Au jeu de la Chatte et des rats

Gérard Chauvy signe l’ouvrage de référence sur l’Abwehr en France

Son nom n’est pas entré dans la mémoire collective comme celui de la Gestapo avec laquelle elle collabora activement avant d’être supplantée par cette dernière à mesure que la seconde guerre mondiale avançait vers son terme. Cela veut-il dire que son action fut moins terrible, moins cruelle ? Pas le moins du monde. L’historien Gérard Chauvy, contributeur de longue date du magazine Historia et travaillant sur ces questions depuis une trentaine d’années, rappelle cette vérité dans ce livre appelé à devenir l’ouvrage de référence des services de renseignements militaires du Troisième Reich en France.


Mathilde Carré, la Chatte
Bridgeman Images Photo © AGIP.

Alors pourquoi conserve-t-on une image plus lisse de l’Abwehr ? Parce qu’elle est comparée à sa « jumelle » de la Gestapo qui produisit tant de ravages dans la Résistance, brisa notre héros national Jean Moulin dont nous fêtons le 80e anniversaire de son arrestation à Caluire, massacra des résistants de tous bords et fractura la cohésion nationale en fabriquant de nombreux traîtres. Et bien figurez-vous que l’Abwehr fit exactement la même chose. « La torture mentale mais aussi physique fut employée. La méthode a prouvé son efficacité, d’autant que certains VM recrutés n’avaient que faire des nobles principes que n’hésitaient pas à affiches les chefs de l’Abwehr, qui se lavaient les mains des procédés brutaux de leurs subalternes » écrit ainsi l’auteur à propos des méthodes employées par l’Abwehr.

Fondée au lendemain de la Première guerre mondiale et dirigée depuis 1935 par l’amiral Wilhelm Canaris qui entretint pendant longtemps de très bons rapports avec l’un de ses subordonnés, un certain Reinhardt Heydrich, l’Abwehr s’installa à l’hôtel Lutetia sitôt la défaite de 1940 et plaça à sa tête Friedrich Rudolph qui s’activa pour briser les nombreuses tentatives de résistance nées durant cette première année d’occupation. Gérard Chauvy qui a eu accès à des archives jusqu’alors inexploitées, nous relate notamment l’élimination des réseaux du musée de l’Homme de Germaine Tillon et Nemrod d’Honoré Estienne d’Orves trahi par un V-Mann ou VM, l’un de ces informateurs passés au service de l’ennemi qu’utilisa abondamment l’Abwehr.

Car bien évidemment, les nazis eurent besoin de traîtres, d’informateurs, d’espions infiltrés dans les réseaux pour les démanteler et arrêter leurs chefs. Ces derniers venaient d’horizons divers et des femmes furent également recrutées. Parmi les plus connues figure Mathilde Carré dite « la Chatte » auquel l’auteur consacre une partie importante et intéressante de son ouvrage. Agent double, voire triple, sa vie est un roman d’espionnage à lui tout seul, de l’hôtel des Ambassadeurs à Marseille ou de celui du George V de Paris jusqu’à la France libre à Londres. Ensorcelant tous ceux qu’elle a côtoyé et manipulé, la Chatte représenta la figure de proue de ces femmes ambivalentes comme Suzanne Laurent, la maîtresse de Hugo Bleicher, agent de l’Abwehr qui démantela notamment les réseaux Interallié, Autogiro et Spindle, et Edmée Deletraz qui fut la maîtresse de l’un des principaux agents de l’Abwehr, Robert Moog, le fameux K 30.

Ces deux noms en même temps que celui de Jean Multon conduisent inévitablement à Caluire et la fameuse réunion chez le docteur Dugoujon en ce 21 juin 1943. Reprenant les faits, Isabelle Infante et José Gomes embarquent le lecteur durant cette journée fatidique qui conduisit à l’arrestation de Jean Moulin et des autres chefs de la Résistance par l’Abwehr qui « de connivence avec la Gestapo, a apporté sa contribution à ce coup de filet » écrit ainsi Gérard Chauvy. A ce titre, évoquant la responsabilité de Raymond Aubrac à travers le livre polémique mais fort bien documenté de Gérard Chauvy en 1997 (Aubrac, Lyon, 1943, Albin Michel), les deux auteurs ne se positionnent nullement, leur livre, tel qu’il est dit dans son avertissement préalable, ne prétend « faire aucune révélation sur la mort de Jean Moulin » mais plutôt « rendre accessible au plus grand nombre la compréhension d’un événement marquant, mais très complexe ». Il faut donc le considérer comme une intéressante synthèse de l’affaire de Caluire, quatre-vingts ans après son déroulement.

Caluire constitua le chant du cygne de l’Abwehr. Incapable de prévoir les différents débarquements, absorbée par le RSHA, les services de sécurité du Reich, l’Abwehr tomba en disgrâce en 1944. Là encore le livre de Gérard Chauvy déconstruit le mythe d’une Abwehr antinazie et d’un Canaris exécuté car proche des conjurés du 20 juillet 1944. Son attitude de sphinx – somme toute assez classique de tout maître-espion – a fini par se retourner contre lui. Car même s’il proposa plusieurs plans de paix, Canaris resta d’abord un serviteur du Troisième Reich pris dans un étau entre la SS et les Alliés qui le conduisit dans une impasse mortifère.

Le grand mérite de ce livre, outre son extraordinaire exhaustivité qui offre un panorama intéressant de la lutte contre Résistance, est ainsi de tordre le coup à cette image romantique qui, en produisant une vision historique édulcorée de la réalité de l’Abwehr, a permis plus facilement à d’anciens membres comme Oscar Reile, chef adjoint de l’Abwehr en France, de se recycler dans la toute nouvelle BND, les services secrets ouest-allemands d’après-guerre dirigés par Reinhard Gehlen. « Le marché aux espions est un rude exercice » écrit Gérard Chauvy. Mais ceci est une autre histoire…

Par Laurent Pfaadt

Gérard Chauvy, L’Abwehr, 1939-1945, les services secrets allemands en France, Perrin, 497 p.

Isabelle Infante et José Gomes, Les ombres de Caluire, qui a trahi Jean Moulin, une enquête, Alisio, 192 p.