Et si on partait pour un Grand Tour à la découverte d’une Europe musicale de la Renaissance ? C’est en tout cas ce que nous propose ce très beau CD qui nous emmène tour à tour chez Jakob Van Eyck, Eustache du Caurroy, Giralamo Frescobaldi et John Dowland notamment.
La
découverte est de plusieurs ordres : celle de la forme originelle de
certaines pièces bien connues et popularisées par d’autres. Celle également
d’une interprétation laissée au choix de l’interprète et que les Joueurs de
Traverse magnifient parfaitement.
A travers cette succession de concerts dans les différentes cours d’Europe, intervient un autre monarque : Christian Rivet dont le luth et la guitare transcendent véritablement ces interprétations notamment celle de John Dowland en y apportant une sensibilité toute mélancolique. Au final, un voyage musical que l’on n’est pas prêt à oublier.
Par Laurent Pfaadt
Traveling Songs, Marc Mauillon, Christian Rivet, Les Joueurs de Traverse, Incises Outhere distribution
L’historien
américain Douglas Smith raconte avec brio les derniers feux de l’aristocratie
russe
« Quant
à moi, je le sais, une puissance supérieure me contraint à cheminer longtemps
encore côte à côte avec mes étranges héros, à contempler, à travers un rire
apparent et des larmes insoupçonnées, l’infini déroulement de la vie. Le temps
est encore lointain où l’inspiration jaillira à flots plus redoutables de mon
cerveau en proie à la verve sacrée, où les hommes, tremblants d’émoi,
pressentiront les majestueux grondements d’autres discours… »
écrivit Nicolas Gogol dans son roman, Les âmes mortes, quelques
soixante-quinze ans avant une révolution russe qui allait emporter, tel des
fétus de paille pris dans un gigantesque incendie, l’aristocratie tsariste. Des
mots que se répétèrent assurément, dans les salons des Cheremetiev et des
Golitsyne, cette aristocratie russe sur le point de plonger, en cette année
1917, dans un chaos qu’elle ne soupçonne guère.
La famille Cheremetiev
Ces
mots tissent avec beauté le fil conducteur du très bel ouvrage de Douglas
Smith, historien américain, baptisé à juste titre Le monde d’avant, ce
moment à jamais disparu d’une Russie tsariste où des monarchistes conservateurs
côtoyaient des occidentalistes libéraux mais également où des paysans pauvres
n’attendaient que le basculement de l’histoire pour exercer leur vengeance
séculaire. Les premiers chapitres et les photos des deux familles que l’auteur
suit et dont il a rencontré nombre de représentants sont encore, malgré la
Grande guerre, emplis d’insouciance. Pourtant l’incendie couve. Il a été allumé
mais personne ne soupçonne encore son ampleur. « S’ils prennent le
pouvoir, ce sera la chute finale dans l’abîme » écrit cependant le
patriarche des Cheremetiev dans son journal. Ce dernier ne survécut que
quelques mois à la prise du pouvoir par les bolcheviks. Assez pour voir les
premières confiscations et arrestations des membres de sa famille, certains
exécutés à la sinistre prison des Boutyrki. Les Golitsyne ne furent pas mieux
lotis, contraints à l’exil et au peloton d’exécution. D’autres serviront le
nouveau régime ou en seront victimes tels les frères Serguei et Vladimir
Golitsyne, le premier affrontant la Wehrmacht à Stalingrad tandis que le second
allait mourir dans un goulag. Ainsi les Cheremetiev et les Golitsyne illustrent
la variété de ces destins qui se croisent dans ce livre magnifique et survivent
dans ce tumulte sans altérer, comme l’écrit justement Douglas Smith, « la
capacité exceptionnelle des hommes et des femmes à trouver le bonheur même dans
les circonstances les plus atroces ».
Véritable best-seller outre-Manche, enfin traduit en français, Le monde d’avant dépeint avec un talent littéraire évident qui conjugue érudition et sens du récit, la destruction de cette société, de cette civilisation. Sorte de Guerre et Paix crépusculaire où l’on croise l’amiral Koltchak, chef de l’armée blanche lors de la guerre civile, l’assassin de Raspoutine, le prince Félix Ioussopov, l’écrivain Ivan Bounine ou Lev Kamenev, compagnon de Lénine baisant la main de la comtesse Cheremetiev, ce livre aux allures de fresques réhabilite enfin les vaincus de cette histoire annonçant ce terrible 20e siècle dont les portes, désormais grandes ouvertes par Lénine, allait accueillir d’autres âmes mortes.
Par Laurent Pfaadt
Douglas Smith Le Monde d’avant. Les derniers jours de l’aristocratie russe, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard Aux éditions des Syrtes, 512 p.
A travers le second volet des aventures de son
tableau, François de Bernard met en lumière la figure de la peintre Artemisia
Gentileschi.
Sposalizio della Vergine, Mariage de la vierge, atelier du Tintoret Tableau de François de Bernard
Pouvez-vous nous expliquer comment ce tableau est
arrivé jusqu’à vous ?
Comme un journaliste protège ses sources, un collectionneur se doit de le faire
aussi ! Tout ce que je peux dire c’est qu’il fut l’un des premiers
éléments de ma collection, et que j’ai entretenu un rapport très particulier
avec lui. En outre, plusieurs historiens de l’art de différentes nationalités
que j’ai interrogés à son propos ont aussi manifesté un intérêt singulier à son
égard, comme s’il émanait de lui un magnétisme exceptionnel. Ce « regard
de l’autre » a bien sûr renforcé mon propre intérêt envers cette œuvre,
qui garde une large part de mystère encore intact.
La forme narrative de votre roman est assez originale puisque le narrateur est un tableau. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Assez originale, certes, mais pas du tout exclusive. C’est ce que l’on nomme une « prosopopée » était un genre apprécié jadis, par exemple au XVIIIe siècle. La prosopopée, c’est faire parler un objet (supposé) « inanimé », un animal, une personne défunte, etc. En ce qui me concerne, l’idée est ancienne car j’ai souvent dialogué — dès mon enfance — avec des tableaux dans des musées ou des collections privées, considérant qu’un tableau qui a traversé les siècles avait beaucoup à raconter sur ce et ceux qu’il avait vus au fil de sa carrière. Concernant ce Sposalizio (della Vergine), « Mariage de la Vierge », ma relation avec lui a été aussi forte que spéciale. Les circonstances de sa naissance dans l’atelier d’un peintre ; les possibles mains différentes qui ont contribué à son exécution ; la signature apocryphe qui prétendit le donner à la main du Garofalo (Benvenuto Tisi, le Raphaël ferrarais) ; enfin, le fait qu’il ait appartenu à une collection prestigieuse : tout cela m’a donné envie de lui donner la parole. Car c’est bien lui qui parle !
L’une des figures centrales du roman est la peintre Artemisia Gentileschi que vous présentez comme un Caravage féminin, un génie rebelle. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne présente pas Artemisia comme un
« Caravage féminin », car je considère que sa peinture, son œuvre, sa
vie sont d’une singularité exceptionnelle qui ne nécessite pas de comparaison
avec un « confrère » mâle, aussi génial soit-il. Ce qui m’intéresse
chez Artemisia, c’est… à peu près tout ! Sa peinture, bien sûr, qui est
toujours envoûtante et souvent extraordinaire. C’est la beauté, la séduction et
la puissance qui émanent d’elle dans ses portraits, comme celui, magnifique, que
lui consacra son confrère français Simon Vouet. C’est sa vie privée (ce que
l’on en connaît, car il est beaucoup de zones d’ombre qui ne seront sans doute
jamais éclairées), avec sa lutte à Rome contre la conjuration des
hommes qui voulurent la réduire au silence et même à la culpabilité devant
son violeur Agostino Tassi, assistant de son père Orazio ; son procès
devant la Papauté, qu’elle « gagna » après avoir été humiliée et
quasi torturée, pour voir son violeur « condamné » mais… exempté de
sa peine. C’est sa vie publique, qui la fit apprécier de toutes les cours
d’Europe où l’on trouvait de vrais « connaisseurs » qui surent
apprécier ses talents exceptionnels. C’est son destin mystérieux, les
circonstances de sa mort et sa date n’étant pas établies, malgré sa notoriété.
Enfin, c’est sa contribution générale à la cause des femmes, au sens où ses
combats pour se faire reconnaître comme une artiste-femme indépendante ont été
précurseurs. A tous égards, Artemisia, dont la renommée actuelle suit une
longue période d’oubli et de confusion, constitue un modèle d’engagement et de
lutte contre tous les abus du sexe prétendument « fort »…
Après Venise et Naples, doit-on s’attendre à de nouvelles aventures de votre tableau ?
En effet, j’écris actuellement un troisième « épisode » des aventures de Sposalizio, qui se déroulent à Rome, un peu plus tard qu’à Naples, ou un peu plus près de nous. Mais je ne dévoilerai pas l’intrigue, préférant laisser les lecteurs imaginer ce qu’il peut advenir de nouveau à mon tableau narrateur avec d’autres protagonistes, un autre contexte historique, de la fiction et de l’art-fiction. On y retrouvera les caractéristiques des deux premiers épisodes, et… ce ne sera peut-être pas « terminé ». Cela dépend encore du lecteur et de son désir d’en savoir plus !
Interview de François de Bernard par Laurent Pfaadt
A l’image du climat
de ce printemps particulièrement instable, les concerts de la fin de
saison de l’OPS, tous dirigés par son chef Aziz Shokakhimov,
soufflèrent le chaud et le froid. Après un bon Don Quichotte de
Richard Strauss et une prodigieuse Symphonie fantastique de Berlioz,
nous eûmes un Requiem allemand de Brahms plutôt décevant.
La musique de Brahms ne semble plus être, chez les chefs d’orchestre d’aujourd’hui, la source d’inspiration qu’elle fut durant toute la seconde moitié du 20ème siècle. Sur la scène internationale, depuis la disparition de Claudio Abbado, il ne reste guère, comme grand interprète de Brahms, que Simon Rattle. A la différence de tout ce qu’il a su faire dans Beethoven, Schubert, Mendelssohn ou Schumann, le courant historiquement informé n’a pas laissé de témoignages marquants dans Brahms. A Strasbourg, exception faite d’une belle troisième symphonie récemment dirigée par Stanislav Kochanovsky, les dernières grandes interprétations brahmsiennes datent d’il y a une quinzaine d’années, sous la direction du chef polonais Jerzy Semkow. Cette distance d’avec Brahms ne touche cependant pas sa musique pour instrument solo, le piano en particulier. Lorsque l’on n’écoute des pianistes actuels comme Adam Laloum ou Alexandre Kantorow, on se dit que l’oeuvre pianistique de Brahms n’a peut-être jamais été aussi vivante.
Toujours
est-il qu’en dépit de la venue du Choeur de l’Orchestre de Paris
et d’un duo vocal de qualité – la soprano Pretty Yende et le
baryton Ludovic Tezier –, le Requiem allemand sous la conduite de
Shokakhimov n’aura jamais vraiment décollé. Sa principale qualité
fut d’éviter le mysticisme compassé dans lequel certains grands
chefs, tels Klaus Tennstedt ou Carlo Maria Giulini, sont parfois
tombés. Ce chef d’oeuvre orchestral et vocal que Brahms ébaucha
d’abord dans sa jeunesse (1856), suite à la mort de Robert
Schumann, et qu’il acheva dix ans plus tard après le décès de sa
mère, n’est pas tant une prière pour les morts qu’un chant de
consolation et de réconfort pour ceux qui restent. Selon son propre
mot, c’est un ‘’requiem humain’’. Cette dimension plus
empathique que religieuse, alternant moments de tristesse, de
gravité, ou d’exaltation, requiert une interprétation intensément
engagée.
Celle
de ce mardi 4 juin n’avait cependant pas mal commencé. En dépit
de quelques flottements entre voix et orchestre, le premier épisode
Selig sind, die da Leid tragen, denn sie sollen getröstet werden
(‘’Heureux les affligés,
car ils seront consolés’’), avec ses cordes graves et ses voix
déplorantes, ne manquait pas d’une certaine grandeur. Mais, dès
le second chant Denn alles Fleisch, es ist wie Gras (‘’Car
toute chair est comme l’herbe’’), phrasés mécaniques et
indifférence expressive plombent le dramatisme du morceau. Si la
puissance vocale est au rendez-vous, on est en revanche surpris par
la timidité du jeu orchestral et son peu de couleurs, cuivres et
timbales étant particulièrement en berne. Les chants de joie et de
triomphe qui éclatent en fin d’épisode resteront prosaïque et de
marbre. Nonobstant les qualités vocales des deux solistes, il en
sera malheureusement ainsi tout au long des cinq épisodes suivants.
Exprimant
leur sentiment d’avoir entendu une œuvre superficiellement
expédiée, des mélomanes et des musiciens présents ce soir-là
accusaient la rapidité des tempi adoptés par Shokakhimov. Pourtant,
dans les magnifiques enregistrements qu’ils ont laissé, des chefs
comme Lorin Maazel et Otto Klemperer nous ont montré que puissance
expressive et rapidité du tempo étaient parfaitement compatibles.
Enregistré à Londres en 1961, Klemperer, une fois n’est pas
coutume, s’avère le plus rapide de la discographie, donnant
l’oeuvre en moins de soixante-huit minutes ! Herbert von
Karajan, autre grand interprète de l’oeuvre et chef réputé
plutôt agile, la jouait généralement en soixante-quinze minutes…
Les
jeudi 23 et vendredi 24 mai, l’orchestre avait accueilli le jeune
violoncelliste espagnol Pablo Ferrandez pour la partie soliste du Don
Quichotte de Richard Strauss. On
aura apprécié la plénitude et la chaleur de sa sonorité, de même
que le côté vivant et vigoureux de son jeu. L’orchestre, sous la
direction de son chef, lui offrit en prime un panorama musical
rendant justice à l’une des orchestrations les plus raffinées du
compositeur. Seule petite réserve : cette belle opulence sonore
atténue quelque peu la dimension narrative et ironique du poème
symphonique de Richard Strauss.
Le
grand moment de la soirée fut la Symphonie fantastique
d’Hector Berlioz. Datant de
1830, contemporaine de l’Hernani de
Victor Hugo et du tableau de Delacroix (récemment restauré) La
liberté conduisant le peuple sur les barricades, le
chef d’oeuvre symphonique de Berlioz fut complété un an plus tard
d’une suite mélodramatique intitulée Lélio, véritable
manifeste du romantisme musical français dont on regrette qu’il
soit si rarement donné. Dès l’introduction largo du
premier mouvement – Rêveries, passions — les
cordes étaient magnifiques et l’atmosphère onirique à son
comble ! Avec la venue de l’allegro, on
put être surpris que l’ambiance demeure un rien plus onirique que
volcanique ; mais, lors du climax passionnel concluant ce
premier épisode, Shokakhimov libère toutes les forces de
l’orchestre, avec un dosage des pupitres parfait. Comme souvent
avec le jeune chef, phrasé et articulation sont plutôt resserrés,
mais cette fois sans la moindre crispation : l’air circule
entre les notes et la grande ligne se montre évidente. L’élégance
chorégraphique du second mouvement, Un bal, est
proprement enthousiasmante. Rien à voir avec le triste fragment
entendu lors du concert de présentation de la saison…Tout l’adagio
suivant – Scène aux champs – baigne
dans un climat poétique des plus prenants, avec un orage lointain
fort réussi. Après une Marche au supplice
introduite dans
une magie sonore rarement entendue, le dernier mouvement Songe
d’une nuit de Sabbat déploie
une variété d’ambiances et un déluge de timbres (les éclats
sarcastiques des cuivres!) digne d’éloges.
Dans
l’histoire de l’OPS, deux chefs avaient jusque maintenant marqué
de leur empreinte la Fantastique
de Berlioz : Marc Albrecht et, plus anciennement, Alain Lombard.
Aziz Shokakhimov s’inscrit dans leur sillage.
A
l’occasion des 80 ans du massacre d’Oradour-sur-Glane, plusieurs ouvrages
reviennent sur le plus important crime de guerre commis en France
En
ce 80e anniversaire de l’année 1944, de nombreuses commémorations se
succèdent afin de rappeler qu’elle fut
le tournant décisif de la seconde guerre mondiale. Du 6 juin, date du
débarquement sur les plages de Normandie et à la libération de Strasbourg (23
novembre) en passant par bien évidemment par la libération de Paris et le
retour du général de Gaulle le 25 août 1944 ou l’attentat contre Adolf Hitler
(20 juillet), la mémoire française disposera de multiples occasions, notamment
littéraires, pour se remémorer les heures de gloire mais également les
tragédies qui émaillèrent ces quelques mois. Parmi ces dernières figurent
indiscutablement le massacre d’Oradour-sur-Glane par les Waffen SS de la 2e
division Das Reich, le 10 juin 1944 qui constitua le crime de guerre le plus
important commis sur le sol français.
Dans
ce nouvel ouvrage qui fait suite et se réfère à quelques autres notamment
celui, fondamental, de l’historienne américaine et élève de Robert Paxton,
Sarah Farmer, Nicolas Bernard, avocat et auteur d’un livre remarqué sur La
guerre du Pacifique (Texto, 2019) revient
sur cet évènement majeur. Dès les premières heures du débarquement, l’ensemble
des forces allemandes présentes sur le sol français sont mobilisées pour
contrer l’avancée des alliés. La 2e division SS Das Reich est alors
stationnée, depuis son retour du front russe, dans le sud-ouest, à Montauban.
Elle se met en route et se retrouve harcelée par une Résistance bien décidée à
ralentir sa progression. Face à cette menace, les SS répliquent par la terreur
et commettent de nombreux massacres comme à Frayssinet-le-Gélat puis Tulle où
99 personnes sont pendus. Le 10 juin, elle arrive dans le village
d’Oradour-sur-Glane. Commandées par le général Heinz Lammerding et surtout
Adolf Diekmann, le « bourreau d’Oradour », les SS commettent alors
l’irréparable.
L’auteur
détaille bien évidemment le déroulé de cette journée inscrite à jamais dans la
mémoire française : l’exécution des hommes dans des garages et des granges
notamment celle de Laudy puis l’enfermement des femmes et des enfants dans une
Église alors incendiée. Près de 643 victimes innocentes (une républicaine
espagnole a été ajoutée en 2020) allaient ainsi périr durant ce jour funeste.
La lecture des atrocités servie par le témoignage des survivants est parfois
insoutenable, comme l’exécution des survivants dans les granges ou l’assassinat
à la mitrailleuse des femmes tentant de fuir l’église. Mais elle permet
d’introduire les deux grandes questions qui structurent le livre :
pourquoi ici et pourquoi une telle barbarie ? Intelligemment, le livre
prend de la hauteur, à la manière d’un Philippe Sands, pour expliquer que « le
massacre d’Oradour n’est pas le fruit du hasard mais procède d’une stratégie
élaborée en haut-lieu, le choix du lieu laissé à l’appréciation de la division
Das Reich ». Une division SS revenue du front de l’Est où ce type de
massacre, ces éliminations systématiques de villages et de leurs populations
considérées comme inférieures étaient la norme. Oradour est ainsi l’importation
d’un crime dans une France habituée à des assassinats d’otages et à des
déportations. Un crime rendu également possible par la situation d’un Reich
placé au bord de l’abîme notamment sur le front russe. « La division
Das Reich vient de cet enfer. Et son transfert en France coïncide avec l’amorce
d’une transposition, sur place, de cette violence « orientale »
poursuit l’auteur.
Même
si la Das Reich fut anéantie notamment dans la poche de Falaise où périt
Diekmann, Oradour refit surface dans cet après-guerre demandant justice pour
les bourreaux mais également pour la mémoire française. A ce moment, « Oradour
est devenu le symbole de la France occupée » écrit Nicolas Bernard.
Une
autre question intervient alors : celle de ces Français, ces Alsaciens
incorporés de force dans la Das Reich et qui ont participé de près ou de loin
au massacre. Avec justesse et objectivité, Nicolas Bernard pose parfaitement
les termes du débat entre deux mémoires, deux souffrances. Le procès de
Bordeaux en 1953 vit ainsi celui de l’ensemble des Malgré-nous incorporés de
force dans l’armée allemande et forcés de servir cette dernière. La bataille
mémorielle se doubla d’une bataille politique. L’historien laisse alors place,
le temps d’un instant, à l’avocat pour nous expliquer les incohérences et les
méandres juridiques de ce procès raté qui s’acheva par plusieurs condamnations
commuées, devant le tollé suscité en Alsace, en amnistie.
Parmi
les survivants du massacre, Robert Hebras, dix-huit ans, rescapé de la grange
de Laudy, va dès lors consacrer sa vie à perpétuer la mémoire de ce crime.
Disparu en 2023 après avoir été décoré de la légion d’honneur par le président
de la République, il est le héros d’une très belle bande-dessinée. Ecrite
d’après l’ouvrage écrit par la journaliste Melissa Boufigi avec Robert Hebras
et Agathe Hebras, la petite-fille de ce dernier, aujourd’hui chargée de mission
à la Fondation du patrimoine, cette émouvante adaptation est signée du duo
Arnaud Delalande/Laurent Bidot à qui l’on doit des albums dédiés aux Trois
Mousquetaires, au pape François et à Arnaud Beltrame.
Cette BD réussit ainsi parfaitement à personnaliser cette tragédie et permet, d’une certaine manière, d’inscrire un peu plus Oradour, à travers le médium de la bande-dessinée, dans l’inconscient collectif. Une initiative qui fait assurément œuvre de mémoire.
Par Laurent Pfaadt
Nicolas Bernard, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944, Histoire d’un massacre dans l’Europe nazie Chez Tallandier, 400 p.
Arnaud Delalande, Laurent Bidot avec Agathe Hebras, Le dernier témoin d’Oradour-sur-Glane, l’histoire vraie de Robert Hebras, Harper Collins BD, 96 p.
Olivier
Wieviorka et de Peter Caddick-Adams signent les ouvrages les plus intéressants
de ce 80e anniversaire du débarquement en Normandie
Pour
vous retrouver dans cet anniversaire du débarquement, il est préférable tout d’abord
d’entrer dans un bombardier littéraire pour disposer, au préalable, d’une
vision d’ensemble, d’un panorama de l’évènement. Ce bombardier est assurément
l’ouvrage d’Olivier Wieviorka, grand spécialiste de la seconde guerre mondiale,
qui nous apprend tout ce qu’il faut savoir pour appréhender cette invasion qui
débuta à 6h31 le 6 juin 1944 à Utah Beach suivie, quatre minutes plus tard, de
l’arrivée des barges d’assaut américaines sur la fameuse plage d’Omaha Beach.
Parfaitement
didactique grâce à une infographie très réussie, ce livre sert d’habile guide
historique qui ne se limite pas au Jour J mais évoque les préparatifs, la
situation d’avant la guerre, l’opération de désinformation des Alliés (Fortitude)
et puis, bien évidemment, les différentes phases composant Overlord.
Grâce à ses nombreuses photos, la présentation des acteurs de ce moment clé de
la seconde guerre mondiale et de subtiles cartes, ce récit devient très vite
immersif. Qu’il s’agisse de la composition d’une barque d’assaut ou de la coupe
d’une défense allemande, on ne s’ennuie jamais. A ce titre, Olivier Wieviorka
rappelle d’ailleurs qu’« à rebours d’une légende tenace, le
débarquement en Normandie ne fut pas un bain de sang – à une exception de
taille : Omaha » où près de 3000 hommes périrent, furent blessés
ou disparurent.
Être
synthétique ne veut pas dire faire l’impasse sur certains éléments restés
tabous comme par exemple les 67 viols ou tentatives de viols commis entre août
et septembre 1944 sur un sol français en
passe d’être libéré.
Ainsi
préparé, comme un ranger lancé à l’assaut de l’ennemi, le lecteur est armé pour
affronter l’exposé exhaustif de Peter Caddick-Adams, dans sa somme absolument
passionnante qui s’impose à la fois comme le livre de référence et définitif
sur le D-Day. L’historien britannique se focalise quant à lui sur la journée du
6 juin 1944 tout en analysant la phase de préparation qui précéda l’invasion où
« davantage de vies ont été perdues dans la préparation du jour J que
lors du Jour J lui-même ». Car
l’invasion ne fut que la pointe d’un
immense iceberg qui nécessita des mois voire des années de préparation. Et
l’ouverture des archives a permis de mettre en lumière notamment les activités
d’espionnage menées tant par les Alliés que par l’Allemagne, à commencer par
l’espion turc Cicéron qui fut le premier à prévenir le Reich qu’une opération
baptisée Overlord était en cours de préparation. Finalisée durant les réunions
des 7 et 8 avril et du 15 mai 1944, celle-ci suscita cependant chez les
Allemands et jusqu’aux premières heures du débarquement, une méfiance qui
allait leur être préjudiciable malgré les avertissements d’un Walter
Schellenberg, chef du service d’espionnage extérieur de la SD, l’un des
innombrables personnages d’un livre en forme de série où l’on passe avec une
cohérence stupéfiante et un plaisir de lecture non dissimulé d’un théâtre
d’opération à un autre. Les mille vétérans que l’auteur a interviewé sont là,
dans les airs, sur les destroyers ou les plages. Parmi eux, Léon Gautier,
dernier survivant des commandos Kieffer mais également ces Britanniques et ces
Canadiens écrasés par une historiographie qui a mythifié le rôle certes
prépondérant mais certainement pas unique des Américains.
A
l’aube du 6 juin 1944, tout est en place : les chars d’assaut amphibie parmi
les 700 000 pièces d’équipements, les
200 millions de litres de bière, les acteurs de cinéma tels Ronald Reagan ou
James Stewart et les photographes. Robert Capa apparaît au détour d’une page
transis d’une « nouvelle forme de peur, qui secouait tout mon corps,
des orteils jusqu’aux cheveux et me tordait le visage ». Non loin de
lui, Robert H. Gangewere qui a fêté la veille son 19e anniversaire
– « j’ai prié Dieu de pouvoir
fêter le vingtième » – et se lance à l’assaut des blockhaus allemands.
L’invasion
porta un nom : Omaha Beach qui concentre toute l’attention de
l’auteur sur plusieurs chapitres ainsi que les combats les plus disputés.
Émergent alors des flots de l’Atlantique et de la mémoire des figures oubliées
derrière les Eisenhower, Montgomery et Bradley, notamment celles d’Arthur
William Tedder, l’adjoint britannique du généralissime, et du général Norman
Cota – Robert Mitchum dans le Jour le plus long – commandant de la 29e
division d’infanterie dont l’action a été pourtant capitale dans la prise
d’Omaha Beach.
A la fin de ce livre, le lecteur couvert du sable, de la sueur et du sang de ce tourbillon littéraire, ressort étourdi et sans voix. « Des fils de toutes les nations reposent dans des tombes éparses » écrit Peter Caddick-Adams en forme d’épitaphe. Grâce à son ouvrage magistral, l’historien britannique les a fait entrer définitivement dans ce mémorial de papier.
Par Laurent Pfaadt
Olivier Wieworka, Le Débarquement, son histoire par l’infographie Aux éditions du Seuil, 224 p.
Peter Caddick-Adams, De sable et d’acier : nouvelle histoire du débarquement, traduit de l’anglais par Antoine Bourguilleau Passés composés, 876 p.
Aujourd’hui, plus personne ou presque ne se souvient de l’écrivain suisse Robert Walser qui fut en son temps l’un des plus importants écrivains de langue allemande, auteur notamment de l’inoubliable roman Les enfants Tanner et dont l’œuvre fut encensée par ses contemporains à commencer par Robert Musil et Walter Benjamin.
Interné
dans un hôpital psychiatrique pendant plus de vingt ans, il a laissé une œuvre
importante que les éditions ZOE publie depuis plus d’un quart de siècle. Avec La
buveuse de larmes, le lecteur découvre ainsi des inédits, de petites brèves
qui ressemblent, pour reprendre le titre de l’un de ces textes, à des esquisses
au crayon. Trente-deux proses publiées entre 1925 et 1932 qui sont, comme le
rappelle Peter Utz dans son introduction, « un accroissement du
quotidien ». Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’un quotidien dont
le chemin va au-delà de l’horizon.
Avec cette langue qui lui est si propre, Robert Walser arpente son monde tel le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich posté sur son promontoire littéraire. Observant ici un père et sa fille, rendant hommage au célèbre écrivain Mor Jokäi qu’il « a lapé comme une assiette de soupe » ou à ces femmes dont il est célèbre avec pudeur et grâce la beauté, Robert Walser est un véritable magicien des mots. A chaque fois, le rêveur solitaire qu’il est transpose son lecteur dans une atmosphère qui n’est pas sans rappeler la Mitteleuropa d’un Schnitzler. Certes, nous ne sommes pas dans un café viennois ou au Musikverein avec Gustav Mahler mais cette mélodie des mots que distille Walser a indéniablement quelque chose du Chant de la terre et du monde.
Par Laurent Pfaadt
Robert Walser, La buveuse de larmes, traduit de l’allemand par Marion Graf Aux éditions ZOE, 176 p.
Comme on l’avait remarqué et apprécié vivement il y a deux ans, ici même au Maillon, avec sa présentation de GISELLE, François Gremaud de la « 2 b company » sise à Lausanne, est très doué quant à nous embarquer à sa manière pour le moins originale dans des œuvres culte du répertoire. Le petit côté pédagogique n’est pas pour nous déplaire consistant à nous faire part en un long préambule des origines du genre « opéra-comique » puis pour finir de nous distribuer généreusement le texte.
Après, le théâtre avec Phèdre et le ballet avec Giselle
voici donc l’opéra avec Carmen.
C’est une actrice-chanteuse qui va porter le spectacle, l’introduisant en se présentant, Rosemary Standley, saluant le public et annonçant qu’elle va visiter en notre compagnie l’opéra-comique Carmen, précisant qu’elle n’a nullement l’intention de revenir sur les origines de l’opéra-comique, ce qu’elle va cependant s’employer à faire sans omettre les péripéties qui ont émaillé l’histoire de ce genre jusqu’à la création de Carmen, en 1875, sur une musique de Georges Bizet, le livret écrit, par Henri Meihac et Ludovic Halévy étant inspiré de la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée. Ce paradoxe met le public en joie, une certaine malice et entente cordiale s’établissant ainsi entre la comédienne et le public dont elle sollicitera l’attention ou l’approbation à plusieurs reprises.
Avec le soutien et la complicité totale des musiciennes présentes sur le plateau, Christel Sautaux, à l’accordéon, Célia Perrard à la harpe, Helena Macherel à la flûte, Sandra Borges Ariosa au violon et Bera Romairone au saxophone, c’est Rosemary Standley qui campe tous les décors en les décrivant et qui incarne tous les personnages, Don José, le brigadier, Carmen, Micaëla, le toréador Escamillo. Belle performance de sa part pour mettre sa voix au registre correspondant à l’un ou à l’autre et pour prendre les attitudes, les postures qui caractérisent chacun et cela avec la promptitude qui préside à leurs échanges. De plus en nous faisant comprendre qu’il s’agit en quelque sorte d’un jeu de rôles, d’une représentation pour laquelle elle sollicite notre consentement par des regards, des clins d’œil et de petites réflexions qui nous rendent complices et bien sûr nous amusent.
Nous avons connu avec Giselle cette même démarche qui nous
conduit à être sans cesse partie prenante du spectacle, du coup on n’hésitera
pas à chanter les airs les plus connus quand la proposition nous en sera faite.
N’empêche que, digression ou pas, l’histoire avance et nous rencontrons ces personnages que nous avons vus à l’Opéra, la fringante Carmen, toujours amoureuse et volage, toujours revendiquant la liberté, la prude Micaëla, émissaire de la mère de Don José et celui-ci, le vulnérable « fils à sa maman », incapable de résister aux avances de la belle bohémienne mais incapable aussi de maîtriser sa jalousie lorsque la belle lui échappe et se déclare amoureuse du fringant toréador.
Incarner ces personnages d’allure et de caractères si différents n’est pas une mince affaire et il faut tout le talent de Rosemary Standley pour les rendre crédibles. Non seulement elle leur donne corps mais elle chante leurs partitions avec grande maitrise. Avec elle nous sommes de plein pied dans l’opéra tout en le surveillant du coin de l’œil et cette distanciation qui caractérise les réalisations de François Grémaux leur donne une saveur particulière qui nous met en joie et nous fait attendre avec impatience l’Allegretto qu’il est en train de concevoir pour une prochaine saison.
Xavier
Maréchaux signe une biographie réussie de Pie VII, le pape qui tint tête à
Napoléon
Dans
l’histoire de la papauté et peut-être pour l’éternité, il restera sur le
tableau de David comme le pape qui assista impuissant au sacre d’un Napoléon
Bonaparte avec qui il entretint des relations tendues. Celles-ci traversent la
biographie réussie que lui consacre Xavier Maréchaux, professeur à la State
University de New York, une biographie bizarrement absente de l’historiographie
napoléonienne. Comme bannie.
Rien
ne prédestinait cet enfant de la petite noblesse de Romagne né en 1742 à tenir
tête à l’homme le plus puissant du monde, celui qui mit à genoux rois et
empires. Avant de devenir pape, Barnaba Chiaramonti fut évêque d’Imola, près de
Bologne puis cardinal grâce à son prédécesseur, Pie VI dont il fut proche.
Xavier Maréchaux montre ainsi parfaitement l’ascension de cet homme auprès d’un
souverain pontife qui subit de plein fouet la Révolution française et l’Empire.
On spécula sur une éventuelle rencontre entre Bonaparte et Chiaramonti à Imola
durant la campagne d’Italie le 2 février 1797. L’auteur y apporte une réponse
définitive. Non, ils ne se sont pas rencontrés, Chiaramonti étant à Rome à
cette date. Pourtant, ce dernier était ouvert aux idéaux de la Révolution,
célébrant même dans son homélie de Nöel 1797, l’alliance entre catholicisme et
démocratie.
Devenu
pape sous le nom de Pie VII, Barnaba Chiaramonti mit son énergie à préserver
l’autorité du Saint-Siège, sur son territoire puis sur les fidèles de cette
France, « fille aînée de l’Église ». Modéré, le pape se voulut homme
de compromis et Pie VII et Napoléon inaugurèrent une « entente
cordiale » selon Xavier Maréchaux qui se manifesta notamment par le
concordat du 15 juillet 1801 qui allait régir les rapports entre l’Église et
l’État, un concordat conclut après de longues négociations parfaitement relatées par l’auteur entre
l’abbé Bernier et le secrétaire d’État (Premier Ministre) de Pie VII, Ercole
Consalvi. Xavier Maréchaux remet d’ailleurs en lumière la figure de celui qui
fut réellement l’ombre du pape. Consalvi joua également un rôle important lors
d’un congrès de Vienne marqué notamment par sa passe d’armes avec Talleyrand au
sujet des légations perdues par le Vatican en 1797.
Et
puis il y eut le sacre, le 2 décembre 1804. Le pape, venu uniquement pour
obtenir l’abrogation des articles organiques du concordat, fut acclamé par le
peuple de Paris, sensible à sa simplicité et sa bonté. Ce sacrifice ne suffit
pas à lui épargner les attaques de Napoléon bien décidé à briser le pouvoir
temporel d’un Saint-Siège qu’il envahit. Pie VII résista avant d’être arrêté
par l’intermédiaire d’un général Radet traitant le souverain pontife avec
beaucoup de déférence. « Je suis sensible à vos bons sentiments. Mais
je regrette qu’ils se manifestent à propos d’une mission qui ne vous méritera
certainement pas la bénédiction du ciel » lui répliqua un Pie VII qui,
après cinq années de détention, allait retrouver Rome.
La biographie certes très universitaire de Xavier Maréchaux évite cependant les travers de l’ennui et permet de montrer, outre la trajectoire d’un homme ordinaire plongé dans une époque extraordinaire, que la rencontre entre l’aigle et la colombe constitua une occasion historique manquée et entraîna « un schisme entre les idéaux de la Révolution et l’Église catholique ». Il fallut attendre près de quatre-vingt ans et Léon XIII pour que les choses évoluent.
Par Laurent Pfaadt
Xavier Maréchaux, Pie VII, le pape qui défia Napoléon Passés composés, 312 p.
Entre
calanques et football, la ville rayonne sur la Méditerranée
Ici,
les eaux de Poséidon guident le destin des hommes, d’où qu’ils viennent et cela
depuis plus de 2600 ans, depuis que les Phocéens, les habitants de la cité
ionienne de Phocée, fondèrent la colonie de Massalia. De la Méditerranée qui a
dessiné ses côtes amenant à elle des peuples qui ont trouvé refuge dans son
sein et formant aujourd’hui cette ville-monde à nulle autre pareille, à
l’Arménie où ils furent des milliers à prier la Bonne Mère, cette Vierge
dressée sur l’Ararat qui abandonna ses fils et ses filles en 1915 en passant
par un archipel d’îles océaniques se regardant dans ce miroir maritime,
Marseille possède la mer dans son ADN. Elle imprègne les hommes, leurs
paysages, leurs cultures et même leurs voix avec cet accent qui module comme un
chant de sirènes qui se veut à la fois enchanteur et aigre-doux.
Iles du Frioul (copyright Laurent Pfaadt)
Avec
son trident, le dieu de la mer a dessiné les côtes et ses fameuses calanques
qui, dit-on, se méritent. Il a morcelé ces falaises de calcaire et de poudingue
qui s’étendent le long des flancs blancs comme de l’albâtre antique de
Marseille notamment au sud de la ville dans un parc national des Calanques aux
allures de paradis. Il a sculpté les merveilleuses îles du Frioul qui servaient
autrefois de quarantaine aux voyageurs suspectés d’apporter la peste avant de
devenir le refuge de Marseillais fuyant l’agitation nerveuse de la ville.
A Marseille, Poséidon a son temple : le MUCEM, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée où il a enfermé ses fils qui ont fait de ce lieu à l’architecture résolument contemporaine l’écrin de la culture marseillaise. Sur ces côtes, il a également amené les muses qui ont inspiré ces autres dieux de papier comme Alexandre Dumas qui fit du château d’If le lieu immortel de son Comte de Monte-Cristo et Marcel Pagnol qui inscrivit les collines d’Aubagne dans la mémoire littéraire française. Des muses qui se penchèrent également sur la musique en particulier sur le berceau du rap avec le mythique groupe IAM et plus récemment JUL et SCH mais également Massilia Sound System, Patrick Fiori ou Soprano.
Le cœur du dieu bat indiscutablement à l’Orange Vélodrome où chaque résultat des hommes en bleu et blanc est commenté dans les bars et les rues, à commencer sur la fameuse Canebière, cette artère qui traverse le centre ville et donne le pouls d’une passion divine. Ici, le football n’est pas un sport, c’est une religion et les joueurs sont vénérés tels des demi-dieux grecs. Ils ont d’ailleurs été nombreux, anciens et actuels joueurs du club à rappeler, durant cette semaine olympique, l’Iliade footballistique de la ville où l’arrivée de la flamme ne fut qu’un fleuve traversant la mythique Troie du ballon rond, un Pactole tant touristique dans lequel se sont baignés des générations entières de Marseillais qui ont gravé leurs rêves sur les murs de la ville.
Victoire de l’OM contre Lorient (copyright OM)
Il n’y a qu’à se rendre au stade pour s’en rendre compte. Dès l’entrée du métro, on ressent la communion d’une armée transgénérationnelle prête à la guerre. A l’occasion du dernier match à domicile d’une saison marquée par une demi-finale de coupe d’Europe, haut lieu de batailles homériques conjuguant Thermopyles – elle est à ce jour la seule équipe française à avoir gagné la coupe d’Europe des clubs champions, exploit qu’elle ne manque pas de rappeler avec son fameux « A jamais les premiers » – et Marathon, l’OM recevait de modestes Bretons condamnés aux enfers de la Ligue 1. Poséidon fut ce soir-là aidé d’un Hadès pourtant bien versatile avec les Olympiens cette saison. Le spectacle fut tout autant sur le terrain que dans les tribunes où les principaux groupes de supporters (South Winners, Dodger’s, Ultras) se répondirent aux cris de « Aux armes, nous sommes les Marseillais. Et nous allons gagner. » Et dans cette arène transformée en chaudron, Poséidon avait cédé, le temps d’un exploit, son trident à ces demi-dieux du ballon rond qui surent, cette fois-ci, en faire bon usage.