Des musiciens au meilleur d’eux-mêmes

La saison de l’OPS s’est achevée les 22 et 23 mai par une exécution de haute volée de la seconde symphonie de Mahler. Un duo vocal de qualité, un double chœur et une masse orchestrale des plus imposantes, tous sous la direction d’Aziz Shokhakimov, auront, lors des deux soirées, suscité une écoute à la hauteur de l’évènement et une ovation interminable.


Anna Kissjudit & Valentina Farcas
Photo Gregory Massat

Alain Lombard l’avait introduite dans le répertoire de l’orchestre en 1972 à l’occasion d’un concert mémorable à la cathédrale ; trente ans plus tard, Marc Albrecht la défendit avec le talent qui est le sien de même que Michael Gielen venu la jouer dans la salle Erasme avec son orchestre du Südwestfunk. Il n’empêche : la prestation du jeune directeur de l’OPS dans cette seconde symphonie de Gustav Mahler aura atteint un niveau soutenant les plus flatteuses comparaisons.

S’il est un compositeur que l’industrie du disque, dans sa grande époque des années 1960, aura entrepris de documenter bien avant qu’il ne devienne une tête d’affiche des grandes salles de concert, c’est bien Gustav Mahler. En une soixantaine d’années, il s’est ainsi accumulé une pléthore d’enregistrements, d’intérêt nécessairement inégal. Des grandes publications de cette symphonie dite ‘’Résurrection’’, il se dégage trois types d’approche dont la première vaut par son atmosphère hyper-romantique, ses contrastes exacerbés et une certaine exhibition sonore : les meilleurs dans le genre sont sûrement Zubin Mehta et Léonard Bernstein. A l’opposé, d’autres chefs ont surtout mis en avant le modernisme, sinon de l’écriture, au moins de l’orchestration et recherché une grande rigueur d’atmosphère : Otto Klemperer d’abord, Pierre Boulez ensuite ont talentueusement défendu cette optique. Mais une troisième approche s’est également fait entendre, autant capable de restituer le modernisme sonore que de faire entendre l’univers romantique dans lequel baigne l’oeuvre : l’initiateur en ce sens ne fut rien moins que Bruno Walter, le disciple du compositeur, son jeune assistant d’abord à Hambourg (1894) puis durant  huit ans à Vienne quand Mahler dirigea le Staatsoper ; avant de devenir le grand défenseur de sa musique, il fut aussi, en 1911, son exécuteur testamentaire, héritant de la création post mortem de chefs d’oeuvre comme le Chant de la Terre et la neuvième symphonie. Deux autres chefs se sont inscrits dans le sillage de Bruno Walter, le tchèque Vaclav Neumann et le hongrois Georg Solti.

Anna Kissjudit by Sophie von Becker

C’est dans ce sillage des plus idiomatiques que se situe la prestation de Shokhakimov et de ses musiciens. Dès l’immense marche funèbre qui constitue tout le premier mouvement, le jeune chef excelle à unir la constante lourdeur du climat psychologique avec l’indispensable allant du discours musical. La détente heureuse du second mouvement est magnifiquement restituée par des cordes au lyrisme parfait, avant l’ambiance sarcastique d’un scherzo aux plans sonores d’une lisibilité qui ne nuit en rien à l’atmosphère. La voix dense de la mezzo Anna Kissjudit nous vaut un Urlicht dramatique et puissant avant l’impressionnante explosion ouvrant le très long final. Cette alternance de dialogues instrumentaux en coulisses, de dorures sonores boisées et cuivrées et de tutti orchestraux démesurés est magistralement restituée par des musiciens au meilleur d’eux-mêmes. Excellemment préparé par Hendrik Haas, le chœur (ceux du Philharmonique et de l’Opéra) fait enfin son entrée, intégrant les interventions de la délicate soprano Valentina Farcas et de la profonde mezzo Anna Kissjudit, avant la résurrection finale. Le seul regret sera que cette magnifique soirée ne se soit vue pérennisée par aucune caméra ni aucun micro.

Cette seconde symphonie marque quasiment le terme du projet Mahler entrepris en 2018 et suspendu pendant la crise sanitaire. Ne manque plus que la huitième symphonie, qui pose des problèmes logistiques considérables. Une version sonorisée dans une acoustique déplorable entreprise par Jan Latham-Koenig il y a vingt ans aura surtout montré ce qu’il ne faut pas faire. La cathédrale reste sans doute le moins mauvais des pis-aller. On peut par ailleurs se demander si le projet ne gagnerait pas à être enrichi d’une exécution de la dixième symphonie, notamment dans l’édition achevée du musicologue Clinton A. Carpenter qui semble de grande valeur. Compte tenu des grands talents mahlériens du directeur de l’orchestre (déjà très remarqués dans les troisième et cinquième symphonies) et compte tenu de la médiocrité, au cours de cette intégrale, des interprétations des première, septième et surtout sixième symphonies, on peut aussi se demander si ces dernières ne mériteraient pas d’être redonnées au cours des saisons prochaines.

                                                                                                            Michel Le Gris

Les Maudites

Un film de Pedro Martin-Calero

Premier long-métrage de Pedro Martin-Calero, cette co-production (Espagne-Argentine-France) avait été doublement récompensée en janvier dernier lors de la 32ème édition du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer. Il est donc très agréable de voir le film distribué aujourd’hui sur nos écrans.

Présenté sous son titre à l’international (The Wailing, El Llanto en V.O.), le film y avait fait un passage remarqué en empochant à la fois le Prix de la Critique et celui du Jury Jeunes de la Région Grand-Est. A Gérardmer, la 32ème édition de la manifestation avait projeté une variété de films bienvenue, proposant un large spectre de ce que le genre pouvait offrir. En ce début d’année 2025 les amateurs avaient pu y apprécier certaines œuvres, notamment Les Maudites.

Le synopsis du film tente de résumer l’intrigue le plus sobrement possible et y parvient plutôt bien : séparées par des continents et par des époques, trois jeunes femmes sont hantées par les mêmes sensations et entendent le même cri.

Il y a Andrea, étudiante madrilène vivant à notre époque (2022), qui va tenter de découvrir la vérité alors qu’elle est à la recherche de ses parents adoptifs. Viennent ensuite Marie, jeune Française vivant à La Plata en Argentine en 1988 et Camila, étudiante en cinéma qui ne cesse de la suivre alors qu’elle a fait d’elle le sujet principal de son court-métrage d’études. Toutes trois sont hantées par des sensations étranges, dérangeantes, des visions qu’elles seules perçoivent. Pour incarner ces trois personnages féminins forts le réalisateur a fait appel à trois comédiennes confirmées : Ester Exposito, célèbre pour son rôle dans la série Netflix Elite et ébouriffante d’énergie dans le rôle de Lucia dans le génial délire sur-vitaminé Venus (vu il y a deux ans à Gérardmer hors compétition) de Jaume Balaguero, Mathilde Ollivier, comédienne française remarquée dans le Overlord de Julius Avery et enfin Malena Villa, qui s’est fait connaître avec le double rôle des sœurs jumelles du drame policier argentin-espagnol El Angel en 2018.

Pedro Martin-Calero a créé avec Les Maudites une œuvre envoûtante, tentaculaire, dont les ramifications se dévoilent progressivement. La malédiction qui poursuit les trois jeunes femmes à travers les âges et les continents est invisible au reste du monde. Elles seules peuvent la voir, sous la forme menaçante d’un homme âgé les épiant à travers un écran, quel qu’il soit. Selon l’époque, il s’agit d’un écran de télévision, d’ordinateur, de téléphone portable, ou simplement d’une fenêtre. Lorsque le sinistre personnage apparaît il n’est jamais animé de bonnes intentions, semant la mort sur son passage…

L’histoire, aussi mouvante qu’elle soit, ne perd pas de temps à situer les enjeux. Le cinéaste nous présente le quotidien de chacune : en 1988 en Argentine, Marie passe par tous les excès et les paradis artificiels, elle fait la fête sans se soucier du lendemain. Cela donne lieu à des scènes de boites de nuit un peu longuettes, avec force lumière stroboscopique. A Madrid en 2022, Andrea est très vite confrontée au poids de la menace lorsqu’elle assiste, impuissante, au meurtre de son petit ami par écran interposé.

A partir de là le réalisateur nous invite à un captivant voyage dont on ne saisira la signification que dans le dernier tiers du film. Les liens entre les personnages sont développés petit à petit, ce n’est que dans la dernière partie que toutes les pièces du puzzle trouvent leur place.

En filmant le parcours chaotique de ces trois femmes, Pedro Martin-Calero a construit un thriller surnaturel abordant plusieurs thèmes. Le féminicide, la mort en général, les liens de la famille, autant de sujet que le réalisateur a souhaité évoquer à la lumière du fantastique. Cela donne lieu à des scènes envoûtantes qui ne quitteront pas le spectateur de sitôt. En s’associant avec Isabel Pena pour écrire le scénario, le metteur en scène a créé une œuvre multi formes, plaçant ses héroïnes face à la mort, confrontées à une forme de réalité alternative, à un monde que nous ne voyons pas et n’entendons pas, et qu’elles seules ressentent.

Lorsque la lumière revient dans la salle après la scène explicative finale nous restons sur une sensation fugace, celle d’avoir assisté à une démonstration orchestrée au millimètre. Et pourtant un léger doute subsiste, des petites zones d’ombre persistent.

Pedro Martin-Calero conclut son film comme il l’a commencé : en gardant une part de mystère… Le public ne s’y est pas trompé, il a fait un accueil chaleureux au film lors de ses projections à Gérardmer.

Jérôme Magne

La Nef d’Ishtar

Le débat agite toujours tant les fans que les spécialistes. Quel est le meilleur roman d’Abraham Merritt ? Les moins de cinquante ans se souviennent encore avec émotion de la couverture des éditions J’ai Lu de ces romans signée Casa et qui nous plongeait immédiatement dans l’univers à la fois fantasmagorique et troublant d’Abraham Merritt.


Aujourd’hui injustement oublié et rejeté dans l’ombre d’un Howard Lovecraft, Abraham Merritt, son aîné de quatre années, fut en réalité complémentaire du « reclus de Providence ». Célébrant en cela le centenaire de la publication de la Nef d’Ishtar, son troisième roman qui pour tout vous dire est notre préféré, en novembre-décembre 1924, les éditions Callidor redonnent vie dans leur très belle collection « l’âge d’or de la fantasy » à ce qu’il faut bien considérer comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature fantastique.

Celui-ci relate l’histoire d’un jeune archéologue, John Kenton, qui découvre dans une stèle la maquette d’un navire, une nef aux pouvoirs magiques sur laquelle il embarque bientôt après avoir été projeté dans des temps immémoriaux. Il devient alors le témoin d’une guerre que se livrent deux divinités sumériennes, Nergal, le dieu des enfers et l’ensorcelante déesse de l’amour et de la guerre, Ishtar avec comme décor la fameuse nef d’Ishtar où il croise la route de la belle Sharane, prêtresse d’Ishtar, elle-même en lutte contre son homologue maléfique, Klaneth. Ici, à la différence d’un Lovecraft qui créa son propre monde, Merritt situe l’action de son roman dans des civilisations lointaines.

Dans cette magnifique édition, le lecteur, en plus de s’imprégner de l’intrigue de Merritt, pourra savourer les merveilleuses illustrations à la fois de Roger B. Morrison, premier à avoir mis en images le roman de Merritt ainsi que celle de Virgil Finlay qu’embaucha Abraham Merritt à The American Weekly, le supplément du dimanche publié pendant 70 ans notamment dans le New York Journal. Un Virgil Finlay à qui nos Casa, Siudmak ou Graffet doivent beaucoup.

Mondes anciens et parallèles, divinités maléfiques, manichéisme, tous les ingrédients de cette fantasy des années 20-30 se trouvent réunis dans ce roman devenu culte pour bon nombre d’écrivains qui ont suivi cette génération, à commencer par Tim Powers, auteur, entre autres, des Voies d’Anubis en 1983, vainqueur du prix Philip K-Dick, où l’on retrouve les thèmes du voyage dans le temps et la lutte du bien contre le mal. Dans la préface d’un livre qu’il considère comme « intemporel », Tim Powers estime ainsi qu’« il se pourrait bien qu’il ne soit plus possible d’écrire un livre comme celui-ci de nos jours ».

Avec cette édition du centenaire en forme de petit diamant littéraire, tout semble réunit pour découvrir cet auteur oublié ou pour simplement posséder un livre renfermant un trésor, comme un grimoire que l’on ouvre et qui vous plonge dans l’inconnu.

Par Laurent Pfaadt

Abraham Merritt, La Nef d’Ishtar, coll. L’âge d’or de la fantasy, traduit de l’anglais (américain) par Luc Lavayssière, en collaboration avec Pauline Contant et Thierry Fraysse
Aux éditions Callidor, 408 p.

A lire également les autres romans d’Abraham Merritt publié aux éditions Callidor, Le visage dans l’abîme et Les habitants du mirage à retrouver sur www.editions-callidor.com/age-dor

Des Eurockéennes entre anges et démons

La nouvelle édition du célèbre festival réunira une nouvelle fois quelques grands noms de la musique

Comme chaque année, alors que s’avance l’été, la presqu’île de Malsaucy se transformera en paradis musical. Un paradis musical qui abrita, selon la légende, des sabbats de sorcières et où régnera une nouvelle fois anges et démons. Et parmi ces derniers, ceux d’Iron Maiden, le célèbre groupe de heavy metal, assurément l’une des têtes d’affiche de cette édition, qui inaugurera ici sa tournée française avant de rejoindre la scène de la Paris Defense Arena, les 19 et 20 juillet et célébrera son demi-siècle d’existence avec un public français qui ne lui a jamais fait défaut et entonnera à n’en point douter ses Run to the hills et Evil that men do pour appeler les autres démons de la musique à répandre leurs énergies sur les différentes scènes. Parmi ces derniers les suédois d’Avatar, Alta Rossa ou de The Raven Age du fils de Steve Harris, le fondateur d’Iron Maiden. Car il est bien connu qu’on a le démon dans le sang, surtout quand on viendra présenter son dernier album baptisé justement Blood Omen…

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©Matthieu Vitré

Dans ce paradis non moins perdu, quelques anges viendront répandre leurs lumières musicales, à commencer par Clara Luciani, l’une des figures de proue de la chanson française qui conduira une magnifique légion avec Damso, Kalash, le G.O.A.T du dancehall, SDM, Philippe Katerine et Theodora, nouveau phénomène qui chantera son hymne à la féminité noire. D’autres anges maudits ou non, vous proposeront un voyage dans le temps, Silmarils pour les nostalgiques du rock, Yodelice qui convoquera les mânes de Depeche Mode ou Uncle Waffels, une sud-africaine qui ressuscitera avec bonheur la house…

Ofenbach

Un paradis qui sera traversé par un serpent, celui de la tentation électro. Et pas n’importe lequel : DJ Snake, le plus grand DJ du monde qui sera l’une des têtes d’affiche de ces Eurockéennes 2025. Et nul doute qu’il fera croquer sa pomme aux milliers de spectateurs et à la Femme qui, avec ses tubes rétrofuturistes pleins d’énergie, nous proposera un voyage inoubliable à la rencontre des petits anges de notre jeunesse. Et si la nuit vient à tomber, il vous faudra de la crème solaire pour éviter le coup de soleil électro mais pas sûre que celle, punk, du groupe du même nom ne vous protège. D’autant plus qu’une éclipse est attendue lors de ce sabbat, une éclipse préparant l’arrivée des maîtres de la nuit, Ofenbach, le groupe français aux 350 millions de vues sur youtube et aux succès planétaires (Katchi, Overdrive, etc) qui distillera cette fois-cisa French Touch sur un ton plus funky qui rappellera à coup sûr ses illustres aînés. Les deux empereurs de l’électro seront accompagnés de disciples tels qu’I hate models ou Chroma pour un sabbat électro absolument unique.

IRON MAIDEN ©DR

Pris entre ces anges et démons, vous aurez la possibilité d’un dernier dîner. Mais celui-ci aura l’aspect d’une fête avec The Last Dinner Party qui évoquera l’âme d’une autre artiste de légende venue aux Eurockéennes en 2012, mi-ange, mi-démon, Lana Del Rey, une âme dans laquelle se glissera également la magnifique Sylvie Kreusch, une artiste à ne pas rater. Alors vous demanderez justice. Cela tombe bien puisqu’elle sera là mais préparez-vous à une version électro de cette dernière qui, l’image de sa prestation en clôture des JO 2024, vous emportera au firmament de ces étoiles pour un jugement céleste. Ne restera plus que les bardes et autres poètes et poétesses pour chanter cette énième épopée musicale sur les bords de la Véronne, à commencer par la suissesse Mary Middlefield et ceux de Dead Poets Society et Royel Otis, les nouvelles stars de la scène australienne, les petites pépites rocks à ne pas rater.

Comme chaque année, les Eurockéennes de Belfort en convoquant différents styles musicaux, mêleront avec bonheur divers publics, entre « metalleux », fans de rave parties ou amateurs de rap et de chanson française. Bref, préparez-vous à des rencontres inoubliables qui hanteront longtemps vos nuits…

Par Laurent Pfaadt

Retrouvez toute la programmation des Eurockéennes de Belfort 2025
(3-4-5-6 juillet) sur : www.eurockeennes.fr

Panzer Faust

Jean Lopez signe la première biographie française d’Heinz Guderian, le père de l’arme blindée allemande

Il fut un adepte de la guerre éclair, la fameuse blitzkrieg et pourtant il remporta sa plus belle victoire en pratiquant une guerre d’usure. Mais celle-ci ne fut pas militaire plus plutôt historique et hagiographique. Théoricien de l’arme blindée allemande durant la seconde guerre mondiale, le général Heinz Guderian fut l’un des artisans de la victoire éclair sur la France en 1940 avant d’être disgracié par Hitler comme nombre de ses pairs lors de la guerre à l’Est. Manifestant une certaine réserve quant à l’opération Barbarossa que détaille parfaitement Jean Lopez, grand spécialiste et auteur d’un ouvrage de référence sur la question, Heinz Guderian participa pourtant au plan d’invasion en fidèle soldat qu’il fut. Après l’échec devant Moscou en décembre 1941 puis l’enlisement sur le front russe, celui que ses hommes appelaient Schneller Heinz (Heinz le rapide) fut remplacé par Erich von Manstein et nommé inspecteur général des blindés.

Pendant longtemps, profitant de la mort des autres généraux du Troisième Reich et d’une certaine mansuétude des Alliés, il se construisit une légende pour se dépeindre comme un nazi contraint, presque une victime de l’hubris d’un Führer se considérant comme un génie militaire et la réincarnation de Frédéric II de Prusse. L’excellente biographie de Jean Lopez balaie tout cela. Sans omettre le génie militaire de Guderian qui fut réel mais dont les considérations sur l’arme blindée étaient également partagées par d’autres militaires et notamment le colonel de Gaulle, Jean Lopez montre qu’Heinz Guderian fut un fidèle serviteur de son Führer et un nazi convaincu sinon pourquoi accepta-t-il de purger l’armée après l’attentat du 20 juillet 1944 et de devenir le chef d’état-major de l’armée de terre d’un Reich au bord de l’abîme si ce n’est mué par une admiration mystique envers son Führer ? Car comme le rappelle Jean Lopez « sur sa fin de carrière à la tête de l’Etat-Major général de l’armée de terre, soyons clair : ce qu’il a fait dix autres auraient pu le faire. »

En réalité, Heinz Guderian fut le Faust du Troisième Reich, vendant son âme au diable en échange de l’application de ses idées militaires et ses rêves de grandeur et de gloires militaires. Un Faust mis à nu magistralement par Jean Lopez et désormais condamné à errer dans le purgatoire de l’Histoire avec le poids de sa compromission.

Par Laurent Pfaadt

Jean Lopez, Heinz Guderain, le maître des panzers
Chez Perrin, 560 p.

Deux jeunesses en enfer

Plusieurs récits viennent nous rappeler l’horreur concentrationnaire

Alors que l’on célèbre la libération des derniers camps de concentration situés sur le territoire du Reich, plusieurs témoignages publiés depuis janvier viennent ainsi rappeler les tragédies que subirent les différentes victimes du nazisme. C’est ce que montre le très beau et très émouvant livre d’Alter Fajnzylberg. Tiré de son journal retrouvé dans une boîte à chaussures par son fils Roger et traduit à la fois en polonais et en français grâce au travail de l’historien Alban Perrin, il s’en dégage une double émotion à la fois visuelle (la version originale est reproduite) et littéraire. Le lecteur a ainsi l’impression de suivre la captivité de son auteur presque au jour le jour.


Alter Fajnzylberg est arrivé à Auschwitz en mars 1942 avant d’être affecté comme Shlomo Venezia aux fameux sonderkommandos, ces kommandos chargés de vider les cadavres des chambres à gaz et de les incinérer dans les fours crématoires. Des sonderkommandos dont la durée de vie demeura limitée pour avoir vu l’aboutissement du processus de destruction des juifs d’Europe. De 400 membres, l’effectif des sonderkommandos passa en 1944 à près de 950 pour faire face à l’arrivée et à l’extermination des juifs hongrois. A ce titre, le récit d’Alter Fajnzylberg constitue un apport historique fondamental en détaillant l’organisation des crematoriums et en évoquant la fameuse révolte des sonderkommandos en octobre 1944.« Il me suffira de tremper mon petit doigt dans le sang d’un SS, a-t-il ajouté, et je pourrai mourir. Je veux mourir en héros » lui dit alors l’un de ses compagnons. Alter Fajnzylberg aborde également le camp E, celui où furent enfermés les tziganes, exterminés en août 1943. Le récit d’Alter Fajnzylberg frappe immédiatement par son ton. Il est presque toujours clinique, froid et de ce fait, plus terrible encore.

Si les génocides des juifs et des tziganes représentèrent la partie la plus importante des victimes non militaires du nazisme, d’autres groupes de personnes et nationalités firent l’expérience de l’enfer concentrationnaire, notamment les républicains espagnols. C’est ce que raconte Joaquim Amat-Piniella (1913-1974) dans ce récit écrit en 1946-1947 et publié pour la première fois en français. Cet étudiant  catalan n’a que 23 ans lorsqu’éclate la guerre civile espagnole. Il rejoint alors les rangs de l’armée républicaine comme lieutenant et combat en Andalousie et en Aragon. Peut-être croisa-t-il Alter Fajnzylberg qui se battait au même moment au sein des brigades internationales. Après le début de la seconde guerre mondiale, Amat-Piniella est fait prisonnier par les Allemands en juin 1940 puis est déporté, en 1941, à Mauthausen comme bon nom de républicains espagnols dont son ami José Cabrero Arnal qui allait créer après la guerre le personnage de Pif le chien.

Déjà Iakovos Kambanellis (1922-2011) avait relaté dans son récit bouleversant, le quotidien des Espagnols à Mauthausen. Celui d’Amat-Piniella, K.L. Reich (pour Konzatrationslager Reich) est lui plus « romancé » c’est-à-dire inséré dans des scènes du quotidien qui composent une sorte de fresque romanesque. Sa prose le rapproche indubitablement d’un Jorge Semprun mais également d’un Varlan Chalamov ou un Gueorgui Demidov lorsqu’ils font du camp, une sorte de théâtre d’ombres avec leurs héros du quotidien mais également ces traîtres de l’absurde qui gravitent dans cette fameuse « zone grise ». A travers le personnage d’Emili, sorte de double littéraire de l’auteur, le lecteur arpente ce camp, de sa terrible carrière de pierres qui tua de nombreux déportés aux expériences médicales qui assassinèrent notamment son ami Francesc, en passant par l’extermination des juifs hongrois et des prisonniers soviétiques qui servirent à « tester » les chambres à gaz au début de l’année 1942. Le lecteur le suit avec fascination y compris dans son subconscient comme lorsque la nuit « un monde de spectres s’agitait sous ses yeux clos, au milieu d’un silence plus saisissant que les hurlements de terreur du moment précédent » écrit ainsi l’auteur.

Joaquim Amat-Piniella raconte ainsi le quotidien du camp, l’évasion des détenus du bloc 20, la religion qui permet à de nombreux détenus de tenir ou les tortures des SS. Il est là lorsque le 5 mai 1945, le troupes de la 3e armée américaine du général Bradley à qui est dédié K.L. Reich libèrent enfin le camp. Passée la guerre vint alors le temps de raconter. Celui-ci mit quelques années pour Amat-Piniella ou plusieurs décennies pour Alter Fajnzylberg et emprunta diverses formes d’expression. Mais grâce au précieux travail conjoint d’historiens et d’éditeurs, ils nous sont parvenus.

Par Laurent Pfaadt

Alter Fajnzylberg, Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter, présenté par Roger Fajnzylberg préface de Serge Klarsfeld
Aux éditions du Seuil, 384 p.

Joaquim Amat-Piniella, K.L.Reich, traduit du catalan par
Dominique Blanc
Chez Verdier 288 p.

A lire également :

Shlomo Venezia, Sonderkommando, dans l’enfer des chambres à gaz, préface de Simone Veil
Le Livre de poche, 264 p.

Iakovos Kambanellis, Mauthausen, traduit du grec par
Solange Festal-Livanis
Aux éditions Albin Michel, 384 p.

Rumours, nuit blanche au sommet

Rumours, nuit blanche au sommet.
Un film de Guy Maddin, Evan et Galen Johnson.

Présenté en compétition lors du 32ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer en janvier dernier, Rumours, nuit blanche au sommet sort aujourd’hui dans les salles obscures. Lors de son passage dans la Perle des Vosges le film n’a pas laissé les spectateurs de marbre. Mise en abyme géniale pour les uns, délire incompréhensible pour les autres, le Jury Longs-Métrages a tranché en lui décernant le Prix du Jury…

…certes ex-aequo avec l’excellent film coréen Exhuma de Jang Jae-hyun, mais signe que le long-métrage n’était pas dénué d’intérêt.
Projeté en fin de matinée le vendredi 31 janvier dans la salle de l’Espace Lac, le film avait d’abord été présenté par David Rault. Nous étions prévenus, le voyage allait être dépaysant. Rumours s’ouvre sur une description du G7, suivie par une musique de générique assourdissante. Les premiers instants confirment les avertissements entendus auparavant. Le sujet du film n’a a priori que peu de rapport avec le Fantastique : les dirigeants du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume Uni) se réunissent dans un château en Allemagne afin de rédiger une déclaration commune sur l’état du monde et les projets à mettre en œuvre pour endiguer les crises en cours. Un point pour le moins original, pour un film dit de genre.

Chaque Président (ou Chef de l’exécutif) est présenté sans faire de l’ombre à ses voisins. Tous auront en effet les honneurs au film du film, les metteurs en scène (l’un d’entre-eux, Evan Johnson, en est le scénariste) ayant fait en sorte de les affubler d’une bonne dose d’originalité. Chacun a droit à ses réparties. Rumours tire en effet une partie de sa force des monologues qui le traversent et des échanges savoureux entre dirigeants inspirés. Les dialogues, souvent décalés, sont en effet la base sur laquelle l’histoire se construit. Ils précèdent une action qui tarde à venir, lorsque les 7 se trouveront isolés du monde au cœur d’une nature devenue hostile, sans aucun moyen de communiquer vers l’extérieur. C’est alors que des cadavres enfouis datant de l’âge de pierre sortiront de terre pour se mettre à parcourir la nature environnante.

Les metteurs en scène canadiens démontrent un certain sens de la scénographie (voir la scène du bouquet, filmée de manière très théâtrale), et leur travail sur la lumière et les couleurs est intéressant. Ils suivent la progression du groupe au cœur de la nuit, et on ne sait si dehors c’est la fin du monde. Peut-être, ou pas. Peu importe, là n’est pas le sens du film. Rumours vaut essentiellement pour une ambiance indescriptible et ses dialogues souvent étranges.
Certaines scènes pourront paraître prévisibles, mais on aura alors une impression bizarre, comme si cela était fait à dessein. Une forme de second degré plane sur l’ensemble du film. Dans les scènes mises en avant l’exagération est soulignée par la musique, qui accentue leur côté incongru voire grotesque. Le discours politique est censé porter le film, mais il reste vague, de même que les réponses proposées par les membres du G7 à la crise mondiale. Le film est en quelque sorte un examen de conscience auquel est soumis chaque éminence : chacune est confrontée à ses regrets, ses failles et ses contradictions.

Lors des projections du film à Gérardmer Rumours a beaucoup fait parler. Film fantastique ou film politique, fable ou comédie ? Il faut bien reconnaître que l’aspect fantastique est présent sans l’être réellement : les cadavres immémoriaux sortis de terre et l’entité en forme de cerveau géant (qui a de quoi surprendre, baignée d’une lumière irréelle au détour d’un chemin) ne peuvent effectivement être expliqués de manière rationnelle, mais ils ne présentent pas de réelle menace et semble évoluer en parallèle de la réalité.

Le postulat de base du film a de quoi étonner, mais les têtes d’affiche sont de nature à convaincre les curieux. Aux côtés de Cate Blanchett, Charles Dance, Denis Ménochet et Alicia Vikander apportent un brin de fantaisie à un film qui n’en manque pas.

Rumours joue avec les nerfs de ses spectateurs, tiraillés entre pure consternation et francs éclats de rire. Au Festival de Gérardmer 2025 le mélange a su séduire.

Jérôme Magne

Je suis venu te chercher

Après l’histoire de Valentina et toujours dans le cadre des « Galas » qui invitent, selon la volonté de Caroline Guiela Nguyen, des acteurs non professionnels à venir se produire sur scène, le TNS nous propose de suivre le parcours d’Amir, un jeune noir en recherche de ses origines, une histoire écrite par Claire Lasne Darcueil d’après des documents recueillis auprès de la population régionale.


©Jean-Louis Fernandez

Au cours d’une conversation téléphonique dans le train qui le ramène à Strasbourg, Amir (Salif Cissé)  apprend d’une vieille dame, Liliane, qu’il est peut-être son arrière-petit-neveu. Il en demeure surpris et interrogatif, car cette dame a la peau blanche alors qu’il est noir. II aimerait et elle aussi que cette possibilité se transforme en certitude, d’autant qu’un certain test ADN qu’il a fait réaliser illégalement donnerait à penser que ses origines pourraient être alsaciennes. C’est ce qu’il explique à la personne qu’il est venu consulter pour tenter de remédier à la détresse qui le gagne en raison de cette obsession concernant cette recherche du père. Son écoute le réconforte, elle devient une amie, plus tard son amoureuse. (Lisa Toromanian)

Mais avant d’en arriver là, il aura l’occasion de rencontrer une foule de gens car pendant qu’il va et vient toujours désemparé, le spectacle se construit autour d’une population nombreuse et animée qui envahit le plateau et se veut la représentation des habitants de la région parmi lesquels se trouve peut-être le père inconnu.

Jeunes et plus âgés, hommes et femmes se croisent, se mêlent, se prêtent par moments à des mouvements de danse, montrant ainsi sur ce plateau nu, l’intensité de la vie, sorte de contrepoint à l’embarras d’Amir qui, au milieu d’eux , et se sent quelque peu pris au dépourvu. (Il est à noter que c’est Kaori Ito et Léonor Zurfluh qui ont chorégraphies la mouvance des corps pour que chacun et ensemble produisent cet effet harmonieux et joyeux.)

Pour faire réagir Amir et le sortir de son désarroi son amie lui fait remarquer qu’il est loin d’être le seul à se pencher sur son passé, c’est le prétexte à faire défiler nombre de personnes venant évoquer des souvenirs d’enfance, certains drôles , d’autres, touchants comme il se doit, tous s’appliquant à en faire des récits pleins d’authenticité, car ce n’est pas rien de devenir acteur de sa propre vie !

Arrive enfin celui qui raconte la nuit merveilleuse qu’il passa au cours de sa jeunesse, sous une tente en compagnie d’une charmante jeune fille qu’il n’a jamais revue. Ce récit corrobore celui que détient Amir de sa propre mère. Il comprend alors qu’il vient de retrouver son père. Un happy end attendu déclenchant l’enthousiasme de tous les participants.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 30 avril au TNS