32ème festival International du Film Fantastique de Gérardmer

Au siècle dernier, en 1994, se tenait le premier Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, alors sobrement appelé Fantastica. Reprenant le flambeau du Festival International du Film Fantastique d’Avoriaz, l’événement allait s’étoffer au fil des éditions en dépassant le cadre du cinéma et en s’ouvrant sur de nouveaux horizons. Aujourd’hui communément évoqué sous la sobre appellation « Festival de Gérardmer » la manifestation a acquis une notoriété qui dépasse les frontières de la région et de l’Hexagone.


Pendant les cinq jours que dure le festival, la ville se transforme en une sympathique fourmilière, les cinéphiles arpentant sans relâche les salles obscures de la ville. Les rues de la Perle des Vosges sont alors le théâtre de petits mouvements de foule incessants, les amateurs de sensations fortes se déplaçant d’une salle de projection à l’autre, au gré de processions toujours enthousiastes.

Ce millésime n’a pas fait exception, et a comme chaque année dépassé le cadre des salles obscures en proposant masterclass
(Ti West était à l’honneur cette année, un hommage lui a été rendu à l’occasion d’un discours vibrant et très inspiré d’Aude Hesbert, la nouvelle Directrice Générale de Hopscoth Cinéma, l’ex-Public Système Cinéma organisant le festival de Gérardmer et celui de Deauville notamment), conférence sur les fantômes au féminin à travers les âges (et révélateurs de notre rapport à la féminité), table ronde sur l’art des effets spéciaux au cœur du fantastique, participation de grands noms de la littérature fantastique au salon du Grimoire, sans oublier le retour de la zombie walk, cette année sous des cieux cléments.

Les Jurys Longs-Métrages et Courts-Métrages étaient eux aussi sous le signe de la féminité, Vimala Pons présidant le premier, tandis qu’Emma Benestan était à la tête du second. Aux côtés de Vimala Pons, Vladimir Cauchemar, Jérémy Clapin, Clotilde Hesme, William Lebghil, Caroline Poggi et Jonathan Vinel, tandis qu’Emma Benestan (dont le récent Animale nous avait charmé) était assistée d’Olivier Afonso, Emma Chevalier, Théo Cholbi et Tiphaine Daviot.

Pendant les cinq jours du festival chaque équipe allait décortiquer son lot de productions (9 longs-métrages et 8 courts-métrages), qui, on peut l’affirmer d’entrée, étaient de très bonne qualité pour la grande majorité.

Rumours : la folle équipe au complet.

Présenté en compétition, Rumours des Canadiens Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson nous faisait partager la réunion des chefs politiques du G7. Le film est basé sur une idée originale, celle d’éminents dirigeants politiques se retrouvant dans un endroit isolé en Allemagne pour échanger et rédiger une déclaration sur la crise mondiale. Et qui vont vite se retrouver entourés de créatures d’un autre âge. Le film est plutôt contemplatif et tire surtout son intérêt d’une interprétation efficace :Cate Blanchett, Denis Ménochet, et Charles Dance pour ne citer que les plus connus. Les comédiens endossent tous une défroque inédite, et lui donnent un éclairage original. En Président de la République Française, Denis Ménochet hérite d’une partition savoureuse et tout en nuance. Il nous fait partager des moments hors du temps lors de ses monologues hallucinés, tandis qu’en cheffe de la représentation et chancelière allemande Cate Blanchett a fort à faire pour maintenir la cohésion du groupe.

Au terme du festival, Rumours a décroché le Prix du Jury.

Azrael, ou la résilience faite femme.

En compétition également, Azrael de l’Américain E.L. Katz, invitait les spectateurs à un voyage au cœur d’un monde où les êtres humains auraient perdu la parole. Aucune explication donnée à ce postulat. Pourchassée par un groupe voulant la sacrifier en l’honneur d’un mal ancestral, Azrael va tout faire pour échapper à ses poursuivants. Dans cet univers sans aucune voix, Azrael va être capturée et se libérer à plusieurs reprises, démontrant une résilience hors du commun et une farouche volonté de se faire justice. Azrael étant sans dialogues, les images, les décors et surtout l’expressivité des comédiens étaient très importants. Le récit n’a eu aucun mal à captiver son public, le film aurait mérité un prix. Mais cette année la concurrence était rude.

The Wailing. Andrea n’est pas seule.

Également en lice de cette 32ème édition, The Wailing (Les Maudites) de l’espagnol Pedro Martin-Calero nous faisait partager l’histoire de trois jeunes femmes, Andrea, Camila et Marie, à travers les continents et à travers les âges. Sur la grande scène de l’Espace Lac, le jeune metteur en scène avait évoqué son admiration pour le regretté David Lynch (et en particulier son génial Lost Highway). Mais les premières minutes du film nous ont plutôt fait penser au Grand Prix et Prix de la Critique de l’édition 2015 du festival, It Follows de David Robert Mitchell. Andrea se sent observée par une présence invisible, qu’elle ne peut distinguer par elle-même. Seul indice, une ombre étrange à l’arrière-plan, lorsqu’elle visionne des vidéos d’elle-même que son petit ami lui transmet lors d’appels en visio. Une ombre inquiétante au début, puis une menace tangible lorsque celle-ci s’en prendra à son copain en direct. La structure narrative du film est originale, elle alterne les points de vue, puisque la malédiction (c’est bien de cela qu’il s’agit) est évoquée à travers des personnes, lieux et époques différentes. The Wailing est un film intéressant qui met les femmes au premier plan. Persécutées, elles s’efforcent d’aller de l’avant malgré un sort qui ne cesse de s’acharner sur elles.

Le film a été récompensé par deux Prix, celui de la Critique et celui du Jury Jeunes de la Région Grand-Est.

Oddity. Darcy mène l’enquête.

On continue ce panorama de la compétition avec Oddity, du réalisateur irlandais Damian McCarthy. Oddity a séduit l’ensemble des festivaliers. Son film a en effet été récompensé par le Prix du Public, pour certains la distinction la plus prestigieuse de la manifestation. Avec des éléments empruntant à la fois au film de genre et au thriller, Oddity captive son audience qui suit le quotidien d’un gentil petit couple en pleine installation dans une belle maison perdue au milieu de nulle part. Ted et Dani ont acheté ensemble une immense masure. Pendant que Ted travaille à l’institut psychiatrique de la région, Dani effectue la touche finale avant leur installation. Un soir où elle est seule à l’intérieur, un inconnu frappe à la porte et la met en garde : un inconnu se serait glissé à l’intérieur alors qu’elle cherchait des affaires dans sa voiture garée juste devant. Elle ne sera pas convaincue. Plus tard, nous suivons la quête de Darcy, la sœur jumelle de Dani, qui veut démasquer le meurtrier de sa sœur. Aveugle, Darcy possède un don, celui de communiquer avec les défunts au contact d’un objet leur ayant appartenu. Elle va proposer à Ted de trouver l’assassin de son épouse. Avec son histoire, ses décors, ses dialogues et son interprétation (mention spéciale à Carolyn Bracken, qui incarne les deux sœurs jumelles), Oddity entraîne le spectateur dans un parcours tortueux où les apparences sont trompeuses. La dernière scène, aussi convenue soit-elle, est savoureuse. Étonnante jusqu’à la fin, cette Darcy…

In a Violent Nature. Faut pas tourner le dos à Johnny.

Également en compétition et digne représentant du sous-genre du slasher, In a Violent Nature du canadien Steve Nash proposait une relecture originale du croquemitaine implacable. Ici le terrifiant épouvantail (dont on apprendra plus tard qu’il s’appelle Johnny), increvable et muet comme le veut la tradition, a été « réveillé » par d’authentiques gentils crétins (la tradition est toujours respectée), qui ont pris par mégarde le pendentif posé au-dessus de sa sépulture. Johnny s’en va surgir de terre, puis entreprendre calmement de massacrer tous les membres de la joyeuse bande. Au cœur de la magnifique forêt d’Ontario le spectateur suit la tranquille croisade de Johnny d’un air plutôt intéressé au début. Les meurtres sont très graphiques, plutôt originaux et ne laissent aucune place à l’imagination. Mais au fil de la ballade du boogeyman on se surprend à trouver le temps long. Et à avoir envie d’enfiler ses chaussures de randonnée, tant la nature est ici mise en valeur. Ce n’est pas la faute à une durée trop conséquente (In a Violent Nature dure à peine plus d’1H30), mais plutôt dû au fait qu’à partir du troisième meurtre l’effet de surprise a disparu. Reste que le film colle à son personnage principal, l’histoire étant presque intégralement vue à travers son regard.

À l’étonnement général du public, le film a remporté le Grand Prix. Le Jury Longs-Métrages s’en est justifié en évoquant l’originalité de la démarche, qui met son monstre aux commandes et place le spectateur dans une position particulière, devenant le témoin consentant, voire le complice des scènes de boucherie qui se suivent.

Grafted. Wei change de peau.

Sélectionné dans la compétition, Grafted de la néo-zélandaise Sasha Rainbow nous faisait suivre l’installation d’une jeune chinoise, Wei, partie étudier dans une prestigieuse université de Nouvelle-Zélande. Affligée d’une maladie de peau (une grande tache sur la joue, qu’elle tente de masquer avec sa chevelure), elle se spécialise dans la recherche médicale avec l’espoir de changer son apparence. Elle continue les recherches de son père, qui se sont autrefois soldées par un échec. Brillante, Wei ne parvient pas vraiment à s’intégrer à son groupe, mais va tout faire pour s’attirer les bonnes grâces de la meneuse. Tout en devenant la petite protégée de son maître de recherches, un personnage ambitieux qui rêve de sortir de son anonymat grâce au talent de la nouvelle arrivée. Avec son excellente musique et des scènes gore bien amenées Grafted entraîne le spectateur dans un manège qui donne le tournis. Le film dresse le portrait émouvant d’une jeune fille en mal d’amour que la nature n’a pas épargnée, et qui sombre dans la folie…

Else. Ne faire qu’un avec la nature.

Septième film en compétition, Else du français Thibault Emin. Monté sur la scène de l’Espace Lac, le réalisateur nous a présenté longuement son œuvre en en faisant la genèse. Volubile et enthousiaste, il a convaincu l’audience de sa sincérité et sa générosité. Pour parfaire cette sympathique introduction le comédien principal et le producteur étaient également présents, et ont appuyé ses propos, en confirmant que le film était d’un genre particulier. De l’organique, une vision extrêmement originale, un concept et un style à part. Dans un monde en crise, Anx et Cass viennent de se rencontrer. Autour d’eux une terrible épidémie se répand, les gens fusionnent avec les objets. Cloîtrés dans l’appartement d’Anx, le couple essaye d’éviter la contamination. Else fait partie de ces films captivants auxquels on pense encore longtemps après les avoir vus. On n’est pas certain d’avoir tout compris, mais ce n’est pas là le plus important. Ce qu’il faut en retenir : un voyage inédit au cœur d’un monde en mutation, dans lequel deux êtres que le destin a rapproché s’allient pour faire face à l’inéluctable. Une très belle fable, qui n’a malheureusement pas remporté de Prix à Gérardmer, mais a pu séduire une large audience.

La Fièvre de l’Argent. L’ancienne vie de Laura.

Huitième et avant-dernier film de la compétition, La Fièvre de l’Argent (Rich Flu en anglais) était le troisième long-métrage de l’Espagnol Galder Aztelu-Urrutia, qui s’est fait connaître avec les films de science-fiction La Plateforme en 2019 et sa suite l’année dernière. Là encore, il s’agit d’une épidémie qui s’abat d’abord sur les personnes les plus riches et influentes de la planète. Celles-ci meurent sans explication les unes après les autres, puis la « maladie » touche les individus dont la richesse est inférieure, et ainsi de suite. Cette épidémie fait sombrer le monde dans le chaos, les puissants cherchant alors le moyen le plus rapide de se séparer de toute leur richesse. Avant l’explosion de la catastrophe, Laura, jeune cadre travaillant dans le cinéma au cœur des paillettes d’Hollywood, passe son temps à essayer de damer le pion à ses concurrentes. Ambitieuse, elle est en conflit avec son ex-mari à propos de la garde de sa fille. Rapidement ses petits problèmes vont lui paraître bien mesquins, lorsqu’elle va réaliser que c’est la possession qui amène la mort. Or son milliardaire de patron vient de lui transmettre une jolie partie de son patrimoine…

Dans le rôle de Laura, la comédienne Mary Elizabeth Winstead (Boulevard de la mort, Die Hard 4, Scott Pilgrim, 10 Cloverfield Lane pour ne citer que les plus connus) excelle, parvenant à traduire l’évolution de son personnage. La dernière scène, où elle affiche un fascinant sourire, à la fois charmeur et féroce, est un intéressant rebondissement en soi: elle remet en cause tout ce que l’humanité a pu apprendre au cours des récents événements. Le monde a changé, mais pas les hommes…

EXHUMA. Les Quatre contre le Démon.

Dernier film de la compétition, EXHUMA du réalisateur coréen Jang Jae-hyun nous invite à suivre le combat de deux chamans (associés à un géomancien et un croque-mort) contre une entité maléfique s’acharnant sur une riche famille. L’occasion pour les amateurs de retrouver le célèbre comédien Choi Min sik (Old Boy, Lady Vengeance, J’ai rencontré le Diable), qui incarne ici un géomancien spécialisé dans la recherche de lieux de sépulture « adéquats ». Sa mission sera de trouver une nouvelle sépulture à un ancêtre belliqueux revenu d’entre-les-morts, afin qu’il cesse d’accabler sa descendance lointaine. Comme souvent, la mise en scène coréenne n’a pas son pareil pour tisser un fascinant climat et faire apparaître petit à petit le surnaturel. Le spectateur s’identifie assez vite à ces « ghostbusters » asiatiques, il en vient à craindre pour leur vie. Le monde de l’au-delà est présent ici ou là, il cohabite de la plus naturelle des façons avec le monde réel ; c’est là toute la réussite d’EXHUMA, qui a été récompensé par le Prix du Jury, ex-aequo avec Rumours.

Mais le Festival de Gérardmer ce n’est pas qu’une ribambelle de films présentés en compétitions. Une sélection Hors Compétition est projetée chaque année, et elle propose souvent des péloches hautement recommandables. Nous allons évoquer ici celles qui nous ont particulièrement marqué.

In Vitro. On ne clone pas n’importe qui.

In Vitro des Australiens Will Howarth et Tom McKeith nous invitait à suivre le quotidien harassant d’un couple, Jack et Layla, exploitant un élevage bovin en Australie dans un proche futur. L’exploitation étant au bord de la faillite, Jack s’est tourné vers les biotechnologies dans l’espoir de sauver son entreprise. La science lui permet de cloner ses bêtes, mais la réussite n’est pas toujours là. Certains événements vont amener Layla à douter de la sincérité de son époux, et à le soupçonner de s’être lancé dans des expériences interdites. Le film est bien construit, ne fait pas appel à de gros effets spéciaux et pourtant, un climat anxiogène s’installe très naturellement. La quête de vérité de Layla nous entraîne avec elle, on s’attache au personnage tout en étant fasciné par l’apparente sincérité de Jack. In Vitro était une bonne surprise, de celles qu’on aimerait bien voir arriver dans nos salles obscures au courant de l’année.

Last Stop : Rocafort Station. Le métro barcelonais comme vous ne l’avez jamais vu.

LastStop : Rocafort Station de l’Espagnol Luis Prieto nous fait partager la vie de Laura, alors que celle-ci vient de décrocher un travail pour le Métro barcelonais. Affectée à la vieille station Rocafort, Laura se plaît dans cette nouvelle vie. Mais bien vite elle va être amenée à s’interroger sur certains événements, la station Rocafort ayant été le théâtre d’événements sanglants bien des années auparavant. Laura (l’actrice Natalia Azahara rappelle étonnamment Jessica Alba) est sujette à des visions dans son nouveau cadre. Elle va s’associer à un ancien flic présent sur le lieu du drame ayant coûté la vie à une famille 25 années auparavant. Le métro et la ville de Barcelone offrent un cadre idéal pour cette enquête étouffante, qui pourra faire penser à la quête d’Harry Angel dans l’excellent Angel Heart d’Alan Parker. Avec son climat étouffant et l’énergie de ses protagonistes (notamment Javier Gutierrez), Last Stop : Rocafort Station propose un intéressant voyage au cœur d’une ville palpitante, tour à tour étouffante et pleine de vie.

Presence. Une maison habitée.

Presence de Steven Soderbergh (oui, oui, cette année un film du célèbre metteur en scène était projeté au festival) met la figure du poltergeist à l’honneur. La famille Payne emménage dans une vaste maison de banlieue. Les parents, Rebecca (Lucy Liu) et Chris, et les enfants, Tyler et Chloe, cherchent à prendre un nouveau départ. Le couple est en crise, et Chloe est encore marquée par le décès récent de sa meilleure amie Nadia. Steven Soderbergh filme la maison comme un être vivant, et pour cause. Un poltergeist y réside, c’est donc à travers ses « yeux » que nous assisterons à la vie quotidienne de la famille à l’intérieur des murs. La maîtrise du metteur en scène n’est plus à démontrer, il s’acquitte de sa tâche avec la virtuosité qu’on lui connaît. En suggérant le fantôme qui hante les pièces il fait de la maison un personnage à part. Celle-ci devient une entité vivante dotée d’une volonté propre et capable d’actions concrètes sur les choses et les êtres vivants. Aux côtés de la famille Payne le spectateur se surprend à sursauter, à se dresser dans son fauteuil alors que le poltergeist s’exprime par divers moyens. L’art du cadrage et du montage du réalisateur est toujours aussi efficace, il parvient à contrebalancer un suspens assez ronronnant. Et n’oublions pas les rapports entre les membres de la famille, qui sont bien développés, malgré la courte durée du film (moins d’1H25). Au final Presence s’avère un thriller surnaturel assez efficace qui avait tout à fait sa place dans cette 32ème édition du Festival, mettant les fantômes à l’honneur.

The Moogai. Faites gaffe au bébé.

Pour finir ce tour d’horizon, un autre film australien, The Moogai, premier long-métrage de Jon Bell. Scénariste de nombreuses séries télévisées, Jon Bell adapte ici son court-métrage du même nom de 2020 : un jeune couple aborigène accueille la naissance de son second enfant. Très vite, Sarah, la maman va faire face à des hallucinations de plus en plus envahissantes. The Moogai est l’occasion pour Jon Bell de rappeler les anciennes politiques australiennes, qui organisaient le vol des enfants aborigènes à leur famille au titre de « l’assimilation ». Un terme leur a même été consacré, « générations volées », et en 2008 le gouvernement fédéral australien a présenté ses excuses aux familles impactées. Jon Bell se sert de ce postulat pour le transposer au genre, faisant intervenir un croquemitaine symbolisant le gouvernement. Si sa créature est terrifiante, c’est aussi parce qu’elle s’attaque à des proies particulièrement vulnérables. Devant sa caméra l’Australie devient le théâtre d’événements surnaturels, jusqu’à un final plus léger, porteur d’espoir.

Cette année le festival de Gérardmer a réalisé un quasi-sans-fautes. La programmation était excellente, et les animations autour de l’événement comme toujours irréprochables. Certains esprits chagrins sont allés jusqu’à déplorer la présence en compétition de longs-métrages disponibles sur les plateformes (cf. Oddity, In a Violent Nature, Azrael), mais c’est oublier que la production cinématographique s’est métamorphosée les dix dernières années, et que si les longs-métrages ont bien évidemment vocation à être diffusés en salles, le mode de consommation s’est profondément modifié. Encore plus particulièrement dans la catégorie des films de genre. Alors ne boudons pas notre plaisir et contentons-nous de savourer ce qui fut une excellente édition.

Dernière nouvelle importante, la nouvelle Présidente de l’association du festival Anne Villemin a annoncé une grande nouveauté pour l’édition 2026 : celle-ci se déroulera sur 6 jours l’année prochaine, et débutera le mardi (du 27 janvier au 1er février 2026).
À vos agendas…

Jérôme Magne

La disparue du cinéma

Un roman de Laurence Mouillet

L’affaire a tenu en haleine les Strasbourgeois pendant cinq ans. C’était en 1995 et aujourd’hui encore des interrogations subsistent sur la personnalité et le mobile du meurtrier. Laurence Mouillet l’a connu ainsi que sa victime. Comment vit-on quand on côtoie un homme, un collègue de travail que l’on soupçonne fortement d’un crime ? La disparue du cinéma n’est pas un roman policier. C’est l’histoire d’une jeune femme rêveuse qui se fait son cinéma.


Carole Prin, ouvreuse dans un cinéma de Strasbourg, a été tuée à bout portant par le projectionniste, son compagnon, alors qu’elle allait accoucher. Quand Laurence Mouillet a eu connaissance des résultats de l’enquête, elle s’est vue confirmer ses soupçons et la peur que lui inspirait ce projectionniste, rebaptisé Lionel dans son roman. Elle s’est intéressée précisément à cette peur. Rétrospectivement, elle se souvient de son comportement étrange, de la manière dont il a essayé de rallier ses collègues à sa cause de victime, victime de la disparition de sa compagne, la mère de son enfant. Puis ce fut la gradation dans l’horreur de ce qu’a révélé l’enquête : un féminicide doublé d’un infanticide. Aussi, le roman est-il tendu jusqu’au procès où Laurence a été citée comme témoin. Et c’est encore de son point de vue que l’écriture se poursuit, n’ayant pas été présente lors de l’audition des autres témoins comme le veut la procédure. 30 ans après les faits, comment approcher la vérité ? Comment faire sentir la menace qui a pesé ?

L’auteure était soucieuse de parler de sa collègue et de dire qu’elle a été vivante et si heureuse à la perspective de devenir mère avant d’être assassinée à une époque où le mot féminicide n’existait pas encore. Il le sera dans le domaine du droit en 2014 et sera le mot de l’année dans le Petit Robert en 2019. Mais ce n’est pas de Carole que l’auteure a voulu parler mais d’elle-même avec le personnage de Claire, ses sensations et les émotions d’une femme à l’aube de sa vie d’adulte en ces années 90. Elle a puisé dans ses souvenirs de très jeune femme, caissière au cinéma pour payer ses études, le travail idéal pour une étudiante qui n’a que les soirs et les week-end de libres et qui vit donc à côté de la vie. Son univers, ce sont les livres, les films, la musique et son amoureux … mais qui ne sera que de passage. Comment se construire quand on est une jeune femme qui se cherche ? Comment se construire quand on a été témoin d’un tel événement et avoir l’hyper conscience de la noirceur de la nature humaine ? Claire trouve une échappatoire dans le sommeil, comme un remède à la dépression. Mais son sommeil est hanté par Carole (Sandra dans le roman) et par son enfant, par des rêves dont elle sort exténuée, autant de cauchemars qui traduisent son mal être.

La littérature permet d’approcher les événements, de leur donner un sens. L’auteure puise dans l’univers des contes avec l’image de l’ogre, gardien d’une chambre secrète, du rêve si réel pourtant d’un cavalier sorti d’un autre temps, accompagné d’un ange blond bien vulnérable. Et il y a cette escapade inattendue en Grèce comme la promesse d’une autre histoire qui ne s’écrira pas, solaire, par contraste avec la noirceur du reste du roman.  En ne disant pas « Je » mais « Claire », l’auteure s’est sentie plus libre d’évoquer de quelle manière elle a subi cette histoire et de la revisiter à travers le filtre du temps. Elle a pris son temps, il fallait que du temps passe. Et comment raconter cette histoire si horrible en échappant à la reconstitution morbide des faits ? Comment être respectueuse de la mémoire de Carole ? Il ne s’agissait pas de mener à son tour une enquête pour traiter ce fait divers, réinterroger les témoins de l’époque, Laurence Mouillet a choisi d’être son propre sujet et d’approcher la vérité par la fiction. Qui veut lire un polar lira un autre livre.

Par Elsa Nagel

Laurence Mouillet, La disparue du cinéma, Mediapop Editions, parution le 21 février 2025.                    

Musique en Alsace

Il est des concerts où, dès les premières notes, on se dit qu’une grande soirée musicale commence. Cette impression première s’est trouvée plus que confirmée lors du dernier concert de l’OPS avec la jeune violoniste Liya Petrova et le chef invité Michael Sanderling.


Photo : Gregory Massat

Quelle beauté de jeu, quel lyrisme à la fois retenu et fervent, quelle pureté d’inspiration dans le concerto pour violon de Mendelssohn, rarement bien joué ! Dès l’entrée du violon exposant le thème principal, Liya Petrova trouve le ton juste là où tant d’autres s’égarent dans une sentimentalité un peu niaise, ou bien s’en préservent en campant sur une rigueur hors de propos. Avec la première réplique de l’orchestre, on se réjouit aussi de l’élégance de jeu qu’en obtient Michael Sanderling, avec notamment des cordes douces et sensuelles dans un équilibre instrumental d’une clarté exemplaire. Tant du côté de la soliste que de l’orchestre, cette qualité du dialogue ne faiblira à aucun moment. L’andante central fut un sommet de poésie, rapprochant le violon de Mendelssohn du piano de Schumann, celui de la rêverie des Scènes d’enfants. Virtuose comme il se doit, l’allegro molto vivace final ne se départit à aucun moment de cette grande ligne poétique et musicale. Et quel soutien orchestral !

Liya Petrova joue souvent avec d’autres amis musiciens, comme les talentueux pianistes Adam Laloum, Alexandre Kantorow ou Eric Le Sage. C’est avec deux des musiciens de l’orchestre – le violoncelle solo Alexander Somov et Charlotte Juillard, le violon super-soliste – qu’elle a donné, en bis, deux petites pièces virtuoses de Bela Bartok.

Michael Sanderling est le cadet des fils de Kurt Sanderling, grand chef d’orchestre allemand du 20è siècle qui fut, entre autres, associé au légendaire Philharmonique de Leningrad et à son directeur Evgeny Mravinski. Ses frères aînés, Thomas et Stefan Sanderling, sont eux-mêmes chefs d’orchestre. Michael aura d’abord fait une carrière de violoncelliste, notamment comme violoncelle solo au Gewandhaus de Leipzig, avant d’opter pour la direction d’orchestre. Il a été, dix ans durant, chef de la Philharmonie de Dresde. Depuis quelques années, il est directeur musical de l’Orchestre symphonique de Lucerne, le plus vieil orchestre suisse fort d’une bonne centaine de musiciens et doté d’une des meilleures salles qui soient, où se déroule chaque année le Festival international de musique. Des enregistrements, semble-t-il peu distribués en France – intégrales Beethoven, Brahms et Shostakovitch – ont été effectués à Dresde et à Lucerne.

Se souvient-il que cette quatrième symphonie de Bruckner qu’il dirige ce soir du 6 février 2025 — dans l’édition Novak, la plus austère –, son père aussi l’avait donnée dans cette même salle, il y a une bonne trentaine d’années ? Quoi qu’il en soit, s’il était encore là, celui-ci n’aurait pas à rougir de la performance de son fils car elle se situe au plus haut niveau de ce que l’on a entendu à Strasbourg. Conduit de cette manière, avec tant de précision et d’ardeur, l’OPS soutient toutes les comparaisons et peut tourner avec ce concert dans les plus grandes salles d’Europe. Abordant cette musique de Bruckner de façon très architecturale, Michael Sanderling retient tout ce qu’elle peut receler d’anecdotique et de figuratif. Moyennant un équilibre sonore des plus expressionnistes, il y installe une ambiance à la fois dramatique et abstraite, à la manière de certains grands chefs du passé comme Otto Klemperer et Evgeny Mravinski, qu’il a sûrement du connaître dans sa jeunesse auprès de son père. La concentration qui règne alors sur scène diffuse dans la salle, d’un silence et d’une attention remarqués, en dépit de tous les maux de gorge saisonniers. Michael Sanderling, un chef que l’on espère retrouver lors de prochaines saisons.

Non loin de Strasbourg, le village viticole de Wolxheim a été ces dernières semaines le lieu de deux belles soirées musicales données au Domaine Lissner tenu par Bruno et Théo Schloegel, vignerons hors normes élaborant des vins à l’avenant. Début décembre, un premier concert était donné par le Trio Zénon formé de Charlotte Juillard et de ses amis, la violoncelliste Lydia Shelley et le pianiste Emmanuel Christien, jouant avec ferveur et justesse de style les premiers trios de Beethoven et de Mendelssohn. Quelque temps plus tard, le 26 janvier, ce fut le tour du pianiste Adam Laloum venu de Paris « roder » un concert prévu prochainement au Théâtre des Champs-Elysées. Nous eûmes ainsi le plaisir d’entendre les « petites » sonates de Schubert D566 et D557, son interprétation à la fois vigoureuse et éloquente de la troisième sonate de Brahms (qu’il a enregistré il y a quelques années) et des Kreisleriana de Schumann excellant à concilier énergie rythmique et fluidité du chant, notamment dans un début des plus beaux qu’il m’ait été donné d’entendre. Des soirées musicales et vineuses de cet acabit, on en redemande.

Michel Le Gris

Le Mohican

un film de Frédéric Farrucci

Alexis Manenti prête son corps massif et bien ancré dans sa terre à son personnage de berger corse menacé puis poursuivi par la mafia. Il propose un jeu intense, tout en retenu. Frédéric Farrucci a eu la bonne idée de confier ce rôle à ce comédien vu entre autres dans Les Misérables de Ladj Ly et Le Ravissement d’Iris Kaltenbäck. Pour ce film, la réalisatrice s’était nourri des origines serbes d’Alexis Manenti. Ici, c’est son côté corse qui a été source d’inspiration pour incarner le berger à l’origine du Mohican.


Frédéric Farrucci avait réalisé en Corse, en 2017, deux documentaires, l’un sur un vétérinaire, Marc Memmi, qui joue son propre rôle dans Le Mohican et l’autre sur un berger, Joseph Terrazzoni. Ce berger est le dernier en Corse à posséder de la terre sur le littoral où il élève des chèvres corses pour leur lait, quand les autres bergers sont désormais dans la montagne et élèvent des alpines plus productives. Or, le bord de mer est une manne pour les agents immobiliers. Si dans la réalité, ce berger a pu conserver sa terre, une menace pèse que le réalisateur a exploitée. Joseph (Alexis Manenti) se retrouve un jour à dire « Non », non il ne veut pas vendre sa terre … puis quelques jours plus tard, la pression se fait plus forte et, accidentellement, il tue l’homme venu l’intimider. Joseph prend le maquis, la traque commence et se poursuit du sud de l’île vers le nord.

En ce dernier matin avant que la vie de Joseph ne bascule, il sort ses chèvres et avec son bâton de berger, il mène son troupeau dans la lumière du soleil qui se lève, vision biblique d’un monde encore innocent. Puis, le film emprunte au cinéma de genre et Frédéric Farrucci de faire de ce paysage corse splendide un décor de Western avec des mafieux jumeaux et des gros plans à la Sergio Léone dans une séquence où les bandits affrontent des vieux bergers à barbe blanche chez qui Joseph s’est réfugié. Ce ne sont pas des effets de style pour le style, le film est maîtrisé de bout en bout au service d’un suspens quant au sort réservé à Joseph sur une île où tout le monde connaît tout le monde et où la police et la mafia entretiennent des rapports ambigus. Heureusement, la solidarité, l’amitié, la fraternité, le sens de la famille ne sont pas des mots galvaudés. Pierre qui aide Joseph, son ami berger comme lui, incarne ces valeurs, joué par Paul Garatte (ancien berger devenu acteur dans de nombreux films corses) qui impressionne par sa présence.

Joseph est une « anomalie dans le paysage », il est le dernier des Mohicans, l’homme qui résiste, l’homme à abattre. Le Mohican est un film d’action et raconte beaucoup de la réalité corse, tandis que son héros est un taiseux. Quand il s’enfuit de chez lui, après le meurtre accidentel, il traverse villas avec piscine, chantiers en construction et c’est la bétonisation partout jusqu’à la plage. Comment raconter cette réalité d’une urbanisation sur tout le littoral ? Comment raconter la mobilisation d’une jeunesse opposée à l’avenir de son île tel qu’il se présente ? Par le biais des réseaux sociaux omniprésents, depuis le post de la fuite de Joseph sur la plage jusqu’à l’appel à la manifestation pour la libération du vétérinaire qui le soignera à un moment de sa fuite. Ainsi se crée la légende du Mohican dont on parle à la radio, à la télé et même en chanson. Le paysage lui-même le rappelle à la mémoire collective avec son portrait tagué. Le Mohican a du souffle et nous tient de bout en bout en haleine, de tout cœur avec lui.

Par Elsa Nagel

Le dernier souffle

un film de Costa-Gavras

Costa-Gavras se prête à l’exercice de la promotion de son film à travers la France, et il impressionne du haut de ses 92 ans par son œil vif et son à-propos. Cela faisait 6 ans, depuis Adults in the room, qu’il n’avait pas tourné. Son âge l’a déterminé à réaliser ce film dit-il, dès lors que ses amis sont partis, les centenaires Edgar Morin (103 ans) et Manoel de Oliveira (107 ans). S’intéresser aux soins palliatifs est une préoccupation de son temps. Le livre éponyme co-écrit par Régis Debray et Claude Grange, consultants par ailleurs sur le tournage, a été une source d’inspiration.


Dans le livre, il s’agit d’une discussion entre le philosophe et le médecin. Costa-Gavras, cinéaste raconteur d’histoires et persuadé que le cinéma est un spectacle, a adapté le livre de manière à en faire une fiction. Précisément, il a inventé une vie personnelle au philosophe et écrivain, Fabrice, joué par Denis Podalydès. Il est marié à Florence (Maryline Canto) et il a le projet de participer à une émission télé pour parler d’un livre sur les séniors, écrit vingt ans auparavant, pour une version actualisée. Surtout, Fabrice est anxieux car on lui a vu une tâche sur une IRM. Le hasard veut qu’il rencontre Augustin, un médecin en soins palliatifs et sous prétexte d’une enquête en vue d’un nouveau livre à écrire, il va l’accompagner dans son unité de soins. Costa-Gavras à fait un choix parmi les 28 cas exposés dans le livre et le film évolue de séquence en séquence sur des patients en fin de vie, chacun exprimant un besoin ou une souffrance à laquelle tente de répondre l’équipe médicale de manière à le soulager, conformément à la Loi Léonetti (votée en avril 2005) qui est le « Droit à une fin de vie digne et apaisée ».

Le dernier souffle s’ouvre sur le tableau de Klimt, « La vie et la mort » et s’achève en chanson et en musique, avec une troupe de gitans menée par le personnage d’Estrelia, (Angela Molina) qui vit ses derniers moments dans un tourbillon joyeux et coloré, festif, collectif, dans l’esprit d’un chœur antique. La chanson est de Prévert, celle des escargots qui vont à l’enterrement d’une feuille morte … ressuscitée. Le film s’inscrit dans la vie, dans l’idée d’Héraclide qu’il faille « Vivre sa mort et mourir sa vie ! »

Costa-Gavras a envoyé son scénario à nombre d’acteurs qui ont tous dit « Oui ! » de Charlotte Rampling à Françoise Lebrun ou Hiam Abbas et encore Karin Viard. Chacune a un tout petit rôle mais l’on sent la ferveur des interprètes à avoir participé à ce film nécessaire pour donner une autre image de la fin de vie. Même la journaliste Elisabeth Quin, dans son propre rôle, sert le film. Kad Merad au premier plan donne à son personnage la bonhommie et la bonté qu’il sait jouer. Costa-Gavras aime les acteurs de comédie car ils ont un rythme particulier et une authenticité de jeu qui donnent une véracité aux situations : Jack Lemmon, José Garcia, Gad el Maleh et Kad Merad ici, auquel nul ne pensait pourtant, ni ne croyait pour ce rôle plein d’humanité, si délicat.

Le dernier souffle rend hommage à ces femmes et ces hommes qui considèrent avec dignité les patients en fin de vie et qui font tout pour qu’ils vivent avec dignité leur mort. La loi Léonetti n’est qu’une étape, elle est à parfaire. Aux politiques d’agir !

Par Elsa Nagel

Los dias afuera

Une scénographie prometteuse qui donne à voir côté jardin une batterie, côté cour une voiture rouge, en fond de scène des praticables et un écran.


© Eugenia Kais

Elles arrivent en robe de soirée cinq femmes et un homme en costume chic, se présentent, déclinent leur nom, voici Yoseli, Estefania, Noelia, Carla, Paulita et Ignacio, la musique aussi est déjà présente et nous partons vers leur destin dont la première chanson dit qu’on ne le choisit pas. Tous sont jeunes, entre 28 et 40 ans, viennent de passer plus de mille jours  dans la prison d’Ezira à Buenos-Aires où a lieu leur rencontre avec la metteuse en scène Lola Arias, une fabuleuse rencontre qui leur a permis de participer au tournage d’un film « Reas » réalisé dans une prison désaffectée et qui met en perspective l’enfermement  avec cette pièce de théâtre musical qui évoque principalement la vie après la prison.

Leur présence, leur authenticité, leur capacité au chant, à la narration, à la danse ont subjugué un public, qui sans doute, d’avance les attendait mais s’est révélé totalement réceptif, ému, bouleversé.

Avec un élan sans retenue elles-il s’avancent vers nous pour nous confier les moments délicats, difficiles de leur vie marquée par la pauvreté, les rencontres qui enclenchent la drogue, la prostitution, les séjours en prison et resteront, comme il le sera dit à la fin du spectacle », inoubliables et après lesquels « l’avenir restera à tout jamais marqué et incertain ».

Mais avec quelle ingéniosité artistique ces choses-là sont dites, racontées, exprimées !

D’abord il y a leur présence physique et souvent rapportée en gros plan sur l’écran, encore faut-il la mettre, non seulement sous notre regard mais aussi sur notre écoute car dire, chanter, danser sont autant de moyens pertinents pour témoigner de cette énergie qui souligne l’envie de vivre qui les a fait tenir pendant leur incarcération et de revivre lors du retour à la « vie normale ».

Cela explose dans chacune de leurs interventions, lors de ces rencontres à deux ou plusieurs dans la voiture dont l’imageest projetées sur l’écran et où sont évoquées le mal vécu de l’emprisonnement, les trucs pour tenir, comme pour presque tous les tatouages ou, pour deux d’entre elles, visionner durant des nuits des fims d’horreur, la peur de la police quand on retrouve la liberté les difficultés à retrouver un emploi, la discrimination dont sont l’objet ces femmes et cet homme « trans ».

Ces échanges sont immédiatement suivis de musique trépidante interprétée par certaines soutenues à la batterie par la musicienne Inès Copertino, de chants lancés à pleine voix et par la danse (chorégrahie Andrea Servera), le voguing, ou la cumbia, donnant à l’ensemble le caractère d’une comédie musicale pleine de fantaisie et d’entrain.

Cette œuvre exceptionnelle qui sait allier témoignage et réussite artistique a ouvert un chemin de liberté à ces personnes qui ayant connu le pire nous donnent tout d’elles-mêmes et reçoivent leur juste part par l’ovation du public.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 3 février au TNS

En salle jusqu’au 7 février

Charles Pasqua, Dans l’ombre de la République

Personnage unique dans l’histoire de la Cinquième République, Charles Pasqua fut un savant mélange de Pagnol et de Machiavel. Adepte de coups tordus, stratège politique hors pair, ce personnage truculent toujours prêt au combat, ayant débuté sa carrière chez Ricard avant de connaître tous les secrets du pouvoir a fasciné autant qu’il a suscité des haines.


Près de dix ans après sa disparition, le temps de l’histoire est venu. Ayant eu accès aux archives privées de Charles Pasqua, Pierre Manenti, historien spécialiste reconnu du gaullisme avec sa biographie d’Albin Chalandon (Perrin, 2023) ou ses barons du gaullisme (Passés composés, 2024) et haut fonctionnaire, dessine avec brio le portrait composite et éminemment complexe de Charles Pasqua.

Avec sa gouaille incomparable assise sur une curiosité insatiable, cet adepte de bons mots était aimé de ses amis et craint de ses ennemis. Deux fois ministre de l’intérieur sous les cohabitations d’un François Mitterrand avec qui il entretint des rapports cordiaux – la bonne personne à la bonne place diraient certains – Charles Pasqua alterna échecs – la mort de Malek Oussekine en 1986 – et succès notamment lors de la prise d’otages sur le tarmac de l’aéroport de Marignane en décembre 1994.

Mais Charles Pasqua fut également l’homme des ruptures au nom d’un gaullisme originel et d’un général de Gaulle qu’il vénéra. « Flingueur des centristes et des gaullistes dissidents » écrit ainsi Pierre Manenti. La première fois en 1992 à l’occasion du référendum sur le traité de Maastricht où il choisit le camp du non, rompant avec sa famille politique qui le conduisit à fonder un parti souverainiste, le RPF (Rassemblement pour la France) avec Philippe de Villiers. Puis en 1994 lorsqu’il choisit, à l’instar d’un Nicolas Sarkozy qui lui chipa son fief de Neuilly-sur-Scène, Édouard Balladur plutôt que Jacques Chirac.

Pierre Manenti n’omet bien évidemment pas ces zones d’ombres que mania à merveille Charles Pasqua pour parvenir à ses fins. Une ombre dans laquelle il cacha également ses secrets, ses douleurs comme celle de la disparition de son fils unique. Des ombres qui composent ce livre en forme de portrait tout en clair-obscur, celui de ce joueur conservant toujours dans sa manche un atout pour gagner quitte à connaître à l’avance le jeu de son adversaire.

Par Laurent Pfaadt

Pierre Manenti, Charles Pasqua, Dans l’ombre de la République
Passés composés, 430 p.

Chang’an, cité ouverte

Le musée Guimet consacre une exposition exceptionnelle à la dynastie des Tang

Bien avant les Ming, il fut une dynastie qui marqua profondément l’histoire millénaire de la Chine. Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État en 618 – au même moment débute l’Hégire (622) tandis qu’en Europe règnent les Francs – Li Yuan devient ainsi Tang Gaozu, le premier empereur de la dynastie Tang qui allait régner depuis sa capitale Chang’an (actuelle Xi’an) pendant près de trois siècles sur la Chine.


Le musée Guimet invite ainsi dans une magnifique exposition immersive à pénétrer dans cette cité ouverte et cosmopolite, point d’orgue de la célébration du 60e anniversaire des relations diplomatiques entre la France et la Chine. Et pour célébrer cet anniversaire, la Chine a, pour la première fois, autorisé la sortie du pays de nombreux objets d’exception. Invité à passer les portes de la capitale, le visiteur découvre quant à lui une cité réputée pour le raffinement tant de son orfèvrerie avec ces merveilleuses épingles à cheveux à décors de grenades et d’oies sauvages et ce sublime coffret avec incrustation de nacre symbole de l’art traditionnel chinois, que de ces banquets garnis de mets fins célébrés par des poèmes offerts aux visiteurs. « La capitale était un lieu de vie collectif, ouvert sur le monde extérieur, où cohabitaient des expériences variées au quotidien » estiment ainsi Arnaud Bertrand et Huei-Chung Tsao, commissaires de l’exposition dans le catalogue, parfait prolongement de l’exposition.

Chang’an est alors, avec ses 110 quartiers et sa population de près d’un million d’habitants, la plus grande ville du monde. Le visiteur déambule tantôt dans ses deux marchés longs d’environ un kilomètre chacun ou dans les deux pagodes de l’Oie sauvage encore visibles de nos jours pour y découvrir la tolérance religieuse qui y régna et symbolisée par ce Guanyin aux onze visages ou cette stèle vantant la foi nestorienne. « Pendant trois siècles, la Chang’an des Tang fut l’une des très rares grandes métropoles de son temps ; elle attira les élites des pays et ethnies de tous les horizons, qui s’y installèrent pour laisser libre cours à leurs talents et profiter d’un certain art de vivre » rappelle Rong Xinjiang, professeur au département d’histoire de l’université de Pékin.

Les Tang favorisèrent également le développement du bouddhisme dans le royaume de Corée et au Japon grâce aux échanges commerciaux notamment celui de la céramique qu’ils développèrent et que l’on retrouve tout au long de l’exposition avec une série d’objets fascinants comme cette vaisselle de grès porcelaineux blanc d’une sobriété à faire palir les designers scandinaves ou ce Musicien sur un chameau venu de Bactriane (actuel Iran). Une dynastie qui intensifia ses échanges commerciaux sur la fameuse route de la soie en développant par la même occasion les interactions diplomatiques et culturelles avec les autres parties du monde connues et symbolisées par ces statues en terre cuite de personnages étrangers découverts en 2001 dans la tombe du général Mu Tai.

Car depuis le palais Daming et la cité impériale où résidaient la cour et une administration impériale centralisée, l’empereur bâtit un empire qui résista aux nombreuses menaces de l’époque. Un empire qui accorda également aux femmes une place prépondérante comme en témoigne ces fabuleuses joueuses de polo juchées sur ces chevaux qui sont, chez les Tang, synonyme de force et de rapidité et illustrés notamment par de magnifiques terres cuites à glaçure comme ce Cheval découvert en 1972. Des femmes qui atteignirent le sommet du pouvoir avec Yang Guifei, la favorite la plus célèbre de l’histoire chinoise, surnommée « Beauté de Jade » et plusieurs fois incarnée au cinéma et surtout Wu Zeitan, seule impératrice de Chine (690-705) qui s’entoura d’un gouvernement de femmes et résida à Luoyang, la seconde capitale de la dynastie.

Après avoir renversé l’impératrice qui tenta de fonder sa propre dynastie, les Tang atteignirent leur apogée avec l’empereur Xuanzong surnommé Minghuang (« Empereur Brillant, Glorieux Monarque ») dont le règne (712-756) est considéré comme l’âge d’or de la dynastie. C’est la grande époque de la poésie chinoise avec Li Bai et Du Fu mais surtout avec le musicien, poète et peintre Wang Wei, figure de proue d’artistes regroupés dans l’académie Hanlin, sorte d’académie française portée par un empereur lui-même poète et musicien. Des arts qui portèrent les Tang au firmament de l’histoire chinoise, magnifiquement restituée dans cette très belle exposition.

Par Laurent Pfaadt

La Chine des Tang, Une dynastie cosmopolite (7-10e siècle), Musée national des arts asiatiques-Guimet
Jusqu’au 3 mars 2025

A lire le catalogue :

La Chine des Tang. Une dynastie cosmopolite / Tang China. A Cosmopolitan Dynasty
Une coédition musée Guimet / GrandPalaisRmn, 304 p.