Le langage de l’indicible

Harnoncourt © Berliner Philharmoniker
Harnoncourt © Berliner Philharmoniker

Avec ce coffret fascinant, Harnoncourt réhabilite Schubert

A près de 90 ans, Nikolaus Harnoncourt reste un révolutionnaire comme en témoigne ce superbe coffret consacré à Franz Schubert. Après Beethoven, Mozart et tant d’autres, le maître à penser des baroqueux s’est emparé avec maestria du plus romantique des compositeurs germaniques.

Avec cette intégrale des symphonies, les messes n°5 et 6 ainsi que l’opéra méconnu Alfonso et Estrella, Harnoncourt est allé puiser aussi bien dans les archives et les documents originaux que dans son incroyable conception musicale pour retraduire l’essence même de la musique du compositeur.

Il est en effet bien loin le temps où la musique de Schubert avait été entendue de la sorte. La faute à un Johannes Brahms qui réécrivit en partie les œuvres du maître et en quelque sorte les tronqua aux oreilles de l’humanité. A la manière d’un restaurateur d’œuvres d’art, Harnoncourt a gratté le vernis et les couches de peinture successives que les compositeurs et interprètes ont laissé durant ce siècle et demi autour des symphonies de Schubert pour en donner une patine qui, certes était belle, mais ne correspondait pas à la réalité et, au final, avait fini par appauvrir l’œuvre du compositeur qui en était réduit à la musique de chambre.

Harnoncourt a ainsi dégagé la fresque schubertienne et en a libéré ses couleurs tragiques mais également – et c’est là une découverte – cette joie de vivre, procurant ainsi un sentiment de nouveauté et de découverte absolument fascinant. Le maestro qui confesse avoir été accompagné depuis sa plus tendre enfance par Schubert sort ainsi, grâce à cette interprétation, Schubert de son carcan morbide et révèle l’exceptionnel sens de l’harmonie et selon ses mots « le langage de l’indicible » contenu dans cette musique.

Bien entendu, le chef était attendu sur la Grande (9) et sur l’Inachevée (8) qu’Harnoncourt qualifie tout bonnement de « perfection » et dont les mélomanes ont encore en tête la version de Carlos Kleiber à la tête du Wiener Philharmoniker. Et la surprise est de taille car les deux symphonies sont réinventées musicalement grâce à un splendide travail sur les tempii et le legato. Ainsi, l’omniprésence des cordes dans la Grande, tempérée par les bois, donne un sentiment d’apaisement.

Dans cette magnifique intégrale symphonique, Nikolaus Harnoncourt a embarqué avec lui les Berliner Philharmoniker qui ont accepté de faire une infidélité au label DG pour cette aventure indépendante et surtout se sont fondus dans cette nouvelle interprétation en acceptant de déroger à la tradition qui corsète parfois les orchestres. Il faut dire que cela a été possible grâce au magnétisme d’Harmoncourt (visible grâce au DVD présent dans le coffret) mais également à Claudio Abbado et à Simon Rattle qui ont fait évoluer l’orchestre vers plus de plasticité.

Qu’il s’agisse de ses symphonies ou de l’opéra Alfonso et Estrella, l’incompréhension du public et des interprètes tient au fait qu’on a voulu – Brahms le premier – faire rentrer la musique de Schubert dans des traditions alors en vigueur alors qu’elle n’appartenait qu’à elle, qu’elle était inclassable. C’est ce qu’Harnoncourt a compris en rendant justice à ce génie, et en prouvant qu’avant de croire, il faut écouter.

Schubert, Symphonies Nos. 1-8, Messes Nos. 5 & 6, Alfonso und Estrella, Berliner Philharmoniker, dir.Nikolaus Harnoncourt, Berliner Philharmoniker Recordings, 2015.

Laurent Pfaadt