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Sauvez vos projets (et peut-être le monde) avec la méthode itérative

Ce créateur de spectacle, Antoine Defoort, de plus excellent interprète, mériterait, selon nous, le Nobel de l’humour s’il existait, tant il nous ravit par ses prestations aussi intelligentes que drôles. Son retour au Maillon pour trois soirées fut un vrai bonheur pour tous ceux qui ont eu déjà l’occasion de suivre et apprécier ses spectacles dont le fameux « Un faible degré d’originalité » en 2022, ici même, qui portait sur la propriété intellectuelle dans le domaine artistique.


© Antoine Defoort & Kévin Matagne & Un Robot

Toujours sous forme de causerie ou conférence, car c’est sur ce mode qu’il intervient, il va jouer à nous initier à ce qu’il appelle « la méthode itérative ».

Drôle, la façon très naturelle dans laquelle il se place et nous place, nous devenons des potaches, au mieux des étudiants, des auditeurs auxquels de manière très « pédagogique » il a des révélations à faire. Il arrive très décontracté et se présente, son tee-shirt porte le logo « Prototype » et sa casquette la mention « Je n’ai pas tous les éléments » précisant qu’elle permet grâce à un petit bouton de lancer les vidéos nécessaires à ses démonstrations.

Tout d’abord attirer notre attention sur une notion le « design », profitant de ce terme très en vogue, généralement attribué aux meubles ou objets tout juste inventés, il en fait l’étymologie et donc nous révèle qu’il vient du mot « dessin » (qui s’écrit « dessein » au 17ème siècle) et que simplement il signifie « désigner » et peut vouloir dire qu’une idée devienne forme et qu’à ce titre on peut l’attribuer à la fabrication de notre tartine du petit déjeuner. Il se plait alors à nous en détailler les étapes et c’est assez jouissif pour que cet exemple trivial, nous fasse entrer avec curiosité et amusement dans sa grande démonstration sur la méthode qu’il se propose de nous indiquer afin que nous évitions tout échec dans nos processus de création.

Usant d’un moyen qu’il prétend pertinent et dont il aime à se servir, à savoir, «  la métaphore »  il nous explique à grand renfort de schémas  projetés sur l’écran comment nous pouvons faire passer une idée d’une personne à une autre sachant qu’entre nos cerveaux existerait un espace intercérébral, comparable à l’espace intersidéral et qui nécessiterait  l’intervention de « vaisseaux» pour transporter les idées, ,les phrases, bien  sûr mais que de malentendus à prévoir, d’incompréhensions, de tensions qui obligent à analyser puis à reformuler, un chemin plein de pièges, entre conception et fabrication. Notre « conférencier » nous prend à témoin de tous ces aléas avec toujours cette rigueur dans l’exposé des problèmes et cette fantaisie qui transparaît dans leurs éventuelles solutions. Un paradoxe séduisant, captivant.

Un spectacle ludique, une ode à l’intelligence comme sait si bien le réussir le collectif L’Amicale.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 10 octobre au Maillon

Le voyage imaginaire de Mozart au Japon

Imaginez Mozart recevant une lettre de l’empereur Kokaku et l’invitant à se rendre dans l’archipel. Le célèbre compositeur embarque alors à Marseille sur un navire français et après bien des péripéties, finit par arriver à la cour impériale de Kyoto. « Nos tournées en carrosse sur les routes pavées de toute l’Europe que mon très cher père – que Dieu ait son âme auprès de lui en toute éternité – nous imposait et contre lesquelles je rouscaillais, me paraissent confortables comparées à cet enfer ! » écrit-il à sa chère Constance.Nous sommes en mars 1788. Léopold Mozart est mort moins d’une année plus tôt et fin octobre 1787, Mozart a créé à Prague son Don Giovanni dont il a emmené avec lui sa Sérénade. A la cour, après avoir revêtu un kimono et aidé de son traducteur Papa Geino qui allait lui inspirer le personnage de La Flûte enchantée, il rencontre un fameux joueur de koto, cet instrument à cordes pincées typique du Japon, sorte de harpe japonaise ayant la forme d’un dragon, un certain Mieko Miyazaki. Le génie est ensuite invité devant l’empereur à interpréter en compagnie de musiciens locaux ses deux quatuors pour piano et cordes composés en 1785 et 1786.

Mozart n’est évidemment jamais allé au Japon mais avec ce formidable CD allié à un livret savoureux, l’illusion est parfaite. La combinaison des œuvres de Mozart interprétées par le trio George Sand avec plusieurs créations contemporaines japonaises notamment le Suikinkutsu de Misato Mochizuki pour quatuor avec piano et koto et Nui, un trio avec piano de Daï Fujikura, procure un sentiment de plénitude traversée par une mélodie comme tirée d’un temple bouddhiste avant que les deux musiques finissent par se rejoindre et parler d’une même voix.

Ici l’aventure n’est pas que musicale mais également littéraire grâce au travail de Richard Collasse, grand spécialiste du Japon à qui l’on doit notamment le Dictionnaire amoureux du Japon chez Plon et qui signe quelques lettres imaginaires adressées par Mozart durant ses trois mois de séjour à Constance, Nannerl ou à « Son très cher Papa ». Un Joseph Haydn à qui Mozart relate ses aventures musicales, sa découverte du théâtre Nô mais également ses facéties sexuelles. Autant dire que ce voyage imaginaire réservera à ses auditeurs bien des surprises…

Par Laurent Pfaadt

Trio George Sand, Violaine Despeyroux et Mieko Miyazaki, lettres de Richard Collasse, Le voyage imaginaire de Mozart au Japon
EnPhases, collection Elstir

Effroyable saison

En 1970, le championnat du monde de F1 s’annonçait passionnant. Une pléiades de légendes peuple alors le paddock : Bruce Mc Laren, Jacky Ickx, Joe Siffert, Jack Brabham, Jackie Stewart et bien évidemment Michel Viallant. Ce dernier connut pourtant sa pire saison. Les accidents graves et une série de morts jusqu’à un champion du monde posthume, cas unique dans l’histoire de la course automobile, endeuillèrent cette année maudite.


C’est dans ce décor à la dramaturgie parfaite que se tient la nouvelle aventure de la série Légendes de Michel Vaillant. Le célèbre pilote, toujours accompagné de son fidèle Steve Watson et de son frère sont à la recherche de la voiture parfaite symbolisée par cet aileron plat avant-gardiste mis au point dans les ateliers Vaillante. Mais rien ne va, le succès n’est pas au rendez vous même dans son jardin favori des 20h du Mans où notre héros croise un Steve McQueen venu filmer son célèbre long métrage. Pire, son couple avec Françoise bat de l’aile et Michel trouve du réconfort dans les bras d’une jeune actrice.

Le lecteur prend parfaitement conscience dans cet album que les pilotes sont à cette époque, plus que jamais, des gladiateurs des temps modernes capables de mourir dans l’arène pour le bon plaisir d’un peuple qui veut en avoir pour son argent. Une saison qui finalement marque la césure entre sport et divertissement.

Entre rugissements de ces créatures mises en point par des démiurges sans scrupules pour leurs pilotes et prises de conscience affectant notamment un Michel Vaillant plus que jamais en proie au doute, cet album alterne à merveille cases rappelant le Graton de la grande époque et moments où le lecteur peut, comme notre héros, reprendre son souffle. En dignes héritiers du maître, nos deux auteurs signent ainsi un très bel album, plus noir que d’habitude avec un suspense parfaitement amené où une fois n’est pas coutume, Michel Vaillant n’est pas le héros principal.

Par Laurent Pfaadt

Lapière, Dutreuil, Michel Vaillant, Effroyable saison, Légendes
tome 3, Graton, 64 p.

De nos voix viendra la lumière

La 11e édition de la Fiesta des Suds réunissait notamment MC Solaar, Fatoumata Diawara et Angélique Kidjo

Face à la mer se dresse le Mucem, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Comme un bateau transportant hommes et cultures depuis la nuit des temps sur cette mer qui lui sert de berceau. Des bateaux culturels poussés par les alizés sonores des artistes invités à la 11e édition de la Fiesta des Suds, cet important festival des musiques du monde accueillant ce sud lointain et finalement si proche.


Des alizés portés par les vents furieux de la guerre que nos artistes ont tenté de calmer par des paroles apaisantes comme celles d’Ayo, la chanteuse nigériane bien connue du public français qui a ouvert cette 11e édition ou le Ya Sidi d’Orange Blossom, ce magnifique cri déchirant le crépuscule marseillais et arrachant au public plaintes et ovations. Le groupe nantais, alternant moments d’émotion et exaltations électro-rocks avait à cœur de présenter sa nouvelle chanteuse, Maria Hassan, réfugiée syrienne qui, de sa voix de pythie tirée des flots de la mer et enveloppée dans son charme vespéral, a très vite ensorcelé le public.

Car il était dit que même le mistral ne pourrait s’opposer à ces alizés musicaux et qui sèmerait le vent récolterait, selon le capitaine MC Solaar, tête d’affiche de cette onzième édition, le tempo bien évidemment. Dans son navire, l’amiral du rap français avait convoqué anciennes et nouvelles générations dans un même élan en dispensant titres de son dernier album et tubes d’antan comme autant d’exploits racontés par ce marin d’exception qui n’a rien perdu de sa verve.

Fatoumata Diawara
© Laurent Pfaadt

Le meilleur était à venir avec l’arrivée d’un cyclone déferlant depuis le Mali. Le concert de Fatoumata Diawara constitua réellement le point d’orgue du festival. Et il était dit qu’une princesse masquée viendrait, telle une magicienne, enchanter la cité phocéenne. L’artiste malienne a ainsi revêtu tour à tour les masques musicaux de l’afro-beat puis du blues malien usant de sa guitare comme d’un sceptre et effectuant danses et transes qui ont fait de ce concert un moment d’anthologie où résonnèrent notamment les titres de son dernier album, London KO, sorti en mai dernier. Artiste engagée en faveur des migrants ou contre l’excision avec des titres comme Nferini et Sowa et appelant son public à « oublier les frontières car nous sommes tous des êtres humains et avons tous les mêmes droits », Fatoumata Diawara a également rendu hommage à ses anciens partenaires musicaux, Damon Albarn et surtout M.

Angelique Kidjo
© Laurent Pfaadt

Restait à Angélique Kidjo, la reine des reines musicales africaines, à conclure cette édition. Entre hommages à Celia Cruz tirés de son album Celia (2019) et à Miriam Makeba, celle qui est ambassadrice internationale de l’UNICEF a délivré un message humaniste en faveur de la liberté et de l’éducation chantant notamment Agolo avec les enfants de la cité des Minots, programme d’éducation artistique et culturelle mené chaque année avec 750 écoliers au sein d’écoles élémentaires REP – REP+. Toujours aussi généreuse avec son public, elle lui a offert son dernier single, Joy – joie en anglais – qui demeure avant tout pour elle « un état d’esprit » qu’elle a propagé telle une brise.

Portée par cette dernière, un papillon s’est alors mis à voler sur scène. « De nos mains viendra la lumière » écrivit Homère sur les murs du Mucem comme pour attraper, dans cet effet papillon provoqué par le festival, celles de ces minots qui construiront, à n’en point douter, les bateaux culturels de demain.

Par Laurent Pfaadt

Beretta 68

Un court avertissement avant le début du spectacle nous met en garde contre une violence qui pourrait s’exprimer au cours de cette prestation, occasionner un malaise nous poussant à quitter la salle, les sorties nous étant indiquées ! Oh ! là là ! il va falloir être attentifs !


© Jean-Louis Fernandez

Et d’un coup, elles déboulent comme des furies, se précipitant, se bousculant, elles, ce sont les huit comédiennes, anciennes élèves du groupe 47 de l’Ecole du TNS, toutes formations confondues, Loïs Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier, Manon Xardel qui ont formé le Collectif FASP, (filles à son papa) et qui ont co-écrit et mis en scène ce spectacle, issu d’une carte blanche que l’école leur avait proposé en 3 ème année. Les voilà, aujourd’hui bien décidées à nous en remontrer quant à la condition masculine qu’elles ont manifestement placée dans leur collimateur. Il va s’agir à l’évidence d’un spectacle féministe car « ras -le -bol » de la suprématie des hommes et du patriarcat qui écrase les femmes depuis toujours et partout. Alors, leur tirer dessus, pourquoi pas ? Le titre de la pièce devient à ce propos fort suggestif et pertinent (le Beretta étant un célèbre pistolet semi-automatique). Légitimer la violence des femmes, une hypothèse qui pourrait faire consensus.

Mais voyons la manière de nous en convaincre.

Jouer un groupe de femmes qui se réunissent dans une laverie désaffectée pour élaborer, discuter de comment agir contre la prééminence des hommes. Toutes ne seront pas du même avis concernant l’usage de la violence mais d’abord pour nourrir leurs réflexions, pourquoi pas choisir au préalable une référence incontournable, le SCUM Manifesto, manifeste  de l’américaine Valérie Solanas , écrit en 1967,avant son coup d’éclat, en 1968, tirer sur le célèbre artiste Andy Warhol, ce qui lui valut de gros ennuis avec la justice.

Le spectacle nous embarque dans cette rétrospective pour faire vivre cette femme, icône des féministes les plus radicales en confiant ce rôle à la comédienne Jade Emmanuel qui clame haut et fort les extraits du Manifesto et avec une conviction inébranlable porte ce personnage, nous la montrant toujours en action, mettant les autres en demeure de reconnaitre sa valeur d’écrivaine et la justesse de ses engagements, sa capacité à se passer d’avocat et à vouloir se défendre elle-même quitte à passer pour folle.

On retrouve le groupe des activistes dans leur laverie où se manifeste leur désir d’agir sans parvenir à l’unanimité, l’une raconte tout en préparant des sandwiches comment sa mère lui a inculqué les principes à respecter pour devenir une femme parfaite, d’autres préparent  des cocktails Molotov en remplissant des petites canettes de bière avec de l’alcool à brûler, on les voit enfiler de grands manteaux sombres  ou accrocher une reproduction du tableau  d’Artemisia Gentileschi montrant Judith décapitant Holopherne, autant de petites actions qui soulignent leurs intentions d’affirmer qu’elles sont prêtes à se manifester sans exclure violence et désobéissance civile.

La violence légitime est aussi évoquée par le rappel de l’acte de Jacqueline Sauvage qui a tué son mari qui la persécutait, « a-t-elle eu tort ? » posent-elles comme question, pour d’autres, qui ont agi ainsi, même leitmotiv : « a-t-elle eu tort ? »

Porté avec conviction par de jeunes comédiennes pleines d’énergie et très habiles dans leurs prestations, ce spectacle interpelle d’autant que le sujet est des plus actuels, vu le procès en cours des violeurs en série, sans oublier bien d’autres forfaits commis par la gent masculine.

Un « Scum » bien vu, bien pensé, bien mené.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 octobre  au TNS  salle Gignoux  jusqu’au 18 octobre

à l’écoute

Le second concert de la saison de l’OPS associait les noms de Maurice Ravel et de Sergueï Prokofiev dans de grandes œuvres de la première moitié du 20ème siècle. Placé sous la direction de son chef Aziz Shokhakimov, l’orchestre accueillait le pianiste français très réputé, Bertrand Chamayou.


Bertrand Chamayou
©Marco Borggreve

A l’écoute de ce concert, et après celle d’un bon Daphnis et Chloé de Ravel et d’une prodigieuse Fantastique de Berlioz durant la saison dernière, on finit par se demander si Shokhakimov, le jeune directeur de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, n’est pas plus à l’aise dans la musique française qu’avec les compositions russes dans lesquelles il a pourtant du baigner très tôt durant sa formation. Toujours est-il que, si la seconde partie du concert dévolue à Ravel s’est révélée fort bonne, la première consacrée à cette grande partition qu’est la cinquième symphonie de Prokofiev s’avéra plutôt décevante. Dans le magnifique andante initial, s’ouvrant de façon poétique telle une promesse de l’aube conduisant vers une conclusion glorieuse et prométhéenne, l’orchestre peine à décoller, la texture sonore systématiquement épaisse et les phrasés d’une raideur constante empêchent la grande ligne de se faire entendre. Le souffle épique qui soulève la fin de ce premier mouvement passe presque inaperçu, enseveli sous des percussions d’une lourdeur inappropriée. Dans le prodigieux allegro marcato qui lui succède, on eût aimé que le côté à la fois vif, cinglant, rauque et moderne de l’écriture soit bien mieux souligné ; et que la nostalgie grave et lyrique qui traverse ensuite le troisième mouvement adagio soit davantage présente. Seul l’allegro giocoso conclusif semblait enfin approcher la vitalité de cette œuvre.

Pour le concerto en sol de Ravel, chef d’oeuvre pianistique de la musique française, on avait donc invité Bertrand Chamayou, pianiste particulièrement renommé dans ce répertoire. C’est l’occasion de rappeler que l’une des plus grandes versions discographiques de ce concerto fut enregistrée ici même à Strasbourg dans les années 1970 par la pianiste Anne Queffelec, dans un style très poétique et expressionniste, magnifiquement soutenu par l’orchestre d’Alain Lombard. C’est une toute autre approche que nous a fait entendre, le soir du 4 octobre, Bertrand Chamayou. Dès les premiers accords et jusqu’aux notes conclusives, il aura fait valoir une conception rapide et concentrée, toute en dentelles, assez minimaliste au plan sonore et fort retenue sentimentalement parlant. Elle n’en fit pas moins entendre de très grandes beautés musicales, tout à fait présentes pour les auditeurs du bas mais dont il n’est pas sûr qu’elles se soient propagées jusqu’aux rangées les plus hautes de la salle. Quoi qu’il en soit, on fut également heureux d’entendre l’orchestre de Shokhakimov déployer une palette sonore subtile et raffinée, en accord parfait avec le jeu pianistique. En guise de bis, Chamayou nous offrit une Pavane pour une infante défunte dans une approche sobre et dépouillée, similaire à celle du concerto.

Depuis bientôt un siècle qu’on le joue, l’archi-célèbre boléro aura suscité toutes les approches possibles imaginables, des plus effervescents et entraînants jusqu’aux dramatiques et quasi-tragiques en passant par les séducteurs, captieux et envoutants mais aussi d’autres se cantonnant dans une expression sobre et mystérieuse, à l’instar du témoignage laissé par Ravel lui-même dans son enregistrement. C’est à ce modèle-là qu’il faut rattacher la très bonne et très belle exécution proposée, le soir du vendredi 4, par Shokhakimov et l’orchestre, témoignant du niveau de ses instrumentistes. Des premiers jusqu’aux ultimes accords, on aura particulièrement apprécié un phrasé des plus subtils et un alliage de timbres d’une qualité exceptionnelle.

Michel Le Gris

Repères discographiques :
Prokofiev, 5ème symphonie
– Orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan (DG)
– Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet (Decca)
– Orchestre National de France, Jean Martinon (Testament)

Ravel, Concerto piano en sol
– Anne Queffelec,
– Orchestre philharmonique de Strasbourg, Alain Lombard (Erato)
– Samson François, Société des Concerts, André Cluytens (Warner)
– Orchestre National de France, Léonard Bernstein direction et piano (Warner)

Boléro
– Orchestre symphonique de Boston, Charles Münch (RCA)
– Orchestre philharmonique de New York, Pierre Boulez (Sony)
– Orchestre philharmonique de Berlin, Herbert von Karajan (DG)
– Orchestre philharmonique de Munich, Sergiu Celibidache (Warner)
– Société des Concerts, Constantin Silvestri (Warner)
– Orchestre National de France, André Cluytens (Warner)

Sélection Festival America

Sortis à l’occasion de la rentrée littéraire ou plus anciens, Hebdoscope vous propose une sélection d’ouvrages d’auteurs présents au Festival America de Vincennes


Hernan Diaz : Trust, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Points, 456 p.

Prix Pulitzer 2023, Trust raconte l’histoire du magnat de la finance Benjamin Rask qui s’est enrichi après l’effondrement de Wall Street. Mais qui est-il réellement et pourquoi est-il si secret ?

Pour connaître l’épilogue de ce roman, le lecteur devra en permanence remettre en cause ces certitudes car en maître des illusions, Hernan Diaz, ne lui épargnera rien. Alternant plusieurs voix littéraires sous la forme de quatre processus littéraires absolument stupéfiants, Trust est un véritable tourbillon littéraire. Grand livre sur le rapport à l’argent, Trust montre également à quel point la réussite peut bien souvent devenir une cage.

Katja Schönherr, La famille Ruck, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, éditions ZOE, 352 p.

Présent dans la première sélection du prix Médicis étranger, La famille Ruck raconte l’histoire d’une famille ordinaire d’ex Allemagne de l’Est. A l’occasion d’un été où il a dû revenir auprès de sa mère malade, Carsten, directeur marketing à Berlin et pas très enchanté de se coltiner cette dernière, emmène avec lui sa fille Lissa, une ado chiante à mourir. Voilà donc nos trois générations réunies sous le même toit pour un jeu de massacres jubilatoire grâce au talent littéraire de Katja Schönherr. Tiraillée entre ses désirs personnels et ses obligations familiales, la cohabitation s’annonce périlleuse entre quolibets réprobateurs et autres mesquineries.

Une comédie sociale où l’on passe son temps à détester puis à aimer nos trois personnages. Un livre génial quoi.

Aleksandar Hemon, Un monde de ciel et de terre, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Calmann-Levy,

Qui a dit que l’amour était plus fort que tout ? Plus fort que les différences culturelles. Plus fort que les stéréotypes. Plus fort que l’Histoire. Aleksandar Hemon assurément. Dans ce roman puissant qui a remporté l’an passé le Grand prix de littérature américaine, l’auteur américain d’origine bosnienne nous emmène dans une fresque incroyable à travers la première partie de ce 20e siècle sanglant ayant débuté à Sarajevo. Deux hommes, Rafael, juif séfarade et Osman, un bosniaque musulman servant tous deux dans l’armée austro-hongroise, se rencontrent en Ukraine et tombent amoureux. Ce duo devient bientôt trio avec Rahela, la fille d’Osman devenue « leur fille » et que Rafael protégera envers et contre tout.

D’une plume épique qui rappelle parfois les films de Terence Malick avec ses successions de moments de grâce et de violence inouïe, Aleksandar Hemon nous emmène dans un voyage littéraire unique, magnifique au son de la sevdah, cette musique traditionnelle bosnienne et des multiples langues dispensée par ce coryphée littéraire, des prisons de Tachkent à Jérusalem en passant par Shanghaï et la vallée de Ferghana pour faire revivre ce passé qui a disparu. Inoubliable.

Stephen Markley, Le Déluge, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Albin Michel, 1056 p.

Comment ne pas passer à côté du Déluge de Stephen Markley, petit prodige de la littérature américaine, auteur d’Ohio qui remporta en 2020, le Grand prix de littérature américaine et est en cours d’adaptation télévisée ? Dans ce deuxième roman aux allures de fresque écolo qui coure sur un quart de siècle, l’auteur nous emmène au début de ce 20e siècle bouleversé par le réchauffement climatique en compagnie de personnages certes hétéroclites mais qui illustrent, chacun à leur manière, les défis représentés pour chacun de nous par le changement climatique et leurs conséquences politiques, économiques et sociales.

Avec son écriture cinématographique qui le fait ressembler à un film catastrophe de trois heures signé Roland Emmerich, ce romanest un véritable page-turner. Sorte d’arche de Noé contemporaine regroupant les différentes sensibilités de l’âme humaine, Le Déluge installe bel et bien Stephen Markley au sommet des lettres américaines. Une dystopie ? Non, un avertissement.

Dawnie Walton, Le Dernier Revival d’Opal et Nev, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, Zuma, 512 p.

Prêt pour plonger dans le grand bain de la musique rock de la fin des années 60 ? A l’occasion du retour sur la scène musicale du célèbre duo Opal et Nev, le roman de Dawnie Walton, outre une savoureuse plongée dans les années 60, est avant tout une histoire de domination culturelle où comment les dominants écrivent l’histoire pour en exclure les dominés. A travers le prisme de la musique et de la culture pop qui réservera bien du plaisir aux lecteurs, Dawnie Walton fait voler en éclats, sur fond de lutte pour les droits civiques, nos certitudes et nos modèles culturels.

Immense succès littéraire aux Etats-Unis salué par Barack Obama et en cours d’adaptation en série télévisée, Le Dernier Revival d’Opal et Nev laissera dans votre esprit une petite mélodie littéraire que vous n’êtes pas prêt d’oublier.

Dario Diofebi, Paradise, Nevada, traduit de l’anglais par Paul Mathieu, Albin Michel, 656 p.

Un livre comme une partie de poker avec ses faux semblants, ses joueurs qui bluffent et cette tension qui monte tout au long de la partie. Cela tombe bien car notre auteur, joueur professionnel nous emmène dans l’hôtel Positano de Las Vegas qui vient d’exploser en compagnie de quatre personnages de prime abord différents mais qui cachent en réalité bien leur jeu que l’auteur dévoile habilement tout au long du récit.

Meilleur roman anglophone 2023 du magazine Transfuge, figurant parmi les 100 meilleurs livres de l’année 2023 du magazine Lire, vous ne lâcherez ce roman qu’une fois la dernière page lue.

Par Laurent Pfaadt

Rentrée littéraire Romans étrangers

Hebdoscope vous propose une sélection des meilleurs romans étrangers de cette rentrée littéraire

Joyce Carol Oates, Boucher, traduit de l’anglais (américain) par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 400 p.

Elle revient avec le couteau entre le dents. Ou plutôt dans la main de Silas Aloysius Weir, médecin demeuré célèbre pour avoir été le chantre de la gyno-psychiatrie qui a contribué à mutiler de nombreuses femmes au nom de la soi-disante science. Elle suit ainsi cet avatar du docteur Frankenstein, dans cet asile de Trenton dans le New Jersey en compagnie de son directeur, Henry Cotton qui pensait guérir ses patientes en leur retirant certains organes, rien que cela !

A travers ce nouveau roman qui plonge ses racines qui ce gothique mystérieux qu’elle a transcendé notamment dans Bellefleur et La Légende de Bloodsmoor, Joyce Carol Oates offre une nouvelle réflexion sur l’utilisation du corps des femmes par les hommes notamment via leur sexe, réflexion abordée notamment dans son roman sur l’avortement (Un livre de martyrs américains, Philippe Rey, 2019) en même temps qu’une nouvelle plongée dans la psyché humaine pour nous montrer toutes les atrocités dont l’être humain peut se rendre coupable.

Dans Boucher, l’écrivaine manie une nouvelle fois avec le génie littéraire qui le sien, ce scalpel qui lui sert, depuis tant d’année à disséquer l’âme américaine. Le décor gothique de son intrigue dans ce 19e siècle lui permet ainsi de revenir, une fois de plus, sur les rapports de domination entre les femmes et les hommes notamment dans la sphère privée, entre les puissants et les autres au nom d’une morale factice.

Un livre que Stephen King, maître de l’horreur et d’armes tranchantes par excellence a qualifié « de féroce, éprouvant, inspiré de faits réels, que vous dévorerez d’une traite ». Joyce Carol Oates, la magicienne des lettres américaines, capable de transformer un fait divers en livre inoubliable a, une nouvelle fois, frappé.

Alaa El Aswany, Au soir d’Alexandrie, traduit de l’arabe (Egypte) par Gilles Gauthier, Actes Sud, 374 p.

On avait quitté Alaa El Aswany en train de courir, avec ses personnages, vers le Nil pour fuir la répression du printemps arabe. On le retrouve dans cette Alexandrie du début des années 1960 en plein nassérisme triomphant. Un bande d’amis se retrouve chaque soir au bar du restaurant Artinos pour refaire le monde et surtout discuter de l’actualité et de la politique égyptienne. Ils viennent d’horizons divers et certains sont des étrangers mais tous le constatent : le Raïs a trahi leurs espoirs. Pire, il réprime ses opposants et certains personnages en feront les frais.

Avec sa magnifique plume qui l’a vu triompher dans le monde entier, Alaa El Aswany dépeint ainsi le crépuscule d’une Egypte contemporaine entamé avec Nasser à la fin des années 1950. Emprunt d’une profonde nostalgie, le roman montre la trahison des idéaux et de promesses. A la fois thriller et roman social, Au soir d’Alexandrie est une lumière littéraire dans cette nuit égyptienne qui n’en finit pas de durer.

Elena Tchijova, le Grand Jeu, traduit du russe par Marianne Gourg-Antuszewicz, éditions Noir sur Blanc, 320 p.

Elena Tchijova, autrice du roman Le temps des femmes (Noir sur Blanc, 2014), lauréat du Booker Prize russe revient avec Le Grand Jeu, un roman absolument passionnant, une chronique familiale qui coure tout au long du 20e siècle grâce à un procédé narratif tout à fait original centré autour de trois personnages

Nous sommes en 2014 et la Russie vient d’envahir la Crimée. Dans un appartement de St Petersbourg, cette guerre qui ne dit pas encore son nom ranime de vieux souvenirs de la seconde guerre mondiale et du siège de Leningrad chez la grand-mère de Pavel, sorte de Tatie Danielle acariâtre qui en fait voir de toutes les couleurs à sa fille, Anne, ex-instit devenue femme de ménage. Entre ces deux femmes, Pavel, geek de 25 ans qui pense avoir trouvé l’idée du siècle avec son jeu vidéo, commence alors à mettre en ligne les souvenirs de la grand-mère combinés à des chroniques sur les évènements en cours. Mais cette joyeuse compagnie et notamment les activités de Pavel ne sont pas du tout du goût du pouvoir.

Dans ce livre qui a reçu le prix Transfuge du meilleur roman russe les échos du passé percutent les évènements présents pour nous donner le désagréable sentiment d’une énième répétition de l’histoire y compris dans le contrôle de l’information et de la réécriture de l’histoire.

Tamás Gyurkovics, Migraine, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, éditions Viviane Hamy,
416 p.

« Le diable est optimiste s’il pense pouvoir rendre les hommes pires qu’ils ne sont » écrivit l’écrivain autrichien Karl Kraus. C’est ce qu’a dû se dire Zvi Spielmann, le héros du passionnant roman du journaliste hongrois Tamás Gyurkovics. Zvi Spielmann est l’un de ces centaines de jeunes hongrois déportés, au printemps 1944, au camp d’extermination d’Auschwitz. Mais Spielmann est également un jumeau et à ce titre il intéresse plus particulièrement le sinistre docteur Josef Mengele. Non pas pour y subir ses terribles expériences mais plutôt pour être le « Zwillingsvater », le père des jumeaux, celui qui est en charge de la garde de ces derniers en attendant leur mort programmée souvent dans d’atroces souffrances.

Ayant survécut à la Shoah après avoir sauvé un certain nombre de jumeaux lors de marches de la mort, Zvi Spielmann, devenu citoyen du nouvel Etat d’Israël, souffre de terribles migraines lorsque reviennent ces douloureux souvenirs à l’occasion d’une rencontre fortuite ou du procès Eichmann.

Migraine pose avec beaucoup de talent et de gravité le problème de la culpabilité, celui d’avoir « pactisé » selon notre héros – même si en vérité il est le seul à le penser – avec le diable, de s’être compromis avec le Mal pour survivre et que toutes ses actions ultérieures ne parviendront pas à effacer cette faute originelle. « Celui qui a survécut ne peut pas être innocent » rappelle d’ailleurs l’un des témoins du procès Eichmann

Grâce à une magnifique traduction signée Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba – également traducteurs d’Imre Kertesz – le livre parvient à errer avec force dans la psyché de Zvi Spielmann qui s’inspire d’ailleurs de la vie de Zvi Spiegel où l’on se rend compte que la Shoah ne s’arrêta pas à la libération des camps. Une psyché en forme de miroir brisé où la culpabilité prend le pas sur le réel, où les distinctions entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste se trouvent noyées dans un inconscient fracturé.

Joan-Lluís Lluís, Junil, traduit du catalan par Juliette Lemerle, Les Argonautes, 272 p.

Auteur français d’expression catalane, Joan-Lluís Lluís est l’un des écrivains catalans les plus reconnus mais demeure relativement méconnu en France. Son dernier roman, Junil devrait aisément remédier à cette injustice tant ce dernier, récipiendaire de nombreux prix dont le célèbre prix Òmnium, est une merveille.

Junil est le prénom d’une jeune fille vivant en Terre Sainte à l’époque romaine. Privé de mère et de frères, morts dans l’incendie de leur village, Junil est obligée de vivre auprès d’un père tyrannique qui n’a que peu de considération pour elle. Mais dans tout malheur, il y a une lumière car ce père est écrivain public. Et dans la librairie de ce dernier, Junil va découvrir la lecture auprès de ces esclaves qui l’aident à fabriquer des papyrus ainsi que la beauté des mots et notamment ceux du poète Ovide. Cette initiation ne sera pas sans conséquences car elle va l’obliger à fuir le carcan familial.

Junil est un grand livre sur la beauté des mots et sur leur pouvoir d’élévation mais également de destruction. A travers eux, le roman glorifie la puissance du langage capable d’unir les êtres. L’enthousiasme autour de Junil a été tel que l’auteur a même reçu des faire-parts annonçant la naissance de deux petites filles nommées d’après son héroïne !

Michael Magee, Retour à Belfast, traduit de l’anglais par Paul Mathieu, Albin Michel, 432 p.

Nous sommes en 2013 après le crack financier qui a laminé la classe ouvrière irlandaise. Sean McGuire a quitté l’Irlande du Nord et ses démons pour aller étudier les lettres à Liverpool. Il a crû qu’un autre avenir était possible. Comme ses milliers d’Irlandais du Nord catholiques avec les accords du vendredi saint. Pour autant, il est contraint de revenir et bientôt les démons de la violence, de la drogue refont surface et vont le contraindre à commettre l’irréparable.

Condamné à des travaux d’intérêts généraux, Sean se retrouve à nouveau assigné à cette condition ouvrière d’une communauté catholique méprisée dont il n’était jamais parvenu à s’extraire. Ce cahier de retour au pays natal à la sauce irlandaise avec son lot de violences et d’injustices frappe d’emblée par la chape de plomb de ce déterminisme historique qui ne laisse aucun répit à ces êtres. Cela tombe bien car Michael Magee a construit des personnages à partir d’éléments biographiques que vous n’oublierez pas de sitôt qu’il s’agisse de Sean, archétype de la génération de l’auteur mais également la mère de Sean qui, de l’aveu même de l’auteur, a été modelé à partir de la figure de sa propre mère afin « qu’elle ait un espace dans cette histoire ».

Le livre a obtenu le prix John MacGahern décerné à un écrivain irlandais par l’université de Liverpool. L’un de ses jurés, le grand écrivain Colm Toibin a ainsi souligné « un portrait nouveau et mémorable d’un jeune protagoniste, pris entre l’innocence et l’expérience, tel qu’imaginé par un écrivain extrêmement talentueux. »

« Ecrire c’est honorer nos morts. Une sorte de vengeance » nous a-t-il confié. Une vengeance douce mais une vengeance tout de même. Retour à Belfast est assurément un roman qui restera longtemps en vous.

Ayana Mathis, Les Egarés, traduit de l’anglais (américain) par François Happe, Gallmeister, 528 p.

Ayana Mathis que nous avions découvert avec Les Douze Tribus d’Hattie (Gallmeister) revient avec ce nouveau roman bouleversant qui raconte la vie d’Ava Carson, une femme afro-américaine et celle de son fils Toussaint, deux êtres chassés par le mari d’Ava et qui se retrouvent dans un centre d’hébergement de Philadelphie. Le lecteur qui assiste à l’humiliation d’Ava, à son désespoir et à sa déshumanisation qui l’amènent à abandonner son propre fils comprend très vite que cette dernière va devoir se relever et se battre pour défendre la dernière chose qui lui reste : sa dignité.

Un livre en forme de cri face à la fatalité, à toutes les formes d’emprise. Une épopée contemporaine. Un livre plein d’espoir et de résilience. Voilà ce que l’on ressent à la lecture des Egarés de Ayana Mathis portée par une écriture à la fois poétique et puissante façonnant des personnages ambigus et fatalement inoubliables. Mais surtout Les Egarés est un livre sur la dignité, sur l’inépuisable quête d’émancipation auquel aspire chaque être humain. Il y a quelque chose de profondément universel dans les mots d’Ayana Mathis qui rappellent la grande Toni Morrison. Pas étonnant que le New York Times et le Washington Post en ont fait l’un de leurs livres de l’année.

Par Laurent Pfaadt

Road-trip littéraire

Alexandre Thiltges et Jean-Luc Bertini publient le deuxième opus de leur voyage littéraire à travers les Etats-Unis. Toujours aussi fascinant

Il ne s’agit pas d’un livre mais d’un voyage. A travers les Etats-Unis et sa littérature. Publié sous la direction de Francis Geffard, le directeur de la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel et fondateur du festival America de Vincennes, Des écrivains en majesté se déploie tel un immense aigle littéraire survolant de la côte Ouest à la côte Est, les plages de Californie, les montagnes des Appalaches, les rues de New York et de la Nouvelle Orléans et les cataractes tumultueuses du Mississippi. Un voyage où l’on croise Colson Whitehead, le colosse de New York City, double prix Pulitzer pour Underground Railroad et Nickelboys (Albin Michel, 2017, 2020), Taylor Brown, Ron Rash, seigneur des Appalaches, Matthew Neill Null ou Colum Mc Mann, inoubliable auteur des Saisons de la nuit (Belfond, 1998) et d’Apeirogon (Belfond, 2020) sur le conflit israélo-palestinien que certains seraient bien inspirés de lire par les temps qui courent.


Après des Ecrivains en liberté (Albin Michel), Alexandre Thiltges et Jean-Luc Bertini ont ainsi repris leur route littéraire commencé dix ans plus tôt à bord de leur pick-up Ford pour nous offrir ce livre inoubliable. Car il s’agit bel et bien d’un cadeau, celui de rencontrer toutes ces plûmes, ces intellectuels qui traduisent l’Amérique d’aujourd’hui et de demain, celle qui s’apprête à voter le 5 novembre prochain pour décider du sort du monde. Placé sous la figure tutélaire du regretté Russell Banks dont les deux rencontres, réalisées à dix ans d’intervalle, encadrent l’ouvrage, les écrivains se confient sur leur travail, leurs influences, leur succès, attendu ou non. Il y a Daniel Mendelsohn, auteur des inoubliables Disparus (Flammarion, 2007), ce livre « qui a changé ma vie » confie celui qui s’est retrouvé à cours d’argent tant ce livre lui a coûté. Jesmyn Ward, double National Book Award (2011 et 2017), dont l’abnégation à se faire publier après l’échec de son premier roman, fut récompensé avec Bois sauvage (Belfond, 2012) puis Le chant des revenants (Belfond, 2019).

La violence, les fractures économiques, sociales, culturelles et leurs impacts sur leur environnement deviennent, de l’aveu même des écrivains rencontrés, les matrices créatrices de leurs romans ancrés dans les lieux et les territoires où ils vivent. « Il (le lieu) est aussi important pour moi que les personnages ou l’intrigue. L’endroit d’où l’on vient façonne ce que nous sommes et détermine notre manière de concevoir le monde » résume, à juste titre, sur les bords du Mississippi, Tom Franklin, auteur notamment du Retour de Silas Jones (Albin Michel, 2011). Une remarque que des écrivains tels que Ron Rash, David Joy ou Taylor Brown ne renieraient pas tant que la face sombre et écrasante des Appalaches s’impose comme un personnage à part entière dans leurs romans.

Des écrivains qui personnifient les différentes consciences de l’Amérique et questionnent en permanence le rêve américain devenu cauchemar chez Matthew Neill Null et Julie Otsuka. Parfois le livre se fend de quelque anecdote savoureuse tel ce groupe de rock réunissant Stephen King, Barbara Kingslover et Matthew Groening, le créateur des Simpson.

Dernière étape de ce voyage époustouflant : le New Jersey à la rencontre de la grande dame des lettres américaines, la femme d’une centaine de livres, de nouvelles, de pièces de théâtre auscultant la société américaine : Joyce Carol Oates. Celle « qui écrira jusqu’à son dernier souffle » selon nos auteurs personnifie à elle seule le voyage entrepris dans ce livre avec ces écrivains qui parlent des questions de genre, de race, de violence ou de déclassement. Grand prêtresse en quelque sorte de ces mythologies américaines qui traversent les œuvres de ces auteurs et s’affichent sur les merveilleuses photos de Jean-Luc Bertini, elle referme Des Ecrivains en majesté par une ode au livre : « Quand vous entrez dans une bibliothèque et que vous voyez tous ces livres, cela paraît normal que vous ayez envie d’écrire ». Nul doute que le livre d’Alexandre Thiltges et Jean-Luc Bertini trouvera une place de choix dans la nôtre.

Par Laurent Pfaadt

Alexandre Thiltges et Jean-Luc Bertini, Amérique – vol.2 Des écrivains en majesté
Chez Albin Michel, 336 p.

Notre société capitaliste a été portée à son paroxysme par les réseaux sociaux

Dans Girlfriend on Mars, le premier roman remarqué de l’auteure canadienne Deborah Willis, Kevin et Amber, deux trentenaires vivent une vie ennuyeuse tout juste rythmée par le commerce de marijuana jusqu’au jour où la jeune femme gagne un voyage sur Mars et devient célèbre. Un livre entre satire et roman social sur nos sociétés influencées par les réseaux sociaux et sur la fluctuation des valeurs. A l’occasion de sa venue au festival America de Vincennes, Hebdoscope l’a rencontré.


Deborah Willis et Emily St John Mandel
© Laurent Pfaadt

Comment est né ce livre ?

Le point de départ a été une émission de télé-réalité promettant aux gagnants un voyage sur Mars. J’ai trouvé cela fascinant que les gens veulent quitter la terre, leur famille, leurs amis. C’est à la fois courageux et triste. Et puis la voix de Kevin s’est imposée à moi et l’idée d’écrire ce roman ne m’a plus quitté.

Pourquoi veulent-ils quitter la terre ? Pour fuir leur anonymat ?

Oui. Certaines personnes veulent ainsi devenir célèbres. D’autres sont également muées par un désir colonialiste. Il y a également un côté sacrifice très intéressant pour permettre à l’humanité d’avancer, d’évoluer. Mais tout ceci n’est en réalité qu’une illusion.

Vos héros et notamment Amber semblent également prisonniers d’une identité construite par les réseaux sociaux

Amber est avant tout guidée par cet individualisme fabriqué par notre société capitaliste dans laquelle elle vit et qui a été portée à son paroxysme par les réseaux sociaux. Mais en réalité cette identité n’est que virtuelle.

Vous dénoncez également l’effacement de la frontière entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas

J’ai écrit ce livre lorsque Trump était président. Lorsqu’il disait quelque chose, des millions de gens pensaient que c’était la réalité. Il est aisé de se perdre dans tout cela comme d’ailleurs dans les théories du complot. Et de plus en plus de gens sont réceptifs à ce genre de discours. Des gens pensent réellement que la terre est plate. Cela me brise le cœur de penser à ces gens qui croient à de tels arguments.

Comme Kevin et Amber, des gens simples et pas très futés….

(Rires) Oui ! Beaucoup de gens m’ont demandé pourquoi ils étaient si peu sympathiques. En fait, j’ai pris des parties de moi en les exagérant, des attitudes psychologiques comme la phobie de Kevin qui refuse de sortir de chez lui en les caricaturant. Je voulais aussi construire des personnages qui approchent leurs limites et sont poussés à les dépasser : Kevin qui voit son monde s’effondrer et doit réagir et Amber qui décide d’entreprendre ce voyage sur Mars.

Pour réparer quelque chose ? Parce qu’elle se sent coupable de ce qui se passe sur terre ?

Bien évidemment car elle est traversée par un sentiment de culpabilité et de honte.

On rit aussi beaucoup dans votre livre

Merci. Je tenais à introduire cette dimension humoristique dans le livre même si cela n’est pas naturel pour moi. Durant l’écriture du livre, j’étais traversé par des sentiments de colère et de tristesse et j’ai voulu mettre un peu d’humour pour atténuer cette descente dans le deuil car il s’agit surtout et avant tout d’un deuil.

Interview par Laurent Pfaadt

Deborah Willis, Girlfriend on Mars, traduit de l’anglais par Clément Baude
Aux éditions Rivages, 496 p.