Vent Fort

Le TJP CDN invitait le public à découvrir un poème scénique du grand écrivain norvégien Jon Fosse traduit par Marianne Segol -Samoy et mis en scène par un spécialiste de son œuvre Gabriel Dufay de la Cie Incandescence.


Vent-fort-mobile-©-Vladimir-Vatse

C’est une pièce qui intrigue par sa double appartenance, celle d’une banale histoire de jalousie dans un couple traditionnel et celle du mystère qui habite l’âme humaine aux prises avec la mémoire et le temps. Autant dire deux registres pratiquement antagonistes et que seul l’art peut réunir et ici il y réussit fort bien grâce entre autres à la danse et à la musique.

Le début de la pièce nous met en présence d’un homme qui ne cesse de regarder par la fenêtre en se demandant s’il s’agit de cette même fenêtre qu’il connaissait ou d’une autre forcément ailleurs et d’emblée on se dit que cet homme  semble atteint d’amnésie ou d’un trouble mental, d’autant que bientôt il essaie de se situer par rapport à l’appartement dans lequel il revient après une assez longue absence, qu’il doit y retrouver celle qu’il aime mais là encore il a du mal à reconnaître l’endroit et en concluant que sa femme a déménagé pendant son absence, le voilà déstabilisé, se mettant à s’interroger sur le sens des mots comme « clin d’œil » ou « ici ».

 Toute cette errance intellectuelle va se transformer en surprise et colère quand un jeune homme surgira dans l’appart et embrassera sa femme sous ses yeux médusés. Il ne comprend pas et s’insurge. Est-il la proie d’un cauchemar ou la réalité est-elle bel et bien celle qui se déroule sous ses yeux ?

Un malaise s’installe en lui comme en nous, la réalité devient fiction. Ne s’agit-il pas d’un dédoublement de la personnalité ? Le jeune homme semble comme l’homme s’être absenté durant un certain temps et à son retour être accueilli à bras ouverts par la femme, n’est-ce pas ce que l’homme espérait pour lui ?

La relation entre « sa femme » et l’intrus se concrétise, se manifestant par des étreintes amoureuses spectaculairement représentées par des danses expressives (chorégrahie Kaori Ito) où leur complicité et leur bonheur ne font aucun doute tandis que l’homme proteste et revendique une sorte de droit de propriété sur la femme au prétexte qu’ils sont mariés. Il ne cesse de le répéter comme d’en faire un argument imparable ce qui n’ébranlent ni le jeune homme ni la femme, toujours manifestement déterminés à vivre leurs retrouvailles.

Un autre épisode survient où il va être question de départ « Qui est légitime ici et qui doit partir ? Selon l’homme, c’est le jeune, il le lui répète à maintes reprises mais cherche en vain l’appui de sa femme qui semble ne pas suivre cette querelle jusqu’au moment où c’est elle qui incitera l’homme au départ malgré le fait que le jeune propose une cohabitation à trois et chose inouïe la possibilité de partager la femme. On frise alors le sordide, ce qu’aucun n’accepte. Il faut une échappatoire et c’est le vent qui ouvre la fenêtre de ce quatorzième étage et malgré les mises en garde de la femme et du jeune homme il s’approche et, happé par le vide, disparaît.

Cette pièce qui marque le retour de Jon Fosse à l’écriture scénique après plus de dix ans consacrés au roman demeure pour nous énigmatique mais semble nous dire que l’amour parti, l’amour déçu construit un scénario qui ne peut que tendre à montrer l’effondrement et sa concrétisation par une chute, une disparition irrémédiable.

Une scénographie très dépouillée avec pour tout décor cette grande image de la ville au loin (Margaux Nessi) et ce jeu d’acteurs quasiment expressionniste avec Thomas Landbo, l’homme qui a perdu ses repères, Léonore Zurfluh, la femme, l’amoureuse, l’oublieuse et Yury Zavalnyouk, le jeune homme décomplexé, nous ont conduits à mesurer et apprécier l’étrangeté  de la condition humaine et sa nécessité de la représenter.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 20 mars au TJP/CDN

Parallax

Evoquer la judéité, l’homosexualité sont des sujets toujours délicats auxquels s’attaque le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczo sur un texte écrit par Kata Wéber auquel ont été intégrés les improvisations des comédiens de la Cie Proton theatre fondé à Budapest par le metteur en scène, il y a 15 ans, avec Dora Burki.


Le titre de la pièce est un terme scientifique, qui signifie, changer de position pour une observation et voir ce qu’il en est.

© Nurith Wagner Strauss

Nous allons dans le cas présent naviguer en sociologue, à la rencontre de trois générations la grand-mère, Eva, sa fille Lena et le petit-fils Jonas  que nous verrons évoluer dans le cadre d’une même pièce, une cuisine-séjour  bien équipée mais plutôt banale (scénographie Monika Pormale) et qui ne sera visible qu’une fois tiré le rideau translucide qui la dissimule au début et derrière lequel se déroule la première scène filmée par deux cameramen qu’on entr’aperçoit( Mkàly Teleki et Aron Farkas) et dont les images sont projetées sur deux grands écrans placés de part et d’autres du plateau donnant à voir en gros plan les visages, celui d’Eva, une femme âgée et celui de Lena, sa fille, une femme d’âge moyen. Très vite leur rencontre qui a lieu à Budapest dans l’appartement d’Eva se précise, rideau tiré on les voit, toutes deux prises dans un dialogue-dispute au sujet d’un document, acte de naissance de la mère prouvant sa judéité que lui réclame sa fille, émigrée à Berlin pour faciliter l’inscription de son fils Jonas dans une école confessionnelle. Eva refuse de se séparer de ce document par peur qu’on l’égare. C’est l’occasion pour elle de se lancer dans le récit incroyable de sa naissance dans le camp d’Auschwitz où sa mère était incarcérée, où on ne laissait pas une femme accoucher et encore moins vivre son bébé. C’est dire qu’elle est un cas exceptionnel. Ce récit entendu maintes fois agace sa fille venue pour l’emmener à une remise de prix où elle refuse de se rendre, elle en fait même pipi dans sa culotte !

Toute cette rencontre est mise en scène avec un total réalisme, les actrices, Lili Monori et Emoke Kiss-Végh se prêtant au jeu avec beaucoup de naturel.

Sans changement de décor, l’acte suivant s’opère dans une atmosphère de bruit et de fureur accompagné d’une musique d’apocalypse, de fumée envahissant l’espace sur lequel tombe une énorme chute d’eau  qui inonde tout l’appartement, on en reste sidéré et l’on nous annonce ce qui a lieu 15 ans après et là, c’est Jonas (Erik Major) qui en est la vedette, venu pour l’enterrement de sa grand-mère, il s’est installé dans son appartement et reçoit la visite de ses anciens copains, (Roland Ràba, Tibor Fekete, Csaba Molnàr, Soma Boronkay) une bande d’homosexuels patentés qui vont nous offrir une véritable partouze, pendant laquelle ils se montrent tous à poils, prennent de la drogue et se livrent  sans vergogne à des ébats des plus suggestifs . Scène étonnante et décomplexée, on a manifestement changer d’époque et quand les visiteurs, une fois repartis, la mère de Jonas entre dans l’appartement en désordre et trouve son fils endormi recouvert d’une des robes de sa grand-mère, elle ne peut qu’être sidérée et ne trouve qu’une question à lui poser « as-tu pensé à apporter ta kippa pour la cérémonie ? »

Si l’on revient sur la perception de la judéité telle qu’elle est présentée à travers ces personnages, on s’aperçoit que pour la grand-mère, elle est existentielle, pour sa fille, administrative et pour le petit- fils, un simple article vestimentaire, trois points de vue qui suivent le passage du temps, celui des générations et justifient ainsi le titre de la pièce.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Le Maillon Strasbourg, 26 mars 2025