Les puits de Nuremberg évoque un projet méconnu : une vengeance à grande échelle par des juifs victimes de la Shoah
Quand on s’appelle Marat, on a une fâcheuse tendance à vouloir faire couler le sang en abondance. Et celui que répand le journaliste et écrivain polonais Emil Marat dans son nouveau livre est à peine pensable et concerne six millions d’Allemands ! Non, pas six millions de juifs tués dans les chambres à gaz mais six millions d’Allemands.

Pour comprendre une telle chose, il faut entrer dans l’incroyable roman d’Emil Marat, nommé au prix Nike – le Goncourt polonais – en 2019 pour un livre précédent. L’histoire commence en Lituanie et plus précisément à Wilno, aujourd’hui Vilnius. Là-bas, les SS sous la férule du sinistre Franz Murer, le « boucher de Vilnius » commettent de nombreuses exactions et exterminent le ghetto de la ville. Parmi les juifs enfermés là-bas, Abba Kovner qui, avec quelques amis, parviennent à s’échapper et tentent d’organiser, en vain, une révolte.
Ayant survécu à la Shoah, Kovner ne renonce pas à demander justice. Et même s’il témoigne au procès Eichmann en 1961, en vertu de la loi du talion, cet « œil pour œil, dent pour dent » tiré de la Torah, sa justice se nomme vengeance. Un mort pour un mort. Donc six millions d’Allemands. Pour mettre en œuvre son projet, il fonde le groupe Nakam (« vengeance ») en hébreux. C’est à ce moment que notre écrivain déguisé en révolutionnaire sanguinaire se glisse dans la grande histoire pour nous conter par le menu et avec un rythme effréné conférant au livre des allures de thriller, le projet fou de Kovner et de ses compagnons.
Car l’idée de ce dernier est rien de moins que d’empoisonner les réseaux d’eau de la ville de Nuremberg, ce lieu où a débuté l’épopée génocidaire du Troisième Reich et où celle-ci doit prendre fin, si possible dans le sang à l’occasion du procès des principaux dirigeants nazis en 1946. Les villes de Hambourg et de Munich doivent aussi être touchées.
Près de cinquante hommes et femmes venus de l’Europe entière vont intégrer le groupe Nakam. Emil Marat les suit, transportant le poison depuis la Palestine, échafaudant leurs plans. Il construit ainsi un roman qui se lit d’une traite et fait la lumière sur cet épisode resté secret mais qui n’a cependant pas abouti. Kovner est arrêté à Toulon, la faute à un traître infiltré dans le groupe Nakam. Un traître qui a sauvé des millions d’Allemands. Un traître dont le nom est resté secret jusqu’à ce jour. Pour connaître l’épilogue de cette énigme insondable comme un puits, il faut lire ce livre fascinant, une tragédie avortée qui rappelle ces vers d’Andromaque de Racine: « ma vengeance est perdue s’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue » Jean-Paul Marat n’aurait pas dit mieux.
Par Laurent Pfaadt
Emil Marat, Les puits de Nuremberg, traduit du Polonais par Katia Vandenborre
Aux éditions Noir sur Blanc, 400 p.