarité, l’amitié, la fraternité, le sens de la famille ne sont pas des mots
galvaudés. Pierre qui aide Joseph, son ami berger comme lui, incarne ces
valeurs, joué par Paul Garatte (ancien berger devenu acteur dans de nombreux
films corses) qui impressionne par sa présence.
Joseph est une « anomalie dans le paysage », il est le dernier des Mohicans, l’homme qui résiste, l’homme à abattre. Le Mohican est un film d’action et raconte beaucoup de la réalité corse, tandis que son héros est un taiseux. Quand il s’enfuit de chez lui, après le meurtre accidentel, il traverse villas avec piscine, chantiers en construction et c’est la bétonisation partout jusqu’à la plage. Comment raconter cette réalité d’une urbanisation sur tout le littoral ? Comment raconter la mobilisation d’une jeunesse opposée à l’avenir de son île tel qu’il se présente ? Par le biais des réseaux sociaux omniprésents, depuis le post de la fuite de Joseph sur la plage jusqu’à l’appel à la manifestation pour la libération du vétérinaire qui le soignera à un moment de sa fuite. Ainsi se crée la légende du Mohican dont on parle à la radio, à la télé et même en chanson. Le paysage lui-même le rappelle à la mémoire collective avec son portrait tagué. Le Mohican a du souffle et nous tient de bout en bout en haleine, de tout cœur avec lui.
Costa-Gavras se prête à
l’exercice de la promotion de son film à travers la France, et il impressionne
du haut de ses 92 ans par son œil vif et son à-propos. Cela faisait 6 ans,
depuis Adults in the room, qu’il
n’avait pas tourné. Son âge l’a déterminé à réaliser ce film dit-il, dès lors
que ses amis sont partis, les centenaires Edgar Morin (103 ans) et Manoel de
Oliveira (107 ans). S’intéresser aux soins palliatifs est une préoccupation de
son temps. Le livre éponyme co-écrit par Régis Debray et Claude Grange,
consultants par ailleurs sur le tournage, a été une source d’inspiration.
Dans
le livre, il s’agit d’une discussion entre le philosophe et le médecin.
Costa-Gavras, cinéaste raconteur d’histoires et persuadé que le cinéma est un
spectacle, a adapté le livre de manière à en faire une fiction. Précisément, il
a inventé une vie personnelle au philosophe et écrivain, Fabrice, joué par
Denis Podalydès. Il est marié à Florence (Maryline Canto) et il a le projet de
participer à une émission télé pour parler d’un livre sur les séniors, écrit
vingt ans auparavant, pour une version actualisée. Surtout, Fabrice est anxieux
car on lui a vu une tâche sur une IRM. Le hasard veut qu’il rencontre Augustin,
un médecin en soins palliatifs et sous prétexte d’une enquête en vue d’un nouveau
livre à écrire, il va l’accompagner dans son unité de soins. Costa-Gavras à
fait un choix parmi les 28 cas exposés dans le livre et le film évolue de
séquence en séquence sur des patients en fin de vie, chacun exprimant un besoin
ou une souffrance à laquelle tente de répondre l’équipe médicale de manière à
le soulager, conformément à la Loi Léonetti (votée en avril 2005) qui est le
« Droit à une fin de vie digne et apaisée ».
Le dernier souffle s’ouvre sur le tableau de Klimt,
« La vie et la mort » et s’achève en chanson et en musique, avec une
troupe de gitans menée par le personnage d’Estrelia, (Angela Molina) qui vit
ses derniers moments dans un tourbillon joyeux et coloré, festif, collectif,
dans l’esprit d’un chœur antique. La chanson est de Prévert, celle des
escargots qui vont à l’enterrement d’une feuille morte … ressuscitée. Le film
s’inscrit dans la vie, dans l’idée d’Héraclide qu’il faille « Vivre sa
mort et mourir sa vie ! »
Costa-Gavras
a envoyé son scénario à nombre d’acteurs qui ont tous dit
« Oui ! » de Charlotte Rampling à Françoise Lebrun ou Hiam Abbas
et encore Karin Viard. Chacune a un tout petit rôle mais l’on sent la ferveur
des interprètes à avoir participé à ce film nécessaire pour donner une autre
image de la fin de vie. Même la journaliste Elisabeth Quin, dans son propre
rôle, sert le film. Kad Merad au premier plan donne à son personnage la
bonhommie et la bonté qu’il sait jouer. Costa-Gavras aime les acteurs de comédie
car ils ont un rythme particulier et une authenticité de jeu qui donnent une
véracité aux situations : Jack Lemmon, José Garcia, Gad el Maleh et Kad
Merad ici, auquel nul ne pensait pourtant, ni ne croyait pour ce rôle plein
d’humanité, si délicat.
Le dernier souffle rend hommage à ces femmes et ces hommes qui considèrent avec dignité les patients en fin de vie et qui font tout pour qu’ils vivent avec dignité leur mort. La loi Léonetti n’est qu’une étape, elle est à parfaire. Aux politiques d’agir !
Depuis
Les Neiges du Kilimandjaro en 2011,
Robert Guédiguian n’avait plus tourné dans le quartier de l’Estaque pour décor,
port de pêcheurs dans le nord de Marseille où il a grandi. Cependant, ce n’est
pas la carte postale qu’il met en avant dans ses films mais ses habitants avec
souvent leur déception d’avoir vu leurs rêves et idéaux trahis. La pie voleuse raconte le système D pour
survivre et Guédiguian témoigne en sa confiance en l’humanité.
Les films de Guédiguian font l’effet
de revoir des amis de toujours. Dans La pie
voleuse il y a bien sûr Ariane, mais aussi Gérard et Jean-Pierre. Celui-ci
a vieilli. Il se déplace désormais avec des béquilles et en fauteuil roulant. Grégoire
Leprince-Ringuet est de la partie ainsi que Robinson Stévenin et une nouvelle
venue, radieuse, Marilou Aussilloux. M. Moreau (Jean-Pierre Darroussin),
emploie Maria (Ariane Ascaride) pour le ménage et les repas. Une grande
bienveillance les lie, de même qu’elle s’entend très bien avec d’autres
personnes âgées qui ont besoin d’elle physiquement et moralement. Une solitude
pèse, réconfortée par le sourire de Maria. Et lorsque l’on apprend pourquoi
elle leur dérobe l’un ou l’autre billet, difficile de ne pas la comprendre.
Bruno, son mari (Gérard Meylan, acteur non professionnel toujours excellent
chez Guédiguian) touche une retraite de misère car il a effectué beaucoup de
travaux non-déclarés. Le couple s’est laissé charmer à l’époque par le modèle
de la petite villa avec piscine et s’est endetté. Comme le dit
Guédiguian : « Ils n’ont pas
compris que le capitalisme était une machine à rêves bidons, des rêves non à
vivre mais à consommer pour alimenter la course au profit, à la croissance…
Tout à crédit : un salon, un canapé, une petite piscine, jolie et
rafraîchissante pour l’été. Mais ils ne parviennent plus à l’entretenir, et
l’eau stagne comme leur vie ». Alors Bruno joue de l’argent et Maria
vole ses petits vieux.
Cependant, ils ont un petit fils qui
joue admirablement du piano. Il aurait les capacités à passer le concours pour
entrer au conservatoire. Mais encore faut-il qu’il ait un piano sur lequel
s’entraîner et des cours particuliers pour progresser.
La pie voleuse charme par ses qualités scénaristiques. Guédiguian a foi dans le cinéma, à sa propension à raconter des histoires. Il dit avoir pensé à Ozu, avoir voulu placer son film sous le signe de la sincérité et de la douceur, avoir opté pour la simplicité, une simplicité qui cache une complexité profonde. Dans un dialogue avec M. Moreau, Maria s’étonne de la façon dont les rêves peuvent se construire. Et ainsi se tricote La pie voleuse avec la connivence du spectateur d’abord entraîné sur une fausse piste puis les éléments font sens et s’agencent par les effets du hasard en un puzzle dont on peut s’amuser. La pie voleuse est une comédie portée par une partition au piano qui donne le ton, depuis un cambriolage burlesque sur lequel s’ouvre le film et qui en sera la clef. Tout est grave et rien ne l’est finalement car l’Amour domine, un amour auquel rien ne résiste. « Aimons-nous les uns les autres ! » serait l’arme fatale qui dénoue tout conflit, même quand il s’agit d’une lutte des classes. Certes la naïveté l’emporte mais les bons sentiments font du bien en ces temps troublés. Ils sont devenus trop rares. Laissons-nous aller à y croire !
Sept années ont pratiquement passé, et pourtant de nombreuses scènes chocs du premier long-métrage de Coralie Fargeat, le bien nommé Revenge, nous reviennent en mémoire, comme un avertissement. Fallait-il se méfier ?
L’ouverture, alimentaire (organique ?), nous fait penser à David Cronenberg, et nous y reviendrons. Elle est magnifique et mérite qu’on s’y attarde. Une petite ballade sur Hollywood Boulevard et son Walk of Fame plus tard, et nous faisons la connaissance d’une nouvelle étoile au firmament du show-biz. Elisabeth Sparkle est une comédienne à l’apogée de sa carrière, elle a gravi tous les échelons pour briller parmi ses pairs et finalement mériter que son nom figure là, parmi toutes ces légendes du show business. Puis le temps passe, la foule se fait plus rare autour de son étoile sur la chaussée, les curieux sont moins nombreux à se photographier avec son nom à côté de leur portrait. Le temps est assassin…
Des années plus tard, on retrouve Elisabeth en vedette de la télévision, animant une célèbre émission de fitness. Moulée dans un collant et un justaucorps ne laissant que peu de place à l’imagination, la comédienne Demi Moore renvoie l’image d’une quinquagénaire dans la force de l’âge, pleine d’énergie et de sex-appeal (mais a-t-on encore le droit d’utiliser ce terme aujourd’hui…?). Sa reconversion lui a permis de ne pas être mise au rebut. Mais malgré sa forme et son apparence physique, les années ont passé, et les diktats de l’audimat sont cruels. Le producteur de l’émission, Harvey (génial Dennis Quaid, qui en fait des tonnes, mais cela fonctionne), estime qu’Élisabeth a fait son temps, et que quelles que soient les promesses qui aient pu être faites à l’ancienne star il y a des années, elles ne s’appliquent plus. Élisabeth doit dégager, et être remplacée par une jeune fille entre 18 et 30 ans maximum. La jeunesse doit se lire sur son corps et, plus encore, sur son visage. Pour Harvey, c’est l’audimat qui règne, et les spectateurs veulent de la jeunesse.
Dans les premières minutes du film, Coralie Fargeat offre de belles scènes à Dennis Quaid : son entrée fracassante dans les toilettes de la chaîne TV, alors qu’il vocifère au téléphone, et le repas qu’il partage avec Élisabeth, où il engouffre les crevettes mayonnaise avec fébrilité tout en lui expliquant pourquoi il doit la remplacer maintenant, après tant d’années de bons et loyaux services.
Élisabeth fera ses cartons et sera victime d’un accident de la circulation sur le chemin du retour chez elle, déconcentrée par une affiche publicitaire annonçant le recrutement de sa successeuse. Sortie miraculeusement indemne, elle sera approchée par un jeune homme étrange à l’occasion de l’examen médical l’autorisant à rentrer chez elle. Il lui remettra un petit papier mystérieux avec un nom, « The Substance », et un numéro de téléphone. Après avoir digéré sa mise à l’écart, Élisabeth contacte le numéro, et se voit proposer un étonnant marché : donner vie à son double, beaucoup plus jeune, en s’injectant un produit, pour ensuite partager son temps de vie avec ce double, une semaine sur deux. Une seule règle : à aucun moment les deux Élisabeth ne doivent exister dans le même espace. Pendant que l’une vit sa semaine, l’autre restera endormie, sous perfusion, attendant que la première prenne ensuite sa place et ainsi de suite. Un principe original, auquel l’ancienne star ne cédera pas immédiatement. Mais elle finira par succomber aux sirènes d’une vie meilleure après quelques heures de réflexion.
Coralie Fargeat se sert beaucoup de la musique pour accentuer les moments-clés du récit. Et comme ces derniers sont nombreux, la bande son est omniprésente. Passé le premier moment de stupeur lors de la « naissance » du double jeune d’Élisabeth (là encore, comment ne pas penser à Cronenberg et son attirance pour l’organique…), le film entame une nouvelle dynamique. Celle de de l’envie, de l’ambition, et surtout celle de la revanche. Harvey l’a jetée comme un tee shirt trop porté, alors Élisabeth reprendra la place qu’elle estime être la sienne, mais sous une nouvelle apparence.
Les premières semaines d’alternance se dérouleront bien, chacune respectant à la lettre le seul impératif du contrat. Élisabeth se retrouvera à la place qui était la sienne avant d’être débarquée de l’émission, et on lui proposera même d’animer en direct le plus gros événement de la chaîne, le réveillon de fin d’année. Mais pour çà, il lui faudra du temps…
Outre le thème de l’apparence et la jeunesse éternelle, The Substance aborde celui de la solitude et de l’importance du regard des autres pour certains. Élisabeth ne comprendra que trop tard que toutes ces années passées son existence s’est avérée creuse, qu’elle n’a vécu qu’à travers le regard que le public lui accordait. Avec son film Coralie Fargeat fait la critique du patriarcat dans le star system, en particulier via la place que celui-ci attribue aux femmes. Elle filme ses interprètes sans aucune pudeur, Demi Moore et Margaret Qualley (remarquée dans l’excellente publicité Kenzo World de Spike Jonze en 2016 et Once Upon a Time … in Hollywood de Tarantino en 2019) sont filmées dans le plus simple appareil chaque fois que l’histoire le requiert. Cette exposition peut paraître un brin excessive (les scènes d’aérobic semblent un peu répétitives à la longue), mais le thème principal du récit l’imposait.
Dans les dernières scènes la réalisatrice laisse éclater sa rage, comme elle avait pu le faire à la fin de Revenge. Elle exprime alors son goût réel pour l’hémoglobine, la métamorphose à outrance et les images excessives, et emporte le spectateur dans une balade d’une violence inouïe. On appréciera ou pas, mais la sincérité de la cinéaste est totale. Le genre n’a pas fini d’entendre parler d’elle…
Il
nous a quittés en 2018. Il aurait eu 100 ans en mai. Un biopic dont il est à
l’initiative lui est consacré et rend hommage à l’immense artiste qu’il était.
Aux commandes à l’écriture et à la réalisation, en collaboration avec Mehdi
Idir, Grand Corps malade. Il fallait un autre artiste d’envergure pour
comprendre l’ascension du petit arménien qui essuya nombreuses critiques avant
de s’imposer et qui n’eut de cesse de travailler toute sa vie. Tahar Rahim joue
Aznavour : il est un Aznavour bluffant, plus vrai que nature.
Mehdi Idir avait réalisé Patients, un quasi huis-clos dans un
hôpital, un film tout à fait réussi d’après le roman de Fabien Marsaud alias
Grand Corps malade. Avec Monsieur
Aznavour, l’ambition est au rendez-vous avec un film qui couvre la vie de
l’artiste, évoquant l’exil des Arméniens (belle séquence inaugurale avec des
images d’archives), l’arrivée à Paris de la famille Aznavourian, les années de
guerre. Mais si la misère est là, la musique, la danse, la joie animent les
rencontres. Charles grandit, sa sœur chante et Charles à son tour chante de sa
voix voilée, reprenant le répertoire de Trénet avec au piano Pierre Roche (Bastien
Bouillon, décidément grand acteur). De petits contrats en petits contrats, de
rencontres qui vont être déterminantes comme celle d’Edith Piaf, à l’envie
d’Aznavour de s’émanciper et d’imposer ses propres chansons en se séparant de
Pierre Roche, le film construit son personnage. Il a 36 ans quand le succès est
enfin au rendez-vous le soir du 12 décembre 1960. Il chante Je me voyais déjà, dos au public. C’est
l’ovation et le film pourrait s’arrêter à ce moment-là de la vie d’Aznavour, la
suite étant plus conventionnelle et connue du public.
Sa vie et ses chansons sont
indissociables et si Aznavour invente des situations, il s’agissait de faire
comme s’il les avait vécues. Il disait à ses collaborateurs combien était
important l’emploi du « Je » et du « Tu » qui instaurent la
connivence avec l’auditeur. Il cultivait l’art de la mise en scène et
interprétait ses chansons en grand acteur qu’il était également. Les textes
d’Aznavour sont uniques, ce que remarque vite Edith Piaf interprétée de façon
très convaincante par Marie Julie Baup.Il écrira d’ailleurs pour d’autres
chanteurs comme Retiens-la nuit pour
Johnny Hallyday. Ses chansons sont
des concentrés de vie, des histoires en elles-mêmes ; le résultat d’un
travail sans relâche. C’est une question de vie ou de mort. C’est la revanche
de l’enfant pauvre qui a vu ses parents malheureux, un éternel insatisfait
voulant toujours plus d’argent et de reconnaissance. Aux Etats-Unis où il fait
une tournée, il dira à Sinatra que son but est de gagner autant que lui sur le
sol américain. Ce qu’il obtiendra des années plus tard quand sa carrière
internationale fera de lui le chanteur français le plus connu à l’étranger,
ayant enregistré ses chansons dans de nombreuse langues.
Le film tisse la vie personnelle d’Aznavour avec sa carrière et Tahar Rahim derrière son maquillage plutôt réussi, met son talent dans l’expression des failles et des moments de désespoir de l’artiste, derrière le beau sourire qu’on lui connaît de qui embrasse la vie. Katia, la fille d’Aznavour lui a dit sur le tournage qu’elle voyait son père ! L’émotion est au rendez-vous. Aznavour a su saisir l’air du temps qui passe, nous laissant des chansons qui traverse les décennies et qui n’ont pas pris de rides et l’on prend plaisir à les réentendre dans ce film et de réaliser qu’on les connaît toutes.