Dernières nouvelles du ghetto

Deux livres reviennent sur le soulèvement du ghetto de Varsovie

Nous sommes en juillet 1942. Voilà près de deux années que les Allemands ont enfermé près de 350 000 juifs de Varsovie dans un ghetto. La mort y est quotidienne et les déportations vers le camp d’extermination de Treblinka s’enchaînent depuis la sinistre Umschlagplatz. Ceux qui survivent dans cet enfer à ciel ouvert tentent de consigner leurs expériences en espérant qu’un jour quelqu’un viendra à découvrir ce qu’il advint. C’est le cas de l’organisation Oneg Shabbat menée par Emanuel Ringelblum qui récolte le moindre témoignage, le moindre objet pouvant témoigner des terribles conditions de vie qui règnent ici. D’autres initiatives personnelles s’écrivent en secret, notamment ces journaux qui racontent l’indicible comme celui d’Hillel Seidman, ancien secrétaire du groupe parlementaire juif à la diète polonaise avant la guerre, journaliste et jeune archiviste de la communauté. Cela deviendra, après guerre, Du fond de l’abîme, récit poignant qui est republié alors qu’ont été célébré, ces dernières années, les 80 ans de la révolte du ghetto puis celle de Varsovie et enfin, il y a quelques semaines, ceux de la libération d’Auschwitz.


Le récit de Seidman témoigne avec émotion de la vie quotidienne au sein du ghetto, du danger permanent marqué par les exactions des Allemands mais également ces moments de grâce, ces lumières tirées de l’abîme comme cette musique interprétée par ces juifs venus de Vienne et de Berlin. De nombreux annexes fort pertinentes viennent contextualiser et offrir quelques éclairages sur des personnages quelques peu oubliés aujourd’hui comme Szmul Zygielbojm qui se suicida en mai 1943 devant l’indifférence des Alliés face à ce qui passait dans le ghetto mais également Adam Czerniakow, le président controversé du conseil juif du ghetto ou le pédagogue Janusz Korczak qui accompagna les enfants de son institut jusque dans la chambre à gaz de Treblinka.

En janvier 1943, alors que les Allemands se mettent à déporter massivement les juifs du ghetto, Hillel Seidman évoque l’idée d’une prochaine révolte. « Aujourd’hui des bruits circulent à nouveau au sujet d’une action prochaine qui serait projetée pour le 15 janvier (…) C’est prématuré. Ils ne sont pas encore prêts » écrit-il le 11 janvier. Arrêté à son tour, Hillel Seidman ne doit la vie sauve qu’à un passeport paraguayen lui permettant d’être envoyé dans un camp à Vittel en France où il échappe une nouvelle fois à une déportation vers Drancy puis Auschwitz. Alors qu’il a déjà quitté le ghetto, celui-ci se révolte finalement le 19 avril 1943, sous la direction de Mordechai Anielewicz et Marek Edelman notamment.

Les meneurs de cette révolte établissent leur quartier général secret au 18 de la rue Mila (prononcez Biwa) à Varsovie. Grâce à la plume de Léon Uris, romancier américain mondialement connu pour son Exodus porté à l’écran par Hollywood, le lecteur suit, jour après jour, cet épisode grandiose et devenu mythique de la Shoah. Publié en 1961, le roman glorifie ainsi la révolte de ces quelques 300 hommes et femmes luttant contre le Troisième Reich et bien décidés de tomber les armes à la main. Construit en quatre parties historiques et raconté du point de vue d’un journaliste italo-américain, Christopher de Monti, qui a couvert la guerre d’Espagne et a survécu à la liquidation du ghetto, le lecteur pénètre un petit groupe d’insurgés, de la mise en place du ghetto jusqu’à sa destruction.

Si les divers protagonistes du livre sont fictifs, ils rappellent cependant ces hommes que décrivaient si bien Hillel Seidman. Ainsi comment ne pas voir en Paul Bronski, Adam Czerniakow ou dans l’historien Alexandre Brandel, Emanuel Ringelblum ? Cela ne nuit nullement au récit et le roman parvient, grâce à son rythme, à emporter son lecteur dans les rues d’une Varsovie prête à plonger dans les ténèbres. Et en soulignant par quelques touches subtiles, l’inimitié de certains Polonais à l’égard des juifs, Léon Uris ne fait qu’entrebâiller une porte littéraire que des historiens mettront plusieurs décennies à ouvrir. Son livre ainsi que celui d’Hillel Seidman demeurent ainsi de précieux témoignages de la terrible tragédie qui s’abattit sur le ghetto de Varsovie.

Par Laurent Pfaad

Hillel Seidman, Du fond de l’abîme, Journal du ghetto de Varsovie, traduit de l’hébreu et du yiddish par Nathan Weinstock avec la collaboration de Micheline Weisntock, postface de Georges Bensoussan
coll. Le Goût de l’Histoire, Les Belles Lettres, 718 p.

Léon Uris, Mila 18, traduit de l’américain par Jean Nioux
coll. Domaine étranger, Les Belles Lettres, 672 p.

Noces d’étain pour le festival Italissimo

Il y a dix ans se tenait la première édition du festival Italissimo célébrant à Paris, la littérature et la culture italiennes.

Dix ans plus tard, plus de trois cents invités italiens et français et deux-cent-soixante rencontres, lectures, spectacles et projections dans vingt lieux différents ont célébré une décennie de dialogue faite de rencontres, de découvertes et surtout d’amour qui a valu au festival le prix de l’initiative européenne en 2024.


Pour célébrer cet anniversaire, cette dixième édition conviera les grands noms de la littérature transalpine : Silvia Avallone, Dacia Maraini, Emanuele Trevi, Erri De Luca, Gianrico Carofiglio, Donatella Di Pietrantonio, Viola Ardone, Paolo Cognetti, Milena Agus, Carlo Lucarelli, ainsi que plusieurs nouvelles plumes comme Francesca Giannone, Giancinta Cavagna di Gualdana, Monica Acito, Matteo Bianchi ou Greta Olivo. Des auteurs français, Laurent Gaudé, Daniel Pennac, Sylvain Prudhomme, viendront transmettre au public leur amour de la littérature italienne.

Cette édition sera également l’occasion de rendre hommage à Umberto Eco, disparu en 2016, à la Bibliothèque Nationale de France et au maître du roman policier italien, le génial inventeur du commissaire Montalbano, Andrea Camilleri, dont on fêtera le centenaire de la naissance.

Et comme toujours, une programmation cinéma, une exposition à la galerie Tornabuoni Art, des rencontres scolaires, des ateliers d’écriture et de traduction, des apéritifs littéraires et une rencontre professionnelle sur l’édition et la traduction entre France et Italie à l’Institut Culturel italien viendra couronner cet anniversaire qui s’annonce une nouvelle fois riche en émotions.

Par Laurent Pfaadt

ITALISSIMO, Festival de Littérature et de Culture italiennes, 10e édition
1-6 avril 2025.

Programmation à retrouver sur www.italissimofestival.com

Roberto Saviano Giovanni Falcone

Le 23 mai 1992, 600 kilos d’explosifs pulvérisaient la voiture du juge antiterroriste Giovanni Falcone, non loin de l’aéroport de Palerme. Cet assassinat allait marquer durablement une mémoire  non seulement italienne mais également européenne, faisant du juge, le martyr de la pieuvre.


Vingt-trois ans plus tard, voilà qu’un autre juge, littéraire celui-là, Roberto Saviano, auteur du mondialement célèbre Gomorra, dresse à Falcone, un mausolée de papier remarquable. Retraçant les dix dernières années du juge, depuis l’assassinat du préfet de Palerme, le général dalla Chiesa jusqu’à la mort de Falcone l’auteur nous fait entrer dans les arcanes du pool anti-mafia qui lutta sans relâche contre les sbires du parrain de la mafia, Toto Rina qui fut arrêté quelques mois après l’assassinat de Falcone.

Dans ce récit absolument palpitant, le lecteur suit Falcone dans sa lutte contre les banques liées à la mafia ou face aux repentis mais également dans sa vie quotidienne auprès notamment de sa femme, elle-même juge, qui fut également tuée le 23 mai 1992. Mais le grand talent de Saviano qui n’hésite pas, pour les besoins du récit, à combler les interstices biographiques de son génie littéraire, est de traverser le miroir et de faire pénétrer son lecteur dans les rangs de la mafia comme il a si bien su le faire dans ses ouvrages qui l’ont rendu célèbres. Un miroir qui culmine avec le maxi-procès de Palerme contre plusieurs centaines d’accusés entre février 1986 et décembre 1987.

Dans cette Italie où le Vatican entretint des relations incestueuses avec la pieuvre, Giovanni Falcone a, qu’on le veuille ou non, un côté christique avec sa dimension sacrificielle pour le bien de l’humanité. Devenu le Joseph d’Arimathie du juge, Roberto Saviano signe là son plus beau livre, réussissant parfaitement l’alchimie entre l’enquête et la littérature afin de permettre, à ce livre en forme de croix, de permettre à son sujet d’accéder à l’immortalité.

Par Laurent Pfaadt

Roberto Saviano, Giovanni Falcone, traduit de l’italien par Laura Brignon
Chez Gallimard, « Du monde entier », 608 p.

Une légende parmi les légendes

Deux magnifiques coffrets célèbrent Pierre Boulez en tant que compositeur et chef d’orchestre

J’ai eu la chance de pouvoir assister à un concert dirigé par Pierre Boulez. De voir l’histoire de la musique en train de s’écrire. De voir ces mains qui dirigeaient sans baguette, s’élevant dans l’air lorsqu’elles n’écrivaient pas sur une partition des œuvres qui ont, dès son vivant, rejointes le répertoire aux côtés de Mozart, de Beethoven, de Mahler et d’autres. C’était en 2005, il y a près de vingt ans, au Festspielhaus de Baden-Baden. Je me souviens, à l’instar de ma rencontre avec Pierre Soulages, avoir eu la tentation de monter dans sa loge pour le saluer mais le poids écrasant de Boulez dans la culture non seulement française mais également internationale – tout comme Soulages – écrasa toute velléité du jeune journaliste que j’étais alors.


Le Festspielhaus de Baden-Baden, cette ville où il résidait, entre France et Allemagne, et où il dirigea les plus grands orchestres notamment le Wiener Philharmoniker avec qui il interpréta ce soir-là la septième symphonie de Bruckner et la Nuit transfigurée d’un Arnold Schönberg qu’il vénérait plus que tout, est désormais devenu son tombeau pour l’éternité. Certes les deux formidables coffrets regroupant ses enregistrements en tant que chef d’orchestre et compositeur chez Deutsche Grammophon et Decca sortis ces jours-ci à l’occasion du centenaire de sa naissance ne contiennent pas ces deux œuvres mais la huitième de Bruckner et Pelleas et Melisande de ce même Schönberg. Deux coffrets qui résument malgré tout à merveille l’œuvre d’un musicien entré de son vivant dans la légende de son art.

Immense chef d’orchestre dirigeant « au tranchant de la main » et, à l’instar d’un Bernard Haitink, véritable métronome qui influença toute une génération de chefs à commencer par Sir Simon Rattle, Pierre Boulez laisse apparaître dans ce coffret ses compositeurs de prédilection : Maurice Ravel bien entendu avec qui il partagea cette philosophie de musique absolue qu’il transcenda notamment avec Pierre-Laurent Aimard, l’un de ses pianistes fétiches dans cet enregistrement DG avec l’orchestre de Cleveland, cet orchestre qui, avec celui de Chicago, fut l’un de ses plus fidèles compagnons de route. Bela Bartók ensuite bien évidemment qui ouvre ce coffret et que Boulez considérait comme l’un des cinq plus grands compositeurs du 20e siècle. Il est là avec son Concerto pour orchestre ou un très beau Mandarin merveilleux. Comme de nombreux chefs d’orchestre qui furent également compositeur – notamment Bernstein – Pierre Boulez transcenda le répertoire wagnérien – son Ring du centenaire mis en scène par Patrice Chéreau est présent en CD et en Blu-Ray après sa captation en 1980 pour notre plus grand plaisir, complété d’un incroyable Parsifal – et mahlérien avec une intégrale des symphonies qui rendent, avec leur dimension solaire, parfaitement justice au compositeur viennois, rapprochant son interprétation d’un Celibidache. Avec les plus grands solistes qui furent de véritables fidèles comme Mitsuko Uchida, impériale dans le très beau Concerto pour piano orchestre de Schönberg et Christian Tetzlaff, le coffret prend des airs de Champs-Élysées où les héros de la musique du siècle passé viennent ainsi se recueillir devant le temple de cet autre Apollon musagète d’un Stravinsky qu’il rencontra pour la première fois en 1952 puis régulièrement pendant quinze ans et dont il interpréta la musique dans un formidable coffret DG restitué en partie ici, en particulier cet Oiseau de feu de 1992 qu’affectionnait particulièrement Boulez. Bien évidemment, le coffret n’oublie pas cette création contemporaine qu’il favorisa à la fois comme chef et comme compositeur et les merveilleuses interprétations des œuvres d’Harrison Birtwistle sont là pour le rappeler. Les passionnés découvriront également quelques petites pépites comme ces Sept Haïkaï d’Olivier Messiaen en compagnie de la pianiste Joela Jones et le Cleveland Orchestra ou ses interviews sur Debussy, Mahler et Webern.

En tant que compositeur, Pierre Boulez révolutionna la musique, c’est peu dire. Fondateur de l’ensemble intercontemporain de Paris, il laisse quelques œuvres jouées dès son vivant par les plus grands orchestres et qui appartiennent aujourd’hui au répertoire : Repons, Le Marteau sans maître qu’aimait particulièrement Igor Stravinsky et bien évidemment ses fameuses Notations ou moins connu son Dialogue de l’ombre double. Une histoire musicale ainsi racontée merveilleusement par ces deux coffrets renfermant des disques devenus depuis longtemps des classiques et dont les pochettes nous sont si familières.

Une cathédrale sonore avec sa nef et sa petite chapelle renfermant bien plus que de la musique.

Par Laurent Pfaadt

Boulez, The Conductor – Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca, coffret 84 CD et 4 Blu-Ray vidéo

Boulez, The Composer, coffret 13 CD (tirage Limité), Deutsche Grammophon

Notre guerre quotidienne

Depuis l’invasion russe en février 2022, Andrei Kourkov est devenu la grande voix littéraire de la résistance ukrainienne. Récompensé par de nombreux prix dont le Médicis étranger pour les Abeilles grises en 2022, l’écrivain s’est exilé en Allemagne où d’interviews en festivals – nous l’avions rencontré au festival America de Vincennes pour un dialogue avec l’Irlandais du Nord Michael Magee sur ces guerres qui corrodent le cœur des hommes – il ne cesse de dénoncer l’occupation russe sous toutes ses formes et d’affirmer la singularité de l’identité ukrainienne.


Après son Journal d’une invasion (Noir sur Blanc, 2023), Kourkov poursuit dans cette suite, l’exploration de cette guerre racontée de l’intérieur et qui affecte tout un peuple. Passé le choc et la sidération, la guerre s’est installée dans les foyers, sur le front. A la fois drôle et tragique, Notre guerre quotidienne, couvrant une période allant d’août 2022 à février 2024 et récompensée par le prix Transfuge du livre européen en 2024 nous emmène dans cette guerre vécue au quotidien, à Kiev, Izioum ou Kherson qui glorifie ces actes singuliers de résistance, parfois minimes mais ô combien symboliques. Une guerre qui comme le rappelle Andrei Kourkov, a fait prendre conscience à ses compatriotes qu’il existait bel et bien une mémoire collective et que celle-ci avait été piétinée, sciemment falsifiée par une Russie qui a fait d’ailleurs de même avec sa propre mémoire.

Notre guerre quotidienne laisse pourtant un goût amer dans la bouche du lecteur au regard des derniers développements du conflit notamment depuis l’élection de Donald Trump et l’humiliation du président Zelensky dans le bureau ovale. « Pour de nombreux Américains, la guerre en Ukraine est presque devenue « leur » guerre » écrit ainsi Kourkov le 15 janvier 2023. Des mots qui paraissent aujourd’hui bien lointains.

Par Laurent Pfaadt

Andrei Kourkov, Notre guerre quotidienne, traduit de l’anglais par Johann Bihr et Odile Demange
Aux éditions Noir sur Blanc, 256 p.

The Insider

The Insider

Un film de Steven Soderbergh

A peine plus d’un mois après nous avoir proposé une intéressante relecture du film de fantômes (Presence, présenté en avant-première hors compétition du 32ème Festival International du Film Fantastique de Gérardmer), Steven Soderbergh nous revient avec, là encore, une relecture originale du film d’espions.

Et comme on pouvait l’imaginer, son adaptation n’a rien à voir avec le côté spectaculaire et glamour de l’univers de Ian Fleming avec son célèbre agent 007. Pas d’explosions, de courses pousuites en tout genre, et encore moins de gadgets tous plus sophistiqués les uns que les autres. Le héros du film ne s’appelle pas James Bond (même si un célèbre 007 est présent à l’écran en la personne de Pierce Brosnan) mais George Woodhouse, et il ne collectionne pas les conquêtes amoureuses au gré de ses nombreux déplacements. Il forme au contraire un couple soudé, aimant, avec son élégante épouse Kathryn, elle aussi officier du renseignement britannique. De par leur profession, George et Kathryn ne peuvent parler de leurs missions entre-eux, le secret étant la base de leur existence. Aussi quand le supérieur de George lui demande de démasquer un traitre parmi cinq de ses collègues (sa femme en fait partie), il se met à douter de sa loyauté. Sera-t-il prêt à la démasquer, jusqu’où ira son amour en cas de trahison. Vers qui justement sa loyauté s’orientera-t-elle ?

Dans la peau de George, le comédien Michael Fassbender (vu dans Hunger, Inglorious Basterds, quatre épisodes de la saga X-Men où il interprète Magnéto, deux de la saga Alien, où il est l’androide David, ou encore le Steve Jobs de Danny Boyle…) est parfait. Clinique, froid et calculateur, il donne vie à un être insondable, en apparence dénué de tout sentiment. Dévoué à sa patrie et à son travail, sa vie est une contradiction de chaque instant : il évolue dans un monde de mensonge, alors qu’il abhorre le mensonge. Aussi quand on lui apprend que sa chère et tendre fait partie des cinq agents suspectés de trahison ses certitudes vacillent. Il mettra tout en œuvre pour éclaircir le complot, quitte à trahir ou sa patrie ou son épouse…

Face à lui, la toujours parfaite Cate Blanchett (la glaciale Galadriel du Seigneur des Anneaux, Monuments Men, Ocean’s 8, Babel, Elizabeth : l’Âge d’or) incarne une compagne dévouée, manipulatrice, prête à tout pour sauver son couple, dont on ne sait si elle est la taupe. Parmi les cinq suspects elle est la première qui vient à l’esprit, c’est donc sur elle que George va d’abord se concentrer. Mais au fur et à mesure les choses changeront, d’autres pistes se dévoileront, qui pointeront vers d’autres suspects (pour nous ballader ?).

L’ouverture du film donne le ton. A la nuit tombée, George pénètre dans une boite londonienne. Il y rencontre un contact (son supérieur), qui l’informe de l’existence d’une taupe dans le service, associée au vol d’un mystérieux logiciel. Le patron ironise sur son domaine de compétence, lui-même n’étant pas parvenu à dissimuler ses infidélités à sa compagne, alors que le mensonge est son fonds de commerce… George va bien tenter de lui donner quelques conseils, il n’aura pas l’occasion de les appliquer.

George convie alors les quatre agents à un dîner chez lui, afin de les tester aux côtés de sa femme. Kathryn fait partie des suspects mais ne le sait pas. Au cours du repas des tensions apparaissent, des secrets sont dévoilés, mais rien qui n’indique un coupable en particulier.

Steven Soderbergh est méticuleux. Il prend d’abord un soin particulier à dresser le décors, habille les scènes d’une musique feutrée, jazzy, avant de présenter ses protagonistes. Ceux-ci s’affrontent au gré de dialogues courts mais toujours évasifs, chacun prenant soin de ne jamais dévoiler ses réelles intentions. Dans le rôle principal, le comédien irlando-allemand Michael Fassbender excelle. Très discret, peu expressif, il renvoie l’image d’un patriote opiniâtre, qui ne s’arrêtera que lorsqu’il aura démasqué la taupe. Son apparence, costumes sans relief, lunettes à grosse monture et regard vide renforce l’impression d’un fonctionnaire sans imagination à la loyauté indéfectible. Placé au coeur d’un complot dont les pions sont mouvants, il doit laisser ses sentiments de côté, et envisager la trahison de son épouse. Dans le rôle de Kathryn, Cate Blanchett incarne un autre agent expérimenté, un peu plus plus expressive que son époux. Rapidement alertée de la chasse à la taupe, elle va jouer sa partition avec maîtrise, multipliant les signaux contradictoires menant l’investigation sur des fausses pistes.

Avec The Insider, Steven Soderbergh invite le spectateur à un jeu du chat et de la souris qui ne s’embarasse pas de fioritures et va à l’essentiel. Film d’espionnage à l’ancienne, les confrontations y sont essentiellement orales, la tension naît de phrases interrompues, de regards hésitants et de rendez-vous clandestins. En à peine plus d’une heure trente le réalisateur nous invite à partager le quotidien d’un couple dont on ne découvre le réel lien qu’à la toute fin. Les dernières secondes affichent plus de légèreté : elles nous montrent George esquisser un sourire, alors qu’il avait traversé le film tel un robot, ne manifestant aucune expression quelle que soit la situation. Une excellente manière de conclure…

Jérôme Magne

New Report On Giving Birth

Dans le cadre de son Temps fort intitulé « Corps politique » Le Maillon a présenté avec Pôle-Sud, CDCN la dernière création de la chorégraphe chinoise Wen Hui de la compagnie Living Dance Studio, sise à Beijing.
En compagnie de quatre danseuses, elle montre dans différents tableaux la condition féminine.


© Jörg Baumann

Pendant que le public s’installe se tient déjà sur le plateau le personnage d’une femme, tenant serré contre elle un gros baluchon, elle sera bientôt rejointe par  deux autres femmes, elles-mêmes porteuses d’un gros sac .Toutes d’âges différents( Alessandra Corti, Patcharaporn Kuger-Distakul,  Parvin Saljugi, elles  sont rattrapées par la plus ancienne, Wen Hui, elle-même  et c’est parti pour une rencontre au cours de laquelle, elles sortent, tissu et couettes de leur ballot pour s’installer dessus et se faire des confidences sur leur vie, des propos qui sont traduits et projetés en surtitrage car les comédiennes d’origine diverses s’expriment dans leur langue (chinois, indien, anglais). C’est qu’il y a à dire et  montrer sur le sort qui leur est réservé en tant que femme, en commençant par ce problème crucial qui est celui de la maternité, la subir, la désirer ou la refuser et donc de l’accouchement comme viendra le rappeler Wen Hui dans une courte allocution directement adressée au public, et qui fait allusion entre autres à la politique de natalité en Chine qui a changé du tout au tout, passant de la norme de l’enfant unique dans les années 79 à celle plus récente de faire trois enfants,  il ne perd pas, hélas, de son actualité ce nouveau spectacle est tout aussi nécessaire et pertinent que l’ancien.

En traduisant par des manipulations de tissus, tantôt déployés, tantôt ramassés en grosses boules, on perçoit l’alternance  entre ces moments de vie exposées au fardeau de l’enfant qu’il faut porter dans son ventre puis  au problème de l’accouchement, sans oublier les nombreuses tâches que toute femme se doit d’accomplir comme s’occuper du linge, le laver, l’étendre, le plier, le ranger, nourrir la famille, et l’alternance avec ces moments de grâce, de répit où l’on peut goûter à la liberté, tissus déployés qu’on fait voltiger  et corps en bondissements, extensions, courses et cavalcades, danse pour exprimer le désir de liberté, la nécessité de la revendiquer et de la vivre de temps à autre pour survivre.  Comme l’illustre cette bataille de polochons qui jaillit soudain entre elles.

Moments de paroles, moments de danse se succèdent ou s’interpénètrent. La même complicité, la même énergie parcourent ces prestations autant esthétiques que politiques, témoignant d’un engagement souligné par les images vidéo de manifestations de femmes, trop souvent réprimées (vidéo Rémi Crépeau).

Un spectacle intelligent et sensible qui alerte sur la condition des femmes encore bien malmenées dans le monde malgré toutes les prises de position en leur faveur qui ne cessent de se multiplier.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du14 mars au Maillon