Epîtres aux musiciens

Paul Lewis

Les pianistes Paul
Badura-Skoda et
Paul Lewis
rendent hommage
à Beethoven

Avec ses
symphonies,
l’œuvre pour piano
constitue
assurément le legs
musical le plus
important de
Ludwig van
Beethoven à
l’humanité. Et en ce début d’année anniversaire du génie de Bonn,
il était impossible de ne pas commencer par l’instrument-roi.
Parmi les nombreux enregistrements et rééditions qui
accompagnent cet anniversaire, l’intégrale des sonates par le
pianiste autrichien Paul Badura-Skoda, disparu en septembre
dernier, mérite assurément le détour.

Ancien élève du grand Edwin Fischer, Paul Badura-Skoda
personnifia avec Alfred Brendel et Friedrich Gulda le classicisme
viennois. Dès lors, son interprétation pourrait paraître convenue
voire ennuyeuse. Mais à l’écoute de ces sonates, c’est tout le
contraire qui se produit car l’alchimie produite entre le style
Badura-Skoda et les pianofortes utilisés, en particulier ce Conrad
Graf de 1824, transcende véritablement les œuvres jouées. Le
toucher est aérien, félin. On a la sensation incroyable de se
retrouver dans les salons du comte von Sonnenfels ou de
l’archiduc Rodolphe avec un Beethoven au piano. Les sonorités
dégagées se rapprochent souvent, notamment dans les 4e et 8e
sonates, du clavecin. Celles-ci témoignent ainsi d’une vivacité et
d’une vélocité qui ne versent jamais dans l’excès ou la lourdeur.
Sous les doigts du pianiste autrichien, les Adieux sont solennels, la
Waldstein et l’Appassionata deviennent dantesques notamment
dans l’incroyable final de cette dernière. Avec la Clair de lune,
Badura-Skoda et son Anton Walter de 1790 font entrer la
musique dans une autre dimension qui va bien au-delà de la
musique.

Paul Badura-Skoda appartenait encore à cette génération de
pianistes qui n’avaient pas besoin de « briser » le piano pour laisser
éclater leurs génies. D’ailleurs, en parlant de « briser le piano », il
faut s’arrêter sur l’Hammerklavier, cet Everest beethovien. Ici, le
pianoforte de Badura-Skoda brille par son intensité dramatique.
La sonate n’est pas attaquée au marteau-pilon mais au stylet qui,
en gravant les notes, libère une pluie de couleurs et une
expressivité magnifique même si Badura-Skoda estimait qu’aucun
pianiste ne pouvait donner la plénitude contenue dans cette
sonate.

Le pianiste britannique Paul Lewis, a choisi quant à lui de rester
campé avec son Steinway dans le 20e siècle. Ses interprétations
enregistrées voilà une dizaine d’années n’en sont pas moins
appréciables, certes différentes de Badura-Skoda mais
proprement stupéfiantes. Avec un lyrisme qu’il n’est plus
nécessaire de démontrer, Paul Lewis exalte les contrastes
musicaux du piano beethovénien, aussi bien dans la sonate que
dans le concerto, bien aidé par un orchestre très à l’écoute dirigé
par le regretté Jiri Belohlavek. Dans la palette musicale de Lewis
se côtoient brillance et pastel. Ses variations Diabelli menées à un
rythme enlevé sont puissantes, tonitruantes. Ses sonates laissent
rarement l’auditeur se remettre de ses émotions, en particulier
dans cette Tempête où la violence de l’orage musical qu’il déploie
tranche avec la douceur d’un allegretto proche de l’intime. En
peinture, le pianiste serait à la fois Poussin et Rubens, tantôt
accentuant son effort sur le trait, tantôt privilégiant la couleur de
son interprétation.

Ces deux interprétations qui offrent un étonnant contraste entre
classicisme et modernité montrent l’extraordinaire modernité du
piano de Beethoven ainsi que l’universalisme de sa composition
que transcendent, chacun à leur manière, ces deux interprètes magnifiques.

Par Laurent Pfaadt

Paul Badura-Skoda, Ludwig van Beethoven, intégrale des sonates pour piano sur instruments d’époque, 9 CD,
Arcana

Paul Lewis, Beethoven: Complete Piano Sonatas & Concertos, Diabelli Variations, BBC Symphony Orchestra, Jiri Belohlavek, 14 CD,
Harmonia Mundi