David E. Hoffman est journaliste et rédacteur en chef adjoint au Washington Post. Entre 1995 à 2001, il a été chef du bureau de Moscou. Pour Hebdoscope, il revient sur cette incroyable histoire d’espionnage.

©Carol F. Hoffman/Courtesy of Doubleday
- Comment avez-vous découvert cette histoire ?
Je parcourais les anciens rapports de la CIA datant de la guerre froide qui ont été déclassifiés dans les années 1990 par le président Clinton. Il y en avait des milliers dont beaucoup portaient sur des aspects très obscurs de la course aux armements et de l’URSS. J’ai trouvé un mince rapport sur l’opération Tolkatchev servant à la formation des agents de la CIA. Il ne traitait que de techniques d’espionnage et ne racontait manifestement pas toute l’histoire. À partir de ce mince rapport, j’ai réussi à retrouver l’officier de la CIA à la retraite qui l’avait rédigé, puis j’ai pris contact avec la CIA pour qu’elle déclassifie d’autres documents en vue de la rédaction d’un livre. Le processus a été long – trois ans – et la CIA n’a divulgué que partiellement tous les documents. Mais cela a suffi à éveiller mon intérêt et j’ai alors lancé d’autres entretiens et recherches pour écrire ce livre.
- Pourquoi Tolkatchev a-t-il décidé de trahir son pays ?
Je pense qu’il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, il est tombé amoureux d’une jeune femme, Natasha Kuzmina qui travaillait dans son institut radar ultrasecret. Natacha a eu une vie difficile. Sa mère était membre du parti communiste à Moscou mais elle a été soupçonnée pendant la Grande Terreur de Staline. Elle a été arrêtée une nuit de septembre 1937, accusée de subversion et exécutée. Le père de Natacha a eu peur. Il était rédacteur en chef d’un journal du parti. Il a refusé de témoigner contre sa femme et fut arrêté une semaine plus tard puis envoyé au goulag. Lorsque cela se produisit, Natacha n’avait que deux ans. Vous pouvez imaginer à quel point cela a dû être terrible : en une nuit, ses parents ont tout simplement disparu. Cela a hanté Natacha et son mari, Adolf Tolkatchev.
Deuxièmement, Natasha et » Adik » comme on l’appelait espéraient beaucoup du » dégel » après la mort de Staline. C’était l’époque d’une plus grande ouverture littéraire et du spoutnik. Cependant, dans les années 1960, le dégel s’est transformé en stagnation et l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie en 1968 a anéanti leurs espoirs. Dans les années 1970, ils faisaient la queue pour obtenir du pain et des chaussures et réalisèrent à quel point le système politique soviétique était devenu lugubre. Tolkatchev a écrit à la CIA qu’il voulait détruire ce système dysfonctionnel qu’était l’URSS. Il n’a pas espionné parce qu’il aimait l’Amérique. Il n’a jamais goûté à la liberté et n’a pas vécu dans un pays libre. Tolkatchev a plutôt trahi l’Union soviétique parce qu’il sentait que tous ses espoirs avaient été trahis.
- Comment qualifier les informations qu’il a fournies ?
Le titre du livre, L’espion qui valait des milliards, fait référence à une estimation fournie à la CIA par l’armée américaine des sommes – plus de 2 milliards de dollars en réalité –que Tolkatchev a fait gagner aux États-Unis en matière de recherche et de développement militaires. C’est très impressionnant. Je dirais que Tolkatchev est l’un des deux espions les plus importants pour les Etats-Unis durant la guerre froide. Tolkatchev a fourni des renseignements qu’aucun satellite n’aurait jamais espérer capturer, une feuille de route capable de compromettre et de vaincre deux systèmes antiradars soviétiques essentiels : les radars au sol qui défendaient le pays contre les attaques et les radars des avions de guerre qui leur donnaient la capacité d’attaquer d’autres pays.
- Comment Tolkatchev a-t-il réussi à voler tous ces documents presque sous les yeux du KGB ?
C’est toute une histoire. Comme vous pouvez l’imaginer, la CIA disposait de nombreuses technologies qu’elle pouvait utiliser : des satellites permettant de voir depuis l’espace le moindre numéro de plaque d’immatriculation des voitures ; des radios et des émetteurs de communications espions ; et des caméras espionnes dont une appelée Tropel qui pouvait tenir dans un étui de rouge à lèvres. En fin de compte, c’est un simple appareil photo Pentax 35 mm qui a été la plus grande arme de Tolkatchev contre l’URSS. La CIA lui a fourni l’appareil et une pince pour le fixer au dossier d’une chaise de cuisine. Elle lui a également fourni des pellicules déguisées en boîtes de pellicules soviétiques. Il utilisa l’appareil, la pince et une lampe pour photographier des documents qu’il sortait de son bureau et ramenait chez lui à l’heure du déjeuner. Pendant plusieurs années, il a pu faire cela sans être contrôlé. Il a également rencontré les agents de la CIA à 21 reprises dans un rayon de trois miles autour de la porte d’entrée du siège du KGB. Les agents de la CIA ont pris soin d’organiser ces réunions de manière à ne pas être repérés, dans des parcs et dans des voitures en stationnement, parfois très brièvement.
- Est-ce qu’il était condamné à être découvert et arrêté ?
Il a été trahi par un stagiaire de la CIA qui avait été licencié et qui l’a donné aux Soviétiques. Je pense que cela constitua un énorme désastre pour la CIA. Tolkatchev a eu une très grosse frayeur à mi-parcours de l’opération, lorsqu’il a cru que le KGB l’avait découvert. Une autre fois, Natacha a découvert qu’il espionnait et a insisté pour qu’il arrête. Il lui a dit qu’il le ferait mais il n’a pas arrêté. Tolkatchev connaissait les risques. C’est l’une des raisons pour lesquelles il voulait que la CIA lui fournisse une capsule de cyanure afin qu’il puisse se suicider plutôt que d’être capturé par le KGB. En fin de compte, il n’y est pas parvenu. Mais il a largement réussi sa mission avant d’être trahi.
Interview Laurent Pfaadt
David E. Hoffman, L’espion qui valait des milliards
Aux éditions des Syrtes, 416 p.