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Dernières nouvelles du ghetto

Deux livres reviennent sur le soulèvement du ghetto de Varsovie

Nous sommes en juillet 1942. Voilà près de deux années que les Allemands ont enfermé près de 350 000 juifs de Varsovie dans un ghetto. La mort y est quotidienne et les déportations vers le camp d’extermination de Treblinka s’enchaînent depuis la sinistre Umschlagplatz. Ceux qui survivent dans cet enfer à ciel ouvert tentent de consigner leurs expériences en espérant qu’un jour quelqu’un viendra à découvrir ce qu’il advint. C’est le cas de l’organisation Oneg Shabbat menée par Emanuel Ringelblum qui récolte le moindre témoignage, le moindre objet pouvant témoigner des terribles conditions de vie qui règnent ici. D’autres initiatives personnelles s’écrivent en secret, notamment ces journaux qui racontent l’indicible comme celui d’Hillel Seidman, ancien secrétaire du groupe parlementaire juif à la diète polonaise avant la guerre, journaliste et jeune archiviste de la communauté. Cela deviendra, après guerre, Du fond de l’abîme, récit poignant qui est republié alors qu’ont été célébré, ces dernières années, les 80 ans de la révolte du ghetto puis celle de Varsovie et enfin, il y a quelques semaines, ceux de la libération d’Auschwitz.


Le récit de Seidman témoigne avec émotion de la vie quotidienne au sein du ghetto, du danger permanent marqué par les exactions des Allemands mais également ces moments de grâce, ces lumières tirées de l’abîme comme cette musique interprétée par ces juifs venus de Vienne et de Berlin. De nombreux annexes fort pertinentes viennent contextualiser et offrir quelques éclairages sur des personnages quelques peu oubliés aujourd’hui comme Szmul Zygielbojm qui se suicida en mai 1943 devant l’indifférence des Alliés face à ce qui passait dans le ghetto mais également Adam Czerniakow, le président controversé du conseil juif du ghetto ou le pédagogue Janusz Korczak qui accompagna les enfants de son institut jusque dans la chambre à gaz de Treblinka.

En janvier 1943, alors que les Allemands se mettent à déporter massivement les juifs du ghetto, Hillel Seidman évoque l’idée d’une prochaine révolte. « Aujourd’hui des bruits circulent à nouveau au sujet d’une action prochaine qui serait projetée pour le 15 janvier (…) C’est prématuré. Ils ne sont pas encore prêts » écrit-il le 11 janvier. Arrêté à son tour, Hillel Seidman ne doit la vie sauve qu’à un passeport paraguayen lui permettant d’être envoyé dans un camp à Vittel en France où il échappe une nouvelle fois à une déportation vers Drancy puis Auschwitz. Alors qu’il a déjà quitté le ghetto, celui-ci se révolte finalement le 19 avril 1943, sous la direction de Mordechai Anielewicz et Marek Edelman notamment.

Les meneurs de cette révolte établissent leur quartier général secret au 18 de la rue Mila (prononcez Biwa) à Varsovie. Grâce à la plume de Léon Uris, romancier américain mondialement connu pour son Exodus porté à l’écran par Hollywood, le lecteur suit, jour après jour, cet épisode grandiose et devenu mythique de la Shoah. Publié en 1961, le roman glorifie ainsi la révolte de ces quelques 300 hommes et femmes luttant contre le Troisième Reich et bien décidés de tomber les armes à la main. Construit en quatre parties historiques et raconté du point de vue d’un journaliste italo-américain, Christopher de Monti, qui a couvert la guerre d’Espagne et a survécu à la liquidation du ghetto, le lecteur pénètre un petit groupe d’insurgés, de la mise en place du ghetto jusqu’à sa destruction.

Si les divers protagonistes du livre sont fictifs, ils rappellent cependant ces hommes que décrivaient si bien Hillel Seidman. Ainsi comment ne pas voir en Paul Bronski, Adam Czerniakow ou dans l’historien Alexandre Brandel, Emanuel Ringelblum ? Cela ne nuit nullement au récit et le roman parvient, grâce à son rythme, à emporter son lecteur dans les rues d’une Varsovie prête à plonger dans les ténèbres. Et en soulignant par quelques touches subtiles, l’inimitié de certains Polonais à l’égard des juifs, Léon Uris ne fait qu’entrebâiller une porte littéraire que des historiens mettront plusieurs décennies à ouvrir. Son livre ainsi que celui d’Hillel Seidman demeurent ainsi de précieux témoignages de la terrible tragédie qui s’abattit sur le ghetto de Varsovie.

Par Laurent Pfaad

Hillel Seidman, Du fond de l’abîme, Journal du ghetto de Varsovie, traduit de l’hébreu et du yiddish par Nathan Weinstock avec la collaboration de Micheline Weisntock, postface de Georges Bensoussan
coll. Le Goût de l’Histoire, Les Belles Lettres, 718 p.

Léon Uris, Mila 18, traduit de l’américain par Jean Nioux
coll. Domaine étranger, Les Belles Lettres, 672 p.

Noces d’étain pour le festival Italissimo

Il y a dix ans se tenait la première édition du festival Italissimo célébrant à Paris, la littérature et la culture italiennes.

Dix ans plus tard, plus de trois cents invités italiens et français et deux-cent-soixante rencontres, lectures, spectacles et projections dans vingt lieux différents ont célébré une décennie de dialogue faite de rencontres, de découvertes et surtout d’amour qui a valu au festival le prix de l’initiative européenne en 2024.


Pour célébrer cet anniversaire, cette dixième édition conviera les grands noms de la littérature transalpine : Silvia Avallone, Dacia Maraini, Emanuele Trevi, Erri De Luca, Gianrico Carofiglio, Donatella Di Pietrantonio, Viola Ardone, Paolo Cognetti, Milena Agus, Carlo Lucarelli, ainsi que plusieurs nouvelles plumes comme Francesca Giannone, Giancinta Cavagna di Gualdana, Monica Acito, Matteo Bianchi ou Greta Olivo. Des auteurs français, Laurent Gaudé, Daniel Pennac, Sylvain Prudhomme, viendront transmettre au public leur amour de la littérature italienne.

Cette édition sera également l’occasion de rendre hommage à Umberto Eco, disparu en 2016, à la Bibliothèque Nationale de France et au maître du roman policier italien, le génial inventeur du commissaire Montalbano, Andrea Camilleri, dont on fêtera le centenaire de la naissance.

Et comme toujours, une programmation cinéma, une exposition à la galerie Tornabuoni Art, des rencontres scolaires, des ateliers d’écriture et de traduction, des apéritifs littéraires et une rencontre professionnelle sur l’édition et la traduction entre France et Italie à l’Institut Culturel italien viendra couronner cet anniversaire qui s’annonce une nouvelle fois riche en émotions.

Par Laurent Pfaadt

ITALISSIMO, Festival de Littérature et de Culture italiennes, 10e édition
1-6 avril 2025.

Programmation à retrouver sur www.italissimofestival.com

Roberto Saviano Giovanni Falcone

Le 23 mai 1992, 600 kilos d’explosifs pulvérisaient la voiture du juge antiterroriste Giovanni Falcone, non loin de l’aéroport de Palerme. Cet assassinat allait marquer durablement une mémoire  non seulement italienne mais également européenne, faisant du juge, le martyr de la pieuvre.


Vingt-trois ans plus tard, voilà qu’un autre juge, littéraire celui-là, Roberto Saviano, auteur du mondialement célèbre Gomorra, dresse à Falcone, un mausolée de papier remarquable. Retraçant les dix dernières années du juge, depuis l’assassinat du préfet de Palerme, le général dalla Chiesa jusqu’à la mort de Falcone l’auteur nous fait entrer dans les arcanes du pool anti-mafia qui lutta sans relâche contre les sbires du parrain de la mafia, Toto Rina qui fut arrêté quelques mois après l’assassinat de Falcone.

Dans ce récit absolument palpitant, le lecteur suit Falcone dans sa lutte contre les banques liées à la mafia ou face aux repentis mais également dans sa vie quotidienne auprès notamment de sa femme, elle-même juge, qui fut également tuée le 23 mai 1992. Mais le grand talent de Saviano qui n’hésite pas, pour les besoins du récit, à combler les interstices biographiques de son génie littéraire, est de traverser le miroir et de faire pénétrer son lecteur dans les rangs de la mafia comme il a si bien su le faire dans ses ouvrages qui l’ont rendu célèbres. Un miroir qui culmine avec le maxi-procès de Palerme contre plusieurs centaines d’accusés entre février 1986 et décembre 1987.

Dans cette Italie où le Vatican entretint des relations incestueuses avec la pieuvre, Giovanni Falcone a, qu’on le veuille ou non, un côté christique avec sa dimension sacrificielle pour le bien de l’humanité. Devenu le Joseph d’Arimathie du juge, Roberto Saviano signe là son plus beau livre, réussissant parfaitement l’alchimie entre l’enquête et la littérature afin de permettre, à ce livre en forme de croix, de permettre à son sujet d’accéder à l’immortalité.

Par Laurent Pfaadt

Roberto Saviano, Giovanni Falcone, traduit de l’italien par Laura Brignon
Chez Gallimard, « Du monde entier », 608 p.

Une légende parmi les légendes

Deux magnifiques coffrets célèbrent Pierre Boulez en tant que compositeur et chef d’orchestre

J’ai eu la chance de pouvoir assister à un concert dirigé par Pierre Boulez. De voir l’histoire de la musique en train de s’écrire. De voir ces mains qui dirigeaient sans baguette, s’élevant dans l’air lorsqu’elles n’écrivaient pas sur une partition des œuvres qui ont, dès son vivant, rejointes le répertoire aux côtés de Mozart, de Beethoven, de Mahler et d’autres. C’était en 2005, il y a près de vingt ans, au Festspielhaus de Baden-Baden. Je me souviens, à l’instar de ma rencontre avec Pierre Soulages, avoir eu la tentation de monter dans sa loge pour le saluer mais le poids écrasant de Boulez dans la culture non seulement française mais également internationale – tout comme Soulages – écrasa toute velléité du jeune journaliste que j’étais alors.


Le Festspielhaus de Baden-Baden, cette ville où il résidait, entre France et Allemagne, et où il dirigea les plus grands orchestres notamment le Wiener Philharmoniker avec qui il interpréta ce soir-là la septième symphonie de Bruckner et la Nuit transfigurée d’un Arnold Schönberg qu’il vénérait plus que tout, est désormais devenu son tombeau pour l’éternité. Certes les deux formidables coffrets regroupant ses enregistrements en tant que chef d’orchestre et compositeur chez Deutsche Grammophon et Decca sortis ces jours-ci à l’occasion du centenaire de sa naissance ne contiennent pas ces deux œuvres mais la huitième de Bruckner et Pelleas et Melisande de ce même Schönberg. Deux coffrets qui résument malgré tout à merveille l’œuvre d’un musicien entré de son vivant dans la légende de son art.

Immense chef d’orchestre dirigeant « au tranchant de la main » et, à l’instar d’un Bernard Haitink, véritable métronome qui influença toute une génération de chefs à commencer par Sir Simon Rattle, Pierre Boulez laisse apparaître dans ce coffret ses compositeurs de prédilection : Maurice Ravel bien entendu avec qui il partagea cette philosophie de musique absolue qu’il transcenda notamment avec Pierre-Laurent Aimard, l’un de ses pianistes fétiches dans cet enregistrement DG avec l’orchestre de Cleveland, cet orchestre qui, avec celui de Chicago, fut l’un de ses plus fidèles compagnons de route. Bela Bartók ensuite bien évidemment qui ouvre ce coffret et que Boulez considérait comme l’un des cinq plus grands compositeurs du 20e siècle. Il est là avec son Concerto pour orchestre ou un très beau Mandarin merveilleux. Comme de nombreux chefs d’orchestre qui furent également compositeur – notamment Bernstein – Pierre Boulez transcenda le répertoire wagnérien – son Ring du centenaire mis en scène par Patrice Chéreau est présent en CD et en Blu-Ray après sa captation en 1980 pour notre plus grand plaisir, complété d’un incroyable Parsifal – et mahlérien avec une intégrale des symphonies qui rendent, avec leur dimension solaire, parfaitement justice au compositeur viennois, rapprochant son interprétation d’un Celibidache. Avec les plus grands solistes qui furent de véritables fidèles comme Mitsuko Uchida, impériale dans le très beau Concerto pour piano orchestre de Schönberg et Christian Tetzlaff, le coffret prend des airs de Champs-Élysées où les héros de la musique du siècle passé viennent ainsi se recueillir devant le temple de cet autre Apollon musagète d’un Stravinsky qu’il rencontra pour la première fois en 1952 puis régulièrement pendant quinze ans et dont il interpréta la musique dans un formidable coffret DG restitué en partie ici, en particulier cet Oiseau de feu de 1992 qu’affectionnait particulièrement Boulez. Bien évidemment, le coffret n’oublie pas cette création contemporaine qu’il favorisa à la fois comme chef et comme compositeur et les merveilleuses interprétations des œuvres d’Harrison Birtwistle sont là pour le rappeler. Les passionnés découvriront également quelques petites pépites comme ces Sept Haïkaï d’Olivier Messiaen en compagnie de la pianiste Joela Jones et le Cleveland Orchestra ou ses interviews sur Debussy, Mahler et Webern.

En tant que compositeur, Pierre Boulez révolutionna la musique, c’est peu dire. Fondateur de l’ensemble intercontemporain de Paris, il laisse quelques œuvres jouées dès son vivant par les plus grands orchestres et qui appartiennent aujourd’hui au répertoire : Repons, Le Marteau sans maître qu’aimait particulièrement Igor Stravinsky et bien évidemment ses fameuses Notations ou moins connu son Dialogue de l’ombre double. Une histoire musicale ainsi racontée merveilleusement par ces deux coffrets renfermant des disques devenus depuis longtemps des classiques et dont les pochettes nous sont si familières.

Une cathédrale sonore avec sa nef et sa petite chapelle renfermant bien plus que de la musique.

Par Laurent Pfaadt

Boulez, The Conductor – Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca, coffret 84 CD et 4 Blu-Ray vidéo

Boulez, The Composer, coffret 13 CD (tirage Limité), Deutsche Grammophon

Notre guerre quotidienne

Depuis l’invasion russe en février 2022, Andrei Kourkov est devenu la grande voix littéraire de la résistance ukrainienne. Récompensé par de nombreux prix dont le Médicis étranger pour les Abeilles grises en 2022, l’écrivain s’est exilé en Allemagne où d’interviews en festivals – nous l’avions rencontré au festival America de Vincennes pour un dialogue avec l’Irlandais du Nord Michael Magee sur ces guerres qui corrodent le cœur des hommes – il ne cesse de dénoncer l’occupation russe sous toutes ses formes et d’affirmer la singularité de l’identité ukrainienne.


Après son Journal d’une invasion (Noir sur Blanc, 2023), Kourkov poursuit dans cette suite, l’exploration de cette guerre racontée de l’intérieur et qui affecte tout un peuple. Passé le choc et la sidération, la guerre s’est installée dans les foyers, sur le front. A la fois drôle et tragique, Notre guerre quotidienne, couvrant une période allant d’août 2022 à février 2024 et récompensée par le prix Transfuge du livre européen en 2024 nous emmène dans cette guerre vécue au quotidien, à Kiev, Izioum ou Kherson qui glorifie ces actes singuliers de résistance, parfois minimes mais ô combien symboliques. Une guerre qui comme le rappelle Andrei Kourkov, a fait prendre conscience à ses compatriotes qu’il existait bel et bien une mémoire collective et que celle-ci avait été piétinée, sciemment falsifiée par une Russie qui a fait d’ailleurs de même avec sa propre mémoire.

Notre guerre quotidienne laisse pourtant un goût amer dans la bouche du lecteur au regard des derniers développements du conflit notamment depuis l’élection de Donald Trump et l’humiliation du président Zelensky dans le bureau ovale. « Pour de nombreux Américains, la guerre en Ukraine est presque devenue « leur » guerre » écrit ainsi Kourkov le 15 janvier 2023. Des mots qui paraissent aujourd’hui bien lointains.

Par Laurent Pfaadt

Andrei Kourkov, Notre guerre quotidienne, traduit de l’anglais par Johann Bihr et Odile Demange
Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.

New Report On Giving Birth

Dans le cadre de son Temps fort intitulé « Corps politique » Le Maillon a présenté avec Pôle-Sud, CDCN la dernière création de la chorégraphe chinoise Wen Hui de la compagnie Living Dance Studio, sise à Beijing.
En compagnie de quatre danseuses, elle montre dans différents tableaux la condition féminine.


© Jörg Baumann

Pendant que le public s’installe se tient déjà sur le plateau le personnage d’une femme, tenant serré contre elle un gros baluchon, elle sera bientôt rejointe par  deux autres femmes, elles-mêmes porteuses d’un gros sac .Toutes d’âges différents( Alessandra Corti, Patcharaporn Kuger-Distakul,  Parvin Saljugi, elles  sont rattrapées par la plus ancienne, Wen Hui, elle-même  et c’est parti pour une rencontre au cours de laquelle, elles sortent, tissu et couettes de leur ballot pour s’installer dessus et se faire des confidences sur leur vie, des propos qui sont traduits et projetés en surtitrage car les comédiennes d’origine diverses s’expriment dans leur langue (chinois, indien, anglais). C’est qu’il y a à dire et  montrer sur le sort qui leur est réservé en tant que femme, en commençant par ce problème crucial qui est celui de la maternité, la subir, la désirer ou la refuser et donc de l’accouchement comme viendra le rappeler Wen Hui dans une courte allocution directement adressée au public, et qui fait allusion entre autres à la politique de natalité en Chine qui a changé du tout au tout, passant de la norme de l’enfant unique dans les années 79 à celle plus récente de faire trois enfants,  il ne perd pas, hélas, de son actualité ce nouveau spectacle est tout aussi nécessaire et pertinent que l’ancien.

En traduisant par des manipulations de tissus, tantôt déployés, tantôt ramassés en grosses boules, on perçoit l’alternance  entre ces moments de vie exposées au fardeau de l’enfant qu’il faut porter dans son ventre puis  au problème de l’accouchement, sans oublier les nombreuses tâches que toute femme se doit d’accomplir comme s’occuper du linge, le laver, l’étendre, le plier, le ranger, nourrir la famille, et l’alternance avec ces moments de grâce, de répit où l’on peut goûter à la liberté, tissus déployés qu’on fait voltiger  et corps en bondissements, extensions, courses et cavalcades, danse pour exprimer le désir de liberté, la nécessité de la revendiquer et de la vivre de temps à autre pour survivre.  Comme l’illustre cette bataille de polochons qui jaillit soudain entre elles.

Moments de paroles, moments de danse se succèdent ou s’interpénètrent. La même complicité, la même énergie parcourent ces prestations autant esthétiques que politiques, témoignant d’un engagement souligné par les images vidéo de manifestations de femmes, trop souvent réprimées (vidéo Rémi Crépeau).

Un spectacle intelligent et sensible qui alerte sur la condition des femmes encore bien malmenées dans le monde malgré toutes les prises de position en leur faveur qui ne cessent de se multiplier.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du14 mars au Maillon

Le Rendez-vous

Tout est pensé, tenu, sensible dans le one-woman-show de Camille Cottin qui interprète l’adaptation de ce roman très spécial « Jewish Cock » de Katharina Volckmer traduit de l’anglais par Pierre Demarty et mis en scène par Jonathan Capdevielle.


Avec une audace et un humour pleins d’aisance, la comédienne se met dans la peau de cette jeune femme qui habite Londres et se trouve dans le cabinet du gynécologue, le docteur Seligman pour se faire placer un pénis circoncis car depuis son enfance elle est préoccupée par son problème de genre. Mais il n’y a pas que cela qui la hante, ce sont, entre autres, ses origines allemandes.

© Aloïs Aurelle

Profitant en quelque sorte de cette position allongée durant l’intervention et du fait que le médecin penché sur son ventre ne voit pas plus son visage qu’elle ne voit le sien, elle se livre à des confidences concernant ses fantasmes où elle s’imagine intime avec Hitler, un comble pour elle qui est obsédée par la shoah. C’est drôle et frôle le standup quand elle évoque avec naïveté et sincérité ces « hallucinations » contraires à ce qu’elle pense vraiment. Une révélation en entraînant une autre, ce flot de pensées l’amène à évoquer cette enfance durant laquelle la féminité telle que sa mère la représentait la dégoûtait, et là elle ose évoquer la cicatrice de la césarienne sur son ventre, vestige de ce qui a présidé à sa naissance, comme ses recommandations sur la manière de s’asseoir quand on est une fille, c’est-à-dire sans écarter les jambes car c’est indécent et provocateur.

Si le propos a de quoi nous surprendre car il  aborde encore bien des sujets, son allusion à la peur du vibromasseur électrique, qu’elle pourrait commander auprès d’un fabricant japonais de sex-toys, son histoire d’amour avec K rencontré dans les toilettes publiques réservées aux hommes, histoire qui lui fait prendre conscience que, décidément, elle ne liera jamais sa vie à celle d’un homme, elle se défaussera quant au suicide de celui-ci après leur rupture, son obligation de consulter un psy car elle a  planté une agrafe dans l’oreille d’un collègue et a été du coup mise à pied, sa relation avec Jason le psy en question, ce qui lui permet de rapporter  au docteur Seligman, les histoires  salaces qu’elle déblatère pour faire de sa thérapie, un ramassis de mensonges outranciers et par là -même de critiquer la méthode, enfin ,le récit concernant son arrière-grand-père , chef de gare dans la petite gare de Silésie qui voyait passer les trains se rendant à la gare suivante, celle d’Auschwitz… si toutes ces considérations bâtissent le portrait d’un être original, c’est la mise en scène et le jeu de la comédienne qui rendent ses dires audibles et construisent ce personnage exceptionnel .

C’est dans l’obscurité qu’on percevra ses premiers mots avant que, dans la lumière on voit apparaître ses deux jambes écartées gainées de rouge, le reste du corps étant dissimulé par l’immense rideau bleu violet qui tombe des cintres. Très vite on la voit surgir portant combinaison de latex rouge et short militaire. La guerrière est en place pour ce show d’une heure et demie au cours duquel elle ne cesse d’aller et venir, se dissimulant derrière les tentures, se roulant sur l’amas de tissus qui occupe le centre du plateau, et qui bouge et se soulève comme un ventre qui respire. (Scénographie Nadia
Lauro ). En perpétuel mouvement, elle balance son texte prenant le médecin à témoin de ses dires, l’interpellant pour  qu’il l’approuve, c’est Jonathan Capdevielle, le metteur en scène qui parfois lui répond laconiquement depuis la régie. L’évocation des péripéties de sa vie la conduit à changer de posture, de tenues, elle peut apparaître en petite robe de jeune fille ou en petit Jésus automate, (costumes Colombe Lauriot Prevost) esquisser une marche au pas de l’oie ou danser éperdument en faisant de grands moulinets avec son bâton de danse. (Chorégraphie Marcella Santander)

Un travail physique très suggestif et souvent plein d’humour pour ces paroles dites sans retenue, cette marche pour se libérer du passé et construire sa véritable identité quoiqu’il en coûte.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 11mars, TNS

En salle jusqu’au 22 mars

Une prodigieuse passacaille

En à peine plus d’une semaine, les concerts de l’OPS ont affiché deux beaux programmes, associant grandes œuvres du répertoire et solistes de renom : le pianiste Alexandre Kantorow et la violoniste Simone Lamsma. Invitée pour la première fois à Strasbourg, Oksana Lyniv dirigeait l’un des deux concerts.


A moins de trente ans, Alexandre Kantorow est un jeune pianiste bardé de premiers prix de concours, de diapasons d’or et d’autres récompenses discographiques, notamment pour ses poignantes interprétations de l’oeuvre pianistique du jeune Brahms. Jouant dans les grandes salles du monde entier, tant comme soliste que comme concertiste, il a aussi fondé le festival des Rencontres musicales de Nîmes avec le violoncelliste Aurélien Pascal et la violoniste Liya Petrova, particulièrement appréciée lors de son récent passage à Strasbourg. On était donc très curieux d’entendre Kantorow dans un répertoire différant quelque peu de celui dans lequel il s’est, jusqu’à maintenant, fait connaître.

Datant de 1806, le quatrième concerto pour piano et orchestre de Beethoven fait partie, avec la quatrième symphonie, de ses œuvres les plus solaires et les plus enjouées, avec un premier mouvement d’une très grande fluidité mélodique. Dès l’entrée du thème principal au piano, on est quelque peu surpris de l’ambiance statique et sombre que notre soliste suscite d’emblée, quand on y entend habituellement celle d’un éveil lumineux. L’orchestre lui répond immédiatement sur un rythme un peu martial, avec des timbres à la verdeur accentuée par un recul assez audible du registre grave. Histoire de se rassurer, on se dit que le retour du piano va corriger cette impression première, mais il n’en sera rien. Contre toute attente, l’ensemble de ce premier allegro, jusque dans la cadence du soliste, demeurera dans une atmosphère d’introversion intimiste et pour le moins rigide. L’étonnant second mouvement, où piano et orchestre évoluent chacun de leur côté avant de finir par se rejoindre, sera joué sans mystère ni engagement, avec des coups d’archets peu expressifs et un jeu pianistique assez indifférent. Quant à l’exubérance du rondo final, elle a surtout fait entendre des accents guerriers quelque peu agressifs.

Deux bis, l’un consacré à Brahms, l’autre à Stravinski nous ont fait retrouver le Kantorow que l’on aime. Dans le magnifique intermezzo de l’opus 117, on admire la beauté du toucher et le naturel de l’inspiration. Avec le mélange de poésie et de virtuosité déployées dans le finale de l’Oiseau de feu (dans sa réduction au piano), il semble insurpassable. Kantorow au meilleur de lui-même !

En deuxième partie de ce concert ayant débuté par Shadows of Stillness, une courte pièce, picturale et assez joliment colorée, de la jeune compositrice slovène Nina Senk, figurait la quatrième symphonie de Johannes Brahms, son avant-dernière grande oeuvre pour orchestre créée en 1885, avant le double concerto pour violon et violoncelle deux ans plus tard, les dernières années n’étant plus consacrées qu’à la musique de chambre et à quelques pièces vocales. Là encore, on était curieux d’entendre Aziz Shokhakimov dans un répertoire où, à l’exception d’un Requiem allemand la saison dernière, on ne l’a guère entendu depuis sa prise de fonction à Strasbourg. Bien mieux que lors du requiem, on eût une interprétation assez originale et une bien belle exécution orchestrale (supérieure, semble-il, ce soir du 27 février à celle du concert de la veille). Certes, les mélomanes accoutumés aux voluptés sonores de l’orchestre philharmonique de Berlin, que ce soit avec Karajan, Abbado ou Rattle auront pu être surpris de cette approche fondée sur des attaques assez vives, des notes assez courtes, des phrasés anguleux et une certaine verdeur de timbres. L’aspect élégiaque et automnale de cette symphonie recule quelque peu au profit d’une dimension plus conflictuelle et tourmentée, particulièrement audible dans le mouvement lent et la passacaille finale. Cette grande œuvre tolère, à vrai dire, bon nombre d’approche et d’autres grands chefs, comme Carlos Kleiber ou David Zinmann, ont eux aussi déployé dans Brahms cette esthétique sonore que l’on peut appeler toscaninienne. On est par ailleurs reconnaissant à Shokhakimov d’avoir opté pour le grand orchestre car, à la différence de Beethoven, Schubert, Schumann ou Mendelssohn, tous les essais ‘’historiquement informés’’ d’effectifs orchestraux resserrés ne se sont pas montrés très concluants dans la musique de Brahms.

Il a bien fallu quelques minutes, environ le temps de l’exposition, pour que le jeu un peu ‘’brut de décoffrage’’ de l’orchestre cède la place à une cohérente énergie, formant un solide rempart contre le penchant mélancolique de l’oeuvre. Après le second mouvement andante, plus tourmenté que contemplatif, l’allegro giocoso emporte tout sur son passage, enchaînant sur une prodigieuse passacaille, mise en valeur par tous les vents solistes et soulevée par un orchestre chauffé à blanc, d’une cohésion hors du commun. Cette manière tempétueuse sied particulièrement à cette extraordinaire succession de trente cinq variations où Brahms, dans la lignée de Bach et de Beethoven, confirme ses qualités de grand maître du genre.

S’il est donc des œuvres, comme cette quatrième de Brahms, qui acceptent parfaitement une grande pluralité d’approches, il s’en trouve en revanche dont le sens demeure plus univoque et doit être fixé par l’interprétation. C’est le cas de cette seconde symphonie de Schumann qui figurait en seconde partie de concert le soir du vendredi 7 mars, sous la conduite d’Oksana Lyniv. A rebours des quelques grands interprètes de cette symphonie que sont Georges Szell, Léonard Bernstein, Herbert von Karajan, Wolfgang Sawallisch, Nikolaus Harnoncourt, Yannick Nézzet-Seguin, il s’en trouve beaucoup d’autres n’ayant apparemment pas saisi son irréductible fébrilité intérieure, sa combativité, sa puissante atmosphère maniaco-dépressive. La jouer dans l’optique d’un juste milieu aimable et nourri de bonnes dispositions lui enlève à peu près tout ce qu’elle a d’essentiel. Artisan d’une belle intégrale Schumann sur instruments d’époque, un chef comme John Eliott Gardiner ne nous propose pas moins une seconde symphonie, certes d’une grande beauté sonore mais dépourvue de tout engagement vital. C’est une approche similaire qui se faisait entendre sous la baguette, au demeurant méticuleuse et attentionnée, d’Oksana Lyniv.

Dans ce violent combat entre mélancolie plombante et effort vital pour la surmonter qui traverse tout le premier mouvement, jamais la mayonnaise ne prend du fait d’une douceur générale, celle des attaques, des accents, des forte. Les quelques beaux cantabile qui, ci ou là, se font entendre sont, dans pareil contexte, tout à fait anecdotiques. Le très regretté Giuseppe Sinopoli, médecin-psychiatre en même temps que compositeur et chef d’orchestre, savait quant à lui faire entendre le coeur battant de cette musique ! En dépit d’un tempo soutenu, le scherzo, moment maniaque s’il en est, se contente de phrasés confortables, proches d’un menuet et prévient tout espèce d’incendie dans la coda. Faire du splendide mouvement lent le motif d’une simple déploration revient à colmater les abîmes de cette musique ! Quand au dernier mouvement allegro vivace, joué avec rondeur, souplesse et une puissance des plus retenues, il ne restitue pas le caractère artificiel de cette joie excessive, retrouvée mais fragile, suscitée par aucun mobile extérieur, n’étant que le retour inopiné d’une santé intérieure momentanément recouvrée.

Concert du 7 mars avec la cheffe Oksana Lyniv et la violoniste Simone Lamsma
Photo Grégory Massat

Ce concert, donné en unique soirée, avait commencé par une fort belle exécution du Prélude de l’acte 1 de Parsifal, témoignant des talents wagnériens d’Oksana Lyniv, première femme invitée à diriger à Bayreuth. Le quatuor à cordes de l’orchestre et la trompette solo de Jean-Christophe Mentzer campent un début splendide, d’une atmosphère très prenante, qui se maintient jusqu’à la dernière mesure. Le mitan de cette ouverture donne, encore une fois, l’occasion de se réjouir de la très haute qualité des pupitres de cuivre dont nous disposons à Strasbourg. Venue il y deux ans pour le premier concerto de Shostakovitch, la violoniste Simone Lamsma, encore jeune mais reconnue sur la scène internationale, est ce soir-là soliste d’une autre grande œuvre du 20e siècle, le concerto du finlandais Jean Sibelius, composé en 1903-1904 et dont la version définitive date de 1905. Avec les moyens violonistiques qui sont les siens, notre soliste invitée soulève l’enthousiasme d’une salle qui, du coup, l’applaudit entre chaque mouvement. Reste toutefois à savoir si un jeu aussi démonstratif et extraverti exprime vraiment l’austérité sombre et minérale de ce concerto. Conduit par Oksana Lyniv, l’orchestre ne se contente pas d’accompagner et joue sa partition dans un esprit bien plus proche de l’oeuvre.

Michel Le Gris

Reine Mère

un film de Manèle Labidi

Confirmant depuis Un divan à Tunis son sens de la comédie et du rythme, allié à un regard acéré porté sur notre société, Manèle Labidi signe avec Reine Mère un film drôle, original et salutaire en ces temps obscurs du rejet de l’autre.


Nécessaire sans doute quand on apprend qu’avant même la sortie du film, la réalisatrice a essuyé des critiques incendiaires de son film sur les réseaux sociaux, quand ce ne sont pas des insultes. Les questions posées lors des avant-premières où elle se rend pour présenter son film sont parfois renversantes de bêtise. Depuis les années 90, période à laquelle son film se déroule, la parole s’est décomplexée et dès lors, les gens ne se cachent plus pour afficher leur racisme. On croit voir un film « d’époque » – c’était il y a 40 ans – et Reine Mère est bien d’actualité.

Heureuse idée que d’avoir réuni Camélia Jordana et Soufiane Zermani, les parents de Mouna, scolarisée dans leur quartier parisien qu’ils ne veulent pas quitter alors que le propriétaire veut récupérer leur appartement. Le parcours du combattant pour trouver un logement est édifiant et répond à la question de la « ghettoïsation » dont font les frais les immigrés qu’il faut regrouper ensemble, le plus loin possible des centres villes. En ces années 90, avec la montée du parti du Capitaine Crochet et la guerre du Golfe, les arabes sont non persona grata. On voudrait que ce couple n’ait pas d’enfants ou bien qu’il soit italien ! Amor (Soufiane Zermani) est parfait dans son rôle de mari amoureux de sa femme et désespéré de leur situation. Comparé par la réalisatrice elle-même à Vittorio Gassman, il a une intensité de jeu remarquable. Quant à Camélia Jordana dans le rôle d’Amel, comparée quant à elle à Anna Magnani, elle a une fougue, une détermination et une énergie du personnage indomptable qu’elle incarne qui se refuse à se laisser piéger dans un déterminisme social assigné. Si elle doit être femme de ménage, ce sera sans blouse, en talons et auditrice libre de cours d’histoire à la fac où elle est employée.

Manèle Labidi a puisé dans ses souvenirs d’enfance et n’a pas voulu faire un film autobiographique mais une « biomythographie » (selon Audre Lorde). Déjà Freud en personne s’invitait sur le divan de Tunis. Ici, c’est Charles Martel qui surgit dans la cour d’école de Mouna et dans l’appartement familial. Seule Mouna le voit depuis qu’elle a entendu cette phrase terrible : « Charles Martel a arrêté les Arabes à Poitiers » ! C’était en 732. Comme le dit la réalisatrice, quand elle était au CM1, cette phrase a éveillé un grand malaise chez elle et la prise de conscience qu’elle était arabe. Comment vivre avec ce sentiment dans la France de Chirac qui parle des « odeurs » … ? Charles Martel devient son ami imaginaire, Damien Bonnard, inénarrable dans sa cote de maille avec sa couronne sur la tête. Le film est poétique et plein de fantaisies, avec des morceaux de comédies musicales. Damien Bonnard, faisant des claquettes ou maquillé comme une poupée vaut le détour. Plus sérieusement, Charles Martel a été réhabilité pour la mémoire nationale au moment de la colonisation de l’Algérie. Il est une image fantasmée de la société française, loin de la vérité historique. Consulté pour le film, l’historien et auteur d’un livre sur Charles Martel, William Blanc, s’interroge sur la force symbolique du personnage : « Est-ce un spectre qui hante l’hexagone comme le reflet d’un passé et d’un présent dérangeant ? Ou bien symbolise-t-il un apaisement possible et une meilleure compréhension de l’autre ? » Le spectateur tranchera.

Elsa Nagel

Le système Victoria

un film de Sylvain Desclous

Les romans d’Eric Reinhardt sont inspirants pour le cinéma. L’adaptation de l’Amour et les forêts par Valérie Donzelli a été un succès. Le système Victoria, dès sa parution en 2011, avait séduit Sylvian Desclous au point de contacter l’auteur. Le temps a passé, le projet d’une adaptation s’est fait jour et avec le romancier, ils ont coécrit le scénario. Comme souvent les bonnes adaptations, il s’agissait de trahir le roman. Le lecteur se plaira à découvrir comment le roman a été revisité et de voir derrière les personnages de David et Victoria, Damien Bonnard et Jeanne Balibar.


Il est dit que les prénoms ont une influence sur la construction de ce que nous sommes, sur notre personnalité. Victoria incarne la réussite toute puissante d’une DRH très influente. La rencontre est étonnante entre elle et David. Il tombe sous le charme de cette femme qui parle aussi bien le chinois que l’allemand, qui manage sa vie avec une liberté et un contrôle qui le subjuguent. Et surtout, elle le comprend et elle devine son parcours de brillant jeune architecte qui se retrouve à exercer le métier alimentaire et schizophrénique de chef de travaux pour la construction d’une tour dans le quartier de la Défense, lui qui rêve de maisons écologiques inscrites dans le paysage. Un homme frustré donc, séparé de sa femme, en mal de communication avec sa fille et humilié par ses patrons qui exigent à la fois des économies sur le budget et un rendu de l’édifice dans les temps. Aucun retard ne sera admis.

L’humiliation, le manque de respect et de reconnaissance sont le quotidien de David qui évolue dans un univers de béton, de fer et de poussière et même les fenêtres n’offrent pas d’échappées ; dans les vitres, le reflet des personnages, un monde comme une prison qui renverrait à leur espace mental, enfermés dans un système sur lequel ils n’ont pas de contrôle. Ils sont dans un rapport hiérarchique et d’intérêts. Quand David en fait le reproche à Victoria, incarnation de ce système, elle lui rétorque que lui aussi est un petit chef qui donne des ordres. Personnage complexe et ambigu, elle est une énigme pour David qui la questionne, notamment sur sa sexualité qu’elle vit avec la même liberté. Mais dit-elle la vérité ou bien ce qu’il veut entendre ? Qui est-elle ? Femme amoureuse ou fine calculatrice ? Femme mariée, femme adultère. Qui est son mari ? Qui est son amant ? Amusants caméos de deux hommes biens connus de la scène littéraire.

Pour Sylvain Desclous, nulle autre actrice que Jeanne Balibar avec son phrasé particulier, la manière de se mouvoir, ne pouvait mieux incarner les facettes contraires et contrastées qui composent Victoria. Damien Bonnard est le « man next door » « à la force tranquille et bonhomme » alliée à une sensibilité qui le rend touchant. Est-ce dire que Victoria est la méchante de l’histoire ? Ils appartiennent à deux mondes différents, deux classes sociales antagonistes et leur liaison improbable fait se confronter deux systèmes de pensée inconciliables si ce n’est qu’entre les deux s’exerce une attraction irrésistible qui conduit à tous les possibles.

Comment retourner le destin ? Inopinément, la fin du film réconcilie avec le genre humain et la capacité à encourager qui a le projet d’un monde à réinventer. L’espoir n’est pas vain de trouver sa place, d’être à la bonne place.

Par Elsa Nagel