Zamosc, le rêve d’un homme devenu celui de tous

Celle que l’on surnomme la « Padoue du Nord » ou la « perle de la Renaissance » en raison de la symétrie de ses rues n’a rien à envier à sa cousine italienne tant la beauté de ses rues et de sa grande place est manifeste. Elle invite ainsi à se perdre sans se perdre. Fondée en 1580 par Jan Zamoyski, chancelier du roi Sigismond II de Pologne, qui la conçut comme son bien privé et la voulut, sur cette terre inhospitalière de l’est de la Pologne, comme la matérialisation de la cité idéale imaginée par les savants d’une Renaissance que Zamoyski observa en Italie durant ses études.  


La grande place du marché, un carré de cent mètres de côté abritant de magnifiques immeubles colorés de style arménien, est considérée à juste titre comme l’une des plus belles de Pologne. Sur cette dernière se trouve l’hôtel de ville et sa tour de l’horloge haute de 52 mètres qui complète un centre-ville où il possible d’admirer le Palais Zamoyski et les vestiges de l’ancienne synagogue. Le chancelier Zamoyski installa également, non loin de la forteresse, une académie militaire qui, aujourd’hui, permet aux apprentis chevaliers et autres barons de Münchhausen en herbe de s’exercer au tir à canon, rien que cela !

L’esprit Renaissance que Jan Zamoyski insuffla à la ville ne se retrouve pas uniquement dans sa conception urbanistique résolument moderne mais également dans l’esprit de tolérance qui imprégna la ville jusqu’à la seconde guerre mondiale et où vécut et prospéra la seule communauté juive sépharade de Pologne. D’ailleurs, Jan Zamoyski édifia, alors que l’Europe était ravagée par les guerres de religion, des lieux de culte pour catholiques, protestants et juifs.

D’ailleurs quelques enfants juifs de la ville demeurèrent célèbres notamment Rosa Luxembourg, symbole de la révolution spartakiste en Allemagne en 1919, Joseph Epstein, résistant communiste à Paris, arrêté en compagnie de Missak Manouchian et fusillé au mont Valérien le 11 avril 1944 et Czslawa Rowka, la jeune fille de 14 ans photographiée par Wilhelm Brasse et qui orne la couverture du livre de Luca Crippa et Maurizio Onnis, Le photographe d’Auschwitz (Alisio Histoire) paru ces jours-ci.

Par Laurent Pfaadt

Inscrite depuis 1992 sur la liste du World Cultural Heritage de l’UNESCO, Zamosc vaut donc assurément plus qu’un détour.

Pour plus d’informations sur la ville : http://www.turystyka.zamosc.pl/en/ et https://www.pologne.travel/fr/quoi-visiter/patrimoine/sites-unesco/zamosc-la-cite-renaissance

Justice n’est pas vengeance

Il restera dans l’histoire comme le grand chasseur de nazis, celui qui se battit pour offrir une justice aux six millions de juifs assassinés lors de la Shoah, celle-là même que leur refusèrent Alliés et pape, permettant ainsi à de nombreux bourreaux de fuir parfois à l’autre bout du monde.


Comme son titre l’indique, justice n’est pas vengeance. Et pourtant, Simon Wiesenthal, né en Galicie (aujourd’hui en Ukraine) en 1908 aurait pu nourrir un sentiment de vengeance puisqu’il perdit 89 membres de sa famille notamment sa mère assassinée dans le camp d’extermination de Belzec. Revenu des camps de la mort notamment de Mauthausen, Simon Wiesenthal décida alors de créer en 1947 le centre juif de documentation sur les crimes nazis qui s’établit à Vienne au début des années 60 et constitua des milliers de dossiers sur ces criminels qui vivaient parmi nous ou s’étaient réfugiés à l’étranger notamment en Amérique du Sud.

Les mémoires de Wiesenthal se lisent comme un véritable roman d’espionnage notamment lorsqu’il narre les traques des grands criminels nazis, d’Adolf Eichmann, l’architecte de la solution finale, de Franz Stangl, le commandant du camp de Treblinka, ou de Karl Silberbauer, le SS qui arrêta et déporta Anne Frank et sa famille. Le hasard, les méthodes utilisées à la limite de la légalité et de la moralité donnent assurément du piquant au livre. Wiesenthal fut prêt à tout pour parvenir à ses fins comme lorsqu’il paya le gendre de Franz Stangl, bien décidé à se venger de la fille de ce dernier qui l’avait quitté, pour lui révéler l’endroit où se cachait l’ancien commandant de Treblinka.

Pour autant, le livre reste une autobiographie et Wiesenthal, soucieux de médiatiser sa quête et d’édifier sa propre légende, s’arrangea parfois avec la réalité. Et le lecteur, s’il trouvera du plaisir à lire les innombrables chasses de nazis relatés par notre héros, ne doit pas tout prendre pour argent comptant. Ainsi lorsque Wiesenthal exagère le rôle du réseau Odessa, mythifié dans le roman de Frederick Forsyth (Le Dossier Odessa, 1972) ou son action dans l’arrestation d’Adolf Eichmann qui, selon Isser Harel, le directeur du Mossad qui enleva Eichmann en Argentine, fut insignifiante. Cependant Justice n’est pas vengeance offre aux lecteurs, notamment aux plus jeunes qui connaissent peu cette période, une belle leçon de courage et d’abnégation et l’espoir, à l’heure où d’autres crimes de guerre sont commis, que l’impunité de ceux qui les commettent ne dure jamais.

Par Laurent Pfaadt

Simon Wiesenthal, Justice n’est pas vengeance
Chez Robert Laffont, coll Arion, 672 p.

Les papiers des derniers feux de la monarchie

Une fascinante exposition des archives nationales revient sur le séjour de la famille royale aux Tuileries

Le roi de France, reconnu par un maître de poste à Varennes le 21 juin 1791 vient d’être ramené à Paris, au château des Tuileries où il loge avec la reine Marie-Antoinette, Madame Royale, le Dauphin et une partie de la Cour depuis le 6 octobre 1789. Madame Campan, membre de cette dernière, écrit dans ses mémoires que « lorsque le roi, la reine et les enfants furent convenablement établis aux Tuileries […], la reine reprit ses habitudes ordinaires ». On joue au billard, on prend la température au propre comme au figuré et le Dauphin mange du poulet rôti comme en atteste le menu du 9 août 1792 qui figure parmi la centaine de documents mis à l’honneur dans cette exposition immersive qui nous replonge dans les dernières heures de la monarchie. Pourtant comme l’écrit Marie-Antoinette dans l’une de ses lettres qui, avec toutes ces autres archives, construisent, grâce à une astucieuse scénographie, une tension très vite palpable, « cette tranquillité ne tient qu’à un fil ».


Car au dehors, parmi le peuple de Paris et à l’Assemblée nationale législative, la colère gronde. La guerre est là : le roi communique avec l’empereur Leopold II et n’a pas renoncé à fuir le pays. D’ailleurs, d’autres projets d’évasion, vrais ou faux, sont échafaudés. Dans le même temps, on hésite quant au sort de la famille royale. Mirabeau est certes mort mais Pétion, maire de Paris, entretient une correspondance avec Marie-Antoinette, devenant en quelque sorte son conseiller politique tout en jouant un double jeu. Tout le succès de l’exposition est là. Celle-ci ne se contente pas d’aligner des documents certes prestigieux comme le journal du roi ouvert aux années 1791-1792 ou les lettres de Pétion mais les insèrent dans un décor pédagogique fait de plans (celui des Tuileries ou de Paris avec les principaux lieux de la Révolution française), d’éléments de compréhension (la scène internationale) ou dans une galerie de portraits des acteurs des derniers instants de liberté de la monarchie.

Portrait du comte Axel de Fersen par Pierre Dreuillon de Verneville 
© Photo Jens Mohr, Östergötlands Museum, Sweden

Devant nous, les preuves historiques sont là, enfermées dans leurs vitrines : libelles contre la reine, Manifeste du duc de Brunswick, correspondance de Louis XVI. Ce dernier peut compter sur le baron de Breteuil pour plaider sa cause à l’étranger. La reine, elle, possède un autre atout : le comte de Fersen, son valet de cœur. L’exposition dévoile leurs échanges épistolaires où géopolitique et amour tissent une relation devenue mythique. Axel de Fersen a pris soin de crypter, de caviarder ses lettres pour éviter de compromettre la reine. C’était sans compter le projet REX qui dévoile aux visiteurs par le biais des nouvelles technologies, la teneur des échanges qu’ont entretenu Marie-Antoinette et son soupirant. D’acteur de la tragédie, le visiteur devient détective pour son plus grand plaisir.

Décret de l’Assemblée nationale présenté le 10 août 1792 sur la suspension de Louis XVI

Pourtant, on connaît tous la suite et c’est bien pour cela que l’on est fasciné par cette exposition. Le 10 août 1792, le château des Tuileries est pris d’assaut. Les gardes suisses sont massacrés. Louis XVI, par décret de l’Assemblée nationale, est suspendu. Le document est là, sous nos yeux. Ces derniers viennent alors se poser sur le plan de Paris qui s’étale sur l’un des murs. Instinctivement, on cherche la place de Grève. Evidemment. Janvier 1793 est pour bientôt.

Amoureux de l’histoire de France désireux de lire, comme s’ils venaient d’être écrits, le discours de Robespierre sur la guerre le 2 janvier 1792 ou le manifeste politique de Louis XVI (20 juin 1791), et admirateurs de Marie-Antoinette comme ces nombreux touristes américains se pressant autour des textes et de la figure de la reine martyre, tous, Français comme étrangers prennent conscience à travers ces précieux trésors, du poids de l’histoire d’un pays qui, une fois de plus, a inspiré le monde.

Par Laurent Pfaadt

Louis XVI, Marie-Antoinette & La Révolution, la famille royale aux Tuileries (1789-1792), Archives nationales, Hôtel de Soubise, Paris, jusqu’au 6 novembre 2023
entrée gratuite

A lire le très beau catalogue de l’exposition, Louis XVI, Marie-Antoinette et la Révolution : la famille royale aux Tuileries, Gallimard, 192 p.

A lire également 10 août 1792 : la défaite de la monarchie de Clément Weiss (Passés composés) paru ces jours-ci où l’auteur propose à partir d’archives inédites une nouvelle version de l’évènement débarrassée de toutes considérations mythologiques.

En quête d’immortalité

David Grann et Jan Brokken signent deux enquêtes historiques passionnantes

De Percy Fawcett à Henry Worsley en passant par Sherlock Holmes et les Indiens Osages dont l’assassinat fait ces jours-ci l’objet d’une adaptation cinématographique (Killers of the Flower Moon) par Martin Scorsese et Leonardo di Caprio, David Grann n’a pas son pareil pour transformer des récits en aventures humaines. Celle qu’il nous propose dans son nouveau livre, Les naufragés du Wager, ne fait pas exception. Sur près de 450 pages d’une intensité incroyable, il conte l’histoire de ces marins et de leur capitaine, le Commodore Anson, partis en 1740 sur les traces d’un galion espagnol avant de faire naufrage non loin du cap Horn. Comme à chaque fois, l’histoire est d’abord une quête, celle de l’or, le vrai cette fois-ci après avoir été noir, blanc ou intellectuel. Pourtant, la grande force des livres de David Grann qui ont séduit des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde, tient à ce moment, cet instant de bascule où l’esprit humain fait de cette quête, une obsession qui le ronge de l’intérieur jusqu’à lui faire perdre tout repère, toute rationalité. Jusqu’à le pousser à une violence sans limites.


Les naufragés du Wager s’inscrivent dans cette logique. Acculés, poussés à la violence et au cannibalisme par des conditions de vie terribles, les marins vont emprunter des stratégies différentes pour survivre. Aller au Brésil ou rester sur place, chaque survivant livra à son retour en Angleterre sa version des faits. Le cœur du livre est là, dans cette obsession à raconter sa vérité, à imposer son histoire pour marquer la mémoire des hommes. En fait, tous les personnages de Grann sont animés par cette quête d’immortalité, pour éviter cet oubli qu’il redoute plus que tout, quitte à y précipiter et à sacrifier tous ceux, proches comme amis, qui pourraient les détourner de cette obsession. Resté près de six mois dans la liste des dix meilleures ventes de non-fiction du New York Times, ce nouveau récit a semble-t-il une nouvelle fois séduit Hollywood puisque le duo Scorsese/Di Caprio s’est emparé de l’aventure du Wager.

Nul doute que l’histoire de l’Ange de Curaçao devrait intéresser également des producteurs en quête d’un destin incroyable. Sous la plume de Jan Brokken, célèbre auteur néerlandais comparé à Graham Greene et que les lecteurs français ont très peu découvert, à l’instar d’autres venus des Pays-Bas comme Marente de Moor, l’obsession qui anima Jan Zwartendijk fut celle d’un Oskar Schindler. En lisant l’histoire des Justes, on se demande encore comment ce personnage, directeur de la filiale lituanienne de Philips devenu consul à Kaunas en Lituanie, a pu passer inaperçu pendant près de quatre-vingts ans.

Nous sommes à l’été 1940. Deux cents ans exactement après le Wager. Alors que les nazis s’apprêtent à envahir les pays baltes et la Lituanie, Jan Zwartendijk redoute le pire pour la communauté juive de la ville, forte de 40 000 membres. Avec l’aide de l’ambassadeur des Pays-Bas en Lettonie dont il dépend, Jan Zwartendijk fournit pendant près de trois semaines aux juifs qui le souhaitent des visas pour Curaçao, une île des Antilles appartenant aux Pays-Bas. Entremêlant les destins de ces milliers de familles fuyant l’horreur qu’il a rencontré et interviewé, Jan Brokken tisse cette toile de l’espoir qui les vit partir vers l’Est et traverser l’URSS via le transsibérien jusqu’en Chine et au Japon. Car les seuls bateaux partant pour Curaçao se trouvent au Japon. Ici intervient alors le deuxième personnage de cette incroyable histoire, Chiune Sugihara, vice-consul du Japon en Lituanie, surnommé très vite après la guerre « le Schindler japonais », et qui fut lui aussi mu par un impératif humaniste. Avec Zwartendijk, il contribua faire de cette fuite, une épopée. Leur obsession commune permit ainsi de sauver des milliers de juifs.

Jan Zwartendijk ne parla jamais de son action en Lituanie. Après la guerre, il reprit ses activités chez Philips et mourut en 1976. Vingt ans plus tard, en 1997, il reçut le titre de Juste parmi les nations. Et il fallut encore attendre vingt-cinq ans pour qu’il devienne grâce à cette fresque magnifique, un immortel de l’histoire et de la littérature. L’obsession finit toujours par payer. Reste à connaître le prix.

Par Laurent Pfaadt

David Grann, Les naufragés du Wager, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frederick Hel Guedj
Editions du sous-sol, 448 p.

Jan Brokken, Les Justes, comment « un visa pour Curaçao » permit de sauver des milliers de Juifs, traduit du néerlandais par Noëlle Michel
Editions Noir sur Blanc, 528 p.