Reine Mère

un film de Manèle Labidi

Confirmant depuis Un divan à Tunis son sens de la comédie et du rythme, allié à un regard acéré porté sur notre société, Manèle Labidi signe avec Reine Mère un film drôle, original et salutaire en ces temps obscurs du rejet de l’autre.


Nécessaire sans doute quand on apprend qu’avant même la sortie du film, la réalisatrice a essuyé des critiques incendiaires de son film sur les réseaux sociaux, quand ce ne sont pas des insultes. Les questions posées lors des avant-premières où elle se rend pour présenter son film sont parfois renversantes de bêtise. Depuis les années 90, période à laquelle son film se déroule, la parole s’est décomplexée et dès lors, les gens ne se cachent plus pour afficher leur racisme. On croit voir un film « d’époque » – c’était il y a 40 ans – et Reine Mère est bien d’actualité.

Heureuse idée que d’avoir réuni Camélia Jordana et Soufiane Zermani, les parents de Mouna, scolarisée dans leur quartier parisien qu’ils ne veulent pas quitter alors que le propriétaire veut récupérer leur appartement. Le parcours du combattant pour trouver un logement est édifiant et répond à la question de la « ghettoïsation » dont font les frais les immigrés qu’il faut regrouper ensemble, le plus loin possible des centres villes. En ces années 90, avec la montée du parti du Capitaine Crochet et la guerre du Golfe, les arabes sont non persona grata. On voudrait que ce couple n’ait pas d’enfants ou bien qu’il soit italien ! Amor (Soufiane Zermani) est parfait dans son rôle de mari amoureux de sa femme et désespéré de leur situation. Comparé par la réalisatrice elle-même à Vittorio Gassman, il a une intensité de jeu remarquable. Quant à Camélia Jordana dans le rôle d’Amel, comparée quant à elle à Anna Magnani, elle a une fougue, une détermination et une énergie du personnage indomptable qu’elle incarne qui se refuse à se laisser piéger dans un déterminisme social assigné. Si elle doit être femme de ménage, ce sera sans blouse, en talons et auditrice libre de cours d’histoire à la fac où elle est employée.

Manèle Labidi a puisé dans ses souvenirs d’enfance et n’a pas voulu faire un film autobiographique mais une « biomythographie » (selon Audre Lorde). Déjà Freud en personne s’invitait sur le divan de Tunis. Ici, c’est Charles Martel qui surgit dans la cour d’école de Mouna et dans l’appartement familial. Seule Mouna le voit depuis qu’elle a entendu cette phrase terrible : « Charles Martel a arrêté les Arabes à Poitiers » ! C’était en 732. Comme le dit la réalisatrice, quand elle était au CM1, cette phrase a éveillé un grand malaise chez elle et la prise de conscience qu’elle était arabe. Comment vivre avec ce sentiment dans la France de Chirac qui parle des « odeurs » … ? Charles Martel devient son ami imaginaire, Damien Bonnard, inénarrable dans sa cote de maille avec sa couronne sur la tête. Le film est poétique et plein de fantaisies, avec des morceaux de comédies musicales. Damien Bonnard, faisant des claquettes ou maquillé comme une poupée vaut le détour. Plus sérieusement, Charles Martel a été réhabilité pour la mémoire nationale au moment de la colonisation de l’Algérie. Il est une image fantasmée de la société française, loin de la vérité historique. Consulté pour le film, l’historien et auteur d’un livre sur Charles Martel, William Blanc, s’interroge sur la force symbolique du personnage : « Est-ce un spectre qui hante l’hexagone comme le reflet d’un passé et d’un présent dérangeant ? Ou bien symbolise-t-il un apaisement possible et une meilleure compréhension de l’autre ? » Le spectateur tranchera.

Elsa Nagel

Le système Victoria

un film de Sylvain Desclous

Les romans d’Eric Reinhardt sont inspirants pour le cinéma. L’adaptation de l’Amour et les forêts par Valérie Donzelli a été un succès. Le système Victoria, dès sa parution en 2011, avait séduit Sylvian Desclous au point de contacter l’auteur. Le temps a passé, le projet d’une adaptation s’est fait jour et avec le romancier, ils ont coécrit le scénario. Comme souvent les bonnes adaptations, il s’agissait de trahir le roman. Le lecteur se plaira à découvrir comment le roman a été revisité et de voir derrière les personnages de David et Victoria, Damien Bonnard et Jeanne Balibar.


Il est dit que les prénoms ont une influence sur la construction de ce que nous sommes, sur notre personnalité. Victoria incarne la réussite toute puissante d’une DRH très influente. La rencontre est étonnante entre elle et David. Il tombe sous le charme de cette femme qui parle aussi bien le chinois que l’allemand, qui manage sa vie avec une liberté et un contrôle qui le subjuguent. Et surtout, elle le comprend et elle devine son parcours de brillant jeune architecte qui se retrouve à exercer le métier alimentaire et schizophrénique de chef de travaux pour la construction d’une tour dans le quartier de la Défense, lui qui rêve de maisons écologiques inscrites dans le paysage. Un homme frustré donc, séparé de sa femme, en mal de communication avec sa fille et humilié par ses patrons qui exigent à la fois des économies sur le budget et un rendu de l’édifice dans les temps. Aucun retard ne sera admis.

L’humiliation, le manque de respect et de reconnaissance sont le quotidien de David qui évolue dans un univers de béton, de fer et de poussière et même les fenêtres n’offrent pas d’échappées ; dans les vitres, le reflet des personnages, un monde comme une prison qui renverrait à leur espace mental, enfermés dans un système sur lequel ils n’ont pas de contrôle. Ils sont dans un rapport hiérarchique et d’intérêts. Quand David en fait le reproche à Victoria, incarnation de ce système, elle lui rétorque que lui aussi est un petit chef qui donne des ordres. Personnage complexe et ambigu, elle est une énigme pour David qui la questionne, notamment sur sa sexualité qu’elle vit avec la même liberté. Mais dit-elle la vérité ou bien ce qu’il veut entendre ? Qui est-elle ? Femme amoureuse ou fine calculatrice ? Femme mariée, femme adultère. Qui est son mari ? Qui est son amant ? Amusants caméos de deux hommes biens connus de la scène littéraire.

Pour Sylvain Desclous, nulle autre actrice que Jeanne Balibar avec son phrasé particulier, la manière de se mouvoir, ne pouvait mieux incarner les facettes contraires et contrastées qui composent Victoria. Damien Bonnard est le « man next door » « à la force tranquille et bonhomme » alliée à une sensibilité qui le rend touchant. Est-ce dire que Victoria est la méchante de l’histoire ? Ils appartiennent à deux mondes différents, deux classes sociales antagonistes et leur liaison improbable fait se confronter deux systèmes de pensée inconciliables si ce n’est qu’entre les deux s’exerce une attraction irrésistible qui conduit à tous les possibles.

Comment retourner le destin ? Inopinément, la fin du film réconcilie avec le genre humain et la capacité à encourager qui a le projet d’un monde à réinventer. L’espoir n’est pas vain de trouver sa place, d’être à la bonne place.

Par Elsa Nagel

La forteresse

Avec La Forteresse, spectacle initié par le Groupe 48 de l’Ecole du TNS, mis en scène par Elsa Revcolevschi, nous nous retrouvons quelques années en arrière, époque où la psychiatrie se remettait en question et ouvrait des établissements comme la clinique Borde à Cour-Cheverny où l’on y pratiquait des expériences de vie sur le bateau L’Adamant, qui a été documenté dans film de Nicolas Philibert, sans oublier le courant de l’antipsychiatrie né dans les années 6O qui dénonçait la psychiatrie et l’enfermement comme des outils de répression.


©Jean-Louis Fernandez

Avant la représentation nous sommes invités à voir une exposition d’œuvres réalisées par des personnes qui ont été hospitalisées dans une de ces cliniques qui a fermé, celle des Rives à Montpalette et ce, dans le cadre du programme national de mise en valeur du patrimoine culturel et artistique des hôpitaux et cliniques psychiatriques françaises. Toutes les œuvres présentent la particularité d’être composées avec les matériaux qui se présentaient  aux résidents, cartons , bouts de tissus  et autres objets  que leur imagination a  rassemblés,  agencés pour en faire ces réalisations surprenantes comme, entre autres ce bateau négrier ou cette œuvre fabriquée avec des petites cuillères ou cette puissante marionnette… et comme toujours devant tant d’inventivité nous sommes admiratifs et nous allons le rester en assistant à la pièce élaborée par les élèves du Groupe 48 de l’Ecole du TNS, probablement inspirés par ceux  qui ont conçu ces œuvres.

La scénographie (Mathilde Foch) nous  montre un intérieur qui est une pièce à vivre où se côtoient une grande table, un coin cuisine, un établi, une machine à laver et divers objets du quotidien permettant à chacun de mener ses petites activités et  d’entrer en contact avec les autres habitants du lieu . Tour à tour les résidents prennent possession de l’espace, vont à la rencontre de l’un ou de l’autre dans un rapport simple et plutôt fraternel. On perçoit vite que chacun a ses petites habitudes et les manifeste à l’envi sans que cela déclenche la moindre remarque ou critique.

Telle prépare le café et l’offre à celui qui arrive, telle balaie systématiquement et range, c’est la vie de famille en quelque sorte où règnent attention et bienveillance, on perçoit bien sûr le côté maniaque de certains mais cela n’a rien de spectaculaire et reste très juste et surtout bien observé. Et les petits dérapages ne font que conforter ce côté bon enfant et fantaisiste qui fait partie des aléas de la vie, alors, boulettes de pain qu’on jette ou baiser pour se refiler une miette sur la langue, pas de quoi s’offusquer, plutôt s’en amuser.

C’est cela qu’il faut souligner dans ce travail des élèves, cette attention à noter les détails qui mettent en évidence la personnalité de chacun à travers des attitudes, des postures qui les caractérisent Judy Mamadou Diallo est Sylvain, Thomas Lelo joue François, Gwendal Normand est Mathias, Blanche Plagnol devient Angèle, Marie Sandoval Freudelina et Apolline Taillieu Suzie. On perçoit que leurs prestations résultent de leur engagement à nous montrer ce qu’a de profondément humain ce vivre ensemble où rien ne distingue les soi-disant malades et les soignants, ce qui est le propre de la psychiatrie institutionnelle. (La dramaturgie est signée Vincent Arot). C’est pourquoi quand s’annonce la probable fermeture de ce lieu, l’idée qui leur vient est d’organiser « une fête des larmes », une belle façon de défier la tristesse et l’angoisse que cette fermeture annoncée risque de provoquer. Ils s’adonnent aux préparatifs et répétition et l’on voit apparaître les grands seaux prêts à recueillir les larme, et bientôt tous apparaissent avec de somptueux déguisements qui les rendent princiers, (création costumes Salomé Vandendriesseche), heureux au point que deux n’hésitent pas à s’enlacer pour une danse pleine de frivolité. (création sonore Paul Bertrand, lumières Clément Balcon)

Ce magnifique travail d’écriture et de jeu collectif s’achève, comme il se devait sans doute dans l’esprit de cette entreprise par « un petit discours » qui dénonce le danger que court la psychiatrie actuellement faute de personnel et de moyens pour offrir aux patients des conditions d’accueil et de soin respectant leur liberté et leur dignité telles que ce spectacle en a montré leur bien-fondé.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 1er mars au TNS

UMUKO

De la chorégraphe britannico-rwandaise Dorothée Munyaneza directrice de la compagnie Kadidi sise à Marseille.

Reçue plusieurs fois à Strasbourg, nous connaissons et apprécions cette artiste pluridisciplinaire qui était très récemment au TNS avec la pièce « Les Inconditionnelles » de Kae Tempest. Au Maillon c’est un spectacle de danse qu’elle nous offre intitulé Umoko, nom de l’arbre  sacré du Rwanda, son pays de naissance. Pour ce retour aux sources elle invite 5 jeunes danseurs et 3 musiciens de ce pays et le spectacle commence par le jeu de l’un d’eux sur l’inanga, un instrument typique de ce pays, instrument à bois et à corde dont les résonances nous appellent et nous conduisent vers cette magnifique prestation, une sorte de cérémonie fascinante où dans la lumière tamisée (Lumière et scénographie Camille Duchemin) les prodigieux danseurs se mettent à évoluer.


© Patrick Berger

Il n’est pas exagéré de dire qu’ils sont sublimes, la prestance de leurs corps magnifiée par des tenues rouge et noir d’une grâce et élégance extrêmes (Costumes Stéphanie Coudert). Avec quelle énergie, quelle rapidité ils parcourent l’espace scénique, bondissant, rebondissant déployant bras et jambes comme s’ils devenaient  de grands oiseaux, occupant l’espace d’en haut comme celui du sol, esquissant avec une légèreté et une virtuosité époustouflantes les mouvements qui les propulsent en véritables envolées.

C’est une célébration de la vie que nous donnent à voir Jean Patient Nkubana, Impakanizi, Cédric Mizero, Abdoul Mujyambere, Michael Makembe qui n’ont seulement pratiquent cette danse performative avec maestria mais chantent aussi et s’adonnent aux percussions corporelles dont ses clochettes accrochées au mollet de l’un d’eux et ces battements de mains très rythmés, et expressifs.

Tout cela nous transporte dans un ailleurs où la culture est le socle de la créativité.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 27 février au Maillon

And Here I am

Pour nous qui défendons la cause palestinienne depuis de longues années cette prestation d’Ahmed Tobasi a été un grand moment salué avec enthousiasme par un public où la jeunesse était très présente.


© The Freedom Theater

Il faut reconnaître qu’Ahmed donne tout de lui-même pour nous entraîner avec lui dans ce parcours de vie, le sien qui commence dans le camp de Jénine fondé en 1953 en Cisjordanie pour accueillir les Palestiniens chassés de chez eux en 1948 à la création de l’état d’Israël, un camp où de nombreux groupes de résistants se sont armés pour lutter contre l’occupation israélienne. 

Lui est né là, en 1984 et a connu deux Intifada, ce qui signifie émeutes et répression.

Sur un plateau encombré d’objets hétéroclites (scénographie, Sarah Beaton) mais choisis pour une certaine pertinence, bidons, valises éventrées, balais et morceaux de bois marqués du nom du TNS (hommage au théâtre qui l’accueille et allusion à sa propre destinée théâtrale) en une remarquable prestation, très animée, très vivante, il retrace les épisodes d’une vie marquée par le fait d’être né dans un des pires endroits du monde puisque la liberté et le droit d’y vivre dépendent d’une puissance étrangère.

Drapé dans son keffieh, le grand foulard symbole de la résistance palestinienne,  se coiffant ou enlevant son petit calot rouge  de combattant (costumes Sarah Beaton) c’est en mimant avec expressivité les situations vécues, les rencontres qu’il nous introduit dans son histoire, montrant la pauvreté du camp, le désordre, l’insalubrité, puis les débuts de sa révolte quand il rêvait d’être Leonardo DiCaprio ou Rambo et qu’à 17 ans après avoir appris que son cousin était mort en kamikaze et qu’un de ses copains avait été tué par un sniper qu’il décide d’entrer dans la lutte armée. Très concrètement on le voit afficher les portraits des morts et parader avec sa kalachnikov, faisant les gestes de tirer. Mais, parenthèse dans cette époque tourmentée de son adolescence, comme pour éclairer ce sombre tableau, il nous révèle son amour pour la jeune Sanaa à qui il fait parvenir ses déclarations par un jeune enfant du camp moyennant récompense. Il joue avec habileté et humour les deux personnages de cette courte fugue, comme il imite l’intervention de son père lui déconseillant de rejoindre les résistants. Qu’à cela ne tienne, il part et se retrouve bientôt arrêté, enfermé dans une prison israélienne dans le désert du Neguev. On l’y voit se désespérer.

A sa sortie, devenu presque fou et très déprimé il veut s’immoler par le feu. C’est alors qu’il croise le Freedom théâtre créé et dirigé par Juliano Mer-Khamis qui lui fait comprendre que le théâtre est la meilleure arme pour lutter et il s’engage à fond dans cette résistance culturelle puis part en Norvège parfaire sa formation. Là, il nous montre sa joie de vivre dans un pays libre, il va et vient sur le plateau en sautant et dansant mais la dure réalité le rattrape quand il apprend la mort de son mentor, Juliano a été assassiné. Il décide de rentrer à Jénine où le nouveau directeur du Freedom théâtre, Mustefa Sheta le retient comme directeur artistique ce qu’il est toujours alors que le camp a été vidé de ses habitants par les dernières attaques israéliennes.

Cette histoire mouvementée c’est celle d’Ahmed écrite par l’auteur irakien Hassan Abdulrazzak, traduite en français par Juman Al-Yasiri mise en scène par Zoe Lafferty,

Cette immersion dans la vie d’un palestinien qui, après avoir connu de terribles événements peut dire du théâtre « la voilà ma chance pour tout changer » nous a procuré beaucoup d’émotion.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 25 février au TNS

En salle jusqu’au 7 mars