Le bûcher des totalitarismes

InquisitionLe grand écrivain hongrois Sandor
Maraï se sert de l’inquisition pour dresser un violent réquisitoire du
totalitarisme 

Encore largement méconnu du grand public, Sandor Maraï (1900-1989) est pourtant l’auteur d’une œuvre conséquente nourrie par les grandes tragédies du siècle précédent. La nuit du bûcher écrite en 1974 sort du cadre strictement hongrois de cette œuvre singulière tout en étant parfaitement complémentaire de cette dernière.

Bien servi par l’excellente traduction assurée par Catherine Fay, traductrice de Maraï, le roman se déroule à Rome en 1598. Un jeune carme espagnol arrive dans la cité papale pour prendre connaissance des différentes procédures internes et confidentielles de l’Inquisition romaine. A travers les divers échanges qu’il a avec le père Alessandro du Saint-Office romain, l’auteur réussit, grâce à un subtil jeu de miroirs avec le siècle où il écrit, à montrer la permanence des procédés visant à annihiler les libertés humaines. Ainsi, le père Alessandro rappelle que « l’imprimerie est une grande invention mais comme toute découverte de l’esprit orgueilleux de l’homme, elle peut se retourner contre lui et se révéler aussi malfaisante qu’utile ». Très vite, on lit entre les lignes pour y voir la critique d’un système communiste qui, des procès staliniens à la doctrine Jdanov déclinée dans les pays du pacte de Varsovie, a atomisé l’homme, l’écrivain et la création. Sorte d’Inquisition rouge, cette machine infernale où le contrôle, l’arbitraire et l’humiliation utilisés par les censeurs communistes n’est chez Maraï que l’adaptation au monde moderne et athée des méthodes des zélotes de la foi de cette fin du XVIe siècle.

La docte conversation sur le meilleur moyen d’exécuter un hérétique entre la pendaison et le garrot apparaîtrait presque comique si elle ne révélait cette violence psychologique – thématique qui traverse d’ailleurs en permanence l’œuvre de Maraï – utilisée par une idéologie fanatisée.

Cependant, il manque au religieux espagnol un dernier élément de compréhension : la rencontre avec un hérétique. Celle-ci a lieu le 16 février 1600. L’homme qu’il a en face de lui n’est autre que Giordano Bruno, ce dominicain enfermé depuis près de huit ans pour ses théories sur l’héliocentrisme et  ses propos blasphématoires. La rencontre avec cet homme va bouleverser sa foi, ses convictions et sa raison d’être.

Giordano Bruno n’occupe certes qu’une part infime du roman mais sa figure de « statue de pierre » et « son regard pétrifié qui ne voit plus rien d’autre que l’infini » en fait la clef de voûte d’une réflexion sur la liberté de pensée et la force de conviction d’un homme prêt à mourir pour que survive sa cause, son idéal. En somme, la nuit au bûcher est une ode à la liberté face au totalitarisme. Le jeune religieux en ressortira transfiguré : « Tant qu’il y aura des hommes suffisamment obstiné pour maudire ceux qui les supplicient dans la chambre de torture et pour continuer à affirmer ce pour quoi on les brûle sur le bûcher, tous nos efforts se réduiront littéralement en fumée ».

Cet espoir, cette résistance est le message de ce grand livre.

Sandor Maraï, La nuit du bûcher, collection « Grandes traductions »,
Albin Michel, 2015

Laurent Pfaadt