Zimerman se joue de nos émotions

Récital éblouissant de Zimerman à Luxembourg

© François Zuidberg
© François Zuidberg

Assister à un concert de Krystian Zimerman, pianiste polonais comptant parmi les plus grands virtuoses de  la planète, est toujours un moment unique. Preuve en fut une nouvelle donnée lors du concert du 26 octobre 2015 à la Philharmonie de Luxembourg dans le cadre du festival de la ville. Dans cet écrin musical dont l’acoustique exceptionnel n’est plus à démontrer, le virtuose, vainqueur du concours Chopin en 1975, débuta avec les Sieben leichte variationen de Franz Schubert. La joie enfantine qui se dégagea de l’interprétation donna le ton. Celui d’une soirée qui s’annonçait exceptionnelle.

Mais avec les deux dernières sonates de Schubert, écrites l’année même de la mort du compositeur, Zimerman bascula dans une autre dimension. Dans la 20ème, la magie de son doigté nous transporta hors du temps. C’est comme s’il nous racontait une histoire où la musique se confond avec la voix de Schubert. La plainte majestueuse qui ouvre l’andantino fut merveilleuse. Le pianiste y mit toute sa passion jusqu’à cet orage qui referme le mouvement et qui lui fit crisper sa main gauche, cette même main qui nous guida dans cette 21ème sonate qu’il sublima grâce à l’octave de sol du premier thème.

On est bel et bien au-delà du piano. Car Zimerman ne délivre pas une interprétation, il relie musicalement le compositeur à notre époque, en traversant d’un éclair le temps et les époques. La 20ème résonnait parfois comme le mot d’adieu d’un compositeur trop tôt disparu tandis que la 21ème et son scherzo virevoltant se transformaient en un tourbillon mélancolique. Plus qu’un simple virtuose, Zimerman est un passeur incroyable. La passion qu’il met dans chaque note se transmet immédiatement à la salle qui perçoit alors tout le génie de l’œuvre qui émane de ce piano qui accompagne Zimerman sur les scènes du monde entier.

Cette douceur magnifique qui enveloppa ces deux sonates rappelle, à l’instar d’un Radu Lupu ou d’une Maria João Pires, que la puissance n’est pas gage de talent. En tout cas, il y avait bien plus que du talent ce soir là. Il est fort à parier que les spectateurs de la Philharmonie se souviendront longtemps de ce concert.

Laurent Pfaadt

Un monument pour refermer le tombeau

Intégrale des symphonies de Sibelius par le Berliner Philharmoniker

© Holger Kettner, Berliner Philharmoniker
© Holger Kettner, Berliner Philharmoniker

Avant de refermer le panthéon musical finlandais consacré à Jean Sibelius en cette année 2015, il fallait bien un monument. Ainsi après Lorin Maazel, Leonard Bernstein, Sir Colin Davis ou Paavo Berglund, Sir Simon Rattle signe une intégrale fort intéressante des symphonies de Sibelius à la tête de « son » orchestre, le Berliner Philharmoniker qu’il s’apprête à laisser au chef d’orchestre russe, Kirill Petrenko. Après Schuman et Schubert (avec Harnoncourt), l’orchestre de Furtwängler et de Karajan s’aventure sur les terres glacées et sauvages de cette musique qui ne ressemble à aucune autre.
Le sentiment qui domine à l’écoute de ces symphonies est celui d’une force inextinguible qui puise ses racines dans cette énergie tellurique. Si les deux premières symphonies se rattachent encore à la tradition romantique, les suivantes appartiennent à l’univers musical si particulier de Sibelius. Ainsi, le lyrisme et l’optimisme de la 6e symphonie, moins jouée, sont ici extrêmement touchants.
Grâce à cette interprétation tout en nuances qui doit beaucoup à la direction de Simon Rattle (qu’il est d’ailleurs possible d’observer grâce aux DVDs présents dans ce magnifique coffret), la musique de Sibelius irradie. Il faut dire que le chef britannique ne s’aventure pas en terrain inconnu puisqu’il a déjà gravé par le passé une intégrale à la tête de l’orchestre de Birmingham. Durant son passage à la tête des Berliner, Rattle qui connaît Sibelius depuis sa jeunesse s’est ainsi attaché à emmener l’orchestre vers la musique de Sibelius qui avait été à peine abordée par Karajan.
La rencontre est ainsi explosive. Il se dégage une profondeur de ton et le sostenuto n’est jamais exagéré. L’interprétation de la seconde symphonie est à ce titre emblématique.
La musique ainsi délivrée devient solaire dans cette 7e symphonie, chef d’œuvre inclassable qui ressemble à un navire brise-glace avançant vers une terre inconnue.
Présenté dans un coffret très soigné qui comporte documents sonores, vidéos et textes, cette intégrale des symphonies de Sibelius éditée sous le label de l’orchestre offre en guise de conclusion de cette riche année Sibelius un formidable témoignage de la contribution de ce grand compositeur au patrimoine de l’humanité.

Jean Sibelius, Symphonies 1-7, Berliner Philharmoniker, Sir Simon Rattle, Berliner Philharmoniker label

Laurent Pfaadt

Une histoire en rouge et blanc

Douze siècles d’histoire de la Russie à découvrir
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Une somme sur la Russie, voilà ce qui vient immédiatement à l’esprit en parcourant l’ouvrage de Michel Heller, paru initialement en 1997. L’auteur nous invite à un voyage historique incroyable de St Petersbourg, la capitale des tsars à Vladivostok en passant par la mer d’Azov, Moscou, Novgorod ou Ekaterinbourg où fut exécuté Nicolas II. Des vikings suédois menés par leur chef Rurik formant cette principauté « rus » qui devait donner son nom aux habitants de ce pays continent jusqu’à la fin de la monarchie des Romanov en 1918, l’ouvrage parcourt avec bonheur cette histoire millénaire faite d’exploits comme la victoire de Pierre le Grand sur les suédois à Poltava en 1709, de soubresauts et de légendes (celles de l’imposteur Dimitri, de la disparition du tsar Alexandre ou des pouvoirs guérisseurs du moine Raspoutine).
Comme le développe avec brio Michel Heller, la Russie ainsi que son empire se sont édifiés sous l’autorité de chefs, de tsars. Deux figures émergent ainsi de ce panorama : Ivan le Terrible dont l’action fut prépondérante et Pierre le Grand dont Michel Heller tout en soulignant l’incontestable action de modernisation de l’état et d’impulsion impériale, porte un jugement plutôt sévère.
La longue histoire de la Russie puis de l’URSS fourmille de personnages qui ont bouleversé l’histoire du monde. Indubitablement, Lev Davidovitch Bronstein dit Trotski fut de ceux-là. Sur ce point en tout cas, la biographie que Robert Service, professeur à Oxford et auteur d’un Lénine convaincant (Perrin, 2012), consacre au fondateur de la IVe Internationale s’inscrit dans l’historiographie communément admise. Pour le reste, l’ouvrage démolit à juste titre d’ailleurs, l’image romantique d’un Trotski, héraut d’une révolution communiste moins brutale et surtout qui aurait accompli l’utopie voulue par Marx et Lénine.
Oui, Trotski n’appartenait pas à la faction bolchevik des révolutionnaires d’octobre et il fit preuve de réelles qualités de stratège lors de la guerre civile contre les Blancs, restés fidèles au tsar. Mais selon Service, l’homme ne fut pas un réaliste mais un idéologue obtus, se complaisant dans un verbe acerbe nourri par un ego démesuré au lieu de se confronter au pouvoir. « Lui-même a toujours voulu qu’on le considère comme un idéaliste révolutionnaire, sans jamais admettre la faiblesse de ses arguments » écrit ainsi Service. L’auteur en conclue d’ailleurs que son gouvernement aurait été bien pire que celui de Staline avec qui il partageait – n’en déplaise à ses partisans – de nombreux points communs.
En tout cas, qu’elle fut blanche ou rouge, l’histoire de la Russie et de ses grands hommes recèle cette part de fascination propre aux grands empires.

Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Perrin, coll. Tempus, 2015

Robert Service, Trotski, Perrin, coll. Tempus, 2015

Laurent Pfaadt

Le conteur du temps

La porte des mondes à redécouvrir dans son intégralité
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Rendons grâce à ces petites maisons d’édition françaises qui permettent aux lecteurs francophones notamment les plus jeunes de profiter de trésors oubliés de la science-fiction anglophone.

Tel est le cas de Robert Silverberg, l’un des géants du genre. Auteur de quelques uns des livres cultes de la sf et de la fantasy comme le cycle de Majipoor, Silverberg est notamment le créateur de la porte des mondes, cette série contant un monde où la civilisation européenne n’a jamais prospérée de part et d’autre de l’Atlantique. Ainsi, en suivant les aventures de Dan Beauchamps, parti à la découverte de ce monde inversé, Silverberg confirme qu’il reste l’un des maîtres de l’uchronie (comment ne pas oublier Roma Aeterna) et de la science fiction notamment du mouvement steampunk dont il est l’un des inspirateurs.

L’extraordinaire plus-value de l’ouvrage tient également à la réunion des différentes contributions à la série d’auteurs confirmés comme Chelsea Quinn Yarbro, spécialiste notamment des vampires ou de John Brunner, auteur du désormais cultissime Tous à Zanzibar. Le livre permet surtout de mesurer l’influence de Robert Silverberg qui, à l’instar d’un Asimov ou d’un Tim Powers, a contribué à façonner l’imaginaire de générations entières d’écrivains ainsi que l’interpénétration des univers des auteurs anglo-saxons, Silverberg lui-même ne rechignant pas à s’inscrire dans les univers de ses contemporains.
Ceci explique en grande partie l’exceptionnelle fécondité de la science fiction américaine qui a su imposer son modèle depuis plus d’un demi siècle et dont la porte des mondes est un témoignage éclatant qu’il convient de redécouvrir dès à présent.

Robert Silverberg, John Brunner, Chelsea Quinn Yarbro, la Porte des mondes, Mnemos, 2015

Laurent Pfaadt

Les masques tombent

Deuxième opus du subtil changement de Jo Walton
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On avait laissé notre brave inspecteur Carmichael au prise avec le meurtre de Peter Farthing, artisan du rapprochement de l’Angleterre avec le IIIe Reich.

On le retrouve quinze jours plus tard avec une nouvelle affaire peu commune. Une compagnie de théâtre s’apprête à donner Hamlet de Shakespeare lorsqu’une actrice meurt dans l’explosion de sa maison. Avec sa perspicacité légendaire Carmichael se doute vite que la bombe qui a soufflé la maison n’a rien d’un accident. Et, en tirant les fils de cet écheveau, l’inspecteur de Scotland Yard
plonge une nouvelle fois dans les tréfonds d’une machination qui va le mener jusqu’au plus haut sommet de l’état et ne va pas le laisser indemne car Adolf Hitler et le Premier Ministre britannique doivent assister à la représentation du chef d’œuvre de Shakespeare.
Jo Walton, auteure récompensée à maintes reprises, poursuit dans ce deuxième opus du subtil changement son incroyable travail de réécriture de l’histoire britannique durant la seconde guerre mondiale. L’uchronie qu’elle nous dépeint est, à la manière d’une Connie Willis, une histoire alternative tout à fait plausible et qui interpelle le lecteur lorsque l’on se souvient des sympathies d’un Édouard VII ou d’un lord Halifax pour le régime nazi. Originale autant que glaçante, elle contient tous les ingrédients nécessaires à passer une nuit blanche.
Construit sur le même modèle que le premier tome autour de deux personnages principaux, l’inspecteur Carmichael et Viola Lark qui a fui son milieu d’origine pour intégrer cette troupe de théâtre, Hamlet au paradis poursuit sa peinture d’une aristocratie anglaise compromise et vérolée par le mal en même temps qu’il nous tient en haleine jusqu’à la dernière page.
Quelque chose nous dit que le dernier volume du subtil changement, Half a Crown (la moitié d’une couronne), non seulement apportera les réponses aux questions d’un Carmichael qui ressemble un peu au Bernie Gunther de Philip Kerr, mais surtout révélera l’extraordinaire machination bâtie par Walton. Shakespeare n’écrivait-il pas dans sa pièce maîtresse que « nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce nous pouvons être » ?

Jo Walton, Hamlet au paradis, Denoël, 2015

Laurent Pfaadt

Prokofiev en majesté

La violoniste Viktoria Mullova transcende le compositeur russeMullova

Au disque comme au concert, écouter Viktoria Mullova, c’est l’assurance de passer un moment inoubliable. Son nouveau disque consacré à Prokofiev en est un témoignage supplémentaire. On l’avait laissé chez Onyx avec Bach. On la retrouve avec le 2ème concerto pour violon de Prokofiev.
Viktoria Mullova réalise parfaitement ce grand écart en prenant l’œuvre comme à son habitude en alliant une technicité sans faille et une sensibilité décuplée. il faut dire que l’œuvre composée en 1935 était taillée pour le profil de la virtuose.
Mullova est impressionnante dans les parties solo mais n’en oublie pas le rythme si entraînant du concerto qui lui confère ce lyrisme apprécié des mélomanes. Cette virtuosité est particulièrement évidente dans le troisième mouvement lorsque le violon dialogue avec les castagnettes.
Il faut dire qu’elle a trouvé en Paavö Jarvi un complice idéal. Le chef montre qu’il est aussi inspiré à la radio de Francfort dont il en a fait une référence en Europe – en témoigne sa récente production discographique – qu’à Paris. Mullova et Jarvi impriment ainsi au concerto une lumière faite de multiples couleurs sans altérer les équilibres sonores. Il en résulte une chaleur et une vie qui se répandent immédiatement dans nos oreilles.
Le disque est complété par une sonate pour violon seul et la sonate pour deux violons toujours de Prokofiev, où la soliste russe est accompagnée par son alter ego albanais, Tedi Papavrami. Le dialogue merveilleux de nos virtuoses démontre l’incroyable génie de Prokofiev qu’il est aujourd’hui possible entendre grâce à ce disque.

Prokofiev, violon concerto n2, Frankfurt radio symphony orchestra,
Mullova, dir. Jarvi, Onyx classics, 2015

Laurent Pfaadt