La faucille et le piolet

Cédric Gras raconte dans deux ouvrages passionnants ce que la conquête de l’Everest représenta pour les pays communistes

Un sommet à atteindre. Comme les échecs et la musique classique, l’alpinisme devint, dans les pays communistes, avant et après la seconde guerre mondiale, un enjeu géopolitique et un moyen de prouver à la face du monde, la domination de l’idéologie communiste.


Caravane des Abalakov sur l’Inyltchek
Copyright Lorenz Saladin

En Union soviétique, cette obsession se trouva incarnée par deux frères : Evgueny et Vitali Abalakov. En 1933, Evgueny Abalakov gravit le pic Staline (aujourd’hui pic Ismaïl Samani haut de 7495 mètres) tandis que son frère Vitali réussit en 1934, l’ascension du pic Lénine, aujourd’hui pic Abu Ali Ibn Sina au Tadjikistan (7134 mètres). Les deux hommes devinrent alors des héros soviétiques avant que deux ans plus tard, Vitali Abalakov ne soit victime de la grande terreur. Celui qui avait célébré la gloire, un piolet à la main, du petit père des peuples se retrouva envoyé en prison. C’est ce que raconte Cédric Gras, féru d’alpinisme et auteur de nombreux ouvrages sur l’espace soviétique dans ce livre incroyable récompensé par le prix Albert Londres 2020. Pour cela, l’auteur est allé rechercher dans les archives du NKVD les documents permettant de retracer les incroyables destins des frères Abalakov.

En 1936, les deux frères effectuèrent ensemble l’ascension du terrible Khan Tengri, point culminant du Kazakhstan situé à 7010 mètres d’altitude en compagnie d’un photographe suisse et sympathisant communiste, Lorenz Saladin qui immortalisa leurs exploits avant de mourir quelques heures après la descente. Une expédition difficile qui allait coûter à Vitali, dix phalanges et deux années de sa vie pour avoir emmener, soi-disant à l’étranger, Lorenz Saladin. Si la raison de sa chute (politique) reste encore obscure, Cédric Gras montre qu’elle s’inscrivit dans une purge qui précipita 50 % des principaux alpinistes soviétiques, représentants d’un sport qui a longtemps été considéré comme bourgeois. A son retour sur les pentes des sommets du Caucase, Vitali était devenu une légende mais à quel prix.

Au lendemain de la mort d’Evgueny Abalakov en 1948, la Chine, devenue à son tour communiste, comprit elle aussi tout le prestige qu’elle pouvait tirer de l’alpinisme. Engagé dans cette même cordée littéraire, Cédric Gras s’est ainsi lancé, avec ce nouvel ouvrage, sur les pas de ces alpinistes de Mao. Et si les frères Abalakov avaient été les agents de propagande de Staline, ce n’était rien en comparaison de ceux qui gravirent les pentes nord du Qomolangma (nom chinois de l’Everest) pour le compte du Grand Timonier. Cédric Gras n’hésite pas à parler de fanatisme et raconte que l’alpinisme selon Mao Zedong ne fut pas seulement « une affaire de gloire et d’exploit patriotique » mais participait d’une « conquête militaire d’un territoire jusqu’à ses éminences les plus vertigineuses ». Ce territoire s’appelait bien évidemment le Tibet.

L’auteur revient tout particulièrement sur cette expédition des 24 et 25 mai 1960 qui vit plusieurs alpinistes atteindre le toit du monde. Une expédition qui suscite toujours de sérieux doutes notamment en l’absence de photos. Enquêtant jusque dans les montagnes chinoises, Cédric Gras découvrit notamment dans club d’alpinisme du Sichuan, les mémoires de l’un des trois alpinistes ayant dompté le Qomolangma. Or surprise, les pages consacrées à l’ascension de 1960 ont été arrachées.  De quoi nourrir un peu plus un soupçon formant le mystère de ce livre passionnant.

Par Laurent Pfaadt

Cédric Gras, Alpinistes de Staline
Chez Points, coll. Points aventures 264 p.

La collection Points aventures fête cette année son dixième anniversaire, à relire l’article que nous lui avons consacré :http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/une-aventure-de-dix-ans/

Cédric Gras, Alpinistes de Mao, Stock, 298 p.

A lire également le très beau livre Combinats de Cédric Gras et Maurice Schobinger paru aux éditions Noir sur Blanc :

La conquête de l’Everest par les Chinois est également à retrouver dans le livre de Jean-Michel Asselin, Histoire de l’Everest, Glénat, 192 p.