Archives de catégorie : Scène

Valentina

Sommes-nous proches ou loin, avec cette nouvelle création de Caroline Guiela NGuyen du « Saïgon » qui lors de sa création nous avait tant bouleversés que chaque occasion de le revoir fut un bonheur. Proches sans aucun doute de cette dimension humaine qui est la marque de ses créations, éloignés, peut-être parce qu’on n’atteint pas dans ce nouvel opus la dimension insurpassable de la tragédie historique qui sous-tendait « Saigon » pour se référer ici à un genre qui flirte avec le conte, entrecroisant des éléments propres à ce genre avec ceux plus prosaïques du reportage.


© Jean-Louis Fernandez

Alors commençons par la formule adéquate « il était une fois » et faisons advenir les protagonistes de base dans cette histoire, un père, une mère et leur fillette, Valentina. D’emblée un obstacle s’érige sur leur chemin, le cœur malade de la mère qui oblige à une séparation, le père restant au pays, en l’occurrence la Roumanie, la mère et la fille s’installant à Paris pour y trouver les soins appropriés. Surgit immédiatement le deuxième obstacle, celui de la langue française que ni l’une ni l’autre ne parlent et la mise en place d’un personnage hostile la cardiologue, femme pressée, technicienne du cœur, dépourvue d’écoute, de sensibilité, d’humanité et qui, par là même, transforme la petite Valentina en héroïne, priée d’apprendre vite le français pour devenir traductrice, médiatrice du médecin. En contrepartie, apparaît le personnage aidant, la directrice de l’école, pleine de bienveillance à l’égard de cette enfant dont le comportement et les absences l’intriguent, elle est secondée par le cuisinier roumain qui permet les échanges en assurant la traduction, elle va donc pour la soutenir lui confier « le gros nounours » à emporter à la maison ce qui ravit Valentina.

 Ainsi se met en place le déroulement d’un conte réaliste au cours duquel alternent les séquences qui ont lieu dans le cabinet de la cardiologue et celles qui se passent à l’école, les premières devenant de plus en plus violentes, le médecin allant jusqu’à confier à l’enfant la responsabilité de garder jour et nuit le »bip » qui pourrait annoncer la possibilité d’une implantation cardiaque, seule possibilité de sauver sa mère, les secondes comportant de plus en plus de mansuétude.

Comme Valentina apprend vite le français, elle prend en quelque sorte le pouvoir sur les communications et entre dans les dires opportunistes qui l’arrangent, mentir pour la bonne cause ne lui pose pas de problème et elle s’enferre dans le mensonge refusant de dévoiler la gravité de la situation. Au terme de ce périple, mère et fille se retrouvent à demander au médecin qu’on en finisse avec cette attente épuisante et c’est là que le happy end se produit, comme par miracle, le cœur de la mère se met à battre normalement alors que celui de Valentina s’effondre mais qu’elle, en tant qu’enfant, devenant prioritaire pour la greffe n’en mourra pas.

Cet échange de don de vie confère une dimension christique, religieuse à cette histoire qui échappe à la pure réalité sociologique par ailleurs très présente dans les nombreuses séquences du spectacle et souligne la pertinence d’une scénographie signée Alice Duchange juxtaposant la niche fleurie, véritable icône qui honore une vierge à l’enfant et un cœur vivant avec l’intérieur d’un lieu de vie ordinaire comportant table et chaises et celui d’un simple bureau pour les consultations et les rencontres à l’école.

Ce qui est manifestement séduisant dans ce spectacle c’est la qualité de jeu des comédiens  dont deux ne sont pas professionnels, Loredane Iancu qui interprète la mère avec beaucoup de sensibilité et sa fille Angelina Iancu en alternance avec Cara Parvu, des fillettes qui sont remarquables par leur naturel et l’audace dont elles font preuve dans ce rôle complexe, elles sont accompagnées par deux excellents musiciens, violonistes qui tiennent aussi le rôle de personnages, Paul Guta qui fait le père et Marius Stoian, le cuisinier de l’école, traducteur selon les circonstances, et par la comédienne Chloé Catrin qui  passe avec aisance du personnage du médecin à celui de directrice d’école, deux personnalités antinomiques. Tous font preuve d’authenticité, de justesse dans leur prestation et réussissent à émouvoir le public qui les a ovationnés.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 avril au TNS

En salle jusqu’au 3 mai

Romàland

Dans le cadre de « Corps politiques » initié par Le Maillon et en coopération avec le Conseil de l’Europe dans le cadre du mois Opre Roma et Onassis Stegi, cette prestation loin de se vouloir spectaculaire s’inscrit comme documentaire mettant en avant le témoignage de ces belles personnes venues de Grèce nous parler de la condition des Roms qui, là-bas comme ici, comme partout, subissent une discrimination liée à leur mode de vie impliquant une liberté souvent mal vue et mal comprise par la population majoritairement sédentaire des pays où nous vivons.


@ Andreas Simopoulos for Onassis Stegi

Sans nous prendre à partie, les metteurs en scène Anestis Azas et Podromos Tsinikoris nous amènent avec ironie à prendre conscience de nos préjugés concernant les gens du voyage. D’entrée de jeu, par exemple, le présentateur Avraam Goutzeloudis vient décrire la scénographie, (Décor et costumes Dido Gkogkou) faisant remarquer avec humour qu’elle ne comporte que les éléments typiques de leurs campements et montre la cabane en bois, la chaise en plastique, le panneau de pub déglingué et bien sûr, la guitare, sans oublier les touffes d’herbe et les rochers puisque les installations se font dehors.

C’est dans ce cadre attendu que les comédiens Angeliki Evangelopoulou, Theodosia Georgopoulou, Melpo Saini, Giorgos Vilanakis viennent raconter des événements qui ont marqué leur vie, tous soulignant les nombreuses difficultés auxquelles ils se sont heurtés qu’il s’agisse du travail, ou des lieux de résidence, des confrontations avec les autorités. Avec beaucoup de simplicité et de naturel ils viennent vers nous, des images sont projetées sur l’écran, (vidéo Oliwia Twardowskal) le guitariste George Dousos (musique et son Panagiotis Manouilidis) accompagne de ses accords certaines interventions auxquelles se mêlent parfois chant et danse mais sans que jamais on ne tombe dans le folklore facile ou le misérabilisme, l’authenticité étant de mise dans ce spectacle qui  conduit de façon fort nécessaire à l’éveil ou au réveil des consciences.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 3 avril au Maillon

Rectum Crocodile

C’est un spectacle qui donne beaucoup à voir et à entendre, qui s’offre comme un défilé de personnages magnifiquement costumés, maquillés, l’auteur n’en est-il pas Marvin M’toumo, créateur de mode, déjà célèbre en raison de son précédent spectacle » Concours de larmes » monté en 2022 avec sa Cie Hibiscus culturist. C’est lui qui signe la mise en scène, la scénographie et bien sûr, les costumes.


© Albane-Durand-Viel

Sur le tapis vert agrémenté de quelques bouquets de plantes un catwalk s’illumine (création lumière Alessandra Domingues) pour le passage des personnages annoncés par la voix off d’un enfant qui semble lire un conte.  Comme il se doit dans ce genre littéraire apparaissent d’abord des animaux, le coq, le chat, le chien tous représentés par des comédiennes vêtues de justaucorps académiques imitant leur pelage marchant à quatre pattes et portant sur leur fessier les masques de ces animaux, imitation burlesque, carnavalesque, hommage aux carnavals caribéens, rappelons que l’auteur Marvin est né à La Guadeloupe. Quant aux oiseaux, ils sont merveilleusement incarnés par des comédiennes en talons hauts, portant jupettes en plumes blanches et brandissant sur leurs seins des becs longs et pointus. Tous poussent les cris propres à leur espèce, y glissant une sorte de provocation quand ils grimacent vers le public.

Puis c’est le défilé des femmes toutes si belles, élégantes dans leurs robes bustiers amples ou serrées aux couleurs chatoyants qu’elles captivent le regard. Elles viennent porteuses des récits évoquant les tourments et sévices subis par leurs ancêtres dans ces terres coloniales où ils étaient les esclaves de maîtres dominateurs, exigeants et sans pitié. Elles parcourent le plateau en grandes enjambées, le regard fixé sur les spectateurs directement interpellés par ce réquisitoire plein de ressentiment pour ces histoires vécues dont elles portent parfois avec grandiloquence la mémoire. La musique (Vica Pacheco et Baptiste Le Chapelain) toujours très forte rythme ces prestations qui s’accompagnent aussi de danses. Après la rencontre avec la mère tenant dans ses bras le bébé cacao (un baigneur en celluloïd) dont l « l’urine » -chocolat est distribuée dans de petites tasses offertes à quelques spectateurs, nous entendrons les cris de peur de la jeune femme qui s’est enfuie de la plantation et que les chiens poursuivent puis le chagrin et l’humiliation de la jeune femme amoureuse de son maître qui l’a repoussée.

Mais d’autres femmes défileront sur le plateau plus agressives et revendicatives, dont l’une tout en dansant pointe une épée vers le public et mime les vengeances souhaitées et elles ne sont pas tendres, torrents de boue, déluge, oiseaux déchirant de leurs becs ceux qui occupent ses rêves, ses oppresseurs.

Vient enfin « le cocotier », un long poème pamphlétaire déclamé par la jeune femme portant bustier en jute et jupette en paille garnie de larges feuilles « je suis le cocotier » clame-t-elle et fusent dans chaque strophe les imprécations  contre les tenants de cette civilisation où règnent » vos dirigeants brutaux, vos méchants fachos, affreux jojos », ajoutant entre autres textes virulents « Je suis le cocotier, et mon chien chien chowchow, vous montre les crocs, vous mord les os, vous qui avez tué les peuples locaux pour l’or des banco, pour du choco, pour du tabasco », une diatribe accusatrice et satirique déversé sur ce public placé en quadri frontal qui se voit  la recevoir sans ménagement  et peut en mesurer les effets sur les visages de ceux placés en vis-à-vis.

Si l’engagement des interprètes et leur virtuosité ne font aucun doute avec Davide-Christelle Sanvee, Elie Autin, Grace Seri, Amy Mbengue, Djamila Imani Mavuela, Marvin M’ toumo et que tout spectacle se revendiquant de l’anticolonialisme ne peut qu’obtenir notre adhésion, il n’en reste pas moins vrai que nous sommes restés à distance, ne pouvant nous défaire du sentiment  que le trop plein d’esthétisme dont nous étions témoins ne faisait qu’atténuer la pertinence du propos.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du1er avril au TNS

Vent Fort

Le TJP CDN invitait le public à découvrir un poème scénique du grand écrivain norvégien Jon Fosse traduit par Marianne Segol -Samoy et mis en scène par un spécialiste de son œuvre Gabriel Dufay de la Cie Incandescence.


Vent-fort-mobile-©-Vladimir-Vatse

C’est une pièce qui intrigue par sa double appartenance, celle d’une banale histoire de jalousie dans un couple traditionnel et celle du mystère qui habite l’âme humaine aux prises avec la mémoire et le temps. Autant dire deux registres pratiquement antagonistes et que seul l’art peut réunir et ici il y réussit fort bien grâce entre autres à la danse et à la musique.

Le début de la pièce nous met en présence d’un homme qui ne cesse de regarder par la fenêtre en se demandant s’il s’agit de cette même fenêtre qu’il connaissait ou d’une autre forcément ailleurs et d’emblée on se dit que cet homme  semble atteint d’amnésie ou d’un trouble mental, d’autant que bientôt il essaie de se situer par rapport à l’appartement dans lequel il revient après une assez longue absence, qu’il doit y retrouver celle qu’il aime mais là encore il a du mal à reconnaître l’endroit et en concluant que sa femme a déménagé pendant son absence, le voilà déstabilisé, se mettant à s’interroger sur le sens des mots comme « clin d’œil » ou « ici ».

 Toute cette errance intellectuelle va se transformer en surprise et colère quand un jeune homme surgira dans l’appart et embrassera sa femme sous ses yeux médusés. Il ne comprend pas et s’insurge. Est-il la proie d’un cauchemar ou la réalité est-elle bel et bien celle qui se déroule sous ses yeux ?

Un malaise s’installe en lui comme en nous, la réalité devient fiction. Ne s’agit-il pas d’un dédoublement de la personnalité ? Le jeune homme semble comme l’homme s’être absenté durant un certain temps et à son retour être accueilli à bras ouverts par la femme, n’est-ce pas ce que l’homme espérait pour lui ?

La relation entre « sa femme » et l’intrus se concrétise, se manifestant par des étreintes amoureuses spectaculairement représentées par des danses expressives (chorégrahie Kaori Ito) où leur complicité et leur bonheur ne font aucun doute tandis que l’homme proteste et revendique une sorte de droit de propriété sur la femme au prétexte qu’ils sont mariés. Il ne cesse de le répéter comme d’en faire un argument imparable ce qui n’ébranlent ni le jeune homme ni la femme, toujours manifestement déterminés à vivre leurs retrouvailles.

Un autre épisode survient où il va être question de départ « Qui est légitime ici et qui doit partir ? Selon l’homme, c’est le jeune, il le lui répète à maintes reprises mais cherche en vain l’appui de sa femme qui semble ne pas suivre cette querelle jusqu’au moment où c’est elle qui incitera l’homme au départ malgré le fait que le jeune propose une cohabitation à trois et chose inouïe la possibilité de partager la femme. On frise alors le sordide, ce qu’aucun n’accepte. Il faut une échappatoire et c’est le vent qui ouvre la fenêtre de ce quatorzième étage et malgré les mises en garde de la femme et du jeune homme il s’approche et, happé par le vide, disparaît.

Cette pièce qui marque le retour de Jon Fosse à l’écriture scénique après plus de dix ans consacrés au roman demeure pour nous énigmatique mais semble nous dire que l’amour parti, l’amour déçu construit un scénario qui ne peut que tendre à montrer l’effondrement et sa concrétisation par une chute, une disparition irrémédiable.

Une scénographie très dépouillée avec pour tout décor cette grande image de la ville au loin (Margaux Nessi) et ce jeu d’acteurs quasiment expressionniste avec Thomas Landbo, l’homme qui a perdu ses repères, Léonore Zurfluh, la femme, l’amoureuse, l’oublieuse et Yury Zavalnyouk, le jeune homme décomplexé, nous ont conduits à mesurer et apprécier l’étrangeté  de la condition humaine et sa nécessité de la représenter.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 20 mars au TJP/CDN

Parallax

Evoquer la judéité, l’homosexualité sont des sujets toujours délicats auxquels s’attaque le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczo sur un texte écrit par Kata Wéber auquel ont été intégrés les improvisations des comédiens de la Cie Proton theatre fondé à Budapest par le metteur en scène, il y a 15 ans, avec Dora Burki.


Le titre de la pièce est un terme scientifique, qui signifie, changer de position pour une observation et voir ce qu’il en est.

© Nurith Wagner Strauss

Nous allons dans le cas présent naviguer en sociologue, à la rencontre de trois générations la grand-mère, Eva, sa fille Lena et le petit-fils Jonas  que nous verrons évoluer dans le cadre d’une même pièce, une cuisine-séjour  bien équipée mais plutôt banale (scénographie Monika Pormale) et qui ne sera visible qu’une fois tiré le rideau translucide qui la dissimule au début et derrière lequel se déroule la première scène filmée par deux cameramen qu’on entr’aperçoit( Mkàly Teleki et Aron Farkas) et dont les images sont projetées sur deux grands écrans placés de part et d’autres du plateau donnant à voir en gros plan les visages, celui d’Eva, une femme âgée et celui de Lena, sa fille, une femme d’âge moyen. Très vite leur rencontre qui a lieu à Budapest dans l’appartement d’Eva se précise, rideau tiré on les voit, toutes deux prises dans un dialogue-dispute au sujet d’un document, acte de naissance de la mère prouvant sa judéité que lui réclame sa fille, émigrée à Berlin pour faciliter l’inscription de son fils Jonas dans une école confessionnelle. Eva refuse de se séparer de ce document par peur qu’on l’égare. C’est l’occasion pour elle de se lancer dans le récit incroyable de sa naissance dans le camp d’Auschwitz où sa mère était incarcérée, où on ne laissait pas une femme accoucher et encore moins vivre son bébé. C’est dire qu’elle est un cas exceptionnel. Ce récit entendu maintes fois agace sa fille venue pour l’emmener à une remise de prix où elle refuse de se rendre, elle en fait même pipi dans sa culotte !

Toute cette rencontre est mise en scène avec un total réalisme, les actrices, Lili Monori et Emoke Kiss-Végh se prêtant au jeu avec beaucoup de naturel.

Sans changement de décor, l’acte suivant s’opère dans une atmosphère de bruit et de fureur accompagné d’une musique d’apocalypse, de fumée envahissant l’espace sur lequel tombe une énorme chute d’eau  qui inonde tout l’appartement, on en reste sidéré et l’on nous annonce ce qui a lieu 15 ans après et là, c’est Jonas (Erik Major) qui en est la vedette, venu pour l’enterrement de sa grand-mère, il s’est installé dans son appartement et reçoit la visite de ses anciens copains, (Roland Ràba, Tibor Fekete, Csaba Molnàr, Soma Boronkay) une bande d’homosexuels patentés qui vont nous offrir une véritable partouze, pendant laquelle ils se montrent tous à poils, prennent de la drogue et se livrent  sans vergogne à des ébats des plus suggestifs . Scène étonnante et décomplexée, on a manifestement changer d’époque et quand les visiteurs, une fois repartis, la mère de Jonas entre dans l’appartement en désordre et trouve son fils endormi recouvert d’une des robes de sa grand-mère, elle ne peut qu’être sidérée et ne trouve qu’une question à lui poser « as-tu pensé à apporter ta kippa pour la cérémonie ? »

Si l’on revient sur la perception de la judéité telle qu’elle est présentée à travers ces personnages, on s’aperçoit que pour la grand-mère, elle est existentielle, pour sa fille, administrative et pour le petit- fils, un simple article vestimentaire, trois points de vue qui suivent le passage du temps, celui des générations et justifient ainsi le titre de la pièce.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Le Maillon Strasbourg, 26 mars 2025

New Report On Giving Birth

Dans le cadre de son Temps fort intitulé « Corps politique » Le Maillon a présenté avec Pôle-Sud, CDCN la dernière création de la chorégraphe chinoise Wen Hui de la compagnie Living Dance Studio, sise à Beijing.
En compagnie de quatre danseuses, elle montre dans différents tableaux la condition féminine.


© Jörg Baumann

Pendant que le public s’installe se tient déjà sur le plateau le personnage d’une femme, tenant serré contre elle un gros baluchon, elle sera bientôt rejointe par  deux autres femmes, elles-mêmes porteuses d’un gros sac .Toutes d’âges différents( Alessandra Corti, Patcharaporn Kuger-Distakul,  Parvin Saljugi, elles  sont rattrapées par la plus ancienne, Wen Hui, elle-même  et c’est parti pour une rencontre au cours de laquelle, elles sortent, tissu et couettes de leur ballot pour s’installer dessus et se faire des confidences sur leur vie, des propos qui sont traduits et projetés en surtitrage car les comédiennes d’origine diverses s’expriment dans leur langue (chinois, indien, anglais). C’est qu’il y a à dire et  montrer sur le sort qui leur est réservé en tant que femme, en commençant par ce problème crucial qui est celui de la maternité, la subir, la désirer ou la refuser et donc de l’accouchement comme viendra le rappeler Wen Hui dans une courte allocution directement adressée au public, et qui fait allusion entre autres à la politique de natalité en Chine qui a changé du tout au tout, passant de la norme de l’enfant unique dans les années 79 à celle plus récente de faire trois enfants,  il ne perd pas, hélas, de son actualité ce nouveau spectacle est tout aussi nécessaire et pertinent que l’ancien.

En traduisant par des manipulations de tissus, tantôt déployés, tantôt ramassés en grosses boules, on perçoit l’alternance  entre ces moments de vie exposées au fardeau de l’enfant qu’il faut porter dans son ventre puis  au problème de l’accouchement, sans oublier les nombreuses tâches que toute femme se doit d’accomplir comme s’occuper du linge, le laver, l’étendre, le plier, le ranger, nourrir la famille, et l’alternance avec ces moments de grâce, de répit où l’on peut goûter à la liberté, tissus déployés qu’on fait voltiger  et corps en bondissements, extensions, courses et cavalcades, danse pour exprimer le désir de liberté, la nécessité de la revendiquer et de la vivre de temps à autre pour survivre.  Comme l’illustre cette bataille de polochons qui jaillit soudain entre elles.

Moments de paroles, moments de danse se succèdent ou s’interpénètrent. La même complicité, la même énergie parcourent ces prestations autant esthétiques que politiques, témoignant d’un engagement souligné par les images vidéo de manifestations de femmes, trop souvent réprimées (vidéo Rémi Crépeau).

Un spectacle intelligent et sensible qui alerte sur la condition des femmes encore bien malmenées dans le monde malgré toutes les prises de position en leur faveur qui ne cessent de se multiplier.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du14 mars au Maillon

Le Rendez-vous

Tout est pensé, tenu, sensible dans le one-woman-show de Camille Cottin qui interprète l’adaptation de ce roman très spécial « Jewish Cock » de Katharina Volckmer traduit de l’anglais par Pierre Demarty et mis en scène par Jonathan Capdevielle.


Avec une audace et un humour pleins d’aisance, la comédienne se met dans la peau de cette jeune femme qui habite Londres et se trouve dans le cabinet du gynécologue, le docteur Seligman pour se faire placer un pénis circoncis car depuis son enfance elle est préoccupée par son problème de genre. Mais il n’y a pas que cela qui la hante, ce sont, entre autres, ses origines allemandes.

© Aloïs Aurelle

Profitant en quelque sorte de cette position allongée durant l’intervention et du fait que le médecin penché sur son ventre ne voit pas plus son visage qu’elle ne voit le sien, elle se livre à des confidences concernant ses fantasmes où elle s’imagine intime avec Hitler, un comble pour elle qui est obsédée par la shoah. C’est drôle et frôle le standup quand elle évoque avec naïveté et sincérité ces « hallucinations » contraires à ce qu’elle pense vraiment. Une révélation en entraînant une autre, ce flot de pensées l’amène à évoquer cette enfance durant laquelle la féminité telle que sa mère la représentait la dégoûtait, et là elle ose évoquer la cicatrice de la césarienne sur son ventre, vestige de ce qui a présidé à sa naissance, comme ses recommandations sur la manière de s’asseoir quand on est une fille, c’est-à-dire sans écarter les jambes car c’est indécent et provocateur.

Si le propos a de quoi nous surprendre car il  aborde encore bien des sujets, son allusion à la peur du vibromasseur électrique, qu’elle pourrait commander auprès d’un fabricant japonais de sex-toys, son histoire d’amour avec K rencontré dans les toilettes publiques réservées aux hommes, histoire qui lui fait prendre conscience que, décidément, elle ne liera jamais sa vie à celle d’un homme, elle se défaussera quant au suicide de celui-ci après leur rupture, son obligation de consulter un psy car elle a  planté une agrafe dans l’oreille d’un collègue et a été du coup mise à pied, sa relation avec Jason le psy en question, ce qui lui permet de rapporter  au docteur Seligman, les histoires  salaces qu’elle déblatère pour faire de sa thérapie, un ramassis de mensonges outranciers et par là -même de critiquer la méthode, enfin ,le récit concernant son arrière-grand-père , chef de gare dans la petite gare de Silésie qui voyait passer les trains se rendant à la gare suivante, celle d’Auschwitz… si toutes ces considérations bâtissent le portrait d’un être original, c’est la mise en scène et le jeu de la comédienne qui rendent ses dires audibles et construisent ce personnage exceptionnel .

C’est dans l’obscurité qu’on percevra ses premiers mots avant que, dans la lumière on voit apparaître ses deux jambes écartées gainées de rouge, le reste du corps étant dissimulé par l’immense rideau bleu violet qui tombe des cintres. Très vite on la voit surgir portant combinaison de latex rouge et short militaire. La guerrière est en place pour ce show d’une heure et demie au cours duquel elle ne cesse d’aller et venir, se dissimulant derrière les tentures, se roulant sur l’amas de tissus qui occupe le centre du plateau, et qui bouge et se soulève comme un ventre qui respire. (Scénographie Nadia
Lauro ). En perpétuel mouvement, elle balance son texte prenant le médecin à témoin de ses dires, l’interpellant pour  qu’il l’approuve, c’est Jonathan Capdevielle, le metteur en scène qui parfois lui répond laconiquement depuis la régie. L’évocation des péripéties de sa vie la conduit à changer de posture, de tenues, elle peut apparaître en petite robe de jeune fille ou en petit Jésus automate, (costumes Colombe Lauriot Prevost) esquisser une marche au pas de l’oie ou danser éperdument en faisant de grands moulinets avec son bâton de danse. (Chorégraphie Marcella Santander)

Un travail physique très suggestif et souvent plein d’humour pour ces paroles dites sans retenue, cette marche pour se libérer du passé et construire sa véritable identité quoiqu’il en coûte.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 11mars, TNS

En salle jusqu’au 22 mars

La forteresse

Avec La Forteresse, spectacle initié par le Groupe 48 de l’Ecole du TNS, mis en scène par Elsa Revcolevschi, nous nous retrouvons quelques années en arrière, époque où la psychiatrie se remettait en question et ouvrait des établissements comme la clinique Borde à Cour-Cheverny où l’on y pratiquait des expériences de vie sur le bateau L’Adamant, qui a été documenté dans film de Nicolas Philibert, sans oublier le courant de l’antipsychiatrie né dans les années 6O qui dénonçait la psychiatrie et l’enfermement comme des outils de répression.


©Jean-Louis Fernandez

Avant la représentation nous sommes invités à voir une exposition d’œuvres réalisées par des personnes qui ont été hospitalisées dans une de ces cliniques qui a fermé, celle des Rives à Montpalette et ce, dans le cadre du programme national de mise en valeur du patrimoine culturel et artistique des hôpitaux et cliniques psychiatriques françaises. Toutes les œuvres présentent la particularité d’être composées avec les matériaux qui se présentaient  aux résidents, cartons , bouts de tissus  et autres objets  que leur imagination a  rassemblés,  agencés pour en faire ces réalisations surprenantes comme, entre autres ce bateau négrier ou cette œuvre fabriquée avec des petites cuillères ou cette puissante marionnette… et comme toujours devant tant d’inventivité nous sommes admiratifs et nous allons le rester en assistant à la pièce élaborée par les élèves du Groupe 48 de l’Ecole du TNS, probablement inspirés par ceux  qui ont conçu ces œuvres.

La scénographie (Mathilde Foch) nous  montre un intérieur qui est une pièce à vivre où se côtoient une grande table, un coin cuisine, un établi, une machine à laver et divers objets du quotidien permettant à chacun de mener ses petites activités et  d’entrer en contact avec les autres habitants du lieu . Tour à tour les résidents prennent possession de l’espace, vont à la rencontre de l’un ou de l’autre dans un rapport simple et plutôt fraternel. On perçoit vite que chacun a ses petites habitudes et les manifeste à l’envi sans que cela déclenche la moindre remarque ou critique.

Telle prépare le café et l’offre à celui qui arrive, telle balaie systématiquement et range, c’est la vie de famille en quelque sorte où règnent attention et bienveillance, on perçoit bien sûr le côté maniaque de certains mais cela n’a rien de spectaculaire et reste très juste et surtout bien observé. Et les petits dérapages ne font que conforter ce côté bon enfant et fantaisiste qui fait partie des aléas de la vie, alors, boulettes de pain qu’on jette ou baiser pour se refiler une miette sur la langue, pas de quoi s’offusquer, plutôt s’en amuser.

C’est cela qu’il faut souligner dans ce travail des élèves, cette attention à noter les détails qui mettent en évidence la personnalité de chacun à travers des attitudes, des postures qui les caractérisent Judy Mamadou Diallo est Sylvain, Thomas Lelo joue François, Gwendal Normand est Mathias, Blanche Plagnol devient Angèle, Marie Sandoval Freudelina et Apolline Taillieu Suzie. On perçoit que leurs prestations résultent de leur engagement à nous montrer ce qu’a de profondément humain ce vivre ensemble où rien ne distingue les soi-disant malades et les soignants, ce qui est le propre de la psychiatrie institutionnelle. (La dramaturgie est signée Vincent Arot). C’est pourquoi quand s’annonce la probable fermeture de ce lieu, l’idée qui leur vient est d’organiser « une fête des larmes », une belle façon de défier la tristesse et l’angoisse que cette fermeture annoncée risque de provoquer. Ils s’adonnent aux préparatifs et répétition et l’on voit apparaître les grands seaux prêts à recueillir les larme, et bientôt tous apparaissent avec de somptueux déguisements qui les rendent princiers, (création costumes Salomé Vandendriesseche), heureux au point que deux n’hésitent pas à s’enlacer pour une danse pleine de frivolité. (création sonore Paul Bertrand, lumières Clément Balcon)

Ce magnifique travail d’écriture et de jeu collectif s’achève, comme il se devait sans doute dans l’esprit de cette entreprise par « un petit discours » qui dénonce le danger que court la psychiatrie actuellement faute de personnel et de moyens pour offrir aux patients des conditions d’accueil et de soin respectant leur liberté et leur dignité telles que ce spectacle en a montré leur bien-fondé.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 1er mars au TNS

UMUKO

De la chorégraphe britannico-rwandaise Dorothée Munyaneza directrice de la compagnie Kadidi sise à Marseille.

Reçue plusieurs fois à Strasbourg, nous connaissons et apprécions cette artiste pluridisciplinaire qui était très récemment au TNS avec la pièce « Les Inconditionnelles » de Kae Tempest. Au Maillon c’est un spectacle de danse qu’elle nous offre intitulé Umoko, nom de l’arbre  sacré du Rwanda, son pays de naissance. Pour ce retour aux sources elle invite 5 jeunes danseurs et 3 musiciens de ce pays et le spectacle commence par le jeu de l’un d’eux sur l’inanga, un instrument typique de ce pays, instrument à bois et à corde dont les résonances nous appellent et nous conduisent vers cette magnifique prestation, une sorte de cérémonie fascinante où dans la lumière tamisée (Lumière et scénographie Camille Duchemin) les prodigieux danseurs se mettent à évoluer.


© Patrick Berger

Il n’est pas exagéré de dire qu’ils sont sublimes, la prestance de leurs corps magnifiée par des tenues rouge et noir d’une grâce et élégance extrêmes (Costumes Stéphanie Coudert). Avec quelle énergie, quelle rapidité ils parcourent l’espace scénique, bondissant, rebondissant déployant bras et jambes comme s’ils devenaient  de grands oiseaux, occupant l’espace d’en haut comme celui du sol, esquissant avec une légèreté et une virtuosité époustouflantes les mouvements qui les propulsent en véritables envolées.

C’est une célébration de la vie que nous donnent à voir Jean Patient Nkubana, Impakanizi, Cédric Mizero, Abdoul Mujyambere, Michael Makembe qui n’ont seulement pratiquent cette danse performative avec maestria mais chantent aussi et s’adonnent aux percussions corporelles dont ses clochettes accrochées au mollet de l’un d’eux et ces battements de mains très rythmés, et expressifs.

Tout cela nous transporte dans un ailleurs où la culture est le socle de la créativité.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 27 février au Maillon

And Here I am

Pour nous qui défendons la cause palestinienne depuis de longues années cette prestation d’Ahmed Tobasi a été un grand moment salué avec enthousiasme par un public où la jeunesse était très présente.


© The Freedom Theater

Il faut reconnaître qu’Ahmed donne tout de lui-même pour nous entraîner avec lui dans ce parcours de vie, le sien qui commence dans le camp de Jénine fondé en 1953 en Cisjordanie pour accueillir les Palestiniens chassés de chez eux en 1948 à la création de l’état d’Israël, un camp où de nombreux groupes de résistants se sont armés pour lutter contre l’occupation israélienne. 

Lui est né là, en 1984 et a connu deux Intifada, ce qui signifie émeutes et répression.

Sur un plateau encombré d’objets hétéroclites (scénographie, Sarah Beaton) mais choisis pour une certaine pertinence, bidons, valises éventrées, balais et morceaux de bois marqués du nom du TNS (hommage au théâtre qui l’accueille et allusion à sa propre destinée théâtrale) en une remarquable prestation, très animée, très vivante, il retrace les épisodes d’une vie marquée par le fait d’être né dans un des pires endroits du monde puisque la liberté et le droit d’y vivre dépendent d’une puissance étrangère.

Drapé dans son keffieh, le grand foulard symbole de la résistance palestinienne,  se coiffant ou enlevant son petit calot rouge  de combattant (costumes Sarah Beaton) c’est en mimant avec expressivité les situations vécues, les rencontres qu’il nous introduit dans son histoire, montrant la pauvreté du camp, le désordre, l’insalubrité, puis les débuts de sa révolte quand il rêvait d’être Leonardo DiCaprio ou Rambo et qu’à 17 ans après avoir appris que son cousin était mort en kamikaze et qu’un de ses copains avait été tué par un sniper qu’il décide d’entrer dans la lutte armée. Très concrètement on le voit afficher les portraits des morts et parader avec sa kalachnikov, faisant les gestes de tirer. Mais, parenthèse dans cette époque tourmentée de son adolescence, comme pour éclairer ce sombre tableau, il nous révèle son amour pour la jeune Sanaa à qui il fait parvenir ses déclarations par un jeune enfant du camp moyennant récompense. Il joue avec habileté et humour les deux personnages de cette courte fugue, comme il imite l’intervention de son père lui déconseillant de rejoindre les résistants. Qu’à cela ne tienne, il part et se retrouve bientôt arrêté, enfermé dans une prison israélienne dans le désert du Neguev. On l’y voit se désespérer.

A sa sortie, devenu presque fou et très déprimé il veut s’immoler par le feu. C’est alors qu’il croise le Freedom théâtre créé et dirigé par Juliano Mer-Khamis qui lui fait comprendre que le théâtre est la meilleure arme pour lutter et il s’engage à fond dans cette résistance culturelle puis part en Norvège parfaire sa formation. Là, il nous montre sa joie de vivre dans un pays libre, il va et vient sur le plateau en sautant et dansant mais la dure réalité le rattrape quand il apprend la mort de son mentor, Juliano a été assassiné. Il décide de rentrer à Jénine où le nouveau directeur du Freedom théâtre, Mustefa Sheta le retient comme directeur artistique ce qu’il est toujours alors que le camp a été vidé de ses habitants par les dernières attaques israéliennes.

Cette histoire mouvementée c’est celle d’Ahmed écrite par l’auteur irakien Hassan Abdulrazzak, traduite en français par Juman Al-Yasiri mise en scène par Zoe Lafferty,

Cette immersion dans la vie d’un palestinien qui, après avoir connu de terribles événements peut dire du théâtre « la voilà ma chance pour tout changer » nous a procuré beaucoup d’émotion.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 25 février au TNS

En salle jusqu’au 7 mars