Magnifique réédition des œuvres de Vassili Grossman
« Ce combat dura trois jours et trois nuits. Une fumée noire restait en suspension dans l’air et les visages des hommes étaient absolument noirs. Tous avaient la voix enrouée d’avoir crié, car seul un cri pouvait être entendu dans le tonnerre et les bruits de ferraille » écrit Vassili Grossman, reporter au journal de l’armée soviétique, L’Etoile Rouge, à propos de l’un des affrontements de la bataille de Koursk, l’une des plus terribles de la seconde guerre mondiale.

Un cri. Comme celui qu’il lança avec son œuvre prodigieuse dans la nuit noire, oppressante, du communisme. Le reporter a dû, quelques mois plus tôt quitter Stalingrad où il se trouvait depuis plusieurs mois alors que la 6e armée du général Paulus venait d’être encerclée. Cette expérience constitua la matrice de son magnum opus, Pour une juste cause et surtout Vie et destin achevé en 1961 et dont le manuscrit, confisqué par le KGB, dut attendre 1980, soit près de seize ans après la mort de son auteur, pour être publié.

La réédition des œuvres de Vassili Grossman, l’un des plus grands écrivains du siècle passé, sorte de Tolstoï du 20e siècle par Calmann-Lévy permet aujourd’hui à la fois de relire ses textes mais également d’apprécier son œuvre dans sa globalité. Car, à côté de ses deux grands romans, l’œuvre de Vassili Grossman se compose de ses fameux Carnets de guerre mais également d’essais contenant en creux des critiques du régime soviétique notamment l’instauration de la peur et de l’oppression comme instruments de domination dans Tout passe (1963) qui fait figure de testament littéraire.
Son œuvre évoque également le sort réservé aux juifs. Lui-même juif, il ne sut que tardivement que sa mère fut victime de la Shoah par balles à Berditchev en 1941. Les deux lettres qu’il lui écrivit post-mortem sont d’une beauté inouïe et se lisent à l’infini. Celui qui entra avec l’armée rouge parmi les premiers dans les camps de Majdanek et de Treblinka fut aussi le premier écrivain soviétique à évoquer la Shoah dans le fameux Livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945) écrit avec Ilya Ehrenbourg. Là encore, son travail ne fut reconnu qu’après sa mort puisque le Livre noir ne fut publié qu’en 1980 en Israël et qu’il fallut attendre 2010 pour qu’une version complète en russe soit enfin disponible.

Souvenirs et Correspondance traduits une fois de plus magistralement par Luba Jurgenson et qui comportent des inédits, nous renseignent un peu plus sur la vie de cet écrivain né en Ukraine en 1905 et qui travailla, après des études de chimie et de mathématiques, dans les mines du Donbass en Ukraine puis dans une usine à crayons. A l’instar d’un Soljenitsyne et d’un Axionov, Grossman s’inscrivit dans cette tradition de scientifiques et de médecins devenus les grandes voix littéraires russes du siècle passé après a rencontre avec Maxime Gorki qui allait décider de son destin de journaliste et d’écrivain. Ces lettres, carnets et documents d’archives rassemblés grâce au travail de mémorialiste de Fiodor Guber, le fils de sa seconde épouse qu’il adopta, montrent ainsi un homme passionné par les zoos mais également la fabrique de ces chefs d’œuvre que nous tenons entre nos mains.
Suivant d’abord la voie tracée par le régime pour faire de lui un bon propagandiste, Vassili Grossman s’extirpa progressivement du moule totalitaire. Lire ses œuvres chronologiquement permet de voir, sur le temps long, cette évolution. Pour une juste cause, premier épisode de son immortel diptyque est en quelque sorte l’antichambre littéraire de son émancipation, d’une dissidence qui ne dit pas encore son nom.
Vient ensuite Vie et Destin, certainement l’un des cinq plus grands livres du 20e siècle qui conte les péripéties de la famille Chapochnikov en plein siège de Stalingrad où il compose, entre Allemands et Soviétiques, une sorte d’opéra littéraire mettant en scène le spectre de la condition humaine. Un livre d’une telle puissance dévastatrice que Mikhail Souslov, numéro 2 du régime soviétique, estima qu’il faudrait attendre près de deux cents ans, le temps historique nécessaire pour « digérer » historiquement les exactions du régime, avant de publier le roman. Et dans le même temps, le régime s’employa à faire disparaître toute trace de Vie et Destin. Tapuscrits, rubans de machines à écrire, tout fut saisi et « oublié » dans les archives du KGB. Mais un exemplaire survécut et dix-neuf ans après sa rédaction, en 1980, il fut publié en Suisse. Vassili Grossman n’eut cependant pas l’occasion de vivre cette consécration. Trois ans seulement après avoir achevé Vie et Destin, en 1964, il mourut d’un cancer.
Aujourd’hui, alors que paraissent ces nouvelles éditions des œuvres de Grossman avec des préfaces fort pertinentes notamment celle du regretté Tzvetan Todorov, leurs échos, ces Katioucha de mots, retentissent toujours aussi fortement dans le ciel russe : ceux d’un pouvoir russe s’inscrivant toujours dans l’asservissement de son propre peuple. Mais également ceux de cette Ukraine où il fit ses études, où il travailla et dont il décrivit avec tant de précisions, l’Holodomor, cette famine organisée par Staline dans les années 30 ainsi qu’une Shoah perpétrée par les nazis. Cette Ukraine où se rejoignit l’arc des totalitarismes qu’il dénonça et qui lui valut les foudres du régime. Un arc de sang et de larmes dessinant une œuvre qui n’a rien perdu de son actualité. Un arc où sang et larmes continuent de ruisseler. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut relire Grossman.
Par Laurent Pfaadt
A lire :
Pour une juste cause. Trad. du russe par Luba Jurgenson. Calmann-Lévy, 1 100 p.
Vie et Destin. Trad. du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard. Calmann-Lévy, 1 200 p.
Tout passe. Trad. du russe par Jacqueline Lafond. Avant-propos de Linda Lê. Calmann-Lévy, 300 p.
Souvenirs et Correspondance. Trad. du russe par Luba Jurgenson. Édition établie par Fiodor Guber. Préface de Tzvetan Todorov. Calmann-Lévy, 400 p.
Carnets de guerre 1941-1945. Édition établie par Antony Beevor et Liouba Vinogradova Trad. de l’anglais et du russe par Catherine Astroff et Jacques Guiod. Calmann-Lévy, 568 p.