Trains de nuit littéraires

De LA à Berlin en passant par Madrid, Paris et le Montana, Hebdoscope vous propose d’embarquer avec quelques uns des plus grands maîtres du polar.


Julian Semenov, A l’Ouest le vent tourne, traduit du russe par Monique Slodzian, éditions du Canoë, 832 p.

On ne va pas vous révéler de scoop mais rassurez-vous, il va bien. Il s’en est tiré. En tout cas pour l’instant. Car si le Troisième Reich n’existe plus, une nouvelle guerre s’apprête à démarrer. Et celle-ci est froide, glaciale même pour les anciens espions. Max Otto von Stierlitz alias Maxim Maximovich Isaуev, agent du NKVD infiltré dans l’appareil nazi est à Madrid, en attente d’une exfiltration par Odessa, ce réseau permettant aux anciens nazis de fuir leurs juges vers l’Amérique du Sud notamment. Alors que la chasse aux communistes vient de débuter aux Etats-Unis, ces derniers approchent d’anciens nazis dont Stierlitz sans connaître la véritable identité de ce dernier.

Poursuivant sa publication de l’œuvre de Semenov désormais considéré comme le John Le Carré russe par un public français de plus en plus conquis, A l’Ouest le vent tourne nous emmène dans cet après-guerre où les alliés d’hier sont devenus les nouveaux ennemis et où parmi les anciens bourreaux se sont glissés, comme Stierlitz, des espions soviétiques. Une course contre la montre vient de débuter. Stierlitz parviendra-t-il, une fois de plus à s’en sortir ? Réponse à la dernière page du nouvel opus de cette magnifique saga d’espionnage toujours aussi palpitante.

James Ellroy, Les Enchanteurs, traduit de l’anglais par Sophie Aslanides et Séverine Weiss, Rivages, 400 p.

On ne présente plus le « Demon Dog », le maître du roman noir américain, de ces années 50 et 60 pleines de sexe, de crimes et de saloperies en tout genre. Troisième acte du Quintette de Los Angeles en forme d’opéra macabre, ce nouveau livre débute à la mort de Marilyn Monroe, le 4 août 1962. Robert Kennedy, bien décidé à faire le ménage dans les incartades de son frère, prend contact avec le chef de la police de LA, Bill Parker. Il lui faut un type capable d’aller foutre son nez dans la merde pour saloper la réputation de l’égérie du cinéma hollywoodien.

Et voilà que notre brave Freddy Otash, déjà croisé dans Extorsion (Rivages, 2014), refait surface. Pervers invétéré, l’ancien flic va se charger à merveille de cette besogne. Ce qu’il trouvera fera passer les joyeusetés d’un Donald Trump avec une star du porno pour du petit lait, faites pour cela confiance à notre cher Ellroy. Une nouvelle fois prodigieusement bien écrit, les Enchanteurs vous embarqueront dans le train fantôme de l’Amérique des bas-fonds et des coups tordus.

Anaïs Renevier, La disparue de la réserve Blackfeet, éditions 10/18, 240 p.

Début juin 2017, une jeune femme amérindienne de 20 ans, vivant dans la réserve des Blackfeet dans le Montana, Ashley Loring Heavyrunner, disparaît au sortir d’une fête. Les derniers témoins l’ont vu monter dans le pickup d’un homme d’une cinquantaine d’années, un certain Sam McDonald connu pour sa consommation de drogues. Voilà le point de départ de la nouvelle enquête policière de cette série, ces True Crimes littéraires pilotés par le magazine Society et les éditions 10/18. Cette fois-ci, notre Matthew McConaughey se nomme Anaïs Renevier, journaliste déjà autrice de L’Affaire Alice Cummins qui nous embarque dans cette nouvelle enquête passionnante qui se lit, une fois de plus, d’un trait.

Les vêtements et les bottes d’Ashley sont retrouvés mais les empreintes ne sont pas exploitables. L’enquête est au point mort, bâclée comme d’habitude. En se penchant sur ce coldcase, Anaïs Renevier révèle alors qu’Ashley témoigna contre un homme qui lui tira dessus près de dix ans auparavant. Cet homme vient justement d’être arrêté pour le meurtre d’un certain Alvin qui s’apprêtait à révéler la vérité sur la mort d’Ashley. La victime ne possédait plus de tête ni de mains. Comme pour éviter de parler et de confronter ses empreintes ? Alors un conseil : gardez vos mains bien en vue sur ce livre…

Luke McCallin, Conspiration, traduit de l’anglais par Nicolas Zeimet, Toucan Noir, 608 p.

On avait quitté Gregor Reinhardt en 1943-1944 à Sarajevo où se déroulaient ses premières aventures. Puis on l’avait retrouvé après guerre, inspecteur de la police criminelle de Berlin. Son créateur, Luke McCallin, nous ramène, dans ce préquel, à la fin de la Première guerre mondiale. Reinhardt est alors un jeune lieutenant envoyé sur le front dans le nord de la France. Et voilà qu’un attentat décime tout l’état-major. Les soupçons se portent très vite sur l’un des membres de la compagnie de Reinhardt. Mais ce dernier a des doutes surtout après le suicide de l’accusé. Ses premières investigations vont alors le mener dans les ténèbres d’une incroyable conspiration aux innombrables ramifications.

A travers ce roman une fois de plus magnifiquement mené de bout en bout où le suspense ne fait que grandir, Luke McCallin met en scène la naissance d’une vocation mue par le souci de justice mais également celle d’un héros qui peut s’asseoir fièrement à la table des Ignacio del Valle et Fabiano Massimi et peut même se voir autoriser à trinquer avec un certain Bernie Gunther…

Romain Slocombe, Sadorski chez le docteur Satan, coll. La bête noire, Robert Laffont, 512 p.

De retour d’Allemagne, le train vient enfin de s’arrêter à la gare de l’Est. Le quai de la gare est décoré de petits drapeaux français car Paris vient d’être libérée. Les Allemands ont fui et les traîtres se cachent de peur d’être arrêtés et jugés par une Résistance gaulliste et communiste. Cette dernière cherche d’ailleurs un homme, un flic collabo, une pourriture dépourvue de morale et devenu un héros littéraire désormais bien connu des amateurs de polars historiques : Léon Sadorski.

Notre anguille a, une fois de plus, retourné sa veste car il a rejoint les derniers Français soutenant le Führer qui vont bientôt avec la Waffen SS Charlemagne défendre le bunker d’Hitler et préparent des attentats sur le sol français. Mais voilà que dans ces heures sombres sévit un autre monstre : le docteur Petiot, ce tueur en série avant l’heure que l’on surnomme le docteur Satan. Sous le prétexte de les aider, ce dernier a en réalité, assassiné nombre de juifs pour s’emparer de leurs biens. Et bientôt le chemin de ce dernier croise celui de Sadorski. Surtout n’attendez pas que ce dernier se mette au service de la justice, non, Sadorski est surtout préoccupé par le trésor amassé par le tueur. La nouvelle aventure du héros de Romain Slocombe est une nouvelle fois passionnante. Elle emmène son lecteur dans cette période de l’immédiat après-guerre, entre crimes et vengeance, où les masques ne sont pas encore complètement tombés et où l’on ne distingue pas les héros des salauds. Un marécage puant parfait pour Sadorski. Et puis ce dernier sait mieux que quiconque que l’argent n’a pas d’odeur, surtout quand il s’agit de celui du diable…

Par Laurent Pfaadt

Une saison sur la Baltique

A l’occasion de la Saison de la Lituanie en France, Hebdoscope vous fait découvrir quelques livres et auteurs à ne pas rater


Undinė Radzevičiūtė, La Bibliothèque du Beau et du Mal, collection littérature étrangère, traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne, éditions Viviane Hamy, 352 p.

Ce livre incroyable, finaliste du prix Médicis étranger cette année, raconte l’histoire de Walter, excentrique bourgeois valétudinaire dans le Berlin des années 20 qui hérite de la bibliothèque de son grand-père Egon. Celle-ci contient des ouvrages réalisés en peau humaine à l’image de ce livre du marquis de Sade dont la couverture est tirée du corps d’une aristocrate guillotinée.

Fasciné par cette bibliothèque, Walter va alors se muer en chasseur de peaux, en vampire pour donner à cette bibliothèque devenue un être vivant, les offrandes littéraires qu’elle demande. Il y a du Parfum de Süskind, du Nom de la Rose d’Umberto Eco et du Fritz Lang dans ce livre remarquable.

Jan Brokken, Les Justes, comment « un visa pour Curaçao » permit de sauver des milliers de Juifs, traduit du néerlandais par Noëlle Michel, Editions Noir sur Blanc, 528 p.

Jan Brokken, célèbre auteur néerlandais comparé à Graham Greene relate dans ce livre l’histoire de Jan Zwartendijk, l’« Oskar Schindler » de Lituanie.

Nous sommes à l’été 1940. Alors que les nazis s’apprêtent à envahir la Lituanie, Jan Zwartendijk, directeur de la filiale lituanienne de Philips devenu consul à Kaunas redoute le pire pour la communauté juive de la ville, forte de 40 000 membres. Avec l’aide de l’ambassadeur des Pays-Bas en Lettonie, Jan Zwartendijk va fournir pendant près de trois semaines aux juifs qui le souhaitent des visas pour Curaçao, une île des Antilles appartenant aux Pays-Bas. Entremêlant les destins de ces milliers de familles fuyant l’horreur qu’il a rencontré et interviewé, Jan Brokken tisse cette toile de l’espoir qui les vit partir vers l’Est et traverser l’URSS via le transsibérien jusqu’en Chine et au Japon. Car les seuls bateaux partant pour Curaçao se trouvent au Japon. Ici intervient alors le deuxième personnage de cette incroyable histoire, Chiune Sugihara, vice-consul du Japon en Lituanie, surnommé très vite après la guerre « le Schindler japonais », et qui fut lui aussi mu par un impératif humaniste. Avec Zwartendijk, il contribua faire de cette fuite, une épopée. Leur obsession commune permit ainsi de sauver des milliers de juifs.

Sigitas Parulskis, Ténèbres et compagnie, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Agullo éditions, 320 p.

Des héros aux bourreaux, il n’y a malheureusement qu’un pas que franchit allègrement Sigitas Parulskis dans son roman qui erre parmi les fantômes de ces innombrables collaborateurs des nazis, auxiliaires de la Shoah en Lituanie, qui massacrèrent près de 200 000 juifs y compris des juifs français, notamment le père et le frère de Simone Veil.

Dans ce roman paru en 2012, le héros Vincentas est un photographe qui se voit confier la mission d’immortaliser pour un officier SS, ces exécutions, ces massacres « à des fins de service » opérés par les SS et leurs supplétifs lituaniens qui se sont baptisés « les apôtres ». Car en effet, il y a quelque chose de christique, de mystique dans cette histoire où le Mal cohabite en permanence avec le bien et l’amour. Car si Vincentas se rend complice de toutes ces atrocités relatées parfois jusqu’à l’insoutenable – « il lui fallait désormais s’habituer à fumer non plus seulement après le sexe, mais aussi après la mort » – il tente de racheter son âme en sauvant celle de Judita, cette juive dont il est tombé amoureux. Un livre dans lequel on plonge comme dans un tableau de José de Ribera où les ténèbres sont parfois éclairés de quelques lumières éblouissantes de beauté.

Tomas Venclova, Nord magnétique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Eva Antonnikov éditions Noir sur Blanc, 576 p.

Si la saison de la Lituanie en France doit permettre de mettre en lumière un écrivain lituanien majeur, il faut bien évidemment évoquer Tomas Venclova. Ce poète lu et admiré dans le monde entier reste un inconnu en France. Son autobiographie écrite sous la forme d’entretiens avec Ellen Hinsey devrait remédier à cet oubli. L’homme, proche de Vaclav Havel et du prix Nobel de littérature polonais Czeslaw Milosz est selon le Times Literary Supplement, « le plus grand écrivain lituanien des temps modernes, mais il n’est pas seulement d’importance nationale : il compte parmi les plus grands poètes vivants d’Europe ». Les magnifiques pages de Nord magnétique nous ainsi font revivre le destin tragique et incroyable de son pays, entre occupation nazie et domination soviétique, au milieu des dissidents et de leur quête de liberté pour faire sortir leurs œuvres d’URSS. On y croise tour à tour Anna Akhmatova, Boris Pasternak ou Milan Kundera qui nous rappellent combien le totalitarisme est impuissant à vaincre la littérature.

Kristina Sabaliauskaite, L’impératrice de Pierre, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Folio, 432 p.

Tout le monde connaît bien évidemment Catherine II de Russie, la Grande Catherine, cette tsarine qui, depuis Diderot et jusqu’à Henri Troyat et Hélène Carrère d’Encausse fascine les Français. Il fut cependant une autre Catherine à avoir suscité l’admiration de philosophes français et en particulier de Voltaire qui la surnomma la « Cendrillon du 18e siècle » : Catherine Ier.

Rien ne prédestinait pourtant cette polonaise née en Lituanie, Marta Helena Skowrońska, à monter sur le trône de la Sainte Russie en compagnie de son tsar le plus illustre, Pierre le Grand, et à diriger cette même Russie entre 1725 et 1727.

C’est à cette date que débute la magnifique saga historique de Kristina Sabaliauskaite, autrice lituanienne la plus lue au monde. La future tsarine revient sur sa vie et sa destinée hors du commun qui l’a vu tour à tour domestique d’un pasteur, prisonnière des Russes qui en feront une esclave sexuelle et finalement leur tsarine. Kristina Sabaliauskaite qui sera d’ailleurs présente au salon du livre de Versailles les 23 et 24 novembre prochain, nous conte cette vie incroyable dans les deux tomes d’un roman historique animé d’un indéniable souffle littéraire qui a séduit jusqu’à la Prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk. Succès international traduit en plusieurs langues, L’impératrice de Pierre est également un incroyable voyage dans cette ville en construction appelée à être cette « fenêtre sur l’Europe » : Saint-Pétersbourg.

Par Laurent Pfaadt

Saison de la Lituanie en France jusqu’au 12 décembre 2024.

Tous les évènements sur  https://saisonlituanie.com/

Amazone rouge

La résistante Madeleine Riffaud, disparue récemment, est l’héroïne d’une exceptionnelle série de BD.

Madeleine Riffaud s’en est allée le 6 novembre 2024. Un siècle d’une vie de combats. Figure emblématique de la Résistance notamment communiste au sein des Francs-tireurs et partisans, elle fut également poétesse, journaliste et correspondante de guerre pour le journal l’Humanité, couvrant notamment les guerres d’Algérie et du Vietnam et interviewant Hô Chi Minh.


Madeleine Riffaud avec Picasso en 1958
Collection Madeleine Riffaud

Une vie comme un roman qui n’a pas échappé à Dominique Bertail et à son scénariste Jean-David Morvan qui parcourt l’histoire, de la Première guerre mondiale aux univers de Mark Twain et Victor Hugo en passant par Auschwitz avec Ginette Kolinka par nous conter des histoires et des destins exceptionnels, à commencer par celui de Madeleine Riffaud, héroïne de cette superbe trilogie Madeleine, résistante, dont paraît ces jours-ci le troisième tome, les nouilles à la tomate.

Il faut vous le dire d’emblée, on est tombé sous le charme de Madeleine. La faute au dessin de Dominique Bertail qui sculpte une incroyable amazone où regard d’acier et beauté juvénile forment un personnage attachant. Dans ce troisième tome, l’amazone des FFI qui a abattu un officier allemand en juillet 1944 sur le pont de Solférino, vient d’être arrêtée et conduit devant le sinistre commissaire Fernand David, chef des brigades spéciales, cette police à la solde de l’occupant, surnommé « David les Mains Rouges », et qui finira fusillée après la Libération, le 5 mai 1945. Dans ce Paris occupé tout en bleus comme si une nuit recouvrait la capitale, sort de métaphore imagée de nuit et brouillard, le lecteur suit Madeleine qui plonge dans cette même nuit. Torturée, elle ne parla pas :

« Ils ont bien pu tordre mes mains, Je n’ai jamais livré vos noms » écrit-elle dans l’un de ses poèmes qui rythment magnifiquement la BD. Pourtant, elle aimait les Allemands, surtout ceux qui écrivent des poèmes comme Rainer Maria Rilke dont elle prit le prénom comme pseudonyme. Par contre, les nazis, elle les hait. Eux aussi d’ailleurs. Échouant à la briser, on l’expédie dans un train. Direction : Ravensbrück. Mais l’Intrépide, sous les traits de Bertail, s’en échappe en compagnie d’une autre maquisarde, Reine. Insaisissable décidément, elle revint et la voilà participant à la libération de la France, une mitraillette à la main aux Buttes-Chaumont.

L’amazone rouge fête ses vingt ans le 23 août 1944. Vingt ans et déjà une légende. Demeurant à jamais comme « la jeune fille poète qui a abattu un gradé allemand » telle qu’on la présenta à Paul Eluard, il lui en restait quatre-vingt pour la raconter. C’est désormais chose faite dans cette magnifique biographie qui lui ressemble : pleine de fougue et d’aventures. Picasso lui tira le portrait. Celui de Bertail et Morvan n’est pas mal non plus.

Par Laurent Pfaadt

Bertail, Jean-David Morvan, Riffaud, Madeleine, Résistante, tome 3, Les nouilles à la tomate
Chez Dupuis, 128 p.

A lire également les tomes 1 La Rose dégoupillée, et 2 L’édredon rouge

Collection Madeleine Riffaud

Théodoros

Ses livres ne ressemblent à rien d’autre. D’ailleurs lui-même ne peut être comparé, tant Mircea Cartarescu apparaît unique et son œuvre si singulière. Il n’y a qu’à lire Solénoïde, son chef d’oeuvre même s’il faut aujourd’hui mettre ce mot au pluriel. Solénoïde, ce voyage dans les méandres de son cerveau littéraire si fécond qui vient d’accoucher d’un magnum opus hallucinant.


Le roman qui s’ouvre sur la mort de l’empereur d’Ethiopie Theodoros qui donne d’ailleurs son titre au livre est une sorte de miroir volontairement brisé par l’auteur et dont les morceaux du destin de ce fils de domestiques d’un aristocrate roumain et animé d’une ambition sans limites diffusent, chacun, leur propre lumière avant de se rejoindre dans une sorte d’arc-en-ciel littéraire prodigieux sur lequel marchent des anges, ces narrateurs du destin de l’empereur. Des anges qui nous emmènent dans le labyrinthe de l’Histoire, jouant comme Hegel avec sa raison et fatalement la nôtre, entre religiosité et métaphysique pour emprunter ces passages littéraires dont seul Cartarescu a le secret.

Il y a quelque chose de presque maçonnique dans cette trame narrative se déployant dans ce siècle occulte que fut le 19e tant l’écrivain se mue en grand horloger du temps et d’une histoire d’où finit par jaillir une lumière éblouissante et inoubliable.

Par Laurent Pfaadt

Mircea Cartarescu, Théodoros, traduit du roumain par Laure Hinckel
Aux éditions Noir sur Blanc, 608 p

Rencontres au sommet

A la tête de l’orchestre de la radio bavaroise, Leonard Bernstein fait revivre le répertoire romantique

Les 13 et 14 juin 1987, le chef américain Leonard Bernstein donnait l’un de ses derniers concerts à Munich. Il lui restait un peu plus de trois ans à vivre. Barré par Karajan à Berlin, il fit de la capitale bavaroise, le temple musical de sa vision du répertoire romantique allemand. A l’image de ce qu’il élabora avec Mahler à Vienne mais avec un orchestre moins massif, moins titanesque dirons-nous,  Bernstein use ici, dans cet enregistrement de la « Grande » de Schubert, de la même approche, à la fois solaire avec des tempos très lents tout en conservant ce lyrisme qu’il lui était propre. Cela donne une symphonie assez exceptionnelle, sorte d’océan musical avec ses grandes vagues furieuses, immenses contenant cette fouge qu’il lui est propre. Un océan où se déploient de magnifiques chevaux marins comme sortis des profondeurs et dont le galop est comme emprunt d’un rythme presque « jazzy ».


Car de l’aveu même du chef d’orchestre , il y a un jazz Schubert. C’est ce qu’il dévoile dans le CD qui accompagne cette interprétation. Petite pépite tirée des archives de la radio bavaroise, les répétitions du chef avec l’orchestre durant ces deux jours se dégustent. De son appréciation du motif d’ouverture au cor du premier mouvement par Johannes Ritzkowsky à ses conseils aux membres de l’orchestre, cet enregistrement traduit une complicité captivante entre le chef et son orchestre.

Autre figure du romantisme allemand, Schumann appartient quant à lui pleinement au répertoire de Leonard Bernstein, un répertoire qu’il a interprété et gravé sur le disque à de maintes reprises en particulier avec son orchestre du New York Philharmonic dans cet enregistrement désormais culte de 1960 (Sony). Celui que le Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks nous propose de la seconde symphonie dite du Printemps date quant à lui de novembre 1983. Une fois de plus, générosité et lyrisme y sont manifestes. Générosité avec cette dimension pastorale que Bernstein déploie d’une manière post-romantique. Lyrisme ensuite avec sa vision tellurique qui donne l’impression d’être parfois dans la cinquième symphonie de Gustav Mahler. Le jazz vient naturellement clore ces enregistrements avec son propre Divertimento plein de couleurs éclatantes comme pour nous rappeler qu’il fut également un compositeur capable de transcender ses interprétations.

Par Laurent Pfaadt

Leonard Bernstein, Schubert Symphonie N°8 C-Dur, The Great, Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks, « Conductors in rehearsal », 2 CD
BR Klassik

Leonard Bernstein, Schumann Symphonie N°2 Symphonieorchester des Bayrischen Rundfunks
BR Klassik

Inconditionnelles

Tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette pièce le témoignage bouleversant qu’il veut être et pourtant nous avons ressenti comme une difficulté à y adhérer et n’avons pu partager totalement l’enthousiasme du public qui l’a chaleureusement applaudie.


©Christophe Raynaud de Lage

Cependant nous devons retenir nombre de points positifs pour ce spectacle de près de deux heures qui nous conduit entre les murs d’une prison où se sont rencontrées deux femmes Chess (Grace Seri) et Serena (Bwanga Pilipili) purgeant leur peine. Leur cohabitation a construit une amitié amoureuse e qui va être sérieusement mise à l’épreuve par la séparation qui s’annonce, Serena venant d’obtenir sa libération conditionnelle.

Le texte de la pièce écrit en 2015 sous le titre anglais de « Hopelessly Devoted » par la non-binaire Kae Tempest connu(e) pour sa poésie, son théâtre, sa musique a suscité chez la chorégraphe, chanteuse et actrice d’origine britannico-rwandaise, Dorothée Munyaneza le désir de le mettre en scène après en avoir assuré la traduction.

Nous assistons à sa création, ce jour au TNS.

Pour représenter l’espace carcéral, la scénographe Camille Duchemin met en place sur le sol un grand damier dont les lignes sont comme les barreaux de la prison, toutefois lorsqu’à certains moments on le soulève apparaissent de nombreuses lignes d’écriture évoquant les textes que Chess écrit pour les chansons qu’elle chante parfois qui agacent ceux qui lui reprochent de faire du bruit mais constituent son échappatoire.

En fond de scène d’épaisses tentures ferment le lieu laissant deviner la présence constante des surveillantes dont l’une d’elle (Davide-Christelle Sanvee ) vient régulièrement pour emmener Chess auprès d’une intervenante Silver(Sondos Belhassen) qui, malgré les résistances de Chess, veut la conduire à produire ses chansons. Munie de sa boite à rythmes elle finira par obtenir gain de cause. Les rencontres ont lieu à « l’atelier » qui n’est autre que la deuxième moitié de l’espace scénique, sa mise en lumière le matérialisant pendant que l’autre, la « cellule » reste dans l’ombre.

Quand les deux codétenues se retrouvent c’est pour évoquer les angoisses de Serena qui se demande comment sera sa vie après la prison, les encouragements de Chess, leur douleur d’être séparées de leurs enfants, l’espoir pour Chess que Serena une fois dehors pourra retrouver sa fille Kayla pour laquelle elle a composé une chanson. Dans cette mise en scène, on nous les montre souvent serrées l’une contre l’autre pour se soutenir, se réconforter ou se lançant parfois dans des danses qui expriment leur désir de liberté. Peut-être cela nous a-t-il paru assez convenu…

La mise en scène attache une grande importance à l’allure physique de ces femmes très belles que l’incarcération ne semble pas avoir gâchée. Il faut dire que leurs uniformes de détenues restent très esthétiques, des salopettes vertes plutôt seyantes, quant à l’intervenante elle se présente toujours dans des tenues qui soulignent son élégance de jolie femme blonde(costumes Lila John) peut-être ce décalage avec le contexte , nous a-t-il interrogés…

Un des atouts de ce spectacle c’est l’implication des comédiennes qui s’adonnent de tout leur corps à cette quête de leur autonomie, de leur amour et de la liberté, cela passe aussi en grande partie par la musique, les chansons de Kae Tempest et Dan Carey revisitées par le musicien Ben LaMar Gay et qui émaillent  l’ensemble de cette production.

Une pièce qui nous permet d’aborder le monde carcéral qui ne cesse de poser bien évidemment le problème de la liberté.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 5 novembre au TNS, en salle jusqu’au15 novembre

Le texte est publié par l’Arche-éditeur