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Le peuple est immortel

En cet été 1941, Vassili Grossman, écrivain apprécié par le régime se trouve sur le front. Les Allemands, depuis le 22 juin, ont renversé une Armée rouge en pleine débâcle et massacré russes et juifs dont la propre mère de Grossman à Berditchev. Journaliste pour l’Etoile rouge, le journal de l’armée, il écrit alors, à partir de son expérience un récit de guerre d’abord publié en feuilleton à l’été 1942 et qui va devenir le Peuple est immortel, premier roman soviétique sur la guerre. Il raconte ainsi l’encerclement par la Wehrmacht d’une brigade en Biélorussie. Le roman pourtant sélectionné pour le prix Staline en 1943 n’obtient pas ce dernier en raison de l’hostilité du dictateur pour un écrivain qui avait fait l’éloge de Lénine et de son internationalisme. Ce n’est qu’après la guerre, en 1946, que le public français allait découvrir ce roman mais dans une version censurée.

Poursuivant son entreprise de republication des œuvres de Vassili Grossman, les éditions Calmann-Levy donnent ainsi à voir un roman de guerre qui séduira les néophytes de l’œuvre du grand écrivain tout en offrant une porte d’entrée de l’univers de Grossman. Aux plus avertis, il constituera l’antichambre littéraire du génie à venir, la mue de papier d’un écrivain prêt à franchir le Rubicon soviétique lorsqu’il pointe notamment avec une incroyable insolence littéraire l’incurie du régime qui s’est effondré devant l’invasion allemande. Mais surtout, le Peuple est immortel doit être compris comme « un appel à demeurer unis face à la menace de destruction » selon Luna Jurgenson qui signe la préface. A travers sa glorification des nationalités qui composent l’URSS, sa prose emprunte d’un mysticisme religieux qui, en soit, est d’une audace incroyable avec sa dimension eschatologique, et la puissance de la description des hommes face à leurs destins annonçant les chefs d’œuvre à venir de Grossman, Le Peuple est immortel mérite assurément toutes les attentions.

Par Laurent Pfaadt

Vassili Grossman, Le peuple est immortel, traduit du russe par Claire Delaunay et Luba Jurgenson
Chez Calmann Levy, 352 p.

Festival Musica 2024

C’est le rendez-vous incontournable de la rentrée culturelle à Strasbourg et dans la région avec à son programme des œuvres inattendues et la découverte de nouveaux compositeurs et de remarquables interprètes à leur service.


C’est au Maillon qu’ont eu lieu les premiers rendez-vous dans un patio où se croisaient les « Anciens et fidèles de ce festival qui en est à sa 42ème édition et de plus jeunes ou nouveaux  spectateurs, les premiers plutôt décontenancés par le fait que le public quelque peu livré à lui-même  ne devait que se référer au plan distribué dans le programme de la soirée pour effectuer une déambulation qui le  conduisait à aller écouter un groupe de chanteurs, à être interpellés par de brusques éclats sonores et à détecter les messages inscrits sur différents panneaux,  propositions de treize artistes, prélude  et hommage  au compositeur néerlandais Louis Andriessen, dont l’œuvre « DE STAAT» fait l’objet  de la première partie du concert donné dans la grande salle vers laquelle les musiciens ont introduit le public. Cette œuvre peu interprétée a été composée en 1976 par Louis Andriessen, pour mettre en question les rapports de la musique et du politique, s’appuyant pour étayer cette thèse sur les écrits de Platon soutenant dans la « République » que des liens existaient entre les modes musicaux et l’état de la société et que pour ne pas le bouleverser  il fallait se garder de toute innovation ce qu’Andriessen réfute.

Ce sont les ensembles Asko Schönberg et Ensemble Klang sous la direction de Clark Rundell qui interprètent avec brio et conviction  cet « Etat de musique », les musiciens  se répondant parfois en parfaite symétrie et par blocs constitués par les deux pianistes, les deux harpes, les cors avec leur forte résonance, les trompettes et les trombones renforçant l’énergie que déploie une partition aux riches et multiples propositions que soulignent les groupes des haubois, des altos et des deux guitares, la basse et l’électrique, les textes étant chantés par les sopranos Els Mondelaers et Bauwien van der Meer et les mezzo-soprano Michaela Riener et Anna Trombetta Cette remarquable interprétation était suivie en deuxième partie d’une oeuvre  d’Oscar Bettison, un élève  d’Andriessen « The slow weather of dreams » composée en 2024.

Ce sont les mêmes ensembles que nous retrouvons pour le concert intitulé « LA PERSEVERANCE » traduction de « De Volharding » nom donné à une formation fondée en 1971 par Louis Andriessen et Willem Breuker, pour jouer dans les rues et sur le terrain des luttes sociales et se situant au croisement de la fanfare et de la musique contemporaine.

Quatre œuvres au programme

« Dance works » de Steve Martland, nous offre une musique très rythmée comme le soulignent les balancements du chef d’orchestre, de la pianiste et du guitariste, tous très impliqués.

Julia Wolfe dans “Arsenal of democracy” présente une partition où se succèdent sons aigus, bégaiements, accélérations et fortes montées en puissance.

Dans « Nautilus » d’Anna Meredith, on voit le chef Joey Marijs quitter son pupitre pour s’installer près de la batterie et de la grosse caisse et s’adonner à mettre en valeur cette partition marquée par la répétition.

Dans la dernière partie nous découvrons avec « Mis for Man, Music, Mozart ce qu’a produit la collaboration d’Andriessen avec le réalisateur Peter Greenaway, une sorte de ciné-concert où s’entrecroisent des images de corps nus qui dansent avec des images de chair sanguinole, pour évoquer d’une certaine façon une
« création » de l’homme, homme de chair, de paille, épouvantail le tout accompagné de cette musique répétitive, soulignant l’expressivité et l’étrangeté des images.

Deux grands moments ce dimanche 22 septembre, le matin avec le récital de piano de Ralph van Raat interprétant « THE PEOPLE  UNITED WILL NEVER BE  DEFEATED » Une œuvre signée Frederic  Rzewski  écrite en 1975, à partir d’un chant révolutionnaire chilien  dont les paroles furent écrites par les Quilapayùn et la musique par Sergio Ortega en  soutien à Salvador Allende, un chant qui nous tient particulièrement à cœur car nous en connaissons l’histoire et avons eu bien des occasions de le chanter lors de manifestations au cours desquelles il a galvanisé nos espoirs, d’autant  que  le compositeur y a adjoint  deux succès populaires le chant révolutionnaire italien
« Bandiera Rossa » et l’hymne antifasciste « Solidaritaslied ».

L’interprétation des trente-six variations qui en sont ici proposées souligne le côté engagé, la détermination des adeptes de la liberté. Le pianiste fait varier les rythmes pour mettre en évidence les moments de lutte, la joie d’être unis pour triompher et ne se départit pas d’un jeu ininterrompu et très expressif qui remporte l’enthousiasme du public à qui il accorde deux rappels.

Ce même jour, l’après-midi nous avions l’occasion avec le concert intitulé « CAVACAR » de retrouver une formation toujours très appréciée à Musica, l’Ensemble L’Imaginaire pour l’interprétation de trois morceaux écrits par le compositeur brésilien Sergio Rodrigo. Les trois musiciens, la flûtiste Keiko Murakami, le saxophoniste Olivier Duverger et la pianiste Carolina Santiago Martinez se révèlent d’une grande virtuosité pour mettre en valeur ce travail élaboré à partir de la transposition des sonorités et des rythmes qui caractérisent au Brésil l’usage d’une petite guitare, le cavaquinho.

Après le jeu subtil de la pianiste dans « Cobra arco-iris » pour piano seul nous sommes, comme toujours émerveillés par le talent de Keiko Murakami que nous connaissons bien. Dans ce morceau intitulé « Cosmogrammes pour flûte basse seule » elle développe un jeu très retenu, une tension faite de souffles mesurés, variés, étonnants qui nous tiennent en haleine .

Dans le troisième morceau « Cavacar » les trois interprètes se retrouvent autour du piano, jouant à frapper les cordes faisant alterner temps forts et accalmies, attentif, chacun à ce que proposent ses partenaires.

Le concert « RESONANZ» nous donne à entendre un ensemble de dix-huit cordes. Il est placé ce jour sous la direction de Peter Rundel pour, en première partie, une pièce de François Sarhan, en création mondiale, entre délicatesse et frénésie, monte en puissance, puis s’apaise d’un coup, offrant des battements répétitifs, des claquements de mains, une écriture qui s’enjolive, emplit l’espace, pratique le flux et le reflux à l’image des vagues. Création mondiale également pour « Residue » composée par Joanna Bailie qui demande à l’orchestre à cordes d’interpréter une partition qui nous plonge dans la rêverie et la méditation.

Enno Poppe avec « Wald » construit une musique bavarde, remplie d’échanges vifs, marqués par des coups d’archets, des éclats, des sons du quotidien, soulignant un empressement parfois frétillant, plein d’allégresse.

La soirée du 27 septembre est une de celles qui nous aura sans doute le plus touchés puisque nous avions la possibilité d’assister à deux représentations dans le cadre de la programmation du Maillon. D’abord « LA SOURCE» qui nous confrontait à des révélations faites par la lanceuse d’alerte Chelsea Manning concernant les guerres menées  par les Etats-Unis en Irak et en Afghanistan.

Un dispositif vidéo quadri frontal fait que nous ne cessons d’être entourés de visages de femmes, d’hommes de tous âges, de toutes origines, visages immobiles au regard fixe, visages projetés parfois en très gros plan. Derrière le rideau semi opaque se tient l’orchestre qui, sous la direction de Nathan Koci interprète la musique de Ted Hearne dans la mise en scène de Daniel Fish. C’est une œuvre complexe qui ne ménage ni nos yeux ni nos oreilles pour nous mettre au fait des exactions commises pendant ces guerres, alternance de voix graves, cris, martèlements, explosions, images de combats, de tueries, photos projetées de plans, de rapports. Nous sommes cernés, submergés, agressés, fascinés par cette mise en demeure de ne pouvoir échapper à ce qu’il faut bien appeler « les horreurs de la guerre ».

Certains dans le public disaient qu’ils auraient préféré s’en passer.

Quant à nous il nous parait utile et nécessaire que de telles œuvres puissent être créées et diffusées. Leur inventivité ne fait que rendre plus prégnant la force du témoignage qui les habite.

Avec « ALL RIGHT. GOOD NIGHT » une autre confrontation nous attendait, celle avec la disparition, une disparition qui se joue sur deux tableaux celui d’un avion, celui d’une mémoire.

Un spectacle conçu par Helgard Haug, membre fondatrice du collectif Rimini Protokoll pour ce qui est du texte et de la mise en scène auquel s’adjoint la composition musicale de Barbara Morgenstern interprétée par l’orchestre Zafraan Ensemble. C’est en entremêlant  deux histoires terribles et émouvantes que cette œuvre est conçue, celle de la disparition  de l’avion de la Malaysia Airlines le 8 mars 2014 et  les débuts de la démence dont son père est atteint. Les musiciens  tiendront les rôles des passagers prêts à l’envol et de différents personnages au gré d’un récit qui suit le déroulement du temps qui s’écoule entre la catastrophe, encore aujourd’hui inexpliquée et l’annonce officielle 6 ans après de sa disparition, émaillé d’annonces de recherche, de trouvailles de débris, de témoignages, de refus de la  cruelle réalité chez certaines familles, des fantasmes que cela suscite chez d’autres, le presque impossible deuil à faire pour ceux qui ont perdu un proche dans cet accident. Et en totale concomitance  l’irréversible diminution de la conscience du père, qu’on se refuse à voir, contre laquelle se mettent en place des stratégies pour la masquer, sauver les apparences mais  qui  ne peuvent, à la fin  aboutir qu’à l’irrémédiable. La contribution d’une scénographie, parfois à contretemps des drames en cours, signée Evi Bauer, comme cette plage où se prélassent des vacanciers au bord d’une mer houleuse qui rapporte quand même quelques débris supposés appartenir à l’avion disparu et surtout l’apport de la musique où vibraphone, batterie, contrebasse soulignent avec intensité une dramaturgie qui va du côté du réalisme, interpellant fortement nos capacités à  réaliser l’irréalisable, à accepter l’inacceptable, à refuser de se soumettre aux évidences quand elles sont pour nous mortifères.

Un spectacle très émouvant dans lequel les musiciens se sont révélés excellents comédiens.

Deux grands noms de la musique contemporaine sont à l’honneur dans ce Festival, Stockhausen avec »Sirius » et Schönberg auquel un film et un concert  sont dédiés.

Ce soir-là dans un Palais des Fêtes dont le plafond a été étoilé pour la circonstance nous sommes plongés dans une œuvre majestueuse, «  SIRIUS » de Karlheinz Stockhausen écrite en1975-1977, créée  à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis et qui nous  propose une sorte de voyage dans le cosmos. Un dispositif particulier place musiciens et chanteurs aux quatre points cardinaux, le public lui-même placé suivant ces orientations. Sur les podiums s’installent au Nord la basse, Damien Pass, en face, au Sud, la soprano, Sophia Körber , à l’Est, la trompette, Paul Hübner et à l’Ouest, la clarinette basse, Johanna Stephens-Janning , visages maquillés, les  hommes en toges, les femmes en robes  de cérémonie à la romaine .

Une bande-son fait retentir des bruits d’avion qui décolle, des borborygmes puis s’élève la voix puissante extraordinairement basse du chanteur,  que l’on le voit s’appliquer à des regards perçants,  tournés vers le ciel ou dirigés vers la femme, à des gestes larges, comme ceux d’un prédicateur, doigt tendu en signe d’avertissement, à l’auditoire ou à la femme en face  à qui il s’adresse parfois avec véhémence, (on aurait aimé  avoir le livret pour comprendre leurs échanges) et qui lui répond sans retenue, apprêtant sa voix à d’étonnants registres. La bande-son continue à déverser des bruits de vent, de pluie diluvienne tandis que la trompette entame un magnifique solo avant de laisser la clarinette basse s’engager à son tour dans l’interprétation d’une mélodie nuancée et audacieuse.

Quand les sons de décollage reviennent envahir l’espace, nous savons que le temps est venu de quitter, non sans mal, le monde utopique dans lequel ce spectacle d’une très grande qualité artistique nous a plongés.

L’autre grand compositeur de la musique contemporaine, Arnold Schönberg était à l’honneur ce dimanche après-midi à la Cité de la musique et de la danse puisque le film d’Andreas Morell, produit par Arte  lui était consacré et nous permettait de découvrir comment ce pionnier de la musique contemporaine avait mené sa vie et son œuvre.

Un peu plus tard, au cours du concert donné par le Quatuor Diotima, c’est son « Quatuor à cordes n° 2 de 1907-1908 qui sera interprété . Ouvrant d’abord de larges horizons, la partition revient sur des tourments intérieurs sur lesquels elle semble méditer avant d’entamer un mouvement plus vif, plus sautillant et qu’ intervienne la  soprano Axelle Fanyo, à la voix puissante et nuancée  pour chanter un poème de Stefan George écrit en 1907.

Deux œuvres précédaient celle-ci, le Quatuor no 1 « Bobok » de François Sarhan de2002, au rythme syncopé, tout en contrastes où  se développe le jeu  tout en finesse et virtuose des interprètes, (violon, Yun-Peng Zhao et Léo Marillier,  alto, Franck Chevalier, violoncelle, Alexis Descharmes )

Le Quatuor à cordes no3 d’Helmut Lachenmann « Grido » de 2001 qui offre une musique très particulière avec frottements des cordes, cordes pincées, des sonorités parfois à peine audibles, tout en subtilité et en finesse.

De remarquables interprétations et un après-midi riche en émotions artistiques.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Lacrima

La théâtralisation d’un atelier de haute couture est en quelque sorte une aventure car il est   loin d’être un lieu coutumier pour une telle entreprise. C’est pourtant là que Caroline Guiela N’guyen a décidé de nous entraîner pour nous conter la fabuleuse confection de la robe de mariée de la princesse anglaise dont il nous restera à trouver quelle elle est en fait. Mais là n’est pas la question.


© Jean-Louis Fernandez

 Cette plongée dans la vie d’un atelier en pleine et constante effervescence constitue l’intérêt principal de cette création.

Quand le rideau s’ouvre nous sommes immédiatement au cœur de l’action, comme le prouvent les éléments du décor, sous une lumière blanche, apparaissent les tables de travail, les mannequins  qui portent déjà de magnifiques robes, celle de la mariée, blanche, brillante  extrêmement élégante et une rose tout aussi magnifique.

Et aussi le drame tout de suite, la première d’atelier épuisée, dépassée a avalé des cachets et meurt, malgré l’intervention des secours. 

Comment en est-on arrivé là ?

Le récit sera l’objet de cette représentation qui va montrer le cheminement complexe qui mène de la joie extrême à la négation de soi.

Tout commence en effet par cette annonce venue de Londres, c’est la maison de couture Beliana à Paris qui a été choisie pour exécuter la robe de mariage de la princesse.  Marion, la première d’atelier  (magnifique interprétation de Maud Le Grevellec) et toute son équipe se sentent honorées par ce choix, mais comprennent vite la responsabilité qu’elle leur fait endosser en entendant les exigences prononcées avec autorité et sans ménagement par le responsable de la cour en charge de faire exécuter au mieux et dans des délais relativement courts cette extraordinaire commande et ce en gardant le secret absolu sur cette réalisation.(Vasanth Selvam ). Marion souscrit à tout et met son monde au travail. On suit l’évolution de cette réalisation, les discussions entre Paris et Londres pour des mises au point nécessaires mais toujours impératives.

On apprend que pour cette robe sublime, le dos devra être brodé et que la longue traine sera  le fameux voile en dentelle d’Alençon, une vraie pièce de musée qui va nécessiter d’être restauré.

Habilement, la metteuse en scène nous propulse grâce à la vidéo auprès des dentellières  qui vont faire l’objet d’une émission  de radio qui leur permet de dire ce qu’est cet art de la dentelle ,la passion qu’elles éprouvent pour ce travail délicat et le perfectionnisme qu’il exige. 

De même, nous suivrons en vidéo dans l’atelier de MumbaÏ en Inde le travail minutieux d’Abdul, le brodeur de perles courbé sur son ouvrage, les yeux au plus près du tissu qu’il tient précautionneusement (Charles Vinoth lrudhayaraj).

C’est ainsi que la pièce met en valeur le travail professionnel, le savoir-faire de ceux qui restent souvent dans l’ombre et méritent toute notre admiration quand leurs travaux nous sont révélés.

A la manière des séries que nous suivons à la télévision, nous devenons témoins de l’évolution  de cette mise en chantier de la confection de la robe, de la fatigue, de l’angoisse qu’elle suscite  chez la directrice de l’atelier soumise à une pression constante et des tensions que cela  déclenche, scènes de ménage entre Marion et Julien (Dan Artus) son mari  devenant jaloux, soupçonneux et violent, arrivées impromptues de la fille frustrée de ne plus voir sa mère toujours occupée ,indisponible, des moments de pur réalisme qui ponctuent cette représentation. Et pour rester dans le réalisme on aborde  les problèmes de santé  liés à des travaux délicats, difficiles  qui épuisent la vue des dentellières comme celle du brodeur et visites médicales  à l’appui on met en évidence que  ceux qui s’adonnent sans compter à réaliser  de superbes objets peuvent se mettre en danger sans que les commanditaires en aient la moindre connaissance.

La dernière scène qui reprend la première en est la criante illustration, nous montrant comment la conscience professionnelle  mise à mal par un incident technique pousse Marion au suicide. Ainsi,  aura -t-elle payé de sa vie la splendeur qu’elle aura accepté de créer en dirigeant une équipe expérimentée et laborieuse.

Une véritable leçon de vie portée  par des comédiens à l’engagement indéniable  qu’ils soient professionnels ou amateurs  puisque Caroline Giuela Nguyen se plaît à les diriger ensemble réussissant  ainsi à créer  ce théâtre  qu’elle veut populaire.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 24 septembre au TNS

En salle  jusqu’au 4 octobre

Varsovie célèbre la musique africaine

Le continent africain était à l’honneur de la 20e édition du
Cross-Culture Warsaw Festival

Depuis vingt ans, le Cross-Culture Warsaw Festival pilotée par la Stoleczena Estrada est devenu le rendez-vous incontournable de la world music dans la capitale polonaise. Des plus connus comme Youssou N’Dour, Boubacar Traoré ou Femi Kuti aux plus confidentiels, tous les artistes louent la qualité de ce festival ainsi que l’attention portée aux artistes. Avec comme moteur la tolérance et l’ouverture d’esprit, ce festival a ainsi fidélisé un public qui répond, chaque année, présent, toujours aussi friand de ce choc des esthétiques tant attendu.


Copyright Radek Zawadski

A l’occasion de son vingtième anniversaire, le festival n’a pas failli à sa réputation et a donné rendez-vous aux spectateurs pour un voyage fortement teinté de couleurs musicales africaines. Il a cependant échu à Duk-soo Kim et à l’ensemble Sinawi d’ouvrir cet arc-en-ciel musical avec leurs rythmes chamaniques et la voix de pythie de sa chanteuse comme pour annoncer l’écho de cet océan rythmique prêt à déferler dans ce palais de la culture transformé en navire musical. Et avant d’atteindre les gradins du théâtre, les alizés du festival ont traversé les îles d’un Cap Vert habitué à faire escale dans ce port musical, cette fois-ci en compagnie d’Elida Almeida qui, en digne héritière de la grande Cesaria Evora, séduisit des spectateurs qui n’en demandaient pas tant. Drapée dans une magnifique robe orange, elle a ainsi délivré sur des rythmes chaloupés entretenus par une basse et une batterie très en verve, les titres de ses divers albums que le public a repris avec joie.

Elida Almeida et Radek Zawadski Bonga
Copyright Radek Zawadski

Il était dit que nos marins seraient napolitains, jouant de la mandoline sur le pont d’un navire dénommé le Suonno d’Ajere, et revisitant la chanson traditionnelle et populaire de Naples. Et il était également dit que la figure de proue de ce navire serait une sirène dénommée Irène Scarpato enveloppée dans sa robe de lumière et battue par des flots de guitare et de mandoline. Avec sa voix plongeant dans les graves, mélancolique à souhait et capable de chanter tant la tragédie que la comédie, elle a émerveillé une Varsovie qui, pourtant, s’y connaît en matière de sirène. « Nous sommes en même temps si comiques et si dramatiques » s’est-elle plu à rappeler. Tantôt Nausicaa receuillant son Ulysse, tantôt mégère invectivant le passant depuis son balcon de la cité parthénopéenne, le Suonno d’Ajere fut un rêve musical éveillé.

Il fallut pourtant reprendre ses esprits, sortir de notre rêve car au loin, dans le crépuscule du samedi, une tempête était sur le point d’éclater. Une tempête bienveillante qui secoua les passagers de notre navire. Une tempête venue d’Angola et nommée…Bonga. Mondialement connu notamment pour sa chanson Mona Ki Ngi Xica, Bonga, celui qui a récemment fêté ses 82 ans et demeure une légende dans son pays – l’ambassadeur d’Angola en Pologne avait fait pour l’occasion le déplacement –  est alors monté sur scène, accompagné de son dikanza, ce bambou strié frotté par une baguette et a distillé un semba dont il demeure assurément le maître et qu’il a magnifié sur Homen do Saco ou Recordando Pio. Il n’a fallu que quelques titres endiablés teintés de rumba congolaise ou de zouk antillais pour embarquer une salle qui, très vite s’est mise à se mutiner dans des travées transformées en un pont où régna une joyeuse anarchie. Les révoltés du Bounty ont ainsi laissé la place aux possédés du Bonga qui, aux cris de Capo Lobo, ont sonné la charge et n’ont quitté leur navire qu’à regret après avoir épuisé le capitaine.

Ainsi dévasté par tant d’émotions, il ne restait plus qu’au groupe algérien Lemma et à Cheikh Lo qui suppléa brillamment Oumou Sangaré, de clore cette vingtième édition qui, comme les précédentes, restera longtemps dans toutes les mémoires.

Par Laurent Pfaadt

Une ville traversée par le long fleuve de l’histoire

Si Varsovie a été quasiment détruite à l’issue de la seconde guerre mondiale, l’histoire y est demeurée omniprésente

Une ville pareille à un fleuve. Avec sa source souvent teintée de sang et son estuaire qui regarde fièrement vers l’avenir. Les habitants de Varsovie ont l’habitude de dire que l’histoire réside sous leurs pieds, dans la terre mêlée de cendres et de ruines desquelles ont été tirées le béton de ces gratte-ciel qui se dressent aujourd’hui fièrement tels la Varso tower, qui, du haut de ses 310 mètres, est la plus haute tour d’Europe. Du béton mais également le métal de ces anciennes usines d’électricité ou de produits de placage et d’argent reconverties en endroits branchés où se masse la jeunesse polonaise contribuant ainsi à faire de la ville la destination touristique préférée des Européens en 2023. Sur la Nowy Swiat, la « Voie Royale », l’une des grandes artères de la ville où les pierogis, les fameux raviolis, côtoient le khachapuri géorgien, ce pain plat cuit à la poêle et garni d’un mélange de fromages et les fast food, l’histoire irrigue depuis toujours et en permanence une ville à nulle autre pareille, à l’image de cette Vistule qui la traverse et la construit. Des pierres qui hier, édifiaient des usines, sont celles qui pavent le chemin de ces jeunes Européens.

Une ville à l’identité juive encore très marquée et symbolisée par le musée Polin, institution culturelle retraçant brillamment et à grands renforts de pédagogie l’histoire des juifs de Pologne qui a fêté cette année son dixième anniversaire et qui se trouvait en plein ghetto. Ici près de 300 000 juifs y furent regroupés avant d’être déportés depuis la sinistre Umschlagplatz vers le camp d’extermination de Treblinka situé à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale polonaise. Situé en pleine forêt, le site mérite assurément un détour pour la solennité de ce lieu hérissé de 17 000 pierres tombales où près de 900 000 juifs périrent entre 1942 et 1943.

A l’image des remous du fleuve, Varsovie peut être capricieuse, rebelle. Elle l’a démontré à plusieurs reprises : par deux fois contre l’occupant allemand : en 1943 avec la révolte du ghetto puis en août 1944 avec sa fameuse insurrection qui a fêté son 80e anniversaire mais également face au communisme avec Solidarnosc et quelques espions tels Ryszard Kuklinski qui a donné son nom à un nouveau musée de la guerre froide. Ayant rejoint l’Union Européenne, les cataractes de l’histoire sont alors devenues musées tels celui de l’insurrection de Varsovie avec, grâce à une scénographie parfaitement réussie entre mitraillettes Sten et presses clandestines, de magnifiques reconstitutions de rues ou d’égouts – sans les odeurs on vous rassure – où circulaient les insurgés.

Polish History Museum
copyright Polish History Museum

Ces musées, à l’image des affluents de l’immense fleuve de histoire, ont fini par converger vers de nouvelles institutions telles que le musée de l’histoire polonaise, immense palais futuriste – la troisième saison de la série Fondation sur Apple TV y a été tournée – regroupant espace muséal, bibliothèque, salles de conférences, de musique – un auditorium capable d’accueillir 580 personnes et un orchestre symphonique – et de cinéma et qui ambitionne de devenir, selon le porte-parole de l’institution, Michal Przeperski, « l’endroit culturel où il faut être ». Conçu par le WXCA Architectural Design Studio, le complexe qui abrite également sur son esplanade le musée de l’armée et le futur musée de Katyn est, avec ses 44 000 m² l’un des plus grands d’Europe. Sa conception puise dans la métaphore de la pierre pour narrer l’histoire polonaise. Cela tombe bien puisque l’une des premières expositions temporaires s’attache à démontrer à travers le cinéma, la littérature ou les rites funéraires, le pouvoir du storytelling. Un pouvoir que s’évertuera également à dispenser, à partir de la création contemporaine, le nouveau musée d’art contemporain dont l’ouverture est prévue à la fin du mois d’octobre. Des pierres qui désormais ne résident plus sous les pieds des Varsoviens mais se dressent vers le ciel comme pour écrire une nouvelle histoire.

Si l’histoire se trouve dans les abysses d’un fleuve dictant à la ville son destin et dans ces épreuves qui ont été souvent tragiques, elle résonne également dans ce ciel que Frédéric Chopin et aujourd’hui le Cross-Culture Warsaw Festival illuminent de leurs musiques. Autant dire que les remous d’une ville toujours en effervescence n’ont pas fini de résonner et de séduire tous ceux qui voudraient se plonger dans ce fleuve multiculturel en perpétuel mouvement.

Par Laurent Pfaadt

Où dormir : Le Motel One Warsaw-Chopin situé en face du Musée Chopin offre d’excellents services et un excellent Urban Breakfast Bio qui vaut le détour. Chambre à partir de 73 euros.

Où manger : Les deux restaurants The Eater propose de merveilleux plats revisités de la cuisine polonaise notamment des pierogis, la spécialité nationale, ces succulents raviolis fourrés dans leur sauce au yaourt ou des panko crusted potatoes, des croquettes de pommes de terre fourrées au fromage.

Pour préparer votre voyage, consultez le site de l’office de tourisme polonais sur :https://www.pologne.travel/fr

Favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit

Anna Wojtkowiak est la directrice adjointe de Stołeczna Estrada, l’institution culturelle qui organise et gère le Cross-Culture Festival de Varsovie. Pour Hebdoscope, elle revient sur l’histoire de ce festival devenu un rendez-vous incontournable de la world music en Pologne.


Anna Wojtkowiak
© Stołeczna Estrada

Quel est le but principal de ce festival ?

Vous savez, Varsovie a beaucoup changé et le festival a, lui aussi, beaucoup évolué. Mais nous ne nous sommes jamais éloignés de notre but premier qui est de favoriser la tolérance entre les cultures et une ouverture d’esprit. Les débuts en 2005 n’ont pas été faciles mais le festival s’est aujourd’hui imposé et dispose d’un public fidèle et important. En vingt ans, c’est 280 artistes venus de 77 pays et six continents qui se sont produits durant ce festival.

Un festival qui ne se résume pas uniquement qu’à la musique…

Oui, vous avez raison. Des tables rondes sont également organisées pour évoquer les grandes tendances qui traversent le monde. C’est important pour la ville et ses habitants d’être associés, via ce festival, à la marche du monde. C’est pourquoi nous organisons des échanges entre des artistes polonais et étrangers. Notre festival a contribué à sa façon, je pense, à faire de Varsovie une ville multiculturelle. Nous avons été, en quelque sorte, l’étincelle.

Un monde dans lequel Varsovie a toute sa place

Exactement. Il aide à déconstruire un certain nombre de stéréotypes en mettant l’accent sur la différence, l’altérité et surtout sur le fait que les autres, par-delà les continents, vivent et ressentent les mêmes choses que nous. Nous sommes certes différents mais nous nous rejoignons sur un certain nombre de choses, voilà le message que nous véhiculons à travers nos actions. Et quelques fois, le festival peut changer des vies.

Comment cela ?

Nous avons vécu une expérience incroyable avec un groupe d’enfants venu du Burkina Faso, en 2009. C’était leur premier déplacement hors du pays. Il sont venus ici, au festival et en rentrant, ils ont fondé un groupe de jeunes musiciens. Six ans plus tard, ils se sont produits lors d’un concert jeune public organisé par le festival. C’est ici que leur carrière internationale est née et cela nous rend très fiers.

Durant ces vingt années d’existence, si vous ne devez conserver qu’un seul souvenir, lequel choisiriez-vous ?

Quelle question difficile ! Mais je dirais tout de même cet artiste venu de Pakistan. Il s’est dégagé quelque chose, ce soir-là, qui est allé au-delà de la simple musique. Ce fut un moment de grâce absolue. Ce fut si incroyable, si mystique que j’en ai pleuré. Et je n’étais pas la seule ! Voilà ce que je garderai avec moi même s’il y a, chaque année, des moments, des émotions incroyables !

Interview Anna Wojtkowiak par Laurent Pfaadt

Langue étrangère

Un film de Claire Burger

Originaire de Forbach en Moselle, à la frontière allemande, la réalisatrice de Party Girl et de C’est ça l’amour a grandi avec cette double culture. Cependant, c’est l’Allemagne de l’Est qui l’a intéressée avec un personnage incarnant la jeunesse de ce pays passé à l’économie libérale depuis la chute du mur et devenu l’enjeu de l’extrême droite. Elle interroge les aspirations de la jeunesse d’aujourd’hui avec deux jeunes filles, l’une de Leipzig, l’autre de Strasbourg.


Fanny arrive à la gare de Leipzig, venue en voyage d’étude. Fanny dira à sa mère au téléphone : « Ma correspondante ne me correspond pas ! » Mais les deux adolescentes vont finir par s’apprivoiser et surtout susciter l’admiration l’une pour l’autre – Lena très politisée et Fanny riche de récits qui fascinent Lena. Elle a notamment une grande sœur qu’elle ne connaît pas, activiste, membre du Black Bloc. Les deux filles apprennent à se connaître, entre les cours auxquels Fanny participe pour perfectionner son allemand et les fêtes où elles vivent leurs premiers émois amoureux. Puis c’est Lena qui vient passer quelque temps dans la famille de Fanny. Fanny est une élève harcelée, la cible de moqueries de ses camarades de classe, Lena essuie leur ignorance et leur bêtise en tant qu’allemande. Quant aux adultes avec leurs malheureux secrets, ils sont démissionnaires de leurs idéaux de jeunesse. Reste la sœur de Fanny. Elles partent à sa recherche.

Récit d’apprentissage, le film s’achève sur ces questions : « Où allez-vous ? Qui êtes-vous ? », paroles de Possession chantée par Rebeka Warrior du groupe Kompromat. Car Langue étrangère interroge les aspirations des deux jeunes filles, leur peur de l’avenir et la déception que leur inspirent les adultes, en l’occurrence leurs parents qui ont trahi leurs rêves de jeunesse, la mère de Lena, impériale Nina Hoss et la mère de Fanny, Chiara Mastroianni, au jeu toujours juste. Lena, particulièrement mature, a une conscience aigüe de la crise politique européenne mais également de toutes les dérives d’une société qui court à sa perte. Quel combat mener ? Pourquoi n’en mener qu’un ? Parler des jeunes d’aujourd’hui est complexe car tous n’ont pas les préoccupations de Lena. Pourtant, la jeunesse est de plus en plus mobilisée dans les manifs et pour des causes différentes remarque Claire Burger : « Je me suis nourrie de mes souvenirs d’adolescente lors de mes séjours à l’étranger, en essayant de les réactualiser, de les mettre à la page avec une réflexion sur ce que vit la jeunesse d’aujourd’hui : la guerre à nos portes, la crise climatique, la montée du populisme, l’ère de la post-vérité… »

La période de l’adolescence c’est aussi les affres amoureuses et le désir d’être aimée. Fanny est-elle une menteuse ? Une manipulatrice ? Mais Lena croit dans ses récits.  « Le mythomane se fond avec l’autre, il raconte ce à quoi l’autre veut croire, il invente de la fiction. » Fanny embarque Lena dans son scénario et Lena veut bien se laisser embarquer. Les deux comédiennes jouent leur partition en belle alchimie. Lilith Grasmug et Josefa Heinsius devraient faire parler d’elles dans le cinéma à venir.

Elsa Nagel

Rentrée littéraire Premiers romans

Marie Kelbert, Le Buzuk, éditions Viviane Hamy, 240 p.

Mamie fait de la résistance. Joséphine ange gardien et un Rex aux allures de saucisse. Mettez tout cela dans un shaker, secouez le bien et vous obtiendrez le Buzuk, premier roman de Marie Kelbert, sexagénaire avertie. Le Buzuk – ver en breton – est le nom de ce teckel que notre héroïne, Joséphine, a hérité de son défunt mari.

Un conseil tout d’abord avant de vous lancer dans la lecture de ce roman : ne privez pas votre mère de ses petits-enfants car ce livre aura pour vous des airs non pas de dystopie mais d’autofiction ! Car votre mère risque, comme notre héroïne en culottes longues, de se trouver une autre guerre à mener. Et si à deux pas de chez vous, on s’apprête à rejouer l’Austerlitz environnemental, comptez sur Joséphine pour se muer en impératrice de Saint-Anne revenu de Sainte-Hélène sur son destrier à courtes pattes et à la tête de grognards façon ZAD.

C’est donc parti pour la retraitée non pas de Russie mais du Finistère en lutte avec son armée de briques et de dreadlocks contre la construction d’un golf au beau milieu du Finistère. Les gâteaux au chocolat et autres cookies vont avoir un petit goût fumé aux gaz lacrymogènes bien évidemment. On ne sait pas si Jacques – son défunt mari parce qu’il en faut un bien évidemment pour construire tout triomphe – se retourne dans sa tombe lorsqu’elle vient lui narrer ses aventures mais s’il l’a fait, c’est pour voir sa chère Couette de plûmes se transformer en combat de coqs.

Le Buzuk est donc un bonbon façon tête brûlée avec sa dose de saccharose et ses combats remplis de cannabis et d’hélium qui, grâce à la plume avertie et cocasse de l’autrice, finissent comme la célèbre friandise, par nous exploser en bouche. Pour notre plus grand plaisir bien évidemment !

Anouk Schavelzon, Le bleu n’abîme pas, Seuil, 240 p.

Changement radical d’ambiance avec l’émouvant premier roman d’Anouk Schavelzon. Le bleu n’abîme pas est un miroir littéraire que tend l’autrice à notre perception de l’exotisme fait de fantasmes et de stéréotypes. Autoportrait trempé dans la fiction, il raconte l’histoire de Luna, une jeune femme de vingt ans aux multiples identités qui vit dans le douzième arrondissement de Paris et confronte son métissage à la société française. S’ouvrant par l’agression de cette dernière dans une boîte de nuit où elle est renvoyée à son seul corps, le roman se déroule ensuite comme un piège qui engloutit son héroïne et va jusqu’à enfermer cette dernière dans une prison identitaire. Une assignation à perpétuité qu’elle va tenter de combattre.

Questionnement incisif sur l’altérité, Le bleu n’abîme pas interpelle en réalité notre vision de l’autre, la différence et surtout sur notre capacité à s’affranchir de notre instinct de domination façonné inconsciemment par l’histoire pour considérer l’autre pour ce qu’il est : notre alter ego humain. Un roman qui parlera assurément à toutes celles à qui on demande en permanence : « tu viens d’où ? » et qui s’évertuent ou renoncent, de guerre lasse, à répondre « de France ». Faut-il trahir ses origines pour vivre libre ? Aimer ses bourreaux pour avoir la paix et gagner sa place ? Ce roman est en réalité une clé pour ouvrir la porte de cette prison. Il revient au lecteur de la tourner. La porte s’ouvrira-t-elle ? L’avenir nous le dira.

Bénédicte Dupré La Tour, Terres Promises, Le Panseur, 320 p.

C’est véritablement la belle surprise de cette rentrée littéraire côté premiers romans. D’ailleurs la critique ne s’y est pas trompé puisque le livre de Bénédicte Dupré La Tour, autrice vivant à Lyon mais née en Argentine, collectionne les nominations notamment celle du Prix du roman Fnac. A-t-elle puisé dans sa terre natale ce souffle épique qui traverse de part en part comme une volée de flèches indiennes ce roman magnifique ? C’est fort probable. Car au son du vent de l’histoire et des grandes plaines résonnent à la fois ceux des balles de Colt et du destin de chacun des personnages de Terres promises.

Alors embarquez pour le Far West de ce XIXe siècle avec un roman choral extraordinaire où chaque chapitre a sa propre histoire et finit par rejoindre les autres, par s’emboîter dans un ensemble comme la charpente d’une église du Nouveau monde dont on suit, poutre après poutre, la construction. Parvenu au sommet, le lecteur découvre alors l’horizon et reste stupéfait de tant de beauté. Auparavant, il a trouvé ce qu’il recherchait : sept personnages inoubliables indispensables à tout fresque où chacun aura son préféré, de vastes étendues, des duels et surtout de la poésie. Quand les femmes se mettent à dégainer le Colt littéraire, ça déménage et en même temps, elles transforment la violence en chants, tantôt de sirènes tantôt de muses. Céline Minard le fit avec Failli être flingué (Rivages, 2013). Désormais, dans les saloons littéraires où se distribuent les prix à coups de pokers menteurs, il faudra compter avec Bénédicte Dupré La Tour et sa prose qui ne bluffe pas.

Par Laurent Pfaadt

Peinture sans frontières

Le Musée Granet met à l’honneur le peintre baroque Jean Daret

Aujourd’hui quasiment oublié, le peintre bruxellois Jean Daret (1614-1668) attendait sa résurrection  depuis longtemps. Quatre siècles plus tard et malgré une réapparition partielle en 1978, la voici enfin arrivée grâce à cette première monographie magnifique que lui consacre le musée Granet d’Aix-en-Provence, cette ville qu’il plaça sur la carte de la peinture européenne du XVIIe siècle, une ville qui, à cette époque, concentrait un certain nombre de centres de pouvoir propres à attirer  des artistes importants comme Nicolas Pinson et Louis-Abraham van Loo.


Escalier hôtel Chateaurenard
© Ville d’Aix

Né bruxellois dans ces Pays-Bas espagnols dont il tira sa formation et dans ce siècle qui donna quelques génies immortels tels Philippe de Champaigne, bruxellois comme lui et qui eut sur Daret une influence majeure et Le Caravage qu’il vit lors d’un voyage à Rome, Jean Daret s’imposa très vite comme l’artiste majeur de ce Grand Siècle en Provence. L’exposition qui réunit une centaine d’œuvres du peintre sur les 195 répertoriées parfois issues de collections particulières ou de la Horvitz collection, du nom du collectionneur américain, Jeffrey Horvitz qui possède notamment la plus importante collection privée de dessins français en dehors de l’Europe mais également de communes plus ou moins grandes ayant confié au musée leurs trésors, réussit ainsi à offrir aux visiteurs une vision globale et exhaustive de l’art de Jean Daret.

Jean Daret, Lamentation, Musée des Beaux Arts Marseille
©Ville de Marseille

La richesse ainsi que la variété des œuvres présentées permettent donc de tracer un panorama pictural, une palette qui se décline à l’échelle européenne, à l’aise aussi bien dans les scènes religieuses, ce qui valut d’ailleurs à Jean Daret de nombreuses commandes d’édifices religieux, que dans l’art du portrait où il montra un talent reconnu de tous notamment de Pierre Maurel de Pontevès, intendant général des finances en la généralité d’Aix qui lui passa un certain nombre de commandes. Ainsi La Crucifixion avec la Vierge des sept douleurs (1640) ou L’Assomption témoignent d’une utilisation éclatante des couleurs, en particulier de ces rouges et bleus qu’il affectionna tant et que l’on retrouve notamment dans ses drapés de la vierge qui témoignent d’une admiration pour Rubens et Carrache. Et lorsqu’il finit par mêler les deux, ses portraits de saints notamment ceux réalisés pour la chapelle Notre-Dame-de-Consolation d’Aix-en-Provence en particulier Saint Sidoine et Saint Zacharie avec leurs alliances d’ocre et d’or, confinent au sublime.

Pourtant, le talent de Daret fut également son talon d’Achille, celui de ne pouvoir être rangé dans une école, dans un courant artistique. La multitude d’influences que son art absorba – clair-obscur, baroque, classicisme, peinture italienne, hollandaise – le laissa finalement aux marges et devint selon Jane MacAvock, historienne de l’art et coordinatrice du très beau catalogue qui tient lieu de monographie de référence, ce « peintre insaisissable ».

Pour autant et l’exposition le montrant brillamment, Daret cultiva un style qui lui fut propre  symbolisé par sa Mort de saint Joseph (1649) qui, installé à côté de toiles similaires de ses contemporains (Nicolas Mignard, Reynaud Levieux) frappe par son énergie, par ce mouvement qui lui donne une vivacité stupéfiante. Un côté vivant presque avant-gardiste à l’image de ce Portrait de Robert de Pille en chasseur (1661), premier portrait connu de chasseur de la peinture française et qui rappelle assurément les grands maîtres hollandais. Une peinture qui devait ravir jusqu’au roi Soleil lors de la venue de ce dernier à Aix-en-Provence en 1660 où le monarque put ainsi admirer l’exceptionnel escalier en trompe l’œil de l’hôtel de Châteaurenard, point d’orgue d’une exposition qui se déploie hors les murs. Comme pour rappeler que ce peintre n’eut pas de frontières.

Par Laurent Pfaadt

Jean Daret, Peintre du roi en Provence, Musée Granet,
Aix-en-Provence
Jusqu’au 29 septembre 2024.

A lire le catalogue : Jean Daret (1614-1668) : Peintre du Roi en Provence, Lienart, 272 p.

Rentrée littéraire

Arturo Perez-Reverte, L’Italien, traduit de l’espagnol
par Robert Amutio
Aux Editions Gallimard, « Du monde entier », 438 p.

Un héros s’échouant sur une plage et recueillit par une princesse. Cela vous rappelle-t-il quelqu’un ? Ulysse bien entendu. Et voici que l’un des plus grands conteurs de romans d’aventures s’emparant du mythe, le transpose dans une autre guerre – le second conflit mondial – et sur un autre rocher, Gibraltar, dans ce sud de l’Espagne où notre marin a pris depuis longtemps ses quartiers littéraires pour nous offrir son nouveau roman.


Le célèbre auteur espagnol nous raconte ainsi l’histoire de cette guerre sous-marine qui opposa forces de l’Axe en particulier italiennes et la perfide Albion qui régnait alors sur ce caillou devenu un nid d’espions. Chargés de saboter les navires anglais, quelques plongeurs italiens, à bord de maiale, ces torpilles vivantes sur lesquelles ces hommes prenaient place, sont chargés, pour le compte du Duce de mettre en échec, dans cette partie de Méditerranée, la flotte anglaise. Pourtant, les risques sont grands : accidents, noyades, captures ou morts. C’est ce qui aurait dû arriver au sottocapo Teseo Lombardo, un homme façonné par « des siècles de soleil et de mer Mediterranée » et  d’« innombrables tempêtes, guerres, pêches, et naufrages, des navires échoués sur le sable sous le ciel étoilé, des feux de bois flotté » Mourir en contemplant une dernière fois dans le ciel l’Orsia Maggiore, la Grande Ourse, cette constellation qui a donné son nom de son unité. Son destin croisa cependant une autre étoile, celle de l’énigmatique Elena Arbues et allait torpiller son cœur. Avec cette nouvelle figure féminine à la fois mystérieuse et digne, Arturo Perez-Reverte complète sa merveilleuse galerie littéraire. Aux côtés de la comédienne Maria de Castro et de l’espionne du NKVD Eva, il faudra désormais se souvenir de la libraire de Gibraltar.

Arturo Perez-Reverte a découvert cette histoire il y a plusieurs décennies. Il n’était alors qu’un brillant journaliste. Mais il a conservé ce précieux matériel qu’il a su mettre en scène en même temps que son personnage et son enquête dans ce récit qui mêle plusieurs voix et plusieurs époques. Enveloppé dans un art du récit qu’il maîtrise désormais à merveille, il livre un roman d’aventures et d’amour passionnant et très réussi.

Par Laurent Pfaadt