En quête d’immortalité

David Grann et Jan Brokken signent deux enquêtes historiques passionnantes

De Percy Fawcett à Henry Worsley en passant par Sherlock Holmes et les Indiens Osages dont l’assassinat fait ces jours-ci l’objet d’une adaptation cinématographique (Killers of the Flower Moon) par Martin Scorsese et Leonardo di Caprio, David Grann n’a pas son pareil pour transformer des récits en aventures humaines. Celle qu’il nous propose dans son nouveau livre, Les naufragés du Wager, ne fait pas exception. Sur près de 450 pages d’une intensité incroyable, il conte l’histoire de ces marins et de leur capitaine, le Commodore Anson, partis en 1740 sur les traces d’un galion espagnol avant de faire naufrage non loin du cap Horn. Comme à chaque fois, l’histoire est d’abord une quête, celle de l’or, le vrai cette fois-ci après avoir été noir, blanc ou intellectuel. Pourtant, la grande force des livres de David Grann qui ont séduit des centaines de milliers de lecteurs à travers le monde, tient à ce moment, cet instant de bascule où l’esprit humain fait de cette quête, une obsession qui le ronge de l’intérieur jusqu’à lui faire perdre tout repère, toute rationalité. Jusqu’à le pousser à une violence sans limites.


Les naufragés du Wager s’inscrivent dans cette logique. Acculés, poussés à la violence et au cannibalisme par des conditions de vie terribles, les marins vont emprunter des stratégies différentes pour survivre. Aller au Brésil ou rester sur place, chaque survivant livra à son retour en Angleterre sa version des faits. Le cœur du livre est là, dans cette obsession à raconter sa vérité, à imposer son histoire pour marquer la mémoire des hommes. En fait, tous les personnages de Grann sont animés par cette quête d’immortalité, pour éviter cet oubli qu’il redoute plus que tout, quitte à y précipiter et à sacrifier tous ceux, proches comme amis, qui pourraient les détourner de cette obsession. Resté près de six mois dans la liste des dix meilleures ventes de non-fiction du New York Times, ce nouveau récit a semble-t-il une nouvelle fois séduit Hollywood puisque le duo Scorsese/Di Caprio s’est emparé de l’aventure du Wager.

Nul doute que l’histoire de l’Ange de Curaçao devrait intéresser également des producteurs en quête d’un destin incroyable. Sous la plume de Jan Brokken, célèbre auteur néerlandais comparé à Graham Greene et que les lecteurs français ont très peu découvert, à l’instar d’autres venus des Pays-Bas comme Marente de Moor, l’obsession qui anima Jan Zwartendijk fut celle d’un Oskar Schindler. En lisant l’histoire des Justes, on se demande encore comment ce personnage, directeur de la filiale lituanienne de Philips devenu consul à Kaunas en Lituanie, a pu passer inaperçu pendant près de quatre-vingts ans.

Nous sommes à l’été 1940. Deux cents ans exactement après le Wager. Alors que les nazis s’apprêtent à envahir les pays baltes et la Lituanie, Jan Zwartendijk redoute le pire pour la communauté juive de la ville, forte de 40 000 membres. Avec l’aide de l’ambassadeur des Pays-Bas en Lettonie dont il dépend, Jan Zwartendijk fournit pendant près de trois semaines aux juifs qui le souhaitent des visas pour Curaçao, une île des Antilles appartenant aux Pays-Bas. Entremêlant les destins de ces milliers de familles fuyant l’horreur qu’il a rencontré et interviewé, Jan Brokken tisse cette toile de l’espoir qui les vit partir vers l’Est et traverser l’URSS via le transsibérien jusqu’en Chine et au Japon. Car les seuls bateaux partant pour Curaçao se trouvent au Japon. Ici intervient alors le deuxième personnage de cette incroyable histoire, Chiune Sugihara, vice-consul du Japon en Lituanie, surnommé très vite après la guerre « le Schindler japonais », et qui fut lui aussi mu par un impératif humaniste. Avec Zwartendijk, il contribua faire de cette fuite, une épopée. Leur obsession commune permit ainsi de sauver des milliers de juifs.

Jan Zwartendijk ne parla jamais de son action en Lituanie. Après la guerre, il reprit ses activités chez Philips et mourut en 1976. Vingt ans plus tard, en 1997, il reçut le titre de Juste parmi les nations. Et il fallut encore attendre vingt-cinq ans pour qu’il devienne grâce à cette fresque magnifique, un immortel de l’histoire et de la littérature. L’obsession finit toujours par payer. Reste à connaître le prix.

Par Laurent Pfaadt

David Grann, Les naufragés du Wager, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Johan-Frederick Hel Guedj
Editions du sous-sol, 448 p.

Jan Brokken, Les Justes, comment « un visa pour Curaçao » permit de sauver des milliers de Juifs, traduit du néerlandais par Noëlle Michel
Editions Noir sur Blanc, 528 p.