L’historien américain Douglas Smith raconte avec brio les derniers feux de l’aristocratie russe
« Quant à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire apparent et des larmes insoupçonnées, l’infini déroulement de la vie. Le temps est encore lointain où l’inspiration jaillira à flots plus redoutables de mon cerveau en proie à la verve sacrée, où les hommes, tremblants d’émoi, pressentiront les majestueux grondements d’autres discours… » écrivit Nicolas Gogol dans son roman, Les âmes mortes, quelques soixante-quinze ans avant une révolution russe qui allait emporter, tel des fétus de paille pris dans un gigantesque incendie, l’aristocratie tsariste. Des mots que se répétèrent assurément, dans les salons des Cheremetiev et des Golitsyne, cette aristocratie russe sur le point de plonger, en cette année 1917, dans un chaos qu’elle ne soupçonne guère.

Ces mots tissent avec beauté le fil conducteur du très bel ouvrage de Douglas Smith, historien américain, baptisé à juste titre Le monde d’avant, ce moment à jamais disparu d’une Russie tsariste où des monarchistes conservateurs côtoyaient des occidentalistes libéraux mais également où des paysans pauvres n’attendaient que le basculement de l’histoire pour exercer leur vengeance séculaire. Les premiers chapitres et les photos des deux familles que l’auteur suit et dont il a rencontré nombre de représentants sont encore, malgré la Grande guerre, emplis d’insouciance. Pourtant l’incendie couve. Il a été allumé mais personne ne soupçonne encore son ampleur. « S’ils prennent le pouvoir, ce sera la chute finale dans l’abîme » écrit cependant le patriarche des Cheremetiev dans son journal. Ce dernier ne survécut que quelques mois à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Assez pour voir les premières confiscations et arrestations des membres de sa famille, certains exécutés à la sinistre prison des Boutyrki. Les Golitsyne ne furent pas mieux lotis, contraints à l’exil et au peloton d’exécution. D’autres serviront le nouveau régime ou en seront victimes tels les frères Serguei et Vladimir Golitsyne, le premier affrontant la Wehrmacht à Stalingrad tandis que le second allait mourir dans un goulag. Ainsi les Cheremetiev et les Golitsyne illustrent la variété de ces destins qui se croisent dans ce livre magnifique et survivent dans ce tumulte sans altérer, comme l’écrit justement Douglas Smith, « la capacité exceptionnelle des hommes et des femmes à trouver le bonheur même dans les circonstances les plus atroces ».

Véritable best-seller outre-Manche, enfin traduit en français, Le monde d’avant dépeint avec un talent littéraire évident qui conjugue érudition et sens du récit, la destruction de cette société, de cette civilisation. Sorte de Guerre et Paix crépusculaire où l’on croise l’amiral Koltchak, chef de l’armée blanche lors de la guerre civile, l’assassin de Raspoutine, le prince Félix Ioussopov, l’écrivain Ivan Bounine ou Lev Kamenev, compagnon de Lénine baisant la main de la comtesse Cheremetiev, ce livre aux allures de fresques réhabilite enfin les vaincus de cette histoire annonçant ce terrible 20e siècle dont les portes, désormais grandes ouvertes par Lénine, allait accueillir d’autres âmes mortes.
Par Laurent Pfaadt
Douglas Smith Le Monde d’avant. Les derniers jours de l’aristocratie russe, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard
Aux éditions des Syrtes, 512 p.