A travers son roman bouleversant, Theodora Dimova raconte la
tragédie d’une Bulgarie écrasée par le communisme.
Les cimetières servent à honorer les morts. Mais c’est bel et bien les
vivants qui les hantent, avec leurs souffrances et leurs douleurs. Si
l’Histoire s’y lit sur les pierres, celles qui se trouvent dans le cœur
des femmes de Theodora Dimova racontent toutes la même histoire.
Celle d’une Bulgarie écrasée sous le joug communiste.
Quatre femmes errent dans les travées de cet immense cimetière
national ouvert le 9 septembre 1944 lorsque les communistes
libérèrent la Bulgarie et procédèrent à des purges qui frappèrent les maris de ces femmes. Ils étaient journalistes, prêtres, patrons.
Théodora Dimova dépeint ainsi de sa plume trempée dans l’âme
humaine, l’insidieuse mécanique qui fabrique les coupables.
Arrestations en pleine nuit, jugements sommaires et exécutions
pour les hommes. Déportations, expulsions et privations pour les
familles. Dans cette nuit « sombre et glaciale » qui recouvre la vie de
Raïna et des autres, il n’y a plus d’échappatoire. La fosse est ouverte.
On y jette corps et espoirs.
Dans ces tombes de papier, Théodora Dimova nous conte avec
émotion ces vies volées, anéanties qui se transmettent tels de
funestes héritages. Ainsi, la perte d’un être cher, d’un mari, d’un père
vous poursuit tel un spectre. Cette malédiction se transmet de
génération en génération, instillant le poison de la culpabilité. « Je ne
fais que te gêner, maman, je ne fais que te rappeler mon père (…) Je
t’empêche de l’oublier, je t’empêche de vivre, de rire, d’être joyeuse, je
t’empêche de vivre. Et je ne sais que faire pour ne pas te gêner. Je ne sais
pas comment disparaître, maman ». Ces mots magnifiques de la petite
Alexandra, petite-fille de Raïna, dépeignent ainsi toute la détresse
de ces générations écrasées par le poids de l’Histoire et de son
injustice.
Récit de peur, Les Dévastés est aussi un magnifique livre d’amour,
profond, de granit, planté au milieu de la douleur et de la fatalité.
Une ode à l’amour et à la solidarité, celle-là même qui leur a été
refusée. La célébration d’un courage puisé au fond de ces cœurs qui
semblaient si faibles avant l’épreuve. Roman sur la résilience
féminine, Les Dévastés célèbrent également les hommes, leur force
de conviction et d’entraînement.
Livre d’espoir enfin pour celui d’une justice qui finit par arriver après
avoir été entretenue tel un feu sacré même s’il a corrodé les cœurs
jusqu’à en faire des pierres. « Au lever du jour, nous, un grand nombre
de femmes, nous nous rassemblerons devant les portes de fer du
cimetière. Elles seront encore fermées. Nous attendrons que le gardien les
ouvre. D’autres et encore d’autres femmes afflueront, certaines avec des enfants, d’autres seules » lance ainsi Raïna dont les mots se veulent à
la fois promesse et résistance aussi bien aux défunts qu’à l’Etat.
Solitude destructrice dans laquelle ces régimes vous enferment,
détruit les consciences jusqu’à l’inconscient. Malgré cela, malgré
l’injustice, les privations et la déportation, ces épreuves n’éteignent
jamais ces cendres virevoltantes au-dessus de la fosse. Dimova
transforme ainsi ces sorcières rouges en phénix.
Les cimetières sont des lieux de mémoires. Pour se souvenir. Pour ne
pas oublier. D’une fosse commune anonyme, Dimova en a fait, avec
ce livre, un prodigieux mémorial.
Par Laurent Pfaadt
Théodora Dimova, Les Dévastés
Aux éditions des Syrtes, 240 p. 2022