Nul n’est prophète en son pays

© Joel Saget AFP
© Joel Saget AFP

Retour sur l’œuvre de Boualem Sansal

Lorsque j’ai rencontré Boualem Sansal à Alger en octobre 2007, le jeune fonctionnaire européen que j’étais fut frappé par la simplicité du personnage autant que par l’extrême lucidité avec laquelle il analysait les grands problèmes du monde. Il faut dire que j’avais préparé mon sujet en lisant Harraga, ce roman parlant de ces hommes, ces « brûleurs » de routes, de passés et de destins qui tentent au péril de leur vie, d’atteindre l’Europe.

Dans ce roman où les trois personnages principaux sont des femmes : Lamia, enceinte d’un homme qu’elle ne reverra pas, Chérifa qui accueille Lamia, et la maison de Chérifa, véritable personnage, pleine de bruits et d’odeurs si attachants, on plonge dans une littérature qui ressemble à un cri de souffrance, celui de ces milliers de jeunes qui ont perdu leurs illusions et sont livrés à eux-mêmes.

Ce cri en même temps qu’il symbolise cette colère contre la société algérienne et les promesses non tenues de son histoire fonde l’œuvre de Boualem Sansal qu’il est aujourd’hui permis de découvrir dans son intégralité, dans la collection Quarto, cette pléiade des vivants.

Harraga n’est que l’un des chapitres de cette œuvre magistrale. Avec Rue Darwin, l’écrivain poursuivit sa plongée dans cette histoire algérienne tourmentée à travers la vision d’une femme, Djéda, magnifique personnage inspirée d’une parente, et son pouvoir absolu sur les hommes. D’ailleurs, les femmes que Sansal admire et magnifie, sont les grandes actrices de ses romans.

Sévère avec son histoire nationale, Sansal passe au crible les grands hommes de l’Algérie, qu’il s’agisse de Ben Bella, de Boumedienne ou des zélotes de l’islamisme dans 2084. Ces portraits permettent, par un effet de résonance, de donner écho à ce même cri, parfois intérieur et silencieux, celui d’une jeunesse brisée. Car l’œuvre de Sansal est le roman permanent d’une enfance perdue, celle de Lamia qui tente en vain de retrouver son frère, celle de Rachel qui se suicide au début du Village de l’Allemand pour ne pas porter le terrible fardeau de son père. Et cette enfance perdue se perpétue de génération en génération dans une guerre sans fin et sans visage.

Avec son nouveau roman, 2084, Sansal traverse le miroir. Pour donner plus de force à son message, pour que son cri se fasse appel, il lui fallait sortir de la réalité et s’engager sur le terrain de la satire. Comme Voltaire et Orwell avant lui, le conte lui fournit le cadre. C’est l’objet de 2084. Avec ce clin d’œil à la fable orwélienne pleine de fureur et si glaçante car plausible, Sansal s’élève contre l’islamisme qui est en train de ronger le monde et de manger tel Saturne dévorant ses enfants, les musulmans. Cynique, 2084 est une charge contre le totalitarisme religieux. On ne trouvera pas de barbus mais plutôt des énarques de l’islamisme et des pros de la communication. On reconnaît aisément la référence au Big Brother d’Orwell annonciateur de nos sociétés modernes mais celui-ci est mâtiné d’islamisme et non d’islam pour en faire quelque chose de terrifiant.

Sans aucun doute, 2084 constitue une pierre supplémentaire à l’édifice littéraire de l’écrivain algérien qui ne cesse de nous avertir depuis 1999. C’est pour cela que Boualem Sansal est l’un des grands écrivains de notre temps.

Boualem Sansal, Romans 1999-2011, coll. Quarto, Gallimard, 2015.

Laurent Pfaadt

Le pouvoir des mots

barthesThriller jouissif sur la piste du langage

25 février 1980, une camionnette de blanchisserie fauche un passant qui ne survit pas à l’accident. Ce banal accident de la route comme il en existe tant et en existera tant d’autres après 1980 se révèle tout de même singulier. En effet, la victime n’est autre que le professeur Roland Barthes en route vers le collège de France où il occupe la chaire de sémiologie.

Voilà donc le point de départ de l’aventure que nous conte dans son nouveau roman Laurent Binet. On avait adoré son roman précédent, HHhH, qui nous relatait l’opération chargée d’assassiner Reinhard Heydrich, n°2 des SS. Et une petite voix (nous sommes après tout dans un roman qui traite du langage !) nous dit que cet accident n’allait pas en rester là…

C’est en tout cas ce que croient notre couple d’enquêteurs pour le moins assez classique, un flic très cartésien et un intello plutôt barré. Car, très vite, une hypothèse se fait jour : Barthes a été assassiné car il aurait découvert la septième fonction du langage.

Mais revenons en arrière. Barthes est un professeur de sémiologie, c’est-à-dire l’étude des signes linguistiques verbaux et non verbaux. Roman Jakobson, le maître de Barthes a identifié six fonctions propres au langage. Mais l’élève a dépassé le maître en découvrant une septième, celle qui permet d’agir sur les masses, de conquérir le pouvoir. On se rend vite compte que Barthes se trouve en possession d’un feu sacré, dangereux et convoité. De quoi provoquer sa mort, bien évidemment maquillée en accident.

Alors, qui est derrière cet assassinat ? Nos enquêteurs partent sur la trace du meurtrier et le thriller prend alors des airs de jouissance intellectuelle où des visages familiers nous apparaissent dans toute leur caricature. Qui dit sémiologie, dit bien entendu Umberto Eco, devenu le temps de quelques pages un héros de roman. Voilà un juste retour des choses pour celui qui publiait en cette même année 1980 son Nom de la Rose où il s’agissait de langage – le rire chez Aristote – et de complot.

Plus drôle encore est la merveilleuse galerie de portraits de l’intelligentsia de l’époque que nous offre Laurent Binet entre Althusser, Sollers et BHL pour ne citer qu’eux et que l’auteur tourne parfois en ridicule pour notre plus grand plaisir.

Ajouter à cela, des services secrets bulgares, la société secrète du Logos Club, une intrigue qui remonte jusqu’à l’Elysée et on se retrouve dans un maelstrom comique et palpitant entre Dan Brown et OSS 117.

Au final, on ne lâche qu’à regret ce page turner pour intellos où l’on a beaucoup ri, frissonné avant de se demander : et si c’était vrai ? Mais chut ! Pas un mot de plus….

Laurent Binet, La Septième Fonction du Langage, Grasset, 2015.

Laurent Pfaadt