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La Finlande face à ses fantômes

Plusieurs romans reviennent sur l’attitude de la Finlande pendant la Seconde guerre mondiale

Après avoir partagé la Pologne avec le Troisième Reich dans le cadre des clauses secrètes du pacte germano-soviétique, Staline décida, en novembre 1939, d’attaquer la Finlande. Mais contre toute attente, les armées finlandaises dirigées par le maréchal Mannerheim offrirent durant cette guerre de l’Hiver, une résistante inouïe, motivée par le fameux Sisu qui tient à la fois du courage et de l’abnégation et qui imprégna la quasi-totalité d’un peuple en armes, ces guerriers de l’hiver pour reprendre le titre de l’excellent roman d’Olivier Norek, prix Jean-Giono 2024. Certains cinéphiles ont ainsi pu découvrir ce sisu dans le film du même nom, Sisu, de l’or et du sang de Jalmari Helander sorti en 2022.

Du sang, il en est évidemment question dans ce fabuleux roman de guerre. Délaissant un temps son capitaine de police fétiche, Olivier Norek nous embarque dans son roman qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière page, sur les traces – même s’il en laisse peu – d’un tireur d’élite finlandais semant la terreur dans les rangs soviétiques. Ces derniers le surnomment d’ailleurs « la Mort blanche » car personne ne le voit. Il est invisible. Il s’agit en réalité d’un certain Simo Häyhä, un jeune homme amoureux de la forêt qui répugne à ôter la vie. L’homme semble pourtant être touché du doigt de Mars, le dieu de la guerre. Il tue sans voir sa cible et survit à des températures extrêmes. Très vite, la mort blanche devient une légende, une malédiction qui terrorise les soldats soviétiques. Camouflés dans l’immensité des forêts finlandaises et devenus de véritables fantômes, les soldats finlandais vont ainsi, galvanisés par la Mort blanche, faire reculer un Staline qui ne conquit finalement que 10 % du territoire finlandais.

Olivier Norek mit près de deux ans à raconter l’histoire de Simo Häyhä. Il fallut pour cela une autre guerre, celle d’Ukraine. Bien évidemment, ce roman contant une résistance héroïque face à une invasion russe, celle qui vit de braves citoyens se muer en féroces combattants fait écho à celle qui dure depuis février 2022. Et on aurait tort d’être surpris de ce pas de côté de l’auteur vers le roman historique car à nouveau, il poursuit sa quête littéraire dans ce no man’s land psychique qui sépare l’humanité de la bestialité.

Désireuse de se venger des Soviétiques et animée d’une haine envers les communistes, une partie de la jeunesse finlandaise va alors, au moment du déclenchement de l’opération Barbarossa, collaborer avec le Troisième Reich avec l’envoi sur le front russe de volontaires qui intégrèrent notamment la division SS Viking composée de soldats scandinaves.

C’est ce que découvre le commissaire Jari Paloviita, chef de la brigade criminelle de Pori dans le troisième tome de la série Delta noir d’Arttu Tuominen,prodige des lettres finlandaises, auteur des romans à succès Le Serment et La Revanche,et qui revient dans ce nouvel opus sur ce passé nazi qui passe mal et qui, tel un poison, infecte la société finlandaise. Un flic qui d’ailleurs aurait trouvé dans Victor Coste, le héros d’Olivier Norek, un parfait collègue tant les deux hommes ont des points communs.

Pour l’heure, le commissaire Jari Paloviita, toujours accompagné de son acolyte Henrik Oksman doit faire face à la tentative d’enlèvement et d’assassinat d’un vieillard de 90 ans en septembre 2019, suivi du meurtre d’un autre nonagénaire. Deux vieillards, deux anciens combattants qui nous ramènent en Ukraine en 1941. L’Ukraine, la Finlande, on commence alors à comprendre où Tuominen veut nous emmener. Les deux histoires, celles de 2019 et de 1941, finissent par se chevaucher, s’entrecroiser dans un incroyable page-turner qu’on ne lâche plus. L’enquête de Paloviita nous conduit ainsi dans ce passé douloureux avec ces quatre amis qui se sont compromis avec le mal. Des amis dont l’un d’eux auraient pu être un émule de Simo Häyhä, blessé à la mâchoire en mars 1940. Comme chez Norek, les scènes de guerre sont admirablement racontées avec un réalisme stupéfiant et permettent de mettre en exergue toute la complexité d’une histoire qui ne fut en Finlande, ni blanche, ni rouge, ni noire mais façonna des fantômes devenus pour notre plus grand plaisir, les personnages incroyables de ces deux livres magnifiques.

Par Laurent Pfaadt

Olivier Norek, Les guerriers de l’hiver
Aux éditions Michel Lafon, 448 p.

Arttu Tuominen Tous les silences, traduit du finnois par Claire Saint-Germain
Aux éditions de la Martinière, 432 p.

Le dossier Ryunosuke Akutagawa

Un livre comme une succession d’estampes. De celles qui élaborent une empreinte. D’un écrivain oublié finissant par se révéler sous l’effet d’une plume qui tantôt se veut pointe-sèche pour dégager des traits saillants, tantôt eau-forte comme une morsure à l’acide provoquant hallucinations, tantôt en pointillé comme pour dégager, à force que l’on s’éloigne du sujet et de l’époque, un portrait.


Celui que nous dépeint David Peace, auteur mondialement connu pour son Quatuor du Yorkshire mais également sa trilogie d’une Tokyo et d’un Japon qu’il connaît particulièrement bien est celui de l’écrivain oublié Ryunosuke Akutagawa (1892-1927), auteur de nouvelles dont Rashomon (1915) qui allait inspirer au réalisateur culte Akira Kurosawa, avec Dans le fourré (1922), l’un de ses plus beaux films. En douze chapitres qui sont autant de nouvelles qui peuvent se lire séparément, David Peace trace à la pointe d’un roseau sec ces estampes littéraires fascinantes impossibles à quitter tant elles entrent aussi bien dans la révélation et les méandres d’une vocation littéraire que dans ce Japon pris entre deux mondes, entre deux époques.

Les estampes de David Peace se veulent souvent calligraphies pour tracer le destin d’Akutagawa où un mot, une attitude peuvent avoir plusieurs sens inattendus, et où la littérature semble posséder son modèle et non l’inverse, entre ce que les Japonais appellent tsundoku, terme d’ailleurs né sous l’ère Meiji et qui évoque l’accumulation de livres, et la bibliophilie. Malade, neurasthénique, Ryunosuke Akutagawa finit par se suicider en ingérant du véronal, ce dérivé de l’acide barbiturique. L’écrivain a fini par se dissoudre dans sa propre estampe. Une estampe aujourd’hui magnifiquement restituée par David Peace.

Par Laurent Pfaadt

David Peace, Patient X, Le dossier Ryunosuke Akutagawa, traduit de l’anglais par Jean-Paul Gratias et Isabelle Maillet
Rivages, 443 p.

Appels aux Allemands, Messages radiodiffusés 1940-1945

En novembre 1924, Thomas Mann publia La Montagne magique, chef d’œuvre de la littérature européenne qui valut à son auteur, avec notamment Les Buddenbrook (1901), le Prix Nobel de littérature en 1929.


Quatre ans plus tard, celui que l’écrivain irlandais qualifia, dans son roman magistral, de magicien, quitta une Allemagne qui venait de porter au pouvoir Adolf Hitler et les nazis. Déjà en octobre 1930 dans la salle Beethoven à Berlin, Thomas Mann lançait au peuple allemand, un appel à la raison pour prévenir du péril nazi. Un appel à la raison qu’il reprit onze ans plus tard, en novembre 1941 dans l’un de ses cinquante-six messages radiodiffusés et enregistrés aux Etats-Unis où il s’est réfugié depuis 1938 : « je vous ai mis en garde, alors qu’il n’était pas encore trop tard, contre les puissances réprouvées sous le joug desquelles vous êtes attelés aujourd’hui, impuissants, et qui vous mènent, à travers mille forfaits, à une ruine indescriptible ».

Publié une première fois en août 1945, ces messages sont aujourd’hui republiés dans la très belle collection Mémoires de guerre des éditions des Belles Lettres. Ils témoignent d’une lucidité précoce sur le Troisième Reich et son Führer dont l’esprit a « quelque chose de dérangé ». Thomas Mann met ainsi sa plume de génie au service d’une entreprise de destruction du régime nazi et de ses dirigeants. Dénonçant le « vol de l’idée d’Europe » ou « l’ordre nouveau » mis en place par Hitler, « ce charlatan de l’histoire », Thomas Mann dresse également une galerie de portraits au vitriol des compagnons du Führer parmi lesquels Goebbels, le « diable de la propagande » et « gueule vomissant le mensonge » ou Reinhard Heydrich, ce « valet assassin ».

Tour à tour, Thomas Mann évoque dans ces messages la défaite de Stalingrad, les massacres commis sur le front de l’Est et les exécutions de Hans et Sophie Scholl pour tenter d’ouvrir les yeux de ses compatriotes, les enjoindre à ne pas confondre l’Allemagne hitlérienne de celle de leurs ancêtres. Ses diatribes sont d’une beauté inouïe car nous les savons aujourd’hui vaines. Ainsi lorsqu’il évoque la destruction de la maison des Buddenbrook en avril 1942, l’écrivain formule ce vœu :« Puisse-t-il renaître de sa chute une Allemagne qui sache se souvenir et espérer, à laquelle il soit donné d’aimer, en regardant en arrière, ce qui a existé jadis et, en avant, vers l’avenir de l’humanité. Ainsi, au lieu d’une haine à mort, elle méritera l’amour des peuples. » Il faudra pour cela la destruction totale de cette Allemagne nazie. Sur les cendres de cette dernière demeurent encore aujourd’hui ces appels plus que jamais actuels et qu’il faut absolument lire comme pour, une nouvelle fois, ouvrir les yeux sur les dangers qui guettent l’Europe.

Par Laurent Pfaadt

Thomas Mann, Appels aux Allemands, Messages radiodiffusés 1940-1945, traduit de l’Allemand par Pierre Jundt, coll. Mémoires de Guerre
Les Belles Lettres, 232 p

A lire également :

Colm Toibin, Le Magicien, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, Le livre de poche, 672 p.

Portrait intime et incroyablement intense de Thomas Mann par ses proches et raconté par le grand écrivain Colm Toibin à partir du journal du Prix Nobel de littérature.

Velvet

Créé au Maillon, ce spectacle été conçu, mis en scène et scénographié par Nathalie Béasse qui dit avoir été très inspirée par un tableau du peintre américain de la fin du XIXe siècle, Whistler, elle qui a été formée  entre autres à l’Ecole des Beaux-Arts d’Angers et manifeste un goût certain  pour les arts visuels.


Il ne se raconte pas, il faut le voir. Il n’est pas une suite de scènes mais de tableaux, tous plus surprenants, déroutants les uns que les autres, plongeant les spectateurs dans l’expectative, comme l’ont bien perçu les comédiens qui, lors du salut, sentant une légère réticence dans les applaudissements, nous regardaient avec un petit air entendu.

Il ne s’agit pas dans ce spectacle de suivre le fil mais d’apprécier le tissu, en l’occurrence ce velours que le titre évoque et qui est la matière de l’immense rideau de scène d’un rose passé que nous sommes en quelque sorte sommés de contempler pendant que résonnent des sons qui font penser à une pluie devenant de plus en plus torrentielle. Un rideau, donc, derrière lequel se cachent les comédiens qui, en le poussant, l’écartant, opèrent de brusques apparitions et font advenir des situations plus ou moins loufoques, dont ils sont souvent très brièvement les protagonistes. 

C’est ainsi qu’après l’avoir vu frémir, entre ses pans serrés, une tête de jeune fille émerge et s’élève mystérieusement. Puis un homme fait son entrée en le repoussant, avance d’un pas décidé, ouvre sa valise qui ne contenait que trois bûches et les laisse rouler sur le sol sans en être autrement ému. Il en sera de même lorsqu’un deuxième personnage, tout aussi énigmatique que le précédent fera choir sur le sol d’énormes cailloux et disparaitra sans s’en préoccuper.

Il faut se laisser conduire sans vouloir dégager un sens précis à ce qui est proposé, à chacun d’en faire une histoire, alors, quid de la jeune fille qui avance délibérément vers cet ours bibendum qui la serre dans ses bras avant qu’elle ne se fasse avaler et joue avec lui à l’intérieur de son corps.

Ainsi allons-nous de surprises en étonnements, par exemple en écoutant l’homme en costume blanc nous faire un cours en italien sur le quattrocento sans voir l’araignée qui grimpe sur son costume ou lorsqu’une jeune fille en robe blanche vient à passer, serrant contre elle une plante verte et que soudain on la voit faire des mouvements de bouche et se mettre à cracher…des fleurs !

Quand le grand rideau est affalé l’espace scénique nous est révélé, encombré d’objets et d’autres rideaux, plus ou moins suspendus ou tirés. Il est aussi le théâtre d’un jeu dont l’élément essentiel est une sorte de grand lit pouvant servir d’estrade ou de podium selon que les comédiens s’y propulsent ou qu’ils le transforment en lieu d’exposition pour y montrer des animaux empaillés dont un chien pour lequel mille recommandations sont faites sans qu’on en comprenne la raison et qu’on n’y perçoive autre chose que les obsessions de l’installateur. Il y a aussi un canard, une biche, une tête de sanglier encore emballée qui servira de cale quand on essaiera de   placer debout un soldat en uniforme austro-hongrois, genre soldat de plomb mais grandeur nature. Drôle de le voir s’animer tout à coup avant d’aller s’asseoir sur le rebord de l’estrade. Non, il n’était pas en cire !

Les propositions se multiplient, on fait tourner l’estrade de plus en plus vite, les grosses pierres placées dessus sont propulsées dur le sol. Rythme, animation semblent les maitres mots ce cet acte ludique. Puis on retire l’estrade pour laisser  la comédienne apparue entortillée dans de nombreuses étoffes nous offrir une séance de  strip tease à sa manière, à l’arrache, jetant violemment une couche de tissu après l’autre avant d’aller positionner une armure sur sa poitrine, et la frapper avec un bâton, s’écrouler en martyre  pour devenir une sorte de Jeanne d’Arc, encore une allusion surprenante, ubuesque sur un fond de musique baroque.

Si le rire ou le sourire ont lié les spectateurs, ceux-ci ont frémi de concert à l’idée de se faire envelopper par l’immense rideau rouge déployé sur la scène et volant vers nous mais bientôt retiré sur l’air des Pêcheurs de perles de Bizet.

Les interprètes, Etienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich sont d’autant plus inénarrables qu’ils gardent la plupart d temps l’air impassible devant ces situations burlesques qu’ils contribuent à produire ou  à subir.

Un spectacle pour célébrer l’inventivité, faire travailler l’imaginaire .

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 8 novembre au Maillon

Robespierre, le sphinx mélancolique

On connaît tous Maximilien de Robespierre, figure à la fois vénérée et haïe de notre République, surnommé l’Incorruptible pour cette intransigeance qui le conduisit à condamner à mort le roi Louis XVI et ses propres amis révolutionnaires, Danton mais surtout Camille Desmoulins qu’il fréquenta au collège Louis-le-Grand.


Mais derrière le marbre républicain fracassé un certain 10 Thermidor en pleine Terreur, qui est réellement ce mal-aimé de l’Histoire pour reprendre le titre de la très belle collection des éditions Delcourt ?

C’est ce qu’a voulu savoir Makyo, l’auteur de cet album très réussi. Pour cela, il a fallu humaniser ce « sphinx mélancolique », surnom de Robespierre à Louis-le-Grand. Makyo a ainsi descendu ce solitaire passionné par les écrits de Rousseau de sa statue révolutionnaire pour montrer les doutes, les hésitations et parfois les contradictions de ce tribun – on déguste littéralement les discours mis en scène tout au long du récit – qui souhaitait abroger la peine de mort avant de la réclamer pour le roi. Grâce à d’astucieux flashbacks, la BD permet de mesurer cette radicalisation prompte à empoisonner même les esprits les plus féconds. Ici, à travers la figure de Robespierre, on comprend pleinement la célèbre phrase du girondin Vergniaud, guillotiné  le 31 octobre 1793 : « La Révolution est comme Saturne : elle dévore ses propres enfants ». Et contrairement à un David qui fut proche de ce Robespierre dont l’auteur n’hésite à recréer leurs rencontres secrètes au Louvre, Makyo a fait le choix judicieux d’un portrait de salon, intime, plutôt que d’une peinture historique de musée. Cela donne une biographie toute en nuances avec des couleurs alternant feu du verbe et noir de la tyrannie.

Par Laurent Pfaadt

Makyo, Simone Gabrielli, Alessandro Polelli, Robespierre, le sphinx mélancolique
Aux éditions Delcourt, 96 p.

Le champ

A la tête de ce qu’on appela l’Aktion Reinhard, l’Autrichien Odilo Globocnik, SS-Gruppenführer présida à l’extermination des juifs de Pologne dans quatre camps : Treblinka, Sobibor, Chelmo et Belzec. Là-bas, il n’était pas rare que les cendres des victimes soient utilisées comme engrais dans les potagers des SS.


En mai 1945, acculé et refusant de tomber aux mains des Alliés, Odilo Globocnik se suicida et son cadavre fut enterré à la va-vite dans un champ de Carinthie en Autriche. Ce dernier, cultivé, donna bien plus tard des céréales qui servit à confectionner du pain pour les villages voisins et leurs habitants. Ce champ appartenait à la famille de Josef Winkler, l’un des plus importants écrivains autrichiens vivants dont l’œuvre consiste, depuis plus de trente ans, à exhumer les silences et les cadavres de l’histoire nationale autrichienne

Récompensé par le prix Franz Kafka en 2024 ainsi que par le prix Georg Büchner (2008), la plus illustre distinction littéraire allemande, l’auteur de L’Ukrainienne (Verdier, 2022) revient ainsi avec son nouveau livre, présent dans la seconde sélection du prix Médicis étranger, sur ce champ qui bordait sa maison natale mais également sur la mémoire d’une Autriche qui n’en a toujours pas fini avec son passé nazi et à travers elle sur sa mémoire familiale tue – son oncle servit dans la SS – et nourrie par cette mort omniprésente dans son œuvre. Chez Winkler, les fantômes du passé entourent et hantent en permanence les vivants. Le Champ est ainsi une sorte de cimetière moral de  l’Autriche, un cimetière dont les ossements pourris, malsains de cette région de Carinthie toujours imprégnée d’extrême-droite et de relents nazis, surgissent régulièrement. Josef Winkler comme Reinhard Kaiser-Mühlecker écrivent pour pouvoir les exhumer afin de solder ce passé douloureux, et ainsi libérer les générations futures. Une tâche ardue mais nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Josef Winkler, Le champ, traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Banoun
Chez Verdier, 220 p.

Trains de nuit littéraires

De LA à Berlin en passant par Madrid, Paris et le Montana, Hebdoscope vous propose d’embarquer avec quelques uns des plus grands maîtres du polar.


Julian Semenov, A l’Ouest le vent tourne, traduit du russe par Monique Slodzian, éditions du Canoë, 832 p.

On ne va pas vous révéler de scoop mais rassurez-vous, il va bien. Il s’en est tiré. En tout cas pour l’instant. Car si le Troisième Reich n’existe plus, une nouvelle guerre s’apprête à démarrer. Et celle-ci est froide, glaciale même pour les anciens espions. Max Otto von Stierlitz alias Maxim Maximovich Isaуev, agent du NKVD infiltré dans l’appareil nazi est à Madrid, en attente d’une exfiltration par Odessa, ce réseau permettant aux anciens nazis de fuir leurs juges vers l’Amérique du Sud notamment. Alors que la chasse aux communistes vient de débuter aux Etats-Unis, ces derniers approchent d’anciens nazis dont Stierlitz sans connaître la véritable identité de ce dernier.

Poursuivant sa publication de l’œuvre de Semenov désormais considéré comme le John Le Carré russe par un public français de plus en plus conquis, A l’Ouest le vent tourne nous emmène dans cet après-guerre où les alliés d’hier sont devenus les nouveaux ennemis et où parmi les anciens bourreaux se sont glissés, comme Stierlitz, des espions soviétiques. Une course contre la montre vient de débuter. Stierlitz parviendra-t-il, une fois de plus à s’en sortir ? Réponse à la dernière page du nouvel opus de cette magnifique saga d’espionnage toujours aussi palpitante.

James Ellroy, Les Enchanteurs, traduit de l’anglais par Sophie Aslanides et Séverine Weiss, Rivages, 400 p.

On ne présente plus le « Demon Dog », le maître du roman noir américain, de ces années 50 et 60 pleines de sexe, de crimes et de saloperies en tout genre. Troisième acte du Quintette de Los Angeles en forme d’opéra macabre, ce nouveau livre débute à la mort de Marilyn Monroe, le 4 août 1962. Robert Kennedy, bien décidé à faire le ménage dans les incartades de son frère, prend contact avec le chef de la police de LA, Bill Parker. Il lui faut un type capable d’aller foutre son nez dans la merde pour saloper la réputation de l’égérie du cinéma hollywoodien.

Et voilà que notre brave Freddy Otash, déjà croisé dans Extorsion (Rivages, 2014), refait surface. Pervers invétéré, l’ancien flic va se charger à merveille de cette besogne. Ce qu’il trouvera fera passer les joyeusetés d’un Donald Trump avec une star du porno pour du petit lait, faites pour cela confiance à notre cher Ellroy. Une nouvelle fois prodigieusement bien écrit, les Enchanteurs vous embarqueront dans le train fantôme de l’Amérique des bas-fonds et des coups tordus.

Anaïs Renevier, La disparue de la réserve Blackfeet, éditions 10/18, 240 p.

Début juin 2017, une jeune femme amérindienne de 20 ans, vivant dans la réserve des Blackfeet dans le Montana, Ashley Loring Heavyrunner, disparaît au sortir d’une fête. Les derniers témoins l’ont vu monter dans le pickup d’un homme d’une cinquantaine d’années, un certain Sam McDonald connu pour sa consommation de drogues. Voilà le point de départ de la nouvelle enquête policière de cette série, ces True Crimes littéraires pilotés par le magazine Society et les éditions 10/18. Cette fois-ci, notre Matthew McConaughey se nomme Anaïs Renevier, journaliste déjà autrice de L’Affaire Alice Cummins qui nous embarque dans cette nouvelle enquête passionnante qui se lit, une fois de plus, d’un trait.

Les vêtements et les bottes d’Ashley sont retrouvés mais les empreintes ne sont pas exploitables. L’enquête est au point mort, bâclée comme d’habitude. En se penchant sur ce coldcase, Anaïs Renevier révèle alors qu’Ashley témoigna contre un homme qui lui tira dessus près de dix ans auparavant. Cet homme vient justement d’être arrêté pour le meurtre d’un certain Alvin qui s’apprêtait à révéler la vérité sur la mort d’Ashley. La victime ne possédait plus de tête ni de mains. Comme pour éviter de parler et de confronter ses empreintes ? Alors un conseil : gardez vos mains bien en vue sur ce livre…

Luke McCallin, Conspiration, traduit de l’anglais par Nicolas Zeimet, Toucan Noir, 608 p.

On avait quitté Gregor Reinhardt en 1943-1944 à Sarajevo où se déroulaient ses premières aventures. Puis on l’avait retrouvé après guerre, inspecteur de la police criminelle de Berlin. Son créateur, Luke McCallin, nous ramène, dans ce préquel, à la fin de la Première guerre mondiale. Reinhardt est alors un jeune lieutenant envoyé sur le front dans le nord de la France. Et voilà qu’un attentat décime tout l’état-major. Les soupçons se portent très vite sur l’un des membres de la compagnie de Reinhardt. Mais ce dernier a des doutes surtout après le suicide de l’accusé. Ses premières investigations vont alors le mener dans les ténèbres d’une incroyable conspiration aux innombrables ramifications.

A travers ce roman une fois de plus magnifiquement mené de bout en bout où le suspense ne fait que grandir, Luke McCallin met en scène la naissance d’une vocation mue par le souci de justice mais également celle d’un héros qui peut s’asseoir fièrement à la table des Ignacio del Valle et Fabiano Massimi et peut même se voir autoriser à trinquer avec un certain Bernie Gunther…

Romain Slocombe, Sadorski chez le docteur Satan, coll. La bête noire, Robert Laffont, 512 p.

De retour d’Allemagne, le train vient enfin de s’arrêter à la gare de l’Est. Le quai de la gare est décoré de petits drapeaux français car Paris vient d’être libérée. Les Allemands ont fui et les traîtres se cachent de peur d’être arrêtés et jugés par une Résistance gaulliste et communiste. Cette dernière cherche d’ailleurs un homme, un flic collabo, une pourriture dépourvue de morale et devenu un héros littéraire désormais bien connu des amateurs de polars historiques : Léon Sadorski.

Notre anguille a, une fois de plus, retourné sa veste car il a rejoint les derniers Français soutenant le Führer qui vont bientôt avec la Waffen SS Charlemagne défendre le bunker d’Hitler et préparent des attentats sur le sol français. Mais voilà que dans ces heures sombres sévit un autre monstre : le docteur Petiot, ce tueur en série avant l’heure que l’on surnomme le docteur Satan. Sous le prétexte de les aider, ce dernier a en réalité, assassiné nombre de juifs pour s’emparer de leurs biens. Et bientôt le chemin de ce dernier croise celui de Sadorski. Surtout n’attendez pas que ce dernier se mette au service de la justice, non, Sadorski est surtout préoccupé par le trésor amassé par le tueur. La nouvelle aventure du héros de Romain Slocombe est une nouvelle fois passionnante. Elle emmène son lecteur dans cette période de l’immédiat après-guerre, entre crimes et vengeance, où les masques ne sont pas encore complètement tombés et où l’on ne distingue pas les héros des salauds. Un marécage puant parfait pour Sadorski. Et puis ce dernier sait mieux que quiconque que l’argent n’a pas d’odeur, surtout quand il s’agit de celui du diable…

Par Laurent Pfaadt

Une saison sur la Baltique

A l’occasion de la Saison de la Lituanie en France, Hebdoscope vous fait découvrir quelques livres et auteurs à ne pas rater


Undinė Radzevičiūtė, La Bibliothèque du Beau et du Mal, collection littérature étrangère, traduit du lituanien par Margarita Barakauskaité-Le Borgne, éditions Viviane Hamy, 352 p.

Ce livre incroyable, finaliste du prix Médicis étranger cette année, raconte l’histoire de Walter, excentrique bourgeois valétudinaire dans le Berlin des années 20 qui hérite de la bibliothèque de son grand-père Egon. Celle-ci contient des ouvrages réalisés en peau humaine à l’image de ce livre du marquis de Sade dont la couverture est tirée du corps d’une aristocrate guillotinée.

Fasciné par cette bibliothèque, Walter va alors se muer en chasseur de peaux, en vampire pour donner à cette bibliothèque devenue un être vivant, les offrandes littéraires qu’elle demande. Il y a du Parfum de Süskind, du Nom de la Rose d’Umberto Eco et du Fritz Lang dans ce livre remarquable.

Jan Brokken, Les Justes, comment « un visa pour Curaçao » permit de sauver des milliers de Juifs, traduit du néerlandais par Noëlle Michel, Editions Noir sur Blanc, 528 p.

Jan Brokken, célèbre auteur néerlandais comparé à Graham Greene relate dans ce livre l’histoire de Jan Zwartendijk, l’« Oskar Schindler » de Lituanie.

Nous sommes à l’été 1940. Alors que les nazis s’apprêtent à envahir la Lituanie, Jan Zwartendijk, directeur de la filiale lituanienne de Philips devenu consul à Kaunas redoute le pire pour la communauté juive de la ville, forte de 40 000 membres. Avec l’aide de l’ambassadeur des Pays-Bas en Lettonie, Jan Zwartendijk va fournir pendant près de trois semaines aux juifs qui le souhaitent des visas pour Curaçao, une île des Antilles appartenant aux Pays-Bas. Entremêlant les destins de ces milliers de familles fuyant l’horreur qu’il a rencontré et interviewé, Jan Brokken tisse cette toile de l’espoir qui les vit partir vers l’Est et traverser l’URSS via le transsibérien jusqu’en Chine et au Japon. Car les seuls bateaux partant pour Curaçao se trouvent au Japon. Ici intervient alors le deuxième personnage de cette incroyable histoire, Chiune Sugihara, vice-consul du Japon en Lituanie, surnommé très vite après la guerre « le Schindler japonais », et qui fut lui aussi mu par un impératif humaniste. Avec Zwartendijk, il contribua faire de cette fuite, une épopée. Leur obsession commune permit ainsi de sauver des milliers de juifs.

Sigitas Parulskis, Ténèbres et compagnie, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Agullo éditions, 320 p.

Des héros aux bourreaux, il n’y a malheureusement qu’un pas que franchit allègrement Sigitas Parulskis dans son roman qui erre parmi les fantômes de ces innombrables collaborateurs des nazis, auxiliaires de la Shoah en Lituanie, qui massacrèrent près de 200 000 juifs y compris des juifs français, notamment le père et le frère de Simone Veil.

Dans ce roman paru en 2012, le héros Vincentas est un photographe qui se voit confier la mission d’immortaliser pour un officier SS, ces exécutions, ces massacres « à des fins de service » opérés par les SS et leurs supplétifs lituaniens qui se sont baptisés « les apôtres ». Car en effet, il y a quelque chose de christique, de mystique dans cette histoire où le Mal cohabite en permanence avec le bien et l’amour. Car si Vincentas se rend complice de toutes ces atrocités relatées parfois jusqu’à l’insoutenable – « il lui fallait désormais s’habituer à fumer non plus seulement après le sexe, mais aussi après la mort » – il tente de racheter son âme en sauvant celle de Judita, cette juive dont il est tombé amoureux. Un livre dans lequel on plonge comme dans un tableau de José de Ribera où les ténèbres sont parfois éclairés de quelques lumières éblouissantes de beauté.

Tomas Venclova, Nord magnétique, traduit de l’anglais (États-Unis) par Eva Antonnikov éditions Noir sur Blanc, 576 p.

Si la saison de la Lituanie en France doit permettre de mettre en lumière un écrivain lituanien majeur, il faut bien évidemment évoquer Tomas Venclova. Ce poète lu et admiré dans le monde entier reste un inconnu en France. Son autobiographie écrite sous la forme d’entretiens avec Ellen Hinsey devrait remédier à cet oubli. L’homme, proche de Vaclav Havel et du prix Nobel de littérature polonais Czeslaw Milosz est selon le Times Literary Supplement, « le plus grand écrivain lituanien des temps modernes, mais il n’est pas seulement d’importance nationale : il compte parmi les plus grands poètes vivants d’Europe ». Les magnifiques pages de Nord magnétique nous ainsi font revivre le destin tragique et incroyable de son pays, entre occupation nazie et domination soviétique, au milieu des dissidents et de leur quête de liberté pour faire sortir leurs œuvres d’URSS. On y croise tour à tour Anna Akhmatova, Boris Pasternak ou Milan Kundera qui nous rappellent combien le totalitarisme est impuissant à vaincre la littérature.

Kristina Sabaliauskaite, L’impératrice de Pierre, traduit du lituanien par Marielle Vitureau, Folio, 432 p.

Tout le monde connaît bien évidemment Catherine II de Russie, la Grande Catherine, cette tsarine qui, depuis Diderot et jusqu’à Henri Troyat et Hélène Carrère d’Encausse fascine les Français. Il fut cependant une autre Catherine à avoir suscité l’admiration de philosophes français et en particulier de Voltaire qui la surnomma la « Cendrillon du 18e siècle » : Catherine Ier.

Rien ne prédestinait pourtant cette polonaise née en Lituanie, Marta Helena Skowrońska, à monter sur le trône de la Sainte Russie en compagnie de son tsar le plus illustre, Pierre le Grand, et à diriger cette même Russie entre 1725 et 1727.

C’est à cette date que débute la magnifique saga historique de Kristina Sabaliauskaite, autrice lituanienne la plus lue au monde. La future tsarine revient sur sa vie et sa destinée hors du commun qui l’a vu tour à tour domestique d’un pasteur, prisonnière des Russes qui en feront une esclave sexuelle et finalement leur tsarine. Kristina Sabaliauskaite qui sera d’ailleurs présente au salon du livre de Versailles les 23 et 24 novembre prochain, nous conte cette vie incroyable dans les deux tomes d’un roman historique animé d’un indéniable souffle littéraire qui a séduit jusqu’à la Prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk. Succès international traduit en plusieurs langues, L’impératrice de Pierre est également un incroyable voyage dans cette ville en construction appelée à être cette « fenêtre sur l’Europe » : Saint-Pétersbourg.

Par Laurent Pfaadt

Saison de la Lituanie en France jusqu’au 12 décembre 2024.

Tous les évènements sur  https://saisonlituanie.com/

Amazone rouge

La résistante Madeleine Riffaud, disparue récemment, est l’héroïne d’une exceptionnelle série de BD.

Madeleine Riffaud s’en est allée le 6 novembre 2024. Un siècle d’une vie de combats. Figure emblématique de la Résistance notamment communiste au sein des Francs-tireurs et partisans, elle fut également poétesse, journaliste et correspondante de guerre pour le journal l’Humanité, couvrant notamment les guerres d’Algérie et du Vietnam et interviewant Hô Chi Minh.


Madeleine Riffaud avec Picasso en 1958
Collection Madeleine Riffaud

Une vie comme un roman qui n’a pas échappé à Dominique Bertail et à son scénariste Jean-David Morvan qui parcourt l’histoire, de la Première guerre mondiale aux univers de Mark Twain et Victor Hugo en passant par Auschwitz avec Ginette Kolinka par nous conter des histoires et des destins exceptionnels, à commencer par celui de Madeleine Riffaud, héroïne de cette superbe trilogie Madeleine, résistante, dont paraît ces jours-ci le troisième tome, les nouilles à la tomate.

Il faut vous le dire d’emblée, on est tombé sous le charme de Madeleine. La faute au dessin de Dominique Bertail qui sculpte une incroyable amazone où regard d’acier et beauté juvénile forment un personnage attachant. Dans ce troisième tome, l’amazone des FFI qui a abattu un officier allemand en juillet 1944 sur le pont de Solférino, vient d’être arrêtée et conduit devant le sinistre commissaire Fernand David, chef des brigades spéciales, cette police à la solde de l’occupant, surnommé « David les Mains Rouges », et qui finira fusillée après la Libération, le 5 mai 1945. Dans ce Paris occupé tout en bleus comme si une nuit recouvrait la capitale, sort de métaphore imagée de nuit et brouillard, le lecteur suit Madeleine qui plonge dans cette même nuit. Torturée, elle ne parla pas :

« Ils ont bien pu tordre mes mains, Je n’ai jamais livré vos noms » écrit-elle dans l’un de ses poèmes qui rythment magnifiquement la BD. Pourtant, elle aimait les Allemands, surtout ceux qui écrivent des poèmes comme Rainer Maria Rilke dont elle prit le prénom comme pseudonyme. Par contre, les nazis, elle les hait. Eux aussi d’ailleurs. Échouant à la briser, on l’expédie dans un train. Direction : Ravensbrück. Mais l’Intrépide, sous les traits de Bertail, s’en échappe en compagnie d’une autre maquisarde, Reine. Insaisissable décidément, elle revint et la voilà participant à la libération de la France, une mitraillette à la main aux Buttes-Chaumont.

L’amazone rouge fête ses vingt ans le 23 août 1944. Vingt ans et déjà une légende. Demeurant à jamais comme « la jeune fille poète qui a abattu un gradé allemand » telle qu’on la présenta à Paul Eluard, il lui en restait quatre-vingt pour la raconter. C’est désormais chose faite dans cette magnifique biographie qui lui ressemble : pleine de fougue et d’aventures. Picasso lui tira le portrait. Celui de Bertail et Morvan n’est pas mal non plus.

Par Laurent Pfaadt

Bertail, Jean-David Morvan, Riffaud, Madeleine, Résistante, tome 3, Les nouilles à la tomate
Chez Dupuis, 128 p.

A lire également les tomes 1 La Rose dégoupillée, et 2 L’édredon rouge

Collection Madeleine Riffaud

Théodoros

Ses livres ne ressemblent à rien d’autre. D’ailleurs lui-même ne peut être comparé, tant Mircea Cartarescu apparaît unique et son œuvre si singulière. Il n’y a qu’à lire Solénoïde, son chef d’oeuvre même s’il faut aujourd’hui mettre ce mot au pluriel. Solénoïde, ce voyage dans les méandres de son cerveau littéraire si fécond qui vient d’accoucher d’un magnum opus hallucinant.


Le roman qui s’ouvre sur la mort de l’empereur d’Ethiopie Theodoros qui donne d’ailleurs son titre au livre est une sorte de miroir volontairement brisé par l’auteur et dont les morceaux du destin de ce fils de domestiques d’un aristocrate roumain et animé d’une ambition sans limites diffusent, chacun, leur propre lumière avant de se rejoindre dans une sorte d’arc-en-ciel littéraire prodigieux sur lequel marchent des anges, ces narrateurs du destin de l’empereur. Des anges qui nous emmènent dans le labyrinthe de l’Histoire, jouant comme Hegel avec sa raison et fatalement la nôtre, entre religiosité et métaphysique pour emprunter ces passages littéraires dont seul Cartarescu a le secret.

Il y a quelque chose de presque maçonnique dans cette trame narrative se déployant dans ce siècle occulte que fut le 19e tant l’écrivain se mue en grand horloger du temps et d’une histoire d’où finit par jaillir une lumière éblouissante et inoubliable.

Par Laurent Pfaadt

Mircea Cartarescu, Théodoros, traduit du roumain par Laure Hinckel
Aux éditions Noir sur Blanc, 608 p