Années 80-90. Alors que la rivalité USA-URSS bat son plein, en coulisses, les espions s’activent
Au début des années 1980, les deux superpuissances voient arriver à leurs têtes des hommes qui allaient relancer la guerre froide et la course aux armements. Tandis qu’aux Etats-Unis, le nouveau président Ronald Reagan soutenu par des néo-conservateurs farouchement hostiles aux soviétiques qualifie l’URSS d’« empire du mal », à Moscou, le KGB de Iouri Andropov vient de prendre le pouvoir.

Au même moment, un ingénieur russe, Adolf Tolkatchev, collabore depuis près de cinq années avec la CIA. L’homme travaille sur les systèmes de radar équipant les MIG, les avions soviétiques et les renseignements qu’il transmet aux Américains vont entrainer des avancées considérables en matière de développement militaire et leur permettre de réaliser des économies faramineuses. L’impressionnant et passionnant livre que lui consacre David E. Hoffman, prix Pulitzer 2010 pour ses travaux sur les oligarques russes, se nomme d’ailleurs L’espion qui valait des milliards. A l’instar d’un roman de John Le Carré tant ses descriptions d’une Moscou verrouillée par le KGB qui, paradoxalement, ne se rendit compte de rien, des déguisements et des ruses des agents de la CIA pour déjouer la surveillance soviétique sont hallucinantes, l’ouvrage fait de ce « Monsieur Tout le monde » abhorrant le système soviétique et ayant planifié de longue date sa trahison, son personnage central.
Se basant sur une multitude de documents déclassifiés et ayant rencontré les témoins de cette histoire d’espionnage hors du commun, David Hoffman insère ces éléments dans un récit où la tension ne fait que grimper à mesure que l’on se rapproche de l’épilogue funeste d’une histoire qui, finalement, attend tout espion. Car si les plus chanceux parviennent à se réfugier dans le camp qu’ils ont choisi, les autres finissent au mieux dans un pénitencier de haute sécurité (Etats-Unis), au pire avec une balle dans la nuque (URSS). Et à bien des égards, l’histoire d’Adolf Tolkatchev a quelque chose de pathétique. Même s’il demanda à être rémunéré pour sa trahison, il semblait surtout soucieux d’obtenir des albums de Genesis, d’Alice Cooper ou un walkman pour son fils alors que grâce à lui, l’industrie de l’armement américaine gagna des milliards de dollars. Pathétique fut aussi sa fin. L’homme qui organisa méthodiquement sa vie pour ne jamais être remarqué fut trahi par un stagiaire de la CIA, le fameux Edward Lee Howard qui, renvoyé de l’agence pour incompétence, décida de se venger en révélant au KGB qu’une taupe se trouvait dans ses rangs.
En cette fin des années 80, le KGB, désavoué par l’affaire Tolkatchev, ne s’avoua pourtant pas vaincu. Et tandis que se rapproche l’épilogue d’une guerre froide que personne ne vit venir, sur le sol américain, les opérations d’espionnage et d’infiltration et les retournements d’agents de la CIA et du FBI se poursuivent. Alors qu’Howard révélait l’identité de Tolkatchev, un autre officier « fade et médiocre » de la CIA aux dires de ses collègues et prénommé Aldrich Ames renseignait déjà les Soviétiques, bientôt suivi d’une autre taupe du FBI, Robert Hanssen.
L’arrestation de ce dernier en 2001 semblait avoir mis un terme aux fuites vers une URSS transformée en Russie poutinienne. Pourtant personne ne savait alors que le KGB possédait et possède toujours une quatrième taupe au sein de la CIA, venant ainsi confirmer la paranoïa d’un James Angleton désavoué pourtant quelques décennies plus tôt. C’est ce que nous raconte Robert Baer, ex-agent de la CIA reconverti en écrivain à succès dans cet autre livre passionnant qui se lit comme un thriller. Car cette quatrième taupe est une sorte d’arlésienne, un mythe qui se raconte non seulement devant la machine à café mais entre deux portes loin d’oreilles indiscrètes. Car à lire Robert Baer, elle existe et elle se niche au plus haut sommet de la CIA. Une sorte de Philby américain travaillant pour Poutine. Cachée peut-être depuis des décennies, traversant les époques et les régimes, elle a trompé des générations entières de responsables de la CIA.

Robert Baer s’est ainsi lancé dans cette enquête passionnante en interrogeant d’anciens cadres de la CIA afin de remonter la piste de cette taupe. Il s’est heurté à des murs, aux soupçons qui masquaient avant tout l’incurie de ces « bureaucrates qui ont privilégié la survie à la vérité ». Son livre qui se lit d’une traite tant il est prenant nous emmène des couloirs de Langley en Virginie à Moscou en passant par l’Amérique du Sud et Washington. Les pistes finissent par remonter jusqu’à un ancien chef du contre-espionnage de la CIA qui fut notamment chargé de l’évaluation des dommages causés par Robert Hanssen, la taupe au sein du FBI ! Pour autant, le « mystère d’espionnage le plus passionnant des temps modernes » demeure entier nous dit Robert Baer qui loin de nous laisser sur notre faim, nous maintient au contraire en haleine.
Le plus effrayant dans cette histoire réside dans le fait que tout est véridique et que la taupe, ayant probablement lu ce livre en se disant comme nous, que son sort ainsi celui de Tolkatchev, n’a finalement tenu qu’à un fil, un fil désormais tiré par un autre maître du Kremlin issu du KGB. Un fil aux ramifications remontant jusqu’à la Maison Blanche et le Kremlin qui reste cependant soumis aux aléas d’une coïncidence ou d’un évènement d’une banalité affligeante.
Par Laurent Pfaadt
David E. Hoffman, L’Espion qui valait des milliards, éditions des Syrtes, 368 p.
Robert Baer, Le quatrième homme, un espion russe à la CIA, édition Saint-Simon, 275 p.
A lire également :
Rémi Kauffer, Les espions de Cambridge, cinq taupes soviétiques au cœur des services secrets de Sa Majesté, Perrin, 384 p.