Ivan Cadeau est chef du bureau Doctrine, opérations et renseignement au Service historique de la Défense. Spécialiste des guerres d’Indochine et de Corée, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont cet Okinawa 1945, dans la collection Champs de bataille. Pour Hebdoscope, il revient sur cette dernière grande bataille de la seconde guerre mondiale.

1- Dans quel contexte s’inscrit la bataille d’Okinawa ?
Au printemps 1945, les Américains sont aux portes du Japon et la conquête d’Okinawa représente le dernier tremplin avant l’invasion des îles principales. Conscients de ne pouvoir remporter la victoire, les Japonais espèrent infliger des pertes insupportables à l’adversaire pour le dissuader dans son entreprise. Il s’agit alors de contraindre Washington à négocier et à sauvegarder les institutions impériales.

2- Comment expliquer le nombre importants de victime civiles, entre 100 à 150 000 morts ?
Les pertes dramatiques enregistrées par les populations civiles okinawaïennes peuvent s’expliquer par trois facteurs. En premier lieu, les habitants de l’île sont réquisitionnés pour participer aux défenses établies par l’armée japonaise, une réquisition qui concerne les jeunes collégiens mais également les hommes âgés. Dans l’accomplissement de leur mission, beaucoup sont tués. En second lieu, l’exiguïté du champ de bataille et l’imbrication entre militaires et civils font que des milliers sont victimes des bombardements américains. Enfin, et c’est là une particularité majeure de la bataille, nombreux sont les militaires japonais à vouloir lier ces populations au sort de la 32e armée. Comme toute idée de reddition est inacceptable, ils obligent des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à se suicider, lorsqu’ils ne les assassinent pas eux-mêmes parfois.
3- La férocité des combats notamment de la part des défenseurs japonais traduit elle le chant du cygne du militarisme japonais porté à son paroxysme et qui n’a fait que s’intensifier depuis l’entre-deux-guerres ?
La combativité extrême et le taux de pertes élevés chez les soldats japonais s’inscrivent dans la tradition de l’armée impériale et reflètent ses doctrines, son code d’honneur et la formation donnée aux militaires, en même temps que la formidable pression sociale et familiale qui existe dans la société nippone et qui pèse sur les combattants. En effet, leur comportement au feu ou les circonstances de leur mort sont connus « à l’arrière », au village ou dans leur quartier, et explique le peu de prisonniers faits par les troupes américaines. Il ne faudrait toutefois pas voir dans l’issue de la bataille de changements majeurs (même si le nombre de prisonniers est plus élevé qu’ailleurs) après la bataille ; pour les autorités militaires, Okinawa constitue certes une défaite supplémentaire, mais il reste des millions d’hommes sous les armes et l’invasion du Japon qui se profile se promet d’être un bain de sang beaucoup plus terrible encore.
4- Les Japonais avaient ils conscience que la survie de leur régime, de leur mode de vie se jouait à ce moment ? Est-ce pour cela que l’on a également dénombré un nombre important de suicides ?
Il existe plusieurs courants au sein de l’appareil politico-militaire, comme de la population japonaise. Certains sont conscients que la guerre est perdue depuis longtemps quand d’autres estiment pouvoir durer en attendant un miracle, la fameuse « bataille décisive » qui renverserait le cours de la guerre. Il y a également nombre de soldats, à tous les niveaux qui évoluent dans une sorte de déni de la réalité et dont le système de pensée refuse toute idée même de défaite ou de négociations. Quant au nombre de suicides, il est courant chez les militaires depuis la défaite d’Attu, dans les Aléoutiennes, en mai 1943 où la mort est préférable au déshonneur du statut de prisonniers. Les suicides de civil se répandent eux à l’été 1944, à Saipan et à Tinian, dans les Mariannes du Nord où, conditionnés par l’armée impériale, les habitants sont invités à se donner la mort pour échapper, là-aussi, au déshonneur.
5- Les lourdes pertes enregistrées lors de la bataille ont-elles fait pencher la décision d’utiliser quelques mois plus tard la bombe atomique plutôt que d’opter pour l’invasion terrestre du Japon ?
La décision d’utiliser l’arme atomique sur le Japon répond à un ensemble de facteurs et de considérations de la part de l’administration américaine. Les pertes terribles enregistrées par l’armée américaine en sont une. Le 18 juin 1945, quelques jours avant la fin de la bataille d’Okinawa, le président Truman déclare ainsi ne pas vouloir faire « Okinawa d’un bout à l’autre du Japon ». Pour les responsables américains, l’objectif est d’employer l’arme atomique le plus tôt possible, pensant – à tort – que le feu nucléaire pourrait seul faire plier le Japon. On sait désormais que l’entrée en guerre de l’Union soviétique et le début de l’invasion de l’armée rouge décide l’empereur Hiro Hito à accepter la capitulation sans condition.
Interview par Laurent Pfaadt
Pour connaître l’état d’esprit des deux camps et s’immerger un peu plus dans la guerre du Pacifique, Hebdoscope vous recommande :
Haruko Taya Cook, Theodore F.Cook, Le Japon en guerre (1931-1945), traduit par Danièle Mazingarde, coll. Tempus
Aux éditions Perrin, 768 p.
Recueillant soixante-neuf témoignages d’acteurs du conflit (paysans, soldats, artistes et femmes), le livre dresse un portrait d’une société japonaise en armes. Ces témoignages à la fois édifiants et bouleversants donnent un livre d’une importance capitale pour comprendre l’état d’esprit des Japonais. « Nous savions que, si nous étions capturés, ils nous tailleraient en morceaux (…). Les femmes seraient violées. C’est pour ça que nous nous suicidions , pour éviter d’être pris par l’ennemi » raconte Kinjo Shigeaki, enfant à l’époque.
Eugène B. Sledge, Frères d’armes, traduit par Pascale Haas et préfacé par Bruno Cabanes, coll. Tempus
Aux éditions Perrin, 576 p.
Le récit de ce marine qui participa aux batailles de Peleliu (1944) et d’Okinawa (1945) a un petit côté Spielberg. « Nous vivions dans la peur constante de mourir ou d’être mutilés. Mais l’idée d’être encerclé et blessé sans pouvoir me défendre me glaçait jusqu’au fonde l’âme » écrit ainsi Eugène Sledge. Pour en savoir plus, mon article : http://www.hebdoscope.fr/wp/blog/selection-poches/