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Les mots, ces élixirs de vie

Le nouveau roman
de Kamel Daoud
célèbre le pouvoir
des mots et de la
littérature

Il nous avait
enchanté avec
Meursault, contre-enquête, prix Goncourt du premier roman 2015
puis interpellé avec ses Indépendances. On s’attendait donc à
retrouver cette même veine dans son nouveau roman, Zabor ou
Les Psaumes
. Mais on s’est vite retrouvé plongé dans un conte qui
relate l’histoire d’un enfant rejeté par son père et vivant aux côtés
de sa tante et d’un grand-père sénile et apathique. Mais cet
enfant surnommé Zabor a un don. Il prolonge la vie de tous ceux
sur lesquels il écrit ses fameux psaumes. L’enfant méprisé du
village devient ainsi, malgré lui et malgré ceux qui ne l’aiment pas,
l’un de ses personnages incontournables. Ses centaines de cahiers
noirs griffonnés tiennent entre leurs lignes, la vie de ces vieillards
qui survivent grâce à lui, tels des oliviers millénaires. Or, voici
qu’un homme du village s’apprête à mourir, son père, cet homme
dont il avait été séparé par une belle-mère cruelle. Zabor va alors
s’employer à le sauver.

Le lecteur devra se familiariser avec la composition narrative de
l’ouvrage mais d’emblée, il doit se dire qu’il entre dans un conte,
un peu comme on entre dans Borges, Sebald ou Rulfo. Un peu
comme on pénètre dans les récits des Mille et Une nuits. Mais à la
différence de Shéhérazade, Zabor sauve la vie des autres.
L’époque est différente. La princesse est belle quand Zabor est
maudit. La culture n’est plus glorifiée mais sans cesse menacée, et
ses livres, méprisés. C’est pour cela peut-être que Daoud
s’emploie à magnifier la beauté des mots. Pour que ceux-ci, tel le
visage d’une femme aperçue furtivement, nous reste dans un coin
de notre tête. Hadjer, la tante de Zabor, est de ces personnages
que l’on n’oublie pas car « tous les corps des femmes dans les livres
avaient volé un peu du sien ou l’imitaient dans un jeu de miroirs qui me
gênait et me troublait »
. Tiens justement, le miroir dans lequel la
littérature contemple la réalité et non l’inverse, est assurément
l’objet favori de l’auteur.

Kamel Daoud matérialise ainsi admirablement le pouvoir des
mots. Ils sauvent de la mort, de l’oubli car Zabor c’est aussi cela :
une quête inlassable contre la mort, contre l’oubli comme
auraient pu le dire Imre Kertesz ou Jorge Semprun. Mais Daoud
apporte dans ce roman, sa vision du métier – ou devrait-on dire du
don comme Zabor – d’écrivain. Etre écrivain, c’est disposer d’un
pouvoir que seul Dieu possède : celui de la vie et de la mort, celui
de changer la face du monde et des êtres qui le peuplent.

En choisissant la voie du conte, Kamel Daoud pense nous avoir
surpris, dérouté. Il n’en est rien car il reste fidèle à lui-même,
fidèle aux convictions qui transparaissent dans ses écrits. Les
écrivains ne font que se répéter. Simplement, ils changent de
masques pour habiller l’illusion de leurs romans. Mais au final, ils
disent toujours la même chose. Et dans le cas de Daoud, lorsqu’il
s’agit d’humanité, on a envie qu’ils se répètent.

Laurent Pfaadt

Kamel Daoud, Zabor ou les psaumes, Actes Sud, 2017.

Le livre à emmener à la plage

Charles King,
Odessa, splendeur et tragédie
d’une cité de rêves

On se souvient de la scène de
l’escalier dans le cuirassé
Potemkine de Serguei Eisenstein.
Cet escalier est celui d’Odessa,
cette ville d’or et de sang,
fascinante à tous points de vue,
cette ville qui représente à la seule
évocation de son nom, un fantasme.
Ce livre qui se lit comme un roman,
navigue dans les différentes
époques d’Odessa, depuis sa fondation en 1794 jusqu’à nos jours
dans cette Little Odessa de New York.

Charles King y fait revivre avec bonheur le multiculturalisme qui l’a
nourri pendant longtemps où l’on croisait russes, français, turcs,
grecs, italiens, allemands ou juifs mais également le grand Tolstoï, la
poétesse Anna Akhmatova, l’écrivain Isaac Babel ou le violoniste
David Oïstrakh. Les larmes aussi avec Holodomor, cette grande
famine en 1932-1933 et le massacre par les fascistes roumains de la
population juive en 1941. Ce voyage littéraire ne laissera en tout cas
personne indifférent et continuera à entretenir le mythe d’une cité
aux multiples visages.

Laurent Pfaadt

Chez Payot, 341 p.

Le livre à emmener à la plage

Patrick Boucheron,
un été avec
Machiavel

C’est le livre que
vont certainement
emmener à la plage nos néo-députés, soit pour se familiariser avec
le monde qu’ils s’apprêtent à rejoindre, soit pour s’en prémunir.
Patrick Boucheron qui est devenu une voix estivale appréciée des
auditeurs de France Inter, décrypte, analyse et remet en perspective
la pensée de Nicolas Machiavel (1469-1527). Avec ces trente
chroniques, on appréciera ces traits d’esprit piquants, parfois
déroutants mais toujours nourris d’une érudition sans pareille.

Patrick Boucheron y dévoile le penseur de ce que l’on a appelé le
machiavélisme mais également l’homme derrière ce masque où,
contrairement aux idées reçues dans lesquelles on a voulu
l’enfermer, la fin ne justifie pas toujours les moyens. Il nous dépeint
un Machiavel amoureux, blagueur ou homme de lettres frustré.
Grâce à Patrick Boucheron cette pensée retrouve toute sa
modernité et permet de comprendre comme l’a montré les récents
résultats électoraux, que rien n’est jamais joué d’avance.

Laurent Pfaadt

France Inter, édition des Equateurs, 150 p.

Le livre à emmener à la plage

Ernest Hemingway,
les aventures de
Nick Adams, le chat
sous la pluie

S’il y avait un
classique à emmener
sur une île déserte –
rassurez-vous vous
en reviendrait – les nouvelles du grand Hemingway serait un choix
judicieux. Ici, l’écrivain s’y exprime pleinement en y racontant avec
plus d’intensité des récits où se croisent expériences vécues et
imagination. D’ailleurs lui-même accordait plus d’importance à ses
nouvelles qu’à ses romans. Pour preuve, les aventures de Nick Adams,
sorte d’autobiographie romancée qui ne dit pas son nom,
personnage que l’on retrouve pour la première fois dans le village
indien
, cette nouvelle de jeunesse qui constitue un magnifique récit
initiatique

De la cinquième colonne qui traite de cette guerre d’Espagne qu’il a
magistralement décrite dans Pour qui sonne le glas à un endroit bien
propre et bien éclairé
qui propose une réflexion sur la jeunesse en
passant par le chat sous la pluie, magnifique hymne à la liberté de la
femme, ou les tueurs adaptés au cinéma par Don Siegel en 1964 (A
bout portant), aucune nouvelle ne vous laissera insensible.

Laurent Pfaadt

Chez Folio

Le livre à emmener à la plage

Mario Vargas Llosa,
Aux Cinq rues, Lima

Après Saint-Domingue et
l’Irlande, Mario Vargas Llosa est
de retour chez lui au Pérou et plus
particulièrement dans ce quartier
mythique des Cinq Rues. Le prix
Nobel de littérature 2010 nous
offre dans ce nouveau roman aux
allures de comédie de moeurs un
récit aux intrigues qui s’emboitent
comme des poupées gigognes. En
suivant les aventures de
l’industriel Enrique Cardenas et du journaliste Rolando Garro,
Vargas Llosa nous guide dans les méandres d’un scandale politique
et médiatique, le tout bien entendu maquillé de sexe.

On y retrouve avec bonheur tout l’art du récit de Vargas Llosa, toute
sa truculence qui fait le charme inimitable de sa prose. L’auteur y
livre aussi en filigrane une critique acerbe de cette presse qui a
troqué sa mission d’information pour une forme de voyeurisme à
l’heure de la révolution audiovisuelle. Mais surtout, il révèle la
collusion qu’entretiennent les médias avec le pouvoir politique, ce
pouvoir que l’auteur a tenté sans succès de conquérir. Mais que
Vargas Llosa se rassure : la plume est plus forte que l’épée.

Laurent Pfaadt

Chez Gallimard, 304 p.

Le livre à emmener à la plage

Karen Köhler,
Bêtes féroces, bêtes farouches

Ce recueil de nouvelles de l’un des
auteurs les plus en vue de la jeune
génération des lettres allemandes est un
petit bijou. Dès sa parution, ces neuf
nouvelles ont rencontré un succès
foudroyant. Utilisant toutes les formes du
récit, les nouvelles de Karen Köhler
peuvent parfois s’apparenter à un
exercice de style. Mais surtout, en
claquant parfois comme des fouets, elles
traitent de sujets tantôt légers, tantôt
graves et atteignent à chaque fois leur but, celui de toucher le
lecteur et de le marquer pour longtemps.

Car à travers ces histoires, elles montrent des hommes et des
femmes confrontés à la vie, à l’amour ou à la mort qui transcendent
leur nature pour survivre, pour avancer dans le monde
d’aujourd’hui. En somme quelques leçons de vie que l’on n’est pas
prêt d’oublier.

Laurent Pfaadt

Chez Actes Sud, 208 p.

Le livre à emmener à la plage

Antonin Varenne,
Equateur

Antonin Varenne
aime les jungles.
Celles dans
lesquelles il emmène
ses lecteurs mais
également celles,
psychologiques, dans
lesquelles
s’enfoncent ses
héros. Après la
Birmanie et le
sergent Bowman, le lecteur suit les pas de Pete Ferguson, déserteur
de l’armée de l’Union qui parcoure les Etats-Unis avant de passer en
Amérique du sud. Antonin Varenne compose ses romans à partir de
ses propres expériences et nous conte les destins de ces hommes
ordinaires placés dans des situations extraordinaires, de ces
hommes tels le Kurtz de Conrad, qui sont restés prisonniers des
ténèbres.

Une nouvelle fois, Antonin Varenne met en scène un héros qui a
connu la violence – cette fois-ci la guerre de Sécession – et qui la
transporte avec lui à travers le continent américain jusqu’à
l’Equateur. Il montre des êtres brisés qui n’ont recours à cette
violence que pour subsister dans une société elle-même violente.
Amateurs d’aventures, vous serez donc comblés. Mais rassurez-
vous Equateur, qui est une suite indépendante de Trois mille chevaux
vapeur
connaîtra son épilogue dans un troisième volume. Vous
n’êtes donc pas prêt de sortir de la jungle.

Laurent Pfaadt

Chez Albin Michel, 350 p.

Le livre à emmener à la plage

Marc Fernandez,
Guérilla Social Club

Les ombres des dictatures sud-
américaines ne s’estompent jamais
et continuent de hanter ceux qui
l’ont côtoyé, ceux qui en ont été les
victimes. C’est ce que semble dire
les héros du nouveau roman de
Marc Fernandez, auteur du
remarqué Mala Vida. L’auteur qui
connaît bien l’Amérique du Sud pour
en avoir été le correspondant à
Courrier International, nous
emmène dans ce polar bien ficelé sur les traces d’une vaste
conspiration qui laisse derrière elle des cadavres à Madrid, à Paris
et à Buenos Aires. Car la balle qui a raté Augusto Pinochet en 1986
continue à tuer.

Un homme et deux femmes tenteront de découvrir la vérité. Car
sous l’ombre des ailes du plan Condor se dissimulent encore bien
des dangers. Avec son style haletant, Marc Fernandez nous
embarque dans cette enquête où les coupables ne sont pas toujours
ceux que l’on croit.

Laurent Pfaadt

Chez Préludes, 288 p.

L’éperon de la Baltique

La nouvelle
Philharmonie de
Hambourg compte
parmi les belles
réalisations
architecturales du
moment.

Le 11 janvier 2017 a
été inaugurée la nouvelle salle de concert de Hambourg. Celle que
l’on surnomme l’Elphi, le Philharmonie de l’Elbe, attire déjà tous les
mélomanes et les curieux de l’Europe entière. Il faut dire qu’il y a de
quoi. Conçue par le cabinet d’architectes suisses Herzog & de
Meuron, Prix Pritzker 2001 et à qui l’on doit notamment le stade
olympique de Pékin, le fameux « nid d’oiseau » ou le San Francisco
De Young Museum, sa forme de vaisseau ne laisse personne
indifférent. A l’intérieur, le bâtiment trapézoïdal qui avance comme
un éperon dans le port de Hambourg, comporte deux salles de 2150
et 550 places mais également un hôtel de 250 chambres, 45
appartements de luxe et surtout, perché à 37 mètres de haut, un
immense plateau de 4000 mètres carré où les auditeurs, depuis le
foyer, ont une vue imprenable sur les rives de l’Elbe.

Côté musique car après tout nous sommes dans une salle de
concert, la prouesse architecturale s’est doublée d’une réussite
sonore. Avec son agencement en vignoble à la manière de son aînée
berlinoise et en plaçant l’orchestre au centre, la musique rayonne de
partout. On peut presque toucher le chef. D’ailleurs, c’est ce qu’ont
pu apprécier les spectateurs du concert inaugural du 11 janvier
entre mélodies de Wolfgang Rihm et Ode à la joie de la Neuvième
de Beethoven. Pour ceux qui n’ont pu être là, le premier
enregistrement consacré à l’enfant chéri de Hambourg, Johannes
Brahms, permet également de se rendre compte de ce son cristallin
qui traverse tantôt furieusement, tantôt subrepticement les
troisième et quatrième symphonies du compositeur sous la
baguette de Thomas Hengelbrock et de l’orchestre de la radio de
Hambourg rebaptisé pour l’occasion NDR Elbphilarmonie.

Près de 600 000 visiteurs ont déjà pu admirer cette prouesse
architecturale comparable aux différents musées Guggenheim de
Bilbao ou de New York. Dresser sur la proue de ce navire qui avance
vers l’horizon, vos oreilles résonneront certainement de son passé
brahmsien mais se dresseront également au-delà de cet océan qui
vous fait face et d’où nous parviennent les échos de cette Amérique
de Varèse.

Laurent Pfaadt

A écouter :
Elbphilharmonie First Recording – Brahms:
Symphonies Nos. 3 & 4, NDR Elbphilharmonie Orchester,
dir. Thomas Hengelbrock, Sony Classical.

Aneckxander

Ce spectacle  a été présenté dans le cadre du Festival EXTRADANSE de Pôle Sud Strasbourg

De la danse, peut-être pas, mais une performance remarquable
d’Alexander Vantournhout, un artiste polyvalent, danseur,
circassien, acteur qui a travaillé avec la dramaturge Bauke Lievens
pour monter ce solo qui montre comment le corps peut être mis
dans tous ses états.

C’est à la fois étonnant, drôle, poignant et beau.

Ce grand jeune homme, au visage impassible, au regard
intensément bleu se dénude devant avant d’entreprendre un solo
au cours duquel il met  son corps à l’épreuve. Se succèdent
pirouettes, roulades, plongeons exécutés avec une détermination
sans faille, mais , semble-t-il, mentalement réfléchies, des
exercices comme improvisés, repris avec exactitude d’abord,
avant  qu’il n’y introduise quelques variantes. C’est ainsi  que pour
rendre la performance plus compliquée, plus violente il chaussera
d’énormes chaussures Buffalo et enfilera des gants de boxe. Entre
chaque réalisation, il traverse lentement le plateau pour
déclencher sur le clavier quelques notes d’une composition
d’Arvo PÄRT.

Il nous surprend encore en étirant son cou très long qui le fait
ressembler à un échassier. D’ailleurs le titre du spectacle vient du
mot anglais « neck » qui veut dire « cou »  et du surnom qui lui avait
été donné en raison  de cette particularité de son anatomie.

Les postures qu’il réussit à prendre et à tenir bras et jambes
croisés, tordus, muscles saillants, évoquent les statues des grands
maîtres de la sculpture. Quand il les abandonne soudainement ses
déséquilibres nous font trembler. Il se dégage de cette prestation
l’idée d’une recherche pour explorer le corps, d’une forte
intériorité, d’une grande solitude qu’il semble vouloir rompre en
tendant ses bras vers nous. De toute évidence, il a réussi à
captiver notre regard, à nous troubler et à nous émouvoir.

Marie-Françoise Grislin