Archives de catégorie : Scène

23 Fragments de ces derniers jours

Un des spectacles qui fera date dans cette saison du Maillon, celui de la franco-brésilienne Maroussia Diaz Verbèque directrice de la Cie Le Troisième Cirque qui nous offre un voyage au Brésil de la plus étonnante et ludique façon qui soit. Et d’abord en nous faisant part de son bonheur d’enfin avoir pu réaliser ce spectacle différé ces dernières années en raison de la venue au pouvoir de Bolsonaro, véritable destructeur de la culture au Brésil et de l’épidémie de covid. La réalisatrice qui se définit comme circographe (néologisme pour parler d’une forme originale du cirque, un cirque qui parle et peut faire surgir le politique) a rassemblé trois circassiennes, Beatrice Martins, Julia Henning, Maira Moraes du collectif Ver de Brasilia et trois artistes brésiliens, venus de Rio, Recife et Salvador, engagés par la Cie Le Troisième Cirque, Lucas Cabral Maciel, Marco Motta, André Oliveira.


© João Saenger

Véritable festival de jeux qui mettent en valeur la créativité des artistes, leur audace à réaliser des numéros on ne peut plus délicats comme celui de la fakiriste, Maira marchant avec précaution mais tranquillité sur un tapis de verre cassé ou sur des bougies de chauffe-plat allumées, évidemment impressionnant comme le seront bien d’autres performances. On nous en annonce 23, elles seront en réalité 36, c’est dire combien nous avons eu d’occasions de nous régaler allant de surprises en émerveillements.

Les artistes règnent en maitres sur des objets hétéroclites venus du quotidien, tel marche sur des jouets qui couinent quand on les écrase, Béatrice avance avec application sur une bâche à bulles qui émet de petits claquements à chaque pas. Mais bientôt on a le souffle coupé en voyant Julia escalader en talons une pyramide constituée de tabourets et de bouteilles superposés et on admire son sang-froid tandis qu’elle est aux prises ce fragile équilibre.

Les performances se succèdent à un rythme soutenu, toujours accompagnées de musique et chose remarquable tous les acteurs sont aussi régisseurs, s’empressant d’apporter les objets nécessaires aux numéros à réaliser ou débarrassant promptement la piste de ce qui ne sert plus. Une entente et une complicité sans faille. Si on casse des bouteilles on ramasse les morceaux dans un bac, s’il faut annoncer de prestations on apporte des paillassons avec inscription adéquates. Tout se décline dans la bonne humeur, avec une grande liberté de ton qui fait que toutes les disciplines sont convoquées, la poésie avec ce survol du cerf-volant ou ce défilé de parapluies, la tendresse avec ces baisers interrompus gentiment par l’irruption de ballons entre les partenaires. Et puis les danses dans lesquelles excellent Lucas pour la samba, André pour la danse urbaine acrobatique, d’une virtuosité éblouissante, sans oublier les prestigieux numéros de trapèze où Marco aux sangles livre son corps à de prodigieuses contorsions et où on suit Julia faire l’ascension d’une corde garnie de bouteilles.

Sans esbrouffe avec une simplicité apparente, ces artistes qui sont danseurs, acrobates, équilibristes, trapézistes nous ont emmenés dans le monde du jeu, où l’incroyable devient possible par la magie de leur talent et nous ont donné de vivre un moment d’espoir et de joie .

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 22 février au Maillon

Fajar

Aventurier au long cours, Adamo Diop, poète sénégalais veut nous rendre témoin de son odyssée utilisant le lieu théâtral comme port d’attache où il a jeté l’ancre.


© Simon Gosselin

Cependant ce qu’il nous propose durant presque trois heures ce ne sera pas du théâtre proprement dit mais un mix performatif dans lequel seront convoqués un film, dont il est le réalisateur, le chef opérateur étant Rémi Mazet, des textes à lire sur écran pour suppléer la lecture à voix off, la musique en live et le conte.

Autant dire que le public est sollicité de toute part et parfois submergé par ce parcours donné à voir et à entendre, ce voyage initiatique accompli par le personnage de Malal interprété par Adamo Diop, son double à l’évidence, à la recherche de soi, à la découverte de soi qui, il nous le montre de maintes façons, consiste à se perdre longtemps pour enfin se trouver.

Il nous apprend que c’est la mort de sa mère qui a tout déclenché comme une perte insupportable qui lui occasionne des rêves insensés, peuplés de fantasmes qu’il tient à nous faire connaître par des représentations imagées, des mises au point  comme celle où sa mère lui  explique qu’elle est seule responsable de sa mort ,ayant refusé de donner son sac à main car il contenait entre autre la photo de Malal enfant et qu’il n’est donc pas un assassin comme on le lui reproche, de même il n’est pas responsable de la mort de sa compagne, Jupiter qui, déçue par son comportement, quitte leur appartement et dans sa hâte se fait renverser par une voiture au pied de leur immeuble . Apparition récurrente d’une femme blanche appelée Marianne, allusion évidente à une autre bien connue !

Beaucoup d’images du Sénégal.

Quand le film s’arrête apparaissent sur le plateau, le comédien qui raconte accompagné par les musiciens, Anne-Lise Binard, au violon  et à la guitare électrique, Dramane Dembélé aux ngoni et flûtes mandingues, Léonor Védie au violoncelle, formant  ensemble un quatuor qui poursuit le long exposé de ce cheminement.

Parce que Malal quitte son pays et devient un migrant, Adamo Diop va consacrer une partie du spectacle aux problèmes de la migration sans y apporter autre chose que  ce que nous connaissons, hélas que trop bien, mais qui lui vaut l’approbation d’une partie du public, l’ensemble restant malgré tout circonspect.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 20 février au TNS

Cadela Força-Trilogie

Chapitre1-La Mariée et Bonne nuit Cendrillon

Vu il y a quelques jours au Maillon ce spectacle nous obsède mais paradoxalement nous empêcherait presque d’en parler.


© Christophe Raynaud de Lage

La brésilienne Carolina Bianchi a conçu, écrit, mis en scène avec le collectif Cara de Cavalo, un travail en deux parties qui porte sur un sujet gravissime, les violences faites aux femmes, à savoir, les viols, les meurtres.

Impliquée, elle-même dans la conduite de la pièce, c’est elle qui ouvre le jeu, en tenue blanche, elle prend place derrière une petite table face au public pour entamer la lecture d’un dossier qui récapitule nombre de ces sombres affaires qui ont défrayé la chronique  depuis de longues années à propos des exactions subies par des femmes.

Quelques vers de Dante, extraits de l’Inferno, puis des citations du Décaméron de Boccace font partie des références mises en exergue dans cette première partie ainsi que des projections de tableaux de Botticelli  intitulés « La chasse infernale » inspirés du Décaméron représentant un  cavalier poursuivant et menaçant de son épée une jeune femme. C’est l’histoire d’un jeune homme Nastagio repoussé par la dame de ses pensées qui assiste à cette poursuite et à l’assassinat de la jeune femme et à son dépeçage, scènes d’une violence extrême destinées à convaincre les femmes qu’elles doivent se soumettre, sinon elles risquent la mort.

Carolina se lance aussi dans le récit de l’épopée de deux artistes italiennes, Pippa Bacca et Sylvia Moro décidées à aller de Rome à Jérusalem, habillées en mariées, par le moyen de l’auto-stop en acceptant toutes les propositions qui s’offriraient à elles et ce pour démontrer que le monde est bon. Mais parce que le conducteur lui semble suspect, Sylvia refuse une voiture, les deux femmes se séparent, Pippa continue seule et sera violée et assassinée en Turquie.

Pendant qu’elle mène son récit Carolina boit à petites gorgées le contenu d’un verre dans lequel, elle nous a prévenu qu’elle a introduit « la boa noite cinderela » (bonne nuit cendrillon), la drogue des violeurs et que bientôt elle risque de s’endormir et devra passer le relais du spectacle à ses partenaires. Cela arrive effectivement, elle s’endort sur sa table.

C’est alors un changement de plateau que mettent en place des comédiens affairés à ouvrir le rideau, installer une immense bâche noire sur le sol y déposer des matelas sur lesquels des tas de sable prennent l’allure de formes humaines. Le nouveau spectacle peut démarrer. Carolina endormie est déposée avec précaution sur un matelas auprès des autres « cadavres ».

Il s’agit de donner une représentation visuelle des propos entendus précédemment et pour ce faire le groupe se lance dans une danse violente, effrénée, brutale, sensuelle. Il n’y a pas de répit à cette mise en évidence des horreurs commises à l’encontre des femmes. Les comédiens osent les attouchements. C’est cru, réaliste, parfois à la limite du supportable. Heureusement la bande-son permet de s’évade ainsi que la lecture des textes sur l’écran qui allège le poids de ce réalisme sordide peut-être parfois trop appuyé et long aussi sur un thème tellement lourd. Bien que les comédiens (Alita, Larissa Ballarotti, José Arthur Campos, Joana Ferraz, Fernanda Libman, Chico Lima, Rafael Limongelli, Marina Matheusent ) très talentueux et pleins d’allant s’investissent à fond, on aimerait plus de respiration et moins de complaisance dans ces scènes qui ne ménagent pas notre sensibilité, à l’instar de la dernière lorsque Carolin, sortie de son endormissement, allongée sur le capot de la voiture qui occupait le fond de la scène depuis le début de cette deuxième partie, se prête, sous le regard de tous, à un examen gynécologique reproduit sur l’écran.

Un spectacle qui a provoqué en nous trouble et malaise bien que le sujet soit d’une brûlante actualité au vu des nouvelles entendues chaque jour sur les vols et les féminicides. Ici tout est dit et montré sans ménagement et l’on en sort « sonné » comme après un cauchemar qui, malheureusement, entretient un rapport évident à la réalité.

Un sérieux coup porté au patriarcat.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 1er février au Maillon

Les Chercheurs

C’est un spectacle que l’on pourrait qualifier de manifeste. Dû à l’initiative du danseur, Ordinateur, pour le collectif La Fleur, dans la mise en scène de la berlinoise Monika Gintersdorfer,  Il est d’’une extrême intensité, tout à la gloire des danseurs-euses africains-nes éblouissants de virtuosité.


©Pascal Schmidt

Avec Alaingo Lamama, Annick Choco, Barro Dancer, Mason Manning, Ordinateur, Joel Tende, Zota La puissance. Tous impressionnants par leur capacité à mettre tout leur corps en mouvement avec une rapidité époustouflante, lançant bras et jambes  pour occuper l’espace au plus loin d’eux, parfois en solo, parfois ensemble dans une superbe chorégraphie qui les réunit  pour porter la danse à son plus haut niveau.

Ils et elles arrivent de Côte d’ivoire, du Congo-RDC, du Gabon où leur style de danse appelé coupé-décalé fait vibrer leurs admirateurs. Arrivés pour se faire connaitre en Europe leur vie devient très compliquée et c’est aussi de cela que leur spectacle tient à nous informer.

L’un ou l’autre vient occuper la scène produisant une danse rapide, athlétique sur des musiques extrêmement rythmées signées Timor Litzenberger, simultanément, des explications sont données sur les difficultés administratives  auxquelles ils ont dû faire face. Que cela concerne la régulation des autorisations à séjourner en Europe, la recherche de logement ou d’emploi quand on se heurte au racisme.
Le titre donné à leur spectacle prend alors tout son sens et tout en étant subjugués par leurs prestations nous ressentons vivement l’importance de leur message qui met directement en cause la capacité des pays européens à accueillir les réfugiés et entre autres les artistes.

Nous mesurons combien il est important que des institutions théâtrales comme le TNS et Le Maillon leur ouvrent régulièrement leurs portes et permettent à un large public de les soutenir.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 février au Maillon

Great Apes of the West Coast

Traduction du titre « Grands singes de la Côte Ouest ». Un titre qui évoque l’Afrique, de façon stéréotypée à l’instar de ce décor qui représente une hutte posée sur un sol sablonneux.


©Gilles Njaheut

Un spectacle donné pour la première fois en France et qui nous interpelle tombant juste au moment où la loi sur l’immigration vient d’être promulguée dans notre pays.

Sur le plateau de la salle Gignoux, pendant que s’installent les spectateurs, Princess Isatu Hassan Bangura  qui a  écrit et mis en scène ce spectacle a déjà commencé sa prestation, son corps est agité de tremblements, sa tête effectuant des mouvement répétitifs de torsion et d’inclinaison.

Sa performance est destinée à nous informer de ses origines et de son identité qu’elle revendique comme objets de fierté.

Mais quand le spectacle commence un cri jaillit de sa bouche « fuck » vite traduit par « putain de merde ». On comprendra bientôt les raisons qui lui font proférer ces termes orduriers. Revenant sur son arrivée en Europe, elle, originaire de Sierra Leone où elle a vécu jusqu’à ses 13 ans avant de quitter ce pays en raison de la guerre civile pour s’installer à Maastricht aux Pays-Bas, elle se trouve confrontée à des questions sans cesse réitérées : « Qui es-tu ? », « D’où viens-tu ? », « Quelle est ton histoire ? » qui n’ont de cesse de lui faire sentir une sorte d’illégitimité à être là, du moins la nécessité  de se justifier. Ce sont les raisons qui l’ont conduite à se manifester et à prendre la scène comme lieu pour s’affirmer en tant qu’africaine fière de ses origines et de sa culture, de régler à haute et intelligible voix le problème de ses origines et de son identité, de s’en libérer.

En évoquant les moments forts de son histoire comme le souvenir de ses parents avec elle petite fille sur la plage ou de la peur pendant la guerre où il fallait fuir et ce au moyen de la danse, du chant, de la parole en an anglais ou en krio, le créole anglais, elle se réapproprie pour nous la donner à connaitre ce parcours qui la constitue et qu’elle va clore par une scène typiquement africaine où elle apparaitra vêtue  d’une grande robe dont les manches très larges  et pailletées lui font comme des ailes d’oiseaux quand elle se livre à cette danse endiablée, d’autant plus impressionnante qu’elle a posé un masque sur son visage et une paire de cornes sur sa tête.

La culture africaine au défi de notre regard et de notre entendement.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 7 février au TNS

En salle jusqu’au 14 février

Sans tambour

Sous prétexte d’évoquer la notion d’effondrement, Samuel Achache et son équipe de musiciens et d’acteurs ( Cie La Sourde) ont produit un spectacle extrêmement jouissif en partant d’une histoire simple et archi  banale, à savoir une dispute conjugale se déroulant dans une cuisine, elle-même ordinaire.


© Jean-Louis Fernandez

Lui (Lionel Dray) acharné à réparer le siphon bouché de l’évier, elle (Sarah Le Picard) lui reprochant des préoccupations triviales, son manque criant de romantisme, donc bien décidée à le quitter. Un démarrage digne d’un théâtre de boulevard. Ça c’est l’aspect anecdotique et mise en bouche mais si, côté cour se dressent les murs non plâtrés aux briques apparentes d’une maison inachevée, (scénographie Lisa Navarro) côté jardin a pris place un petit groupe de musiciens (accordéon, clarinette, saxo, violoncelle direction Florent Hubert) qui ont promis de s’attaquer aux lieder de Schumann, une œuvre emblématique du romantisme. Le clin d’œil commence à apparaitre. Vont alors se succéder, s’entrecroiser des démolitions à l’instar de celles qui surviennent dans ce couple, musique transformée, démolition effective des cloisons et des murs avec participation des musiciens qui quittent leurs instruments pour donner un coup de main au ramassage des gravats.

Le comique de situation s’installe à bon escient, accompagné d’un comique de gestes parfaitement maitrisé par ce collectif habitué à jouer ensemble dont la complicité est manifeste et dont le talent au jeu, comme à la musique est sans conteste.

On joue sur des clichés, des situations prises au premier degré alors qu’on en démasque les grosses ficelles soulignées par la musique qui ne lâche rien, la chanteuse Agathe Peyrat doublant les paroles de l’actrice. L’épisode du cœur arraché par le désespoir, perdu et retrouvé est un gag désopilant que Lionel Dray mène avec brio. La prestation de Léo-Antonin Lutinier, interprétant Tristan dans ce rappel de « Tristan et Iseut » qui intervient en contre- point dans la pièce, est également très savoureuse.

Un succès évident pour une pièce menée tambour battant où l’humour et le burlesque l’emportent sur le tragique mais n’oblitèrent pas la réflexion.

Marie-Françoise Grislin

Représentation du 6 février au TNS

En salle Jusqu’au 14 févier

Pli

Pour trois soirées Le Maillon propose à son public de rejoindre le public allemand à la Reithalle d’Offenburg pour assister à la performance d’un chorégraphe Viktor Cernicky, pour le moins original puisque sa prestation  s’opère sur un simple tapis de danse en jouant avec 22 chaises de conférence.


© Vojtech Brtnicky

Tenir en haleine les spectateurs pendant 50 minutes avec comme seules partenaires un groupe de chaises est en soi un défi à relever ce que réussit brillamment cet artiste venu de la République tchèque, qui a déjà été remarqué et félicité pour son travail et qui met en corrélation le corps et les objets le situant entre la danse et le cirque.

Grand et mince, vêtu d’un pantalon noir et d’une veste blanche il esquisse des pas de danse martelant le sol en rythme soutenu, évoluant entre un amas de chaises réunies en faisceau et quelques autres disposées ici ou là sur ce plateau nu et blanc fortement éclairé.

Bientôt il s’en saisit et réaliser avec elles d’étonnantes combinaisons.

Nous allons suivre ce travail d’agencement qui consiste à s’emparer de telle ou telle chaise pour venir l’emboiter méticuleusement sur une autre et ce tout en martelant le sol d’un pas de danse au rythme plus ou moins soutenu en accord avec la recherche de la chaise adéquate ou de son placement sur la précédente. Ainsi s’élaborent des figures, de belles compositions dont certaines ne manquent pas de manifester une certaine fragilité ce qui rend notre artiste parfois circonspect, parfois déterminé à poursuivre, d’où ses piétinements plus ou moins nerveux en face de la nouvelle installation qu’il vient de réussir à mettre en place comme s’il voulait la dompter, ce qui ne manque pas de créer suspense et amusement dans le public attentif au moindre de ses gestes pour parfaire son objet.

Ainsi voit-on apparaître des chaises emboîtées formant une longue ligne oblique qui va soudain s’écrouler, puis les voilà assemblées en demi-cercle comme attendant d’être occupées pour écouter un conférencier. Enfin, et c’est le clou du spectacle, voici que le performeur commence à élaborer, toujours allant et venant en martelant le sol, une sorte de pyramide en disposant les chaises qu’il récupère une à une aux quatre coins du plateau les unes au-dessus des autres rendant au fur et à mesure des rajouts l’édifice de plus en plus fragile, son inclinaison laissant présager un écroulement immédiat. Alors, soutenant la colonne qui menace de tomber il ne dispose que d’un déplacement ultra rapide pour s’emparer d’une ultime chaise qu’il réussit à placer précautionneusement au sommet  de la construction derrière laquelle  il entreprend un jeu d’escalade auquel il renonce  sans doute pour ne pas détruire l’équilibre précaire de ce bel édifice qui est comme l’éloge de la persévérance et de la virtuosité.

Un spectacle original et ludique, très apprécié du public.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

La langue de mon père

La jeune Sultan Ulutas Alopé d’ascendance kurde par son père et turque par sa mère a mis en scène et interprété ce texte qu’elle a écrit et qu’elle interprète pour nous sur la scène du TNS, dans la petite salle du studio Vincent qui crée une proximité avec le public bienvenue pour cette prestation.


©Jean-Louis Fernandez

En toute simplicité, avec naturel, elle s’avance vers nous pour nous conter son histoire et déjà nous informer que malgré ses démarches elle a dû attendre longtemps son permis de séjour ce qui  l’a empêché  de trouver un emploi mais l’a rendue disponible pour se pencher sur son propre parcours, en faire l’objet d’une réflexion, puis d’une écriture.

Une voix off nous apprend qu’elle est en France depuis cinq ans et que la langue française qu’elle a apprise est pour elle comme un gilet de sauvetage. Tant il est vrai explique-t-elle en reprenant la parole devant nous que le problème de la langue est crucial en Turquie où le kurde est interdit ce que très jeune elle a compris, son père s’interdisait de le parler et elle suppliait sa mère de ne pas dire qu’ils étaient kurdes, quitte, paradoxalement, à le lui rappeler à haute voix dans les magasins.

Une évocation dite sans pathos à laquelle se mêlent parfois le chant ou la danse parfois le cri, la colère, tous ces registres nécessaires pour exprimer, faire resurgir ce qu’on a été, ce qu’on est, ce sur quoi on s’interroge « qui suis-je vraiment ? » et comme le disent ceux qui un jour interviennent dans ta vie « D’où viens-tu ? » ce qui veut dire « qui es-tu ? ». Alors se pose cette question récurrente de ton identité.

Et l’on en vient à l’histoire des parents, la mère, turque, le père, kurde, entre eux le désir d’être ensemble, en amour mais le refus des parents de la mère, « un kurde, impossible ! » d’où s’ensuit l’enlèvement pour l’avenir d’un couple qui fera trois filles dont l’une est là sur le plateau à témoigner de cette honte d’être kurde, du secret à garder de cette origine, de cette impossibilité à vraiment la taire. De ce père il est aussi question de son comportement, de ces disparitions soudaines, de ces longues absences qui, lors de ses retours inopinés, font que l’enfant a du mal  à renouer sa relation avec cet homme qui lui paraît étranger et qui pourtant  lui avait dit  un jour qu’elle était comme sa grand-mère. Ce père qui, finalement, abandonnera complètement son foyer laissant sa femme seule avec les trois enfants. C’est alors que notre narratrice se rappelle les paroles de sa mère : « désormais c’est toi l’homme de la maison » elle avait huit ans !

C’est à Paris, mariée à un Français qu’elle réalise cette histoire complexe et décide d’apprendre la langue du père, cette langue kurde qu’ici on peut apprendre librement.

Un témoignage bouleversant donné dans un cadre très sobre avec comme seul accessoire et partenaire une simple chaise sur laquelle repose une veste d’homme représentation de ce père  à qui elle finit par dire « je te pardonne ».

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 janvier
En salle jusqu’au 2 février

Le Iench

Premier spectacle programmé par Caroline Guiela Ngugen, la nouvelle directrice du TNS .

« Qui sera le prochain ? » tel est le leitmotiv que l’on entendra tout au long du spectacle, énoncé sous forme de rap par les différents protagonistes qui construisent cette histoire d’une famille originaire du Mali, implantée  dans une des régions industrielles de la France besogneuse .


© Arnaud Bertereau

« Qui sera le prochain ? » question, prélude à la litanie des noms des jeunes victimes des exactions de la police au cours des dernières années, comme celui bien connu d’Adama Traoré.

La réponse est au bout de ce spectacle qui nous conte l’histoire d’une famille banale, le père Issouf (Emil Abossolo-Mbo) travaille à l’usine, à la maison la femme, Maryama(Salimata Kamaté) s’occupe des courses, du ménage et de la cuisine secondée par sa fille Ramata (Olga Mouak), dont le frère jumeau, Drissa (Souleymane Sylla) va et vient avec des copains dont le jeune Mandela (Frederico Sernedo) et Karim (Chakib Boudiab) pendant que le plus jeune, Seydouba reste encore à la maison. Drissa, lui, ce grand jeune homme de 18 ans qui a mis de côté sa scolarité rêve d’avoir un chien, un iench, seulement voilà son père s’y oppose fermement et c’est l’occasion d’une terrible confrontation entre eux et pour le père celle d’une parfaite démonstration de l’autorité patriarcale.

Ainsi va la vie, Ramata rapporte régulièrement les réflexions, les quolibets qui lui sont envoyés en raison de sa couleur de peau, Drissa cherche à la protéger et veut lui épargner les avances de ses copains.

La scénographie d’Aurélie Lelaignen, simple mais pertinente permet de suivre la vie quotidienne de la famille, un énorme cube blanc posé sur le plateau est régulièrement tourné et s’ouvre alors pour montrer le salon où parents et enfants se retrouvent assis sur des canapés ou des coussins autour de la table basse où sont servis les repas et le café et où ont lieu les remarques et les disputes.

Nous sommes en quelque sorte mêlés à leur vie quotidienne où apparait nettement le sort qui est réservé aux femmes, celui du travail à la maison, pour la mère, évidemment et pour la fille, même si elle suit une scolarité normale et persévère en dépit des humiliations subies parce qu’elle est noire.

Leur gestuelle, leur façon de s’habiller comme Drissa toujours avec son sweat rouge, capuche sur la tête, leur façon de parler tout semble bien observé, et fait montre d’une authenticité qui nous les rend proches et pour peu qu’on habite une banlieue ou certains quartiers on les reconnait comme nos voisins, jeux de ballon entre copains devant l’immeuble  ou à proximité des maisons, empoignades et chamailleries pour des riens, mais parfois on se met à danser chorégraphie (Kettly Noel).

Un parti pris de réalisme conforme au projet de Eva Doumbia, l’autrice et metteure en scène de ce spectacle, directrice de la Cie La Part du Pauvre /Nana Triban qui  cherche à  écrire et à monter des histoires dans lesquelles la diversité est clairement montrée et représentative du fait que la France fut un pays colonial, et que les descendants des colonisés habitent, près de nous comme  la famille dont il est question ici ce qui ne manque pas  de laisser paraître certaines formes de racisme et de rejet de l’autre. Preuve en est donnée avec ces scènes où Drissa tente d’aller en boîte comme les jeunes de son  âge et se fait refouler durement sans autre raison que la couleur de sa peau. Cette couleur qui entraîne un quiproquo significatif quand Ramata, lors d’un cours de danse où le professeur demande de porter un collant « chair » pose la question pourquoi un collant « cher » car chez elle on évite les dépenses excessives et qu’on lui répond « couleur de « peau» c’est-à-dire « rose » pour les Blancs  majoritaires à ce cours .

Drissa se rêve comme tout le monde et pour cela avoir un chien malgré l’interdit paternel qu’il finit par outrepasser et qui lui vaudra une telle raclée qu’il quittera la maison. Alors aux prises avec la police il se retrouve leur victime, c’est lui ce « prochain » dont on se demandait qui il serait, au grand désespoir de sa famille et de son entourage. Ainsi la liste s’agrandit-elle sans pour autant se clôturer.

Un spectacle qui touche de près le quotidien des populations afroeuropéennes et le font entrer de plein droit dans le corpus de la littérature et du théâtre.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 9 janvier au TNS

Il Tartufo

Certes Il y a de la gêne car lire les traductions (de Carlo Repetti) et suivre l’action n’est pas toujours simple ni confortable mais le plaisir a dominé, car le jeu est si vivant, si emporté qu’il nous séduit. Cette mise en scène de Jean Bellorini qui signe également la scénographie avec Francesco Esposito et la lumière pour le teatro di Napoli nous plonge littéralement dans « le théâtre », autant dans Molière que dans l’Italie et nous dirions, surtout l’Italie car ça démarre à l’italienne. Sous le regard d’un Christ  vivant accroché  dans la lumière sur une immense croix de bois, posé contre le mur, surgit dans un fauteuil roulant, Madame Pernelle (Betti Pedrazzi), véritable imge de la « Nonna » qui se lance illico dans une verte semonce adressée à toute la maisonnée qui refuse, selon elle, de reconnaitre les immenses qualités de monsieur Tartuffe, (Federico Vanni) leur hôte accueilli, admiré et chéri par son fils  Orgon, (Gigio  Alberti) prêt à lui donner sa fille Marianne (Francesca De  Nicolais)  en mariage au grand  dam de celle-ci et de la servante Dorine (Angela  De Matteo) qui crie au scandale.


© Ivan Nocera

Tout cela se déroule au vu et au su de tous car la scénographie fait astucieusement évoluer les personnages dans un espace ouvert où se côtoient un salon avec chaises et canapé et une cuisine où les servantes s’emploient à préparer les repas servis sur la grande table qui jouxte les deux espaces, très souvent utilisée comme lieu de rencontre, d’affrontement et enfin cachette pour amener la  révélation  de  la véritable personnalité de Tartuffe.

Cette œuvre qui fait partie des classiques régulièrement étudiés pendant notre scolarité, voilà qu’elle nous est offerte dans cette version italienne et nous paraît revigorée, dynamisée par un jeu d’acteurs plein de vivacité où fusent les répliques soulignées par une gestuelle qui ne ménage pas ses effets avec trépignements, sursauts, embrassades  pas de danse esquissés pour dire le contentement, ronds de jambe, minauderies lors des  entreprises de séduction de Tartuffe. Le tout accompagné de chansons, de musique et même de coups de tonnerre. Les comédiens italiens sont  amoureux du jeu et  cette pièce leur donne tout loisir de l’exprimer puisqu’elle  leur propose  des scènes dans lesquelles les personnages sont eux-mêmes en train de jouer, on pense à la scène de dépit amoureux entre Valère et Marianne, à la scène de provocation entre Dorine et Marianne, à propos de son éventuel consentement au mariage avec Tartuffe et surtout à la scène où Elmire (Teresa Saponangelo) se laisse aller aux avances de Tartuffe pour montrer à son mari caché sous la table, le vrai visage de son protégé.

Les personnages affirment ainsi leur caractère, Madame Pernelle dans l’indignation, Orgon dans l’autorité, Elmire dans la dignité et l’audace, Dorine dans la révolte, Marianne, dans le désespoir, Valère (Jules Garreau) dans la provocation, Cléante (Ruggero Dondi ) dans le bon sens, Damis (Giampiero Schiano) dans la colère. Ainsi nous paraissent-ils proches et familiers d’autant que les costumes de Macha Makeieff en font des gens ordinaires, les hommes en costume, les femmes en robe, jupe ou tabliers avec ce petit clin d’œil à la couleur, Tartuffe est tout en noir tandis que Cléante le frère d’Orgon, l’homme du bon sens est tout en rouge .

Ce côté familier est également mis en valeur par la proximité qu’ils instaurent avec le public devant lequel, attrapant deux chaises qu’ils placent au bord du plateau ils viennent régulièrement s’installer pour parler de leurs problèmes, nous prenant quasiment à témoins des préoccupations causées par l’attitude d’Orgon et de Tartuffe.

S’Il y a une démarche pour aller vers la dénonciation de l’hypocrisie, de l’imposture et de la bigoterie incarnées par le personnage de Tartuffe, il ne faut pas omettre de souligner combien la pièce se veut aussi une revendication de la liberté, de l’émancipation des jeunes et des femmes vis-à-vis d’un patriarcat encore très installé dans ce XVIIème siècle et qui est quelque peu mis à mal quand Tartuffe est démasqué grâce à la finesse d’Elmire et que cela permet à Orgon de retrouver sa lucidité et de reconnaitre les sentiments de sa fille pour son amoureux.

Molière a fait de cette pièce un hommage au jeu et les acteurs italiens nous en ont transmis le bonheur.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation  du 12 décembre, TNS