Au cours de chaque saison musicale, la direction de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ouvre sa porte, pour le temps d’une soirée, à une autre formation symphonique. Ainsi, au fil des ans, a-t-on pu entendre et apprécier l’Orchestre National de Lorraine, puis ceux de Lyon et de Lille et l’an passé, l’Orchestre National de France. Cette année, c’était le tour de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg.
C’est toujours un plaisir que de découvrir un orchestre que l’on ne connaît pas dans une salle qu’en revanche l’on connaît bien. Les spécificités de chaque formation n’en ressortent que mieux. On n’est toutefois pas à l’abri d’une déception tant il arrive parfois que le jeu de musiciens fraîchement débarqués dans une salle autre que la leur peine parfois à s’approprier ses caractéristiques acoustiques. Sous la conduite du chef et violoniste Renaud Capuçon, les musiciens luxembourgeois auront brillamment surmonté cette difficulté en décidant de venir sur scène plus d’une heure avant le début du concert, afin de se familiariser avec la salle Erasme et de chauffer leurs instruments. Dès la petite ouverture de Prométhée de Beethoven, « historiquement informée » par ses attaques vives et nerveuses mais jouée sur une soixantaine d’instruments modernes, on est on ne peut plus agréablement surpris par l’extrême précision et la beauté sonore émanant de la formation, sans la moindre des approximations qui entachent souvent les débuts de concert.

C’est depuis son violon que Renaud Capuçon dirige ensuite, avec une aisance sidérante, la formation resserrée à une quarantaine de musiciens, dans le troisième concerto de Mozart dont il assure la partie soliste. Au violon comme à l’orchestre, on aura beaucoup apprécié le jeu vif-argent, la finesse de texture et la justesse de style. On le dit avec d’autant plus de plaisir qu’on n’a pas toujours aimé dans le passé le violon parfois sirupeux et compassé de ce musicien qui, l’âge venant, semble trouver une vitalité nouvelle.
Cela fait déjà quelque temps qu’il se disait que l’orchestre du Luxembourg avait accompli d’importants progrès mais on n’imaginait quand même pas qu’il avait atteint un tel niveau d’ensemble. La virtuosité des cordes, le son étincelant des bois, la beauté des cuivres sans oublier la musicalité du merveilleux timbalier nous ont valu, sous la direction autant assurée qu’inspirée de Renaud Capuçon, une symphonie Ecossaise d’une richesse d’atmosphères que l’on n’entend pas toujours. Cette soirée du mercredi 9 avril nous aura non seulement fait découvrir une formation de haut niveau, mais aussi un chef dont la carrière, encore débutante, le montre particulièrement à l’aise dans un répertoire classique et romantique qui aujourd’hui échappe à un nombre croissant de chefs d’orchestre.

La semaine d’avant, le vendredi 4 avril, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg offrait un programme d’une hauteur de vue peu banale, associant la Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg au Chant de la terre de Gustav Mahler dont on garde le souvenir d’une prodigieuse interprétation de Marko Letonja, au temps où il était directeur de l’OPS. Cette fois-ci, c’est le chef américain Robert Trevino qui se trouvait invité lors de cet unique concert. De la version pour orchestre à cordes du chef d’œuvre de Schoenberg, il nous aura proposé une interprétation assez prenante et particulièrement puissante. La soixantaine d’archets strasbourgeois a fait preuve d’une belle cohésion.
Donné en seconde partie, Le Chant de la terre s’est avéré plus problématique. L’approche du chef se montre d’emblée par trop immédiate et peu soucieuse des complexités et des ambiguïtés de la musique de Mahler. Composé, à l’instar des suivants, sur des poèmes chinois du 8è siècle ultérieurement traduits en allemand, le premier chant de cette symphonie pour ténor et contralto avec grand orchestre s’intitule « Chant à boire de la douleur de la terre » (Das Trinklied vom Jammer der Erde). L’atmosphère s’y trouve dramatiquement contrastée, on y chante à la fois la gloire du vin, la beauté du monde et la vanité de l’existence : « sombre est la vie, sombre est la mort ». La sonorité y est d’une âpreté particulière, tant du côté des vents que des cordes. Le chef Robert Trevino entame ce lied dans une absence de retenue et avec un éclat sonore évoquant plus un début d’opéra wagnérien précoce que celui du chef d’oeuvre tardif de Mahler. Prise dans cette tempête sonore, la voix de l’excellent Simon O’Neil, qui n’a toutefois plus vingt ans, se bat comme elle peut pour se faire entendre. Le deuxième lied Der Einsame im Herbst, rapprochant solitude automnale et automne de la vie, ne s’avère pas meilleur, mais pour d’autres raisons : si l’orchestre s’est certes calmé, son jeu s’avère bien en-deçà de la grande poésie du morceau ; quant à la voix de la mezzo Justina Gringyté, richement dotée dans le registre grave, elle se montre en grande difficulté dès que sa partie passe dans l’aigu. Forcé de cette manière, ce chant mélancolique vire en exercice de Sprechgesang (chant parlé), parfaitement idoine dans le Pierrot lunaire de Schoenberg, mais hors sujet dans Le Chant de la terre de Mahler.
Aussi étonnant que cela paraisse dans une affaire aussi mal engagée, tout est allé de mieux en mieux dans les quatre chants suivants : la voix de Simon O’Neil et le jeu de l’orchestre ont fini par trouver un équilibre dès le troisième chant ; à partir du quatrième, les difficultés de Madame Gringyté dans l’aigu se sont bien atténuées ; certaines parties d’orchestre comme l’arrivée des jeunes et beaux cavaliers dans le lied Von der Schönheit ont été particulièrement bien rendues. Quant à l’Abschied final, l’un des plus sublimes morceaux pour voix et orchestre jamais composé, si on n’en a entendu de plus poétique, convenons que le dramatisme de la direction d’orchestre et le registre grave de la mezzo en ont fait un moment très prenant.
Michel Le Gris