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Ecrire pour restaurer sa dignité

Le Festival America s’est interrogé sur l’importance de la littérature pour redonner une voix aux personnes opprimées

Tous les deux ans à Vincennes, le festival America réunit ce que la littérature anglo-saxonne et notamment américaine fait de mieux. Et pour sa onzième édition, il avait réuni par moins de 80 auteurs dont deux prix Pulitzer avec comme figures de proue Colson Whitehead et James Ellroy. Derrière ces deux vedettes des lettres américaines se tenaient fièrement quelques nouvelles voix comme celles d’Ayana Mathis, S.A. Cosby, Deborah Willis, Nathan Hill, Stephen Markley, grand prix de littérature américaine en 2020 avec Ohio et qui revenait avec son dernier opus, Le Déluge (Albin Michel) et le trop méconnu Hernan Diaz, Prix Pulitzer en 2023 pour Trust (éditions de l’Olivier), incroyable récit d’une mystification dans l’Amérique des années 30 pour ne citer qu’eux. Des écrivains américains venus également dialoguer avec leurs homologues européens comme les Irlandais Michael Magee, Colm Toibin et Donal Ryan, l’Italien Erri di Luca ou l’Allemand Chris Kraus, auteur de Danser sur les débris (Belfond).


Michael Magee et Colson Whitehead
© Laurent Pfaadt

Il fut d’ailleurs question de ces autres débris disséminés dans la société américaine par ces injustices qui ne font que s’accroître et peuplent nombre de livres présents au festival. Leurs auteurs ont ainsi montré l’importance de la littérature pour dénoncer mais surtout pour avertir nos sociétés occidentales des dangers qui les guettent, au premier rang desquels, aux Etats-Unis, ce racisme symbolisé par la mort de George Floyd et la statue du général Lee, le chef des armées confédérées à Richmond déboulonnée en septembre 2021. C’est d’ailleurs non loin de l’ancienne capitale du sud esclavagiste qu’est originaire S.A. Cosby. Son dernier livre, Le sang des innocents (Sonatine), couronné par le Grand prix des lectrices Elle raconte l’histoire de Titus Crown, premier shérif noir élu dans le comté de Charon confronté à une fusillade dans une école. Dans ce roman noir, Titus doit à la fois affronter le racisme et les violences policières tout en devant faire respecter une loi qui s’avère bien souvent inique pour les populations afro-américaines.

SA Cosby et Ayana Mathis
© Laurent Pfaadt

Des injustices également au cœur du très beau roman d’Ayana Mathis, Les Egarés, sorte d’épopée afro-américaine contemporaine aux accents morrisoniens qui voit son héroïne, Ava Carson, se battre contre une société qui la méprise et qui piétine sa dignité. « Refuser la dignité aux gens entraîne la honte. Et dans mon livre, il y a beaucoup de honte » affirme ainsi Ayana Mathis. Une dignité que les deux auteurs mettent en exergue dans leurs livres respectifs car comme le rappelle S.A. Cosby : « la fiction est une opportunité de voir le monde comme il devrait être et non comme il est ». Les deux écrivains sont d’ailleurs tombés d’accord sur l’absolue nécessité de préserver la dignité humaine qui génère humiliation et colère.

De l’autre côté de l’Atlantique, comme dans un miroir, cette même dignité semble également avoir été bafouée dans cette Irlande du Nord qui porte dans son cœur et dans sa conscience les stigmates d’une guerre civile qui ravagea le pays et humilia leurs habitants. Des cœurs et des consciences, ceux des héros du fabuleux roman de Michael Magee, Retour à Belfast (Albin Michel), corrodés par le poison des désillusions nées de la trahison d’un Etat. « Les opportunités que nos parents n’ont pas reçu, nous ne les avons pas eu » rappelle l’auteur qui a emprunté de nombreux éléments de sa propre vie familiale pour construire les personnages qui gravitent autour de son héros, Sean MacGuire, enfant de la classe ouvrière de Belfast qui se retrouve enfermé dans sa condition sociale sans aucune autre porte de sortie que la violence. Michael Magee confie ainsi que dans son livre, il a voulu immortalisé les hommes et les femmes de sa communauté – les catholiques d’Ulster – qui ont été privés de leur dignité et en premier lieu sa mère  : « je voulais créé un espace dans le livre pour y représenter ma mère » dit-il.

Une façon de rappeler que la littérature, de la Virginie à Belfast en passant par les faubourgs de Philadelphie, est universelle et que, si elle a le pouvoir de voir le monde comme il devrait être, elle peut aussi rendre justice à ceux qui l’habitent.

Par Laurent Pfaadt

Quelques conseils lecture :

Ayana Mathis, Les Egarés, traduit de l’anglais par François Happe,
Gallmeister, 528 p.

S.A. Cosby, Le sang des innocents, traduit de l’anglais par Pierre Szczeciner
Sonatine éditions, 400 p.

Michael Magee, Retour à Belfast, traduit de l’anglais par Paul Mathieu
Albin Michel, 432 p.

Les dieux ont soif

Elles portent son nom. Des rues, des places et des écoles par milliers en France. France, c’est d’ailleurs son nom, celui d’un pays qu’il a fait rayonner dans le monde entier avec notamment son Prix Nobel de littérature obtenu en 1921. Un nom immortalisé à jamais au fronton de la littérature française grâce notamment à l’un des plus grands romans français. Immortel, Anatole France le fut assurément à partir de 1896 sous la coupole puis dans la culture française.


Les dieux ont soif est un livre à ranger aux côtés des Misérables de Victor Hugo et des Justes de Camus. Un livre qui a profondément influencé de nombreux écrivains, de George Orwell à Evgueni Zamiatine en passant par Pierre Michon et ses Onze et Joseph Conrad qui voyait en lui un « prince de la prose ».

Car à y regarder de plus près, Les dieux ont soif est une fresque à plusieurs titres. Historique évidemment de cet épisode sanglant de la révolution française, constituant, comme le rappelle le poète et chercheur au CNRS, Guillaume Métayer, dans sa préface, cette « inévitable bascule des plus grands idéaux politiques dans le sang ». Mais aussi une fresque psychique où comment l’Histoire peut amener des hommes normaux à devenir des tyrans sanguinaires. Fresque littéraire enfin où le tourbillon des mots d’Anatole France tranchent comme une guillotine les esprits et les cœurs de ses personnages et en premier lieu un Evariste Gamelin inoubliable.

Par Laurent Pfaadt

Anatole France, Les dieux ont soif
Chez Calmann-Levy, préface de Guillaume Métayer, 300 p.

La Face nord

Jean-Pierre Montal remporte le 91e Prix des Deux Magots pour La Face nord (Séguier)

À 5 voix contre 4 pour Ces féroces soldats (Buchet/Chastel) de Joël Egloff, il a choisi Jean-Pierre Montal pour son roman La Face nord paru aux éditions Séguier. Jean-Pierre Montal succède ainsi à Guy Boley, lauréat 2023 pour son livre À ma sœur et unique (Grasset). « De ce livre, il émane un charme particulier autour d’une époque, d’un quartier, d’un amour inattendu né d’une passion commune pour un film. Le jury est heureux de distinguer, en cette rentrée littéraire riche, un écrivain qui creuse son sillon depuis plusieurs années sans avoir encore reçu la consécration qu’il mérite » a rappelé Étienne de Montety, Président du jury, lui-même ancien lauréat (2014).

La Face Nord raconte la rencontre entre un homme et une femme à la sortie d’une séance d’Elle etlui, le chef-d’œuvre de Leo McCarey. Ils se mettent à discuter de leur passion pour ce film. C’est le point de départ d’une histoire d’amour à la fois évidente et intense. Mais elle a soixante-douze ans, et lui, quarante-huit. Peut-on ignorer un tel fossé ? Est-il possible de tout recommencer ?

Depuis 1933, le prix des Deux Magots décerné dans le café du même nom, haut lieu de la culture parisienne fréquenté par nombre d’artistes, auteurs et réalisateurs français et étrangers, et doté aujourd’hui de 7700 euros, a récompensé des écrivains prestigieux tels que Raymond Queneau (premier lauréat en 1933), François Weyergans (1982), Christian Bobin (1993) ou Jérôme Garcin (2020).

Par Laurent Pfaadt

L’Histoire de Souleyman

Un film de Boris Lojkine

Ils se regroupent, se rassemblent avec leur vélo et leur sac de livraison dans les rues de nos villes. Ils sont apparus du temps du Covid, devenus indispensables pour nous livrer à toute heure du jour et de la nuit et pourtant invisibles. Souleyman est de ceux-là. Combien sont-ils comme lui, sans papiers ? Qui veut les voir, qui s’intéresse à leur histoire prend le risque de voir se fissurer sa bulle de confort. Aller voir ce film c’est se prendre une claque !


Pour le réalisateur de Hope, ce film était une évidence par son sujet – la migration et le capitalisme contemporain. Boris Lojkine qui aime faire des films loin de l’hexagone s’est retrouvé à filmer dans Paris, entre documentaire et fiction, avec une équipe légère pour les extérieurs, réduite à deux-trois personnes et une caméra Alexa mini. Le pari était risqué mais les Parisiens sont blasés, semble-t-il.

Le film prend des allures de Western, avec Souleyman sur son vélo comme sur un cheval et le téléphone portable en guise de pistolet. Car il y a urgence, et elle est sensible avec un rythme de jeu et de montage au service de l’inquiétude que vit Souleyman – dans deux jours il passe un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’OFPRA) pour obtenir des papiers et pouvoir rester sur le territoire français. Des papiers, c’est le sésame pour obtenir un logement, une formation, un emploi etc. Or, il est très difficile de les obtenir. Il faut de bons arguments pour les « mériter ». La persécution religieuse, sexuelle ou politique est la bonne raison pour obtenir l’asile. Souleyman est guinéen comme beaucoup de demandeurs d’asile en ce moment, comme le sont les Ivoiriens fraîchement arrivés sur le territoire, contrairement aux Maliens qui peuvent obtenir des aides d’associations de compatriotes. De plus, comme le souligne Boris Lojkine, les livreurs ne sont pas un collectif, ils ne sont pas syndiqués.

Le film explore le système kafkaïen auquel se confronte Souleyman sur un rythme haletant. L’argent est le nerf de cette guerre. Rien n’est gratuit. Barry, guinéen comme lui, lui invente une histoire pour son entretien à l’OFPRA. Elle a un coût ainsi que les documents qu’il veut lui fournir. Le film suit Souleyman sur ces deux jours passés à se débattre avec des difficultés inextricables. Même prendre le dernier bus qui l’emmène avec d’autres migrants dans un centre d’hébergement est l’enjeu d’une course folle. Et quand sa fiancée lui apprend qu’elle a été demandée en mariage c’est une tragédie de plus dans son cauchemar.

Souleyman, Abou Sangare, n’est pas un acteur professionnel, personne ne l’est dans le film, hormis l’OP (Officier de Protection) de l’OFPRA (Nina Meurisse). Abou Sangare est arrivé en France il y a sept ans. Comme Souleyman, il est en attente de sa régularisation. Un garagiste à Amiens est prêt à l’embaucher. Mais encore faut-il qu’il ait ses papiers ! Boris Lojkine le dit, lorsqu’il les aura enfin, « mon film sera fini ! » Abou Sangare a obtenu à Cannes le Prix d’interprétation masculine dans la section Un Certain Regard et le film, le Prix du Jury. Il aimerait continuer à faire du cinéma. Tout le film dont il est de chaque plan confirme la légitimité de cette envie. La dernière séquence renvoie à sa propre histoire et c’est de l’émotion brute que l’on reçoit en pleine figure.

Elsa Nagel pour l’hebdoscope

White Dog

Créer avec des feuilles de papier et trois bouts de ficelle, ça ressemble à l’univers qu’un enfant pourrait inventer, il y a de cela dans la scénographie signée Brice Berthoud de la Cie « Les Anges au plafond », CDN de Normandie, sise à Rouen mais  le monde dans lequel il va mener  cette histoire de chien blanc est plus imaginatif, plus astucieusement élaboré et ce pour nous conduire à aborder le problème crucial et récurrent du racisme. (Dramaturgie  Saskia Berthoud). C’est à partir de l’ouvrage quasiment autobiographique de Romain Gary « Chien blanc » que ce spectacle a été conçu retraçant un épisode de sa vie lorsqu’il vivait à Beverly Hills, dans les années 60, avec son épouse, l’actrice Jean Seberg, alors très engagée dans le mouvement pour l’égalité des droits civiques entre les populations noires et blanches et contre l’apartheid qui sévit aux Etats-Unis.


© Vincent Muteau

Un jour, un chien perdu se présente devant chez eux. Se pose la question de son adoption. Jean est pour, Romain, hésite mais finalement il accepte de le garder et lui donne le nom de Batka ce qui veut dire « Petit Père » en russe (Romain Gary est né à Vilnius en 1914). C’est un berger allemand très pacifique et affectueux au premier abord mais qui devient très agressif en présence d’une personne noire. Car on l’a dressé pour cela. Le « déprogrammer » en quelque sorte se révèle complexe et peu probant.

Une histoire que le spectacle porte avec une intensité, une vie, un humour une sensibilité qui le rendent particulièrement touchant dans la mise en scène de Camille Trouvé .

Il est vrai que les personnages, Romain Gary, Jean Seberg, un ami, Keys, représentés par de grandes marionnettes (création, Camille Trouvé, Amélie Madeline, Emmanuelle Lhermie) et les comédiens, qui les incarnent Brice Bertoud et Tadié Tuéné et  les manipulent directement sous nos yeux, les font agir et parler, donnent vie à leurs gestes et leurs propos les rendant par cette double présence plus attachants encore.

Et puis la grande marionnette du chien en papier est impressionnante, manipulée habilement par Brice Berthoud, elle passe de la douceur en sa présence aux crises de fureur, à la rage, oreilles dressées, gueule ouverte sur des crocs menaçants dès qu’une personne noire s’approche de son champ de vision. Elle occupe le plus souvent le centre du plateau tournant, par moments entouré de poteaux et de cordes, sorte de ring placé sous un éclairage cru (Nicolas Lamatière ) qui accentue ses moindres changements d’humeur et nous le montrera  successivement agressif aves les Noirs et le devenant avec les Blancs après sa  laborieuse et contestable rééducation.

Une scénographie qui ne laisse rien au hasard, est mise entièrement au service de ce propos destiné à dénoncer à travers cette dramatique histoire de chien l’extrême difficulté » à se défaire des préjugés acquis, mais corrélativement la puissance de la manipulation. C’est ainsi que des humains apparaissent en ombres chinoises sur ces grands panneaux de papier blancs qu’on déchire, roule en boule, jette à tout venant pour témoigner de la fragilité humaine, de sa versatilité, que défilent sur les bords de la tournette de petits personnages, des figurines en papier nous représentant tous.

La mise en scène est soutenue de bout en bout par le formidable accompagnement de la batterie d’Arnaud Biscay qui n’hésite pas à se mêler au jeu d’acteur quand l’appel du plateau se fait sentir. Musique de jazz et chant donnent force et authenticité à cette prestation contre la haine raciale, un sujet politique toujours d’une brûlante actualité qui, fort heureusement, a eu un vif succès auprès du public, en particulier jeune.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Au CDN  TJP représentation du 4 octobre

Vilde Frang, Elgar, concerto pour violon

Le concerto d’Elgar est certainement le moins connu des grands concertos pour violon mais n’en est pas moins fascinant. Composé entre 1909 et 1910 et dédié au célèbre violoniste Fritz Kreisler, ses versions par le jeune Yehudi Menuhin en 1932 ou Jascha Heifetz avec le LSO en 1949 font encore aujourd’hui référence.

Vilde Frang, soliste norvégienne qui s’est imposée depuis quelques années sur la scène internationale s’est emparée de l’œuvre et il faut bien le dire, avec talent. D’emblée, elle laisse exploser sa virtuosité dans un premier mouvement très réussi avant d’entamer un dialogue musical assez subtil avec un orchestre tenu parfaitement par le chef Robin Ticciati. La fin du second mouvement vient matérialiser cette très belle rencontre qui prend des airs d’osmose.

Reste alors à Vilde Frang de conclure ce concerto dans un final étourdissant en lui instillant une magnifique dimension énigmatique, mystérieuse, rendant par là même un très bel hommage à ce  concerto en mémoire d’un autre ange.

Par Laurent Pfaadt

Vilde Frang, Elgar, concerto pour violon, Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, dir. Robin Ticciati
Chez Warner Classics

Soeurs de marbre

Le musée du Louvre célèbre les chefs-d’œuvre de la collection Torlonia

Une exposition en forme de voyage dans le temps et plus particulièrement sous la Rome antique. Voilà ce que l’on ressent immédiatement en pénétrant dans la très belle exposition que le musée du Louvre consacre au chefs d’œuvre de la collection Torlonia. Une collection élaborée au gré des acquisitions des collections de la noblesse romaine et plus particulièrement celle des familles Albani et Giustiniani pour la montrer ensuite à de petits groupes de visiteurs dans une institution appelée à un brillant avenir : un musée. Et il fallait bien un écrin royal avec ces appartements d’été d’Anne d’Autriche enfin restaurés pour accueillir ces empereurs qui vous contemplent, vous dévisagent, et semblent comme Hadrien, vous toiser. On pourrait citer Napoléon et ces quarante siècles qui vous contemple tant l’exceptionnelle qualité de ces portraits frappe par leur incroyable réalisme comme ce Septime Sévère aux traits marqués par l’âge ou les rides profondément incisées du vieillard d’Otricoli. Le visiteur regarde à deux fois les annotations et reste fasciné, subjugué. Oui, ces quelques portraits parmi les 109 de la collection ont bien été réalisés il y a près de mille huit cent ans.  


Lucius Verus 
© Fondazione Torlonia

Bien évidemment, nous n’avons pas été le seuls à subir le charme voire l’ensorcellement de ces sculptures. D’autres avant nous, et non des moindres notamment Le Bernin n’ont pu rester de marbre devant elles puisque le maître a restauré le fameux Caprone datant du IIe siècle après J-C. Surprenante est également l’irruption de la couleur avec ces marbres colorés, ce bigio morato noir et le porphyre du Dace captif qui donnent ainsi une puissance insoupçonnée à cette statuaire en la rendant plus vivante que jamais.

« Cette exposition s’attache donc à écrire une histoire de la sculpture romaine, qui procède à la fois d’un temps historique de réception et d’une rédaction contemporaine appuyée sur la science archéologique » estiment Carlo Gasparri, Salvatore Settis et Martin Szewczyk dans le très beau catalogue accompagnant l’exposition. Les diverses œuvres présentées permettent ainsi de mesurer les diverses influences qui traversèrent la sculpture romaine et notamment cette modernité hellénistique très populaire, véritable « révolution esthétique » selon Fabien Queyrel, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, contributeur lui-aussi du catalogue. Une modernité hellénistique qui suscita d’abord des réactions hostiles avant d’être adoptée dans les hautes sphères militaires, politiques et culturelles de l’Empire et que l’on retrouve notamment dans les très beaux bas reliefs ornant les sarcophages présentés tels celui du centurion Lucius Pullius Peregrinus. Une modernité grecque qui attira à Rome les meilleurs sculpteurs grecs venus se mettre au service d’une intelligentsia romaine symbolisée par le sénateur Hérode Atticus (101-177). Professeur de rhétorique ayant eu notamment comme élève le futur empereur Marc-Aurèle devenu un homme politique influent et riche, Hérode Atticus favorisa dans ses diverses demeures et en particulier dans celle de la via Appia, une politique artistique emprunte d’influences hellénistiques et egyptisantes à l’image de cette incroyable statue de divinité assise : Hygie.

Statue Hygie
© Laurent Pfaadt

Les fouilles archéologique menées sur le site de la villa d’Hérode Atticus au XVIe siècle ont ainsi révélé des trésors qui ont ensuite rejoint la collection Borghèse qui elle-même, durant l’Empire, a été incorporée à celle du Louvre. Celle-ci s’est ensuite enrichie d’autres pièces par exemple le buste d’Hérode Atticus, découvert en 1819 par Louis-Ferdinand-Sébastien Fauvel et ayant appartenu à la collection du comte de Choiseul-Gouffier. Une villa qui, sous la pyramide du Louvre, abrite les retrouvailles de ces deux collections sœurs, permettant enfin de rattraper un temps perdu figé dans le marbre.

Par Laurent Pfaadt

Les chefs-d’œuvre de la collection Torlonia, Musée du Louvre jusqu’au 11 novembre 2024

Catalogue de l’exposition :
Chefs-d’oeuvre de la collection Torlonia, sous la direction de Martin Szewczyk, Carlo Gasparri et Salvatore Settis
Louvre éditions/Le Seuil, 340 p.

Pour les générations futures

Le 13 avril 2005, Simone Veil, alors membre du conseil constitutionnel, était invitée à donner une conférence à l’Ecole Normale Supérieure dans le cadre d’une semaine de commémoration et de réflexion sur la Shoah. L’intervention, enregistrée, donne aujourd’hui lieu à ce livre inédit. S’astreignant à une certaine réserve sur les questions européennes même si celle qui fut la première présidente élue au suffrage universel du Parlement européen finit par les aborder notamment la nécessité pour les ennemis d’hier de se réconcilier, Simone Veil évoque surtout dans cet ouvrage sa déportation.

A travers les grandes étapes de sa vie d’adolescente, de Nice à son retour de déportation en passant par Auschwitz, le lecteur retrouvera les grands thèmes défendus par l’ancienne ministre : le devoir de mémoire et le pouvoir que peut exercer la littérature sur sa défense, l’antisémitisme et la pensée nazie, et une condamnation du négationnisme. Ses mots sont emprunts d’une émotion palpable lorsqu’elle fait l’apologie des justes qui ont notamment sauvé des enfants juifs, et forcent le respect lorsqu’ils évoquent cette histoire coloniale, cette « histoire des relations avec la France, déchirées ensuite par la guerre. » « Il faut la connaître et apprendre à la vivre ensemble » dit-elle.

Mais surtout, en abordant ces questions devenues toujours plus actuelles, Simone Veil envoie une brûlante adresse à ces nouvelles générations pour se souvenir et ne pas céder aux extrêmes. Qu’il est bon de retrouver cette voix juste et sage surtout par les temps qui courent.

Par Laurent Pfaadt

Simone Veil, Pour les générations futures
Aux éditions Albin Michel, 160 p.

L’autre Reich de mille ans

Brillante synthèse du Saint Empire romain germanique par l’historienne allemande Barbara Stollberg-Rilinger

Voilà un ouvrage plus que salutaire et qui permet aux lecteurs d’entrer dans cette structure politique et confessionnelle qui a présidé aux destinées de l’Europe pendant près d’un millénaire. Sous la plume de la grande historienne allemande Barbara Stollberg-Rilinger, titulaire pendant longtemps de la chaire d’histoire moderne à l’université de Münster et dont les travaux font autorité, cette courte synthèse permet de rendre compréhensible non seulement l’organisation du Saint Empire romain germanique mais à travers lui, les grandes lignes de fracture qui ont traversé l’Europe et plus particulièrement celles de ses composantes germanique et slave.


Souhaitant ainsi « expliciter la singularité et la complexité spécifiquement prémodernes de l’Empire ancien », l’autrice parvient avec brio à dessiner les contours politiques, économiques, culturels et confessionnels de ce corps vivant, non figé qui a été capable de s’adapter aux différentes périodes historiques de l’Europe et a dû affronter des périls qui l’ont poussé à s’adapter et à passer des compromis.

Sa structuration et sa composition hiérarchie pyramidale se fondait sur une puissance universelle et transpersonnelle centrée autour de l’imperium c’est-à-dire de la figure de l’empereur « qui donnait à l’ensemble une unité et une légitimité essentiellement symboliques ». Car au départ, comme le rappelle Barbara Stollberg-Rilinger, le Saint Empire était un réseau d’intérêts de familles régnantes avant de devenir « une communauté politique cohérente ». Une communauté politique d’une plasticité assez stupéfiante, sorte de triple fédération juridique, financière et de paix. Une sorte d’anti État moderne sans frontières clairement définies et sans population homogène qui va cependant connaître un phénomène de territorialisation. Une structure qui fut malmenée par la Réforme et la financiarisation de l’économie européenne puis par la guerre de Trente ans. C’est finalement l’empereur Napoléon qui allait donner le coup de grâce à cet autre Reich de mille ans.

L’éclairage fort pertinent de Barbara Stollberg-Rilinger donne également à comprendre la genèse de cette culture du consensus qui imprégna le Saint Empire romain germanique et qui a laissé, comme une sorte d’atavisme, des traces dans les démocraties qui lui ont succédé.

Un livre plus actuel qu’il n’y paraît.

Par Laurent Pfaadt

Barbara Stollberg-Rilinger, Le Saint Empire romain germanique, de la fin du Moyen Age à 1806, traduit de l’allemand par Denis-Armand Canal,
Passés Composés, 192 p.

Rencontre au sommet

Le pianiste russe Mikhaïl Pletnev donnait à Paris l’intégrale des concertos pour piano de Serge Rachmaninov

Il est des concerts qui restent. Et au vu de la standing ovation que reçut Mikhaïl Pletnev après avoir achevé dans l’auditorium de Radio France son intégrale des concertos pour piano de son lointain prédécesseur, Serge Rachmaninov, il est certain que ceux-ci en feront partie.


Mikhaïl Pletnev 
©Edouard Brane

Mais pour que cela fut possible, il fallait au compositeur un interprète qui soit à la hauteur de son génie et il faut bien reconnaître, avec Mikhaïl Pletnev, Rachmaninov ne s’est pas trompé. Pianiste génial, fondateur et chef de l’Orchestre National de Russie, Mikhaïl Pletnev connaît bien la France qui le chérit à chacun de ses passages et surtout Rachmaninov qu’il a, à de nombreuses reprises, interprété et enregistré au disque, notamment dans une magnifique version avec son compatriote Mstislav Rostropovitch (DG, 2003) qui a vanté « sa technique phénoménale (qui) lui permet d’articuler les différentes notes avec une vitesse fantastique comme dans le final du troisième concerto ».

Après une première soirée consacrée aux deux premiers concertos, Mikhaïl Pletnev se retrouvait ainsi au pied de cet Everest pianistique, le Rach 3, qui constitue autant de passes obligées pour tout pianiste et qu’il a, à maintes reprises, gravés et gravis. Pour y parvenir, il a d’abord fallu parer l’orchestre philharmonique de Radio France de son manteau russe, ce qu’a parfaitement réussi le chef finlandais Dima Slobodeniouk afin de devenir ce magnifique sherpa montant avec le pianiste, sans précipitation et avec des équilibres sonores respectés et de merveilleuses pages orchestrales surtout dans un second mouvement très réussi. Restait alors à notre soliste à s’élancer à l’assaut du sommet. Avec une facilité déconcertante et cette virtuosité qui lui est coutumière, Mikhaïl Pletnev a progressivement escaladé la lente pente de ce troisième mouvement escarpé avant de livrer un final éblouissant sans effets superflus tout en gardant suffisamment de souffle jusqu’à la dernière note pour éviter de s’égarer dans ces tempêtes musicales qui tournoient tout en haut et menacent souvent d’emporter l’interprète. Rachmaninov l’y attendait assurément.

Il faut dire que notre homme s’était doté de l’équipement nécessaire à son succès. Sa technique sublimée par son traditionnel Kawaï a ainsi permis de gagner en intensité libérant parfaitement des émotions souvent bridées voire annihilées par des Steinway trop métalliques. Cette sensation fut surtout patente dans un quatrième concerto en forme de descente où il a fallu résister aux orages initiaux dans un premier mouvement tonitruant et piégeux. Avec assurance, la formidable complicité entre le soliste et l’orchestre a ainsi libéré des pages musicales cinématographiques où notre pianiste, contemplant cette chaîne musicale façonnée par Rachmaninov, est arrivé sans encombres dans le cirque du second mouvement. Là-bas régnait une quiétude seulement perturbée par de petits flocons de neige en noir et blanc et quelques éclaircies musicales irisées qui sont venues conclure une soirée où il y avait, dans les notes du pianiste russe et dans l’air, quelque chose de l’ordre du mystère, quelque chose d’assurément russe.

Par Laurent Pfaadt

Pour retrouver toute la programmation de l’Orchestre Philharmonique de Radio France :

https://www.radiofrance.com/les-concerts-de-radio-france